14 LE JEU DE LA CHANCE ET DU HASARD

Dans le faré de Punaauia, comme une loge donnant sur la scène silencieuse et apaisante du lagon, avec Moorea pour décor de fond, Jacques Brel et Paul-Robert Thomas conversaient de tout. De l’enfance et des adultes, de l’amour et de la mort, de l’Europe et des Marquises, de l’air du temps et du manque d’imprudence… De peinture et de littérature aussi, et puis de chanson, malgré la page tournée et l’indifférence affichée, de façon trop ostensible, d’ailleurs, pour être vraiment sincère.

On aurait cru le Grand Jacques imperméable à la nostalgie. Pourtant, c’était lui, souvent, qui lançait le sujet, se confiant comme jamais, avec une modestie non feinte. Sur l’origine de sa vocation, par exemple, dont il attribuait la responsabilité à Charles Trenet : « C’est lui qui m’a… entraîné dans la chanson. » Aux débuts du Fou chantant, rappelait-il à un PRT d’autant plus attentif qu’adolescent il s’était lui-même rêvé en chanteur, « il n’y avait que des chansons mièvres ou des chansonniers. Trenet est l’inventeur de la chanson moderne. Je n’ai été que son élève, sans avoir eu son talent. » Sur ses influences, il citait d’abord et avant tout Édith Piaf et sa voix déchirante : « J’ai beaucoup appris d’elle… Piaf, on ne doit pas l’écouter chanter, on doit la voir chanter. Ses gestes étaient bien plus denses que ses mots… C’est comme un Italien, on ne l’écoute pas : on le regarde parler ! » Le geste, ajoutait-il, est pour un chanteur « le complice naturel des mots : si le mot est ganté, il ne l’est jamais plus avec le geste. Comme le dit Léo Ferré, le mot n’est rien sans la voix qui le porte ».

Ferré, bien sûr. Et Brassens ! « Une fois, nous nous sommes trouvés tous les trois[220]. J’étais très impressionné… J’ai tiré sur ma clope comme jamais ! » Sur la chanson elle-même et les contraintes imposées par les médias et l’industrie du disque, il se montrait insatisfait ; un soir, pour illustrer sa démonstration, il a commencé par dire quelques extraits de son poème symphonique Jean de Bruges : « Tu vois, c’est réellement con, les règles du show-biz. Une chanson ne doit durer que trois minutes ! Pourquoi pas une demi-heure ? J’ai toujours rêvé de créer une grande fresque musicale. Finalement, Don Quichotte est un prolongement de Jean de Bruges : c’est dans le même esprit que j’ai adapté L’Homme de la Mancha. Seul Ferré, par son anarchie déclarée, a imposé des textes longs. Il les chante sur scène. Et le public en redemande. »

Sur sa carrière de chanteur (« Cela m’a fasciné au début. Trois cents galas par an. Une frénésie ! Je suis enthousiaste et naïf — il faut une bonne dose de naïveté pour être enthousiaste, non ? »), il portait désormais un regard sans concessions : « J’ai l’impression de n’avoir été qu’un saltimbanque. Je faisais des acrobaties, jonglant avec les mots et les notes… » Sur le motif de ses adieux à la scène : « Disons que lorsque je me suis rendu compte que je devenais un marchand de confitures étiqueté “Jacques Brel”, j’ai décidé d’arrêter. Et j’ai arrêté. Personne n’a compris. Moi-même au fond, je ne sais pas vraiment… Sinon une chose : j’avais envie de faire autre chose. Les chansons sont des étendards et il faut avoir assez de souffle pour les porter. Alors je suis parti[221]. »


On a eu l’occasion d’évoquer ici d’étranges coïncidences survenues dans la vie et autour de Jacques Brel. « À se demander, écrira Charley Marouani au moment de jeter lui-même un regard en arrière, si les seules choses fiables en ce monde ne sont pas les coïncidences[222] ! » Et d’en citer une, particulièrement éloquente : « Je me souviens que Jacques avait acheté un appartement rue de la Tombe-Issoire. Il s’y était installé et, un matin, il était tombé nez à nez avec… Brassens, qui vivait dans le même immeuble ! » À Tahiti, en novembre 1976, il s’en produira une autre sous forme de retrouvailles pour le moins improbables, quand on sait que les trois protagonistes — qui, certes, n’avaient fait que se croiser une fois à Paris, mais dans des circonstances tout sauf banales — ne s’étaient pas revus, ensemble, depuis douze ans.

