21 MOURIR POUR MOURIR

Malgré son état de santé incertain — « Nous passons sans cesse de l’espoir à la résignation et de la résignation à l’espoir[360] », se rappelle Maddly —, Jacques Brel n’en nourrissait pas moins, encore et toujours, des envies d’avenir. Il songeait à cette maison qu’il leur fallait absolument trouver, dans le sud de la France, pour bénéficier d’un climat clément durant sa convalescence, dans l’attente de pouvoir regagner les Marquises. Sans doute pensait-il aussi à ce projet de livre dont il avait parlé à sa compagne. Un livre de nouvelles « d’après [sa] vie », lui avait-il dit. Ou peut-être un projet plus ambitieux, qui sait ? Sinon une autobiographie, un ouvrage de confidences ? « En tout cas, il avait pris les devants, assure Charley Marouani[361], puisqu’il m’avait demandé de lui trouver un journaliste de confiance pour recueillir des idées, des pensées, des souvenirs qui lui trottaient alors dans la tête. Nous sommes tombés d’accord sur Jean Serge[362], pour lequel Jacques avait beaucoup d’estime. Quinze jours d’affilée, pendant qu’il était à la clinique Hartmann, à Neuilly, Jean Serge a enregistré sur un Nagra les propos de Jacques, sans témoin. Puis Jacques m’a confié les bandes — il y en avait une quinzaine ! — en me disant de les conserver et de ne jamais les remettre à personne, en attendant de les lui rendre… » Que contenaient exactement ces bandes, que Charley le fidèle, l’intègre, n’a pas voulu écouter ? À quel usage précis Jacques Brel les destinait-il ? Jean Serge aujourd’hui décédé, seule Maddly Bamy, qui les a réclamées et obtenues après la mort de son compagnon — sans jamais y faire allusion —, pourrait aujourd’hui répondre à ces questions.


Retour à l’hôtel Beau Rivage de Genève, où la santé du Grand Jacques décline brusquement. Troisième étage, chambre 320 : dans la nuit du 5 au 6 octobre, ayant le plus grand mal à respirer depuis deux jours, il est pris d’une quinte de toux qui affole Maddly. « Excuse-moi, je te fais peur, chuchote-t-il en lui demandant de ne pas pleurer. Je ne suis pas encore mort. Tu vas voir, je n’ai pas dit mon dernier mot. On va rire encore. Laisse faire le vieux[363] ! »

À huit heures du matin, emmené en ambulance jusqu’à l’aéroport, il était rapatrié d’urgence à Paris dans un jet piloté par Jean Liardon. « Nous espérions encore, indiquera celui-ci[364] en parlant de Maddly, de Charley et de lui-même. Deux ou trois fois, nous l’avions vu vraiment très mal et, après un séjour à l’hôpital, il s’était remis. Nous espérions, oui, qu’il en serait encore de même. Mais nous n’étions pas optimistes. » Depuis l’opération de Jacques, confiera Maddly, « le temps qui s’écoulait, et qui commençait à rassembler deux puis trois, presque quatre années, me donnait à espérer. Il fallait “passer” les cinq ans, avaient dit les médecins[365]… »

Arrivé en début d’après-midi à l’hôpital de Bobigny où, pour tromper d’éventuels intrus[366], on l’inscrivit sous le nom de « Jacques Romain » (ses deux premiers prénoms, le second étant aussi celui de son père), il fut aussitôt placé en soins intensifs, sous oxygène et sous perfusions, par le professeur Israël. Mais il était trop tard. Dans la nuit du dimanche au lundi, le 9 octobre 1978 à 4 h 10[367], deux jours et demi seulement après son admission, Jacques Brel rendait son dernier souffle, chambre 305, en la seule présence de Maddly. « Vers quatre heures du matin, se souviendra-t-elle, après un dernier mot pour moi, Jacques se retourne sur le côté gauche, “se racrapote”[368] en chien de fusil… Le tracé de l’électrocardiogramme reste plat. Jacques ne bouge pas. Jacques ne bougera plus[369]. »

Il meurt non pas de cette maladie dont on n’ose dire le nom (« Mourir face au cancer / Par arrêt de l’arbitre »), mais d’une embolie pulmonaire consécutive à sa phlébite… et à la chasse dont il avait été l’objet — et la victime — de la part des paparazzi, en particulier à l’aéroport du Bourget.