Le début de l’histoire remonte en effet à novembre 1964, juste après la création d’Amsterdam à l’Olympia. Rappelez-vous : c’est à l’occasion d’une émission télévisée hebdomadaire de Guy Lux, « Le Jeu de la chance », que Paul-Robert Thomas avait fait la connaissance de Jacques Brel. Comme son titre l’indiquait, la première partie — avant le minirécital de la vedette — mettait en lice six aspirants chanteurs, sélectionnés la veille, auxquels il était demandé d’interpréter chacun un titre de ladite vedette. Belle occasion de se faire connaître du grand public. Et Paul-Robert, qui hésitait alors entre poursuivre ses études de médecine et se lancer dans la chanson après avoir éprouvé « le choc Brel[223] » deux ans plus tôt, à dix-sept ans, s’y était présenté, avait été retenu parmi deux cent trente candidats… et avait remporté le concours en chantant Les Bonbons !

Un autre candidat, auteur-compositeur-interprète en herbe, avait choisi, lui, de s’attaquer à Quand on n’a que l’amour. À l’issue des auditions du samedi matin aux studios Barclay (à l’endroit même où enregistrait Jacques Brel !), il figurait pourtant au nombre des éliminés après avoir présenté Jef en s’accompagnant à la guitare. Seule une suite de circonstances — l’intervention auprès de Guy Lux d’un ami se faisant passer pour lui au téléphone et, « chance ! », le fait qu’une des jeunes candidates ait besoin d’un guitariste pour chanter Le Plat Pays — lui avait permis d’être repêché in extremis le dimanche matin : « Bon pour le concours » de l’après-midi ! Abandonnant Jef, déjà prévu par Brel dans son tour de chant, il s’était donc décidé, non sans un certain culot, pour le premier grand succès du chanteur d’outre-Quiévrain, Quand on n’a que l’amour.

« Je répète, je passe… Je finis logiquement bon dernier », se souviendra l’intéressé près d’un demi-siècle plus tard[224]. Pas évident d’apparaître le moins brillant des six devant son idole absolue ; mais au moins sa prestation allait-elle entraîner une suite positive. « Deux jeunes filles, parmi les concurrentes, me disent : “C’est sympa ce que tu fais, tu devrais venir chez la vieille”… » La « vieille », c’est Mireille. Célèbre chanteuse d’avant-guerre, ses chansons écrites avec Jean Nohain, lui à la plume, elle au piano, avaient ouvert la chanson française au rythme et au swing, annonçant l’avènement de Charles Trenet. Et c’est ainsi que le rescapé du « Jeu de la chance » rejoignit bientôt le « Petit Conservatoire » de Mireille ; dont certains « pensionnaires », plus ou moins assidus, deviendraient célèbres : Ricet Barrier, Hervé Cristiani, Alice Dona, Yves Duteil, Françoise Hardy, Colette Magny, Alain Souchon…

Notre candidat malheureux, lui, dut attendre quelques années encore, après avoir écumé les cabarets, pour découvrir sa vocation véritable : non pas celle d’interprète mais d’auteur de chansons. Dès lors, dans la filiation d’un Pierre Delanoë, il prêtera sa plume à de nombreux chanteurs, dont Joe Dassin, le tout premier, Michel Sardou, Serge Reggiani, Mélina Mercouri, Nana Mouskouri, Michel Fugain, Johnny Hallyday, Isabelle Aubret, Gilbert Bécaud, etc. Puis, inlassable défenseur du droit d’auteur, il accédera un jour à la présidence de la Sacem, la société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique.

En 1976, au moment des retrouvailles conjointes de Paul-Robert Thomas, Jacques Brel et Claude Lemesle — car c’est évidemment de lui qu’il s’agit —, ce dernier avait déjà écrit ou coécrit avec Delanoë plusieurs tubes pour Dassin, qui était alors une immense vedette populaire (L’Équipe à Jojo, Et si tu n’existais pas, L’Été indien…). Jacques séjournait avec Maddly depuis de longues semaines chez « le toubib ». Ils avaient quitté Hiva Oa, le temps pour le pilote Brel de repasser sa licence et, si possible, de trouver à Tahiti un bimoteur d’occasion. Chaque jour aussi, l’auteur-compositeur travaillait un peu aux nouvelles chansons de l’album qu’il s’était décidé à enregistrer, piano droit et guitare sèche à portée de main, chez l’ancien lauréat du « Jeu de la chance » (qui, comme on cultive un jardin secret, continuait lui-même à écrire des textes de chansons). Ainsi notait-il quelques phrases sur une feuille volante qu’il allait poser ensuite sur le piano où il laissait courir ses doigts. « Des brouillons d’idées de cette nature », se souviendra PRT[225], il en rédigeait « à longueur de journée », portant toujours un crayon sous son bracelet-montre « comme les pilotes d’avion qui volent à l’estime sans radioguidage ». Pour le papier, il conservait toujours près de lui un cahier d’écolier dans lequel il transcrivait ses notes. Thomas : « Il fredonne souvent en écrivant. On ne comprend pas ce qu’il dit, car il murmure en musique. Ce sont des esquisses, des fragments de chansons. » En cours d’écriture et de composition, ce trimestre-là : Jojo, La ville s’endormait, Orly et probablement Sans exigences.

Charley Marouani et Henri Salvador, venus partager quelques jours de bonheur avec Jacques, s’apprêtaient à regagner Paris quand, avec Maddly et PRT, ils furent invités à dîner par un grand ponte local du nom d’Émile Vongue, importateur et concessionnaire à Tahiti de véhicules automobiles. Parmi la vingtaine de personnes présentes, le gouverneur de la Polynésie française, Charles Schmitt[226], et un couple bien connu de la place, Henri et Tina Bontant, qui organisait des galas de variétés. Deux ans plus tôt, ils avaient fait venir Joe Dassin… Et Claude Lemesle, voyant là l’occasion de découvrir Tahiti, s’était joint à « l’équipe à Jojo » à titre purement amical. Or, ce même soir, Lemesle — qui, « fatigué du stress parisien », avait remis le cap sur le Pacifique — figurait justement au nombre des invités.

Pas grand-chose à dire de ce « somptueux repas » (tout le monde, nota Thomas, resta « sur sa faim », Brel se contentant « de civilités et de paroles anodines »), si ce n’est qu’au retour à Punaauia ce dîner et ses convives, Lemesle en particulier, furent l’objet principal de l’habituelle conversation nocturne entre le chanteur et le médecin. « J’explique à Jacques que l’amitié qui nous lie, Claude et moi, s’est tissée depuis des années autour de notre passion commune pour la poésie et la chanson en général. Je précise que j’aime beaucoup ce qu’écrit Claude et que j’admire son talent d’auteur de chansons[227]. » Et Paul-Robert de parler de ces soirées entre amis « où Claude fait des medleys de ses tubes, et surtout où il nous réserve ses chansons inconnues, plus personnelles ». La réaction de Brel ne se fit pas attendre : « Je sais que Lemesle est un type bien. Dis-lui donc de venir dîner un de ces soirs. »


Objectif atteint ! Les trois anciens du « Jeu de la chance » vont enfin se retrouver, rien qu’entre eux. Douze ans après et quelque quinze mille kilomètres plus loin. Et PRT de sourire intérieurement à l’idée d’annoncer à Lemesle qu’il était invité par Jacques Brel, ajoutant que ce dernier attendait de lui qu’il chante ! Commentaire de l’intéressé : « Alors là, panique : le trac de ma vie. Pensez : “M. Picasso voudrait bien voir vos toiles[228] !” »

En fait, c’était la troisième fois que Brel et Lemesle allaient se rencontrer à Tahiti. La première remontait au début de la même année, lors d’un dîner chez les Bontant. À table également, avec son épouse, Michel Anglade, le directeur de La Dépêche de Tahiti, le quotidien dont mon ami Louis Bresson ne tarderait pas à prendre la rédaction en chef… « Le contact est aussitôt chaleureux, simple. » Aujourd’hui encore, Lemesle se souvient de la date précise : le mercredi 21 janvier 1976. « Ça, c’est un truc incroyable : un ami virtuel t’a tenu la main pendant toute ton adolescence, tu as été à l’affût de ses moindres paroles, de tous ses faits et gestes, il t’a enflammé, transporté, transcendé, il a été ton modèle, ton maître, l’absent tellement plus proche que toutes les présences, et il débarque un soir dans ta vie. Il est là, le miracle est là, et c’est normal[229] ! » On le sait, une grande passion vécue à l’adolescence reste indélébile. « Un de ces coups de foudre qui bouleversent une vie et la transforment à jamais. Je suis allé le voir pour la première fois à l’Olympia en octobre 1961, et je ne peux pas dire que ça m’a guéri ! […] J’en ai pris plein la gueule et la maladie, de grave, est devenue incurable[230]. »

Entre-temps, l’imprésario des stars et l’immortel interprète de Syracuse sont repartis. Mais le dernier matin, le compositeur et instrumentiste émérite qu’est Henri Salvador a voulu laisser un souvenir personnel de son passage : vers 6 heures, alors que Brel et la Doudou dormaient encore, il a demandé à Paul-Robert de brancher son magnétophone : « Je vais enregistrer des musiques que j’ai composées ici. » Essais de micro, l’artiste fredonne la ligne mélodique en s’accompagnant à la guitare, puis prend place au piano… « Ce n’est qu’une maquette, mais c’est suffisant », murmure-t-il à son hôte en lui remettant la cassette. « Tu diras à Jacques que je lui offre ces musiques. Je les ai composées à son intention. Ce sera une surprise. S’il veut les utiliser pour en faire des chansons, libre à lui ! »

Aujourd’hui, tout en confirmant cette anecdote, Charley Marouani se demande où ont bien pu passer ces musiques, ce qu’elles ont bien pu devenir… Et il ajoute que, pendant ce séjour, ses deux amis ont d’ailleurs pris plaisir à faire régulièrement de la musique ensemble : « Le soir venu, Henri prenait la guitare et Jacques se mettait au piano… C’est ainsi qu’il nous a fait découvrir les esquisses de quelques chansons du futur album, pour lequel j’insistais beaucoup car je pensais que c’était vital pour lui de se remettre à écrire. Et puis, fourbus par la journée passée à voler jusqu’à Rangiroa ou à pêcher dans le lagon, nous allions dormir, Henri et moi, en laissant Jacques et le Dr Thomas à leurs conversations nocturnes, qui pouvaient durer jusqu’à trois ou quatre heures du matin[231]. »


Quelques journées passent et arrive celle du fameux dîner de retrouvailles. Comme prévu, avec Maddly, ils sont seulement quatre à table. « Le grand Belge » est en verve. Lemesle : « Il fait toute la conversation, disserte brillamment sur l’âme polynésienne qu’il apprend à connaître aux Marquises et qui semble le passionner. Il parle de son avion, Jojo, tout heureux d’avoir à nouveau l’autorisation de voler. De temps en temps, Paul-Robert vient me glisser en catimini : “N’oublie pas de prendre la guitare tout à l’heure”… »

À la fin du dîner, Maddly va se coucher dans le petit bungalow qu’elle et son compagnon occupent la nuit, et les trois survivants du « Jeu de la chance », aux destins si différents, s’installent dans des fauteuils « style Emmanuelle ». Évidemment, on parle chanson. Même si Brel prévenait d’entrée ses nouveaux interlocuteurs que son ancien métier ne l’intéressait plus… Il avait déjà fait le coup chez les Bontant, avant de demander à Lemesle s’il s’était produit du nouveau dans le domaine de la comédie musicale à Paris — sous-entendu « depuis L’Homme de la Mancha ». Puis ce qu’il pensait de Nicolas Peyrac, qui le citait dans Et mon père[232], l’un des succès radio de l’année, et n’allait d’ailleurs pas tarder à récidiver avec un titre spécifique, Les Vocalises de Brel[233] : « Sur Amsterdam traînent encore les vocalises de Brel / Comme des restes de remords entre terre et ciel / Et les nuages volent bas, encore plus bas qu’en ce temps-là / Comme s’ils pleuraient pour ces gens-là. » Enfin, apprenant qu’il était ami avec Serge Lama, il lui avait confié ce message : « Dis-lui qu’il arrête de tousser, parce que je vais mieux ! »

Cette nuit de novembre, dans la douceur polynésienne, le léger clapotis de la houle pour seul bruit de fond, la discussion démarre sur Jean Ferrat. Sans raison particulière, sinon pour évoquer l’actualité plus ou moins récente (à Tahiti comme aux Marquises, le temps s’immobilise…) des grands de la chanson française, que Brel connaît bien. Ferrat aussi a fait ses adieux à la scène, en 1972, onze ans seulement après son premier album, cinq ans après Brel, peut-être inspiré par son exemple ; ce qui ne l’empêche pas de continuer à écrire, composer et enregistrer. Claude Lemesle : « Il vient de sortir[234] une chanson qui s’appelle La femme est l’avenir de l’homme, d’après une phrase d’Aragon. » Jacques Brel : « Il a fait ça, le con ! » Commentaire de Lemesle : « C’est péremptoire, injuste, mais il a l’air sincère. »

Sans doute, mais que voulait dire exactement le Grand Jacques ? Simple différence d’appréciation sur le rôle de la femme ? Féminisme affiché chez l’un et misogynie patente chez l’autre ? Pas aussi simple… Outre que cette prétendue misogynie lui permettait d’échapper à une explication de texte approfondie, si Brel a souvent parlé des femmes en termes tranchants et trop généraux — genre « Les femmes sont toujours en dessous de l’amour dont on rêve » —, c’était surtout, comme le soutient Maddly, « parce qu’il aimait trop les femmes pour supporter qu’elles se “vendent”, qu’elles descendent du piédestal sur lequel il les plaçait ». Séquelles logiques d’un romantisme absolu remontant à l’enfance ; couplé peut-être à une certaine peur du sexe opposé due à l’absence de toute fréquentation féminine de son âge, époque et milieu catholico-bourgeois aidant, jusqu’à la fin de l’adolescence.

C’est encore Maddly Bamy qui touchera le plus près à la vérité, lorsqu’on lui rappellera ces propos de celui qu’elle a connu mieux que quiconque, du moins dans des circonstances exceptionnelles, que personne d’autre qu’elle n’a partagées ; à ces affirmations du Grand Jacques (« Je n’ai jamais très bien compris les femmes ; là, j’ai bien conscience d’être passé à côté de quelque chose d’important par paresse ou par pudeur », etc.), elle répondra simplement, avec un sourire entendu, que c’était « avant ». Avant de la connaître, elle. Avant qu’ils ne partent, ensemble, au bout du monde.

« Si tous les hommes de la terre se tenaient le cœur, ils ne t’aimeraient pas plus que moi. » Ces mots d’amour d’un homme en fin de vie étaient-ils ceux d’un individu haïssant les femmes ? « Je sais bien que je ne chanterai plus jamais, que je n’écrirai plus jamais, que je ne ferai plus jamais la cuisine. Je sais bien que je ne volerai plus. Je sais bien tout ça. Mais je suis heureux parce que tu es là. C’est peut-être idiot de dire cela ici[235], mais je suis heureux et c’est à cause de toi[236]. » Et que penser, alors, de ces paroles de la femme qui lui a tenu la main jusqu’à la fin ? « Il aimait qu’on ait besoin de lui, pour servir un peu à quelque chose. Je l’ai reconnu tout de suite, cet homme qui me tendait la main, me déposait son cœur[237]… »


Mais revenons-en au poète qui aurait « toujours raison », parce qu’il « voit plus haut que l’horizon » :

Et le futur est son royaume

Face à notre génération

Je déclare avec Aragon

La femme est l’avenir de l’homme [238]

Claude Lemesle : « Quelques mois plus tard, lorsque j’écouterai son nouveau disque, je découvrirai qu’il a ajouté un pont à La ville s’endormait, qu’il était en train d’écrire au moment où nous avons eu ce dialogue : “Mais les femmes toujours / Ne ressemblent qu’aux femmes / Et d’entre elles les connes / Ne ressemblent qu’aux connes / Et je ne suis pas bien sûr / Comme chante un certain / Qu’elles soient l’avenir de l’homme…” Alors, je me dirai : “Tu aurais mieux fait de fermer ta gueule[239] !” » Sans doute, car dans le brouillon de cette chanson — brouillon enregistré que nous retrouverons, miraculeusement préservé, lors de notre séjour polynésien —, le pont en question, Claude Lemesle parle vrai, est encore absent.

À la sortie du disque, cela donna en tout cas du grain à moudre aux médias, qui ne manquèrent pas d’utiliser ce passage pour stigmatiser à nouveau « la misogynie de Jacques Brel ». Comme si la « connerie » évoquée dans ces vers ne pouvait concerner que le genre masculin et non le genre humain dans son ensemble. Comme si Brel — c’était lui faire injure — ne maîtrisait pas assez la langue française pour déceler la différence entre une affirmation sans appel et une expression d’ordre dubitatif : « Je ne suis pas bien sûr… »

Qui sait, du reste, s’il ne voulait pas simplement signifier par cette objection à une belle formule poétique (qui elle-même n’avait peut-être d’autre dessein qu’un effet esthétique immédiat) son désaccord avec l’idée que l’avenir de l’humanité dût forcément découler d’une seule moitié de celle-ci ? Comme j’aurais voulu pouvoir en discuter avec l’intéressé ! Éventualité tout sauf illusoire, car « s’il était un homme qui aimait les contacts, c’était bien Jacques Brel. En aucune circonstance, rapportera Maddly, je ne l’ai vu éviter l’homme qui souhaitait s’adresser à lui… quand ce n’était pas lui-même qui prenait les devants. Le fait d’être Jacques Brel, le grand Jacques Brel, ne lui était pas monté à la tête et il n’attendait pas que l’on se prosterne sur son passage. Il aimait susciter l’intérêt par ce qu’il disait et, même sans sa célébrité, anonyme dans la foule, il en aurait fait autant car c’était un de ses traits de caractère[240] ». Mais, contrairement à Lemesle, l’occasion de le rencontrer ne m’aura jamais été donnée, n’ayant débuté dans le journalisme qu’après ses adieux à la scène et n’étant rentré de mes Afriques qu’après sa disparition. Du jeu de la chance et du hasard… En revanche, j’aurai eu le privilège de connaître, voire côtoyer de près, la plupart des grands auteurs-compositeurs que j’écoutais, ébloui, durant mon enfance. Des grands et des géants de celle-ci, tels Charles Trenet, « le père de la chanson française moderne », ou… « un certain » Jean Ferrat, que je rencontrerais régulièrement dès 1980.

Cette année-là justement — l’année de la création de Paroles et Musique auquel l’homme d’Antraigues, solidaire de ses objectifs de promotion de la chanson vivante, s’était aussitôt abonné —, il avait accepté de me recevoir, sans limite de durée[241], pour un premier et long entretien. Le motif en était son retour discographique avec Le Bilan — un album qui ferait couler beaucoup d’encre et de salive et deviendrait avec plus d’un million d’exemplaires le disque le plus vendu en France… depuis celui de Brel —, mais notre discussion, dépassant largement ce cadre, donnerait lieu en définitive à un autre bilan, celui de sa carrière.

Je savais naturellement que Brel et lui se connaissaient bien, que nombre de liens les unissaient. Je n’ignorais pas que Brel avait souhaité acheter une maison à Antraigues, ce petit village d’Ardèche qui inspirerait Ferrat à l’heure d’écrire La Montagne, avant même que celui-ci ne s’y installe. Je savais qu’ils s’y étaient retrouvés ensemble à plusieurs reprises. Je n’ignorais pas que son éditeur Gérard Meys, qui était aussi celui de leur amie commune Isabelle Aubret, avait débuté dans le métier auprès de Jacques Canetti chez Philips et qu’il avait travaillé avec Brel[242]. Je me souvenais parfaitement, pour m’en être délecté en direct, de l’émission de télévision, restée célèbre par son contenu mais aussi par ses conséquences[243], à laquelle ils avaient participé tous deux — Brel tout juste sorti de sa matinée dominicale de L’Homme de la Mancha — en compagnie de Georges Brassens, Francis Lemarque et Monique Morelli… Alors, bien sûr, je n’hésitai pas à lui parler de ce passage de La ville s’endormait, où son « camarade » Jacky semblait s’en prendre à lui.

Réponse mi-figue mi-raisin ; mesurée, car relativisant le propos, mais sans appel sur la question de la misogynie : « Il pouvait le penser, c’était son droit… Il était misogyne, Brel, tout le monde le sait. Mais il n’affirme pas, il se demande, il n’est pas “bien sûr”… » Ça, c’était pendant que le magnétophone tournait. En off, après que je fus revenu à la charge, il s’avoua passablement meurtri. Pas tant par l’allusion elle-même que par sa formulation (« comme chante un certain ») : en le visant à titre personnel, celle-ci l’avait blessé davantage. D’où, peut-être, le coup de griffe sur la misogynie… Les deux hommes avaient-ils de vieux comptes à régler ? En septembre 1965, invité à se produire à la fête de l’Humanité, le Grand Jacques aurait confié ceci à un ami : « Moi qui ne suis pas communiste, mais qui trouve que ces gens se battent pour des idées généreuses et qu’on doit les aider, j’y vais, sans être communiste, comme un con, à l’œil. Et Ferrat, nettement plus communiste que moi, se fait payer[244]. » Des cadavres dans le placard ? J’interrogeai Ferrat sur ses rapports avec les « grands » et sur la façon dont il avait « vécu » Brel :

« C’est sans doute Brassens que j’ai connu le mieux. Et Brel, parce qu’il est venu plusieurs fois à Antraigues, participer à des fêtes. Et on se connaissait depuis l’époque de la rive gauche… On “vit” les gens comme ils sont et comme ils apparaissent à travers ce qu’ils font. Souvent, il y a une identité entre l’homme et son œuvre. Pas toujours, mais dans le cas d’un personnage comme Brel, il n’y avait pas de doute possible : il vivait comme il était sur scène, il n’existait pas de différence entre lui et ses chansons. Mais ce n’est pas toujours évident ! Il faudrait rentrer dans des détails qui ne sont pas forcément agréables…

— Pour Brel ?

— Non, pour d’autres… Mais il ne faut pas toujours identifier bêtement un type à ce qu’il écrit. […] Je crois que l’important, c’est ce qu’il écrit ; et ce qu’il est, même si c’est un peu différent, ça n’a pas d’importance… Je crois. »

Je m’engouffrai alors dans cette brèche ouverte spontanément sur d’éventuelles contradictions entre l’homme et son œuvre, en exprimant mon doute à ce sujet, du moins quand l’œuvre est de valeur.

« On ne peut pas tricher toute une vie…

— Bien sûr, pour les grands, ça ne peut être que ça. Mais je veux dire qu’il y a des failles, des fois. […] Pour les gens, il faudrait que l’on soit toujours, exactement, comme l’image qu’ils ont de vous, au sommet… C’est un sentiment primaire mais courant. Il faut se méfier un peu de cette identification de l’homme avec son œuvre. »

Des failles… « On ne peut pas tricher en permanence, c’est sûr, martela-t-il, mais je ne parle pas de ça, je parle des… des failles, très exactement. » À nouveau en off, il me confia que chez Brel, comme chez lui-même, il existait en effet certaines différences notables entre l’image perçue et la réalité vécue… Je n’en apprendrais guère plus ; du moins cette fois-là.


Mais il est temps que s’achève cette fameuse soirée de novembre 1976, chez Paul-Robert Thomas, avec Jacques Brel et Claude Lemesle… Dans le faré ouvert aux alizés, atténuant quelque peu la touffeur nocturne, l’ambiance est chaleureuse, voire euphorique. « Il est deux heures du matin, se souvient Lemesle. Le rhum de Maddly, le bordeaux et les digestifs commencent à faire leur effet. Le Dr Thomas réitère pour la énième fois sa supplique :

— Claude, la guitare !

« J’accepte enfin. L’alcool m’a complètement désinhibé. Hélas, il m’a aussi totalement embrouillé la tête, et je me livre à la plus pitoyable prestation de toute ma carrière de chanteur : je mélange tout. […] À la fin de mes deux chansons, pourtant, Brel me lance gentiment :

— C’est joli !

« Puis il prend pitié de moi, s’empare de l’instrument et me chante, me voyant définitivement HS, quelques extraits de son prochain album. Honte de ma vie : je ne m’en souviens absolument pas ! C’est Paul-Robert qui me l’a raconté. Après quoi, je pars, raide comme la justice, tutoie le piano, franchis la porte de la chambre d’amis à gauche, et m’écroule. Ainsi s’est déroulée mon audition devant Brel[245]. » Sans plus de succès, donc, que la première…

Comment Lemesle, se demandera-t-on, a-t-il su que le Grand Jacques avait ajouté une strophe à La ville s’endormait, vu son état « avancé » pendant qu’il lui chantait ses esquisses de chansons ? Tout simplement parce que, le lendemain matin, il eut accès aux textes en cours : « À mon réveil, assez douloureux, chez Paul-Robert qui m’avait judicieusement invité à passer la nuit chez lui, il n’y avait plus personne. Je me suis retrouvé seul… et là, le temps de me préparer un café, posé sur le piano, je découvre un cahier d’écolier. J’ai compris tout de suite de quoi il s’agissait. J’ai reconnu l’écriture de Jacques. C’était son cahier de chansons ! J’avoue avoir eu un instant l’impression de commettre un crime de lèse-majesté. Et puis la curiosité l’a emporté. Il y avait là, sous forme de brouillons, avec plein de ratures, tous ses textes en cours ! Les nouvelles chansons du Grand Jacques, alors que personne encore, en France, ne se doutait qu’il s’était remis à écrire[246]… »

Le quotidien avait repris son cours, le toubib vaquant à ses occupations, Jacques et la Doudou partis en courses… Claude aura l’occasion de retrouver à plusieurs reprises son ami médecin et ancien concurrent (« La dernière fois, précise-t-il[247], c’était à Nîmes au début des années 2000 : désormais à la retraite, il avait renoué avec ses premières amours en animant un atelier chansons pour des artistes en herbe »), mais il ne reverra « l’homme qui a chaviré » son adolescence et, assure-t-il, bouleversé sa vie qu’une seule fois. Toujours à Tahiti et seulement par le plus grand des hasards. C’était en juillet 1977. Invité à fêter un anniversaire dans un restaurant de Papeete, il aperçoit au fond de la salle, dans la pénombre, un type qui lui fait de grands signes. « “Ah ! fait-il en me voyant enfin me pointer, encore un espion envoyé par Lama !” »


Lama ! Que d’allusions à cet artiste depuis qu’il a quitté la France ! À Pierre Perret, rencontré en bateau dans les Grenadines (« Pierrot, quand tu verras Lama, dis-lui qu’il me reste encore un poumon ! ») ; à Eddie Barclay, dans une lettre signée « Lama Van Brel » ; à Carlos, après l’hospitalisation de celui-ci à Papeete, dans une cassette qu’il lui adresse, accent belge à l’appui (« Mon cher Carlos, voici le vieux Lama belge ») ; à d’autres encore (« Dites à Lama de ne plus tousser, j’ai arrêté de fumer ! ») ; à Claude Lemesle… Ce dernier avance aujourd’hui cette interprétation : « Monsieur Brel a réussi à construire sa propre statue de son vivant en abandonnant la scène à trente-sept ans. Mais, quelque part, ça l’exaspère de savoir que quelqu’un occupe à présent son créneau, indûment, selon lui. Ce n’est pas si facile, même quand on l’a voulu, qu’on y a tenu, de renoncer à la première place dans le cœur des gens. Lama est tout ce qu’il déteste, parce que Lama vit tout ce qu’il ne vit plus. Même les adieux sincères sont difficiles[248]. »

Possible. Probable même… bien qu’un malentendu, semblable à celui qui a causé « l’affaire Antoine », ait sans doute été à l’origine de celle-ci. Serge Lama : « Il a dit que, quand il avait mal aux poumons, Lama toussait. En réalité, c’est moi qui l’ai dit en premier. Il se trouvait dans les îles et, lorsque j’ai dit ça, j’ai voulu faire un mot d’esprit, avec un total respect. J’ai dit : “Dites à Brel qu’il se soigne bien, parce que quand il a mal aux poumons, c’est moi qui tousse.” Je reste persuadé que si je lui avais dit ça en tête à tête, il l’aurait pris avec humour et il en aurait rigolé. Mais je ne sais pas comment ça lui a été rapporté. Par contre, la seule fois où je l’ai rencontré, il m’a dit des choses aimables. C’était au Don Camillo. Il m’a barré le passage, alors que j’avançais, et il m’a dit qu’il aimait beaucoup ce que je faisais. J’étais tellement ému que j’ai juste balbutié quelques phrases[249]. » Il est certain que Brel n’aurait jamais fait autant de cas d’un artiste qui lui était insignifiant ; il fallait forcément qu’il lui portât une certaine estime, au moins professionnelle.


Juillet 1977, Papeete. « Nous buvons un armagnac ou deux, se rappelle Claude Lemesle. Il a un peu grossi et s’est laissé pousser une petite barbiche. Il part le lendemain enregistrer à Paris et me confie que ça ne l’amuse pas, qu’il le fait pour son ami Eddie Barclay.

« Chose étrange : c’était la dernière fois que je voyais Jacques Brel vivant et je me suis rendu compte un jour que, trois ans plus tard, Joe Dassin était mort exactement au même endroit, au fond du restaurant, à droite. Il y a de ces coïncidences[250] ! »

À présent, le premier étage de l’établissement où les deux hommes échangèrent ces derniers mots n’existe plus, remplacé par une boutique de vêtements. Mais, au rez-de-chaussée du même bar-restaurant, Le Métro, au centre commercial Vaima de Papeete, une plaque rappelle que Joe Dassin est décédé là, d’une crise cardiaque, le 20 août 1980, à l’âge de quarante et un ans. Claude Lemesle, qui était présent ce jour-là, n’a pas tort : il y a de ces coïncidences…

Quelques jours plus tôt, le Grand Jacques avait demandé à Paul-Robert Thomas pourquoi il avait choisi de s’installer à Tahiti, après un parcours aussi atypique, lui le pied-noir déraciné en 1962. Né à Sétif, en Algérie, « le dernier jour de la Seconde Guerre mondiale », il se souvenait de ce déferlement de violence qui avait mis fin brusquement à son enfance et à son insouciance : « L’évasion et la découverte n’existaient plus alors que dans les têtes et les livres. Je lisais et relisais Le Tour du monde en quatre-vingts jours, les souvenirs d’Albert Schweitzer… Tout cela emplissait mon crâne d’aventures et de merveilleux. Dehors, dans les rues, claquaient les armes automatiques. Il fallut plus de deux mille jours et deux mille nuits pour que se taisent le tambour et le canon. »

Brel : « Pourquoi es-tu venu t’installer ici, toubib ? »

Thomas : « Le hasard et la chance. »

Brel : « Le hasard et la chance n’existent pas ! Seuls la volonté et le travail existent. Thomas Edison avait raison : “Le génie c’est un pour cent d’inspiration, avec quatre-vingt-dix-neuf pour cent de transpiration.” Ou “Ceux qui vivent sont ceux qui luttent.” C’est de Victor Hugo, dans Les Châtiments. »

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