Je suis mort à Paris

De m’être trop trompé

De m’être trop meurtri

De m’être trop donné [370]

La plaie reste vive, aujourd’hui encore, pour Charley Marouani : « Même en sachant que Jacques, depuis sa sortie de l’hôpital, n’avait pas forcément respecté son traitement d’anticoagulants — on lui avait prescrit des comprimés, or il a toujours eu des difficultés à les avaler, il devait les écraser et les diluer dans un verre d’eau pour les prendre, quand il les prenait… — , je ne peux m’empêcher d’en vouloir terriblement à tous ces photographes qui n’ont cessé de le pourchasser. » Charley resta aux côtés de Jacques Brel jusqu’à deux heures du matin, le 9 octobre, se relayant avec Maddly à son chevet durant ces deux journées et une nuit et demie. « Depuis lors, de grands chirurgiens m’ont dit qu’il aurait fallu retirer d’emblée l’intégralité de son poumon malade à Jacques, plutôt qu’une partie, pour écarter tout danger de récidive. Mais cela ne m’empêche pas d’être convaincu qu’il aurait pu vivre longtemps encore et que les paparazzi ont largement précipité sa fin[371]. »

Une conviction partagée par le professeur Israël qui, trente ans après les faits, se montrera encore plus catégorique : « Nous avons essayé de le sauver. Mais une embolie pulmonaire, d’un côté, et un cancer du poumon, de l’autre… Il n’était plus en état de respirer. Ses deux dernières journées, il les a passées dans un état semi-comateux. Il ne pouvait plus dire un mot. […] Aujourd’hui encore, je prétends que ce sont les photographes qui l’ont tué ! S’il ne s’était agi que de ce cancer, je suis persuadé qu’il aurait pu s’en tirer[372]. »


L’annonce de la mort de Brel, diffusée à la radio le lundi matin, souleva aussitôt une immense émotion populaire. En France et en Belgique, bien sûr, mais aussi un peu partout en Europe… et ailleurs, de l’océan Indien aux Antilles, du Québec à Tahiti. Aux Marquises, où on lui était tant redevable, sa disparition fut vécue comme un cataclysme… Pour ma part, c’est à mon bureau du Réveil de Djibouti, au pays où vécurent l’homme aux semelles de vent et l’auteur des Secrets de la mer Rouge, que j’appris la funeste nouvelle. Chaque matin, je commençais la journée en dépouillant les dépêches tombées depuis la veille au soir sur mon téléscripteur. Ce lundi-là, plusieurs d’entre elles consacrées à Brel m’y attendaient. Après l’information délivrée de manière brute, la première dépêche un peu circonstanciée de l’agence France-Presse disait ceci : « Le chanteur Jacques Brel est mort lundi matin à 4 h 10 locales à l’hôpital franco-musulman de Bobigny, dans la banlieue nord de Paris. Atteint d’un cancer depuis plusieurs années, très affaibli au cours des derniers mois, Jacques Brel, qui avait regagné Paris à la fin de juillet dernier, a été emporté brutalement par une embolie pulmonaire. Il était né le 8 avril 1929 à Bruxelles dans une famille de la bourgeoisie industrielle flamande. »

Ma réaction fut peu ou prou identique, j’imagine, à celle de tous ceux que les chansons du Grand Jacques avaient accompagnés depuis les années 1950. Choc terrible d’abord, stupeur mêlée d’incrédulité, puis chagrin et surtout sentiment de perte irréparable. Avec ce pincement au cœur supplémentaire, causé par la certitude irrémédiable et douloureuse à la fois que jamais je n’aurai la possibilité de rencontrer Jacques Brel, de seulement tenter de le rencontrer, en vue du journal de chanson auquel je pensais déjà…


Ce 9 octobre à Bruxelles, Pierre Brel, son aîné de six ans qui, lui, travaillait toujours à la cartonnerie familiale, resta prostré à son domicile, d’autant plus choqué par la nouvelle entendue à la radio que « quelques jours auparavant, Maddly avait téléphoné de Paris pour annoncer une amélioration de l’état de santé de Jacques, promettant de rappeler dès que les visites seraient possibles[373] ». À Paris, Annie Girardot qui, un temps, avait partagé sa vie, fit de même, demeurant chez elle à écouter en boucle son dernier album, « perdue dans ses regrets, témoignera sa fille[374], de ne lui avoir jamais dit “je t’aime” ».

Le lendemain, mardi 10 octobre, Miche arrivait à l’hôpital franco-musulman de Bobigny, retrouvant Maddly qu’elle n’avait pas revue depuis l’opération de Jacques à Bruxelles, quatre ans plus tôt. Jusqu’à la levée du corps, jeudi 12 à neuf heures du matin, après que Maddly fut demeurée seule quelques instants avant la fermeture du cercueil, rares furent ceux qui eurent le courage — ou la possibilité — de venir se recueillir devant sa dépouille mortelle. Parmi eux, Jean-Michel Boris n’oubliera jamais l’instant de la mise en bière. Directeur artistique de l’Olympia, il avait assisté à toutes les prestations de Jacques Brel, sans exception, de son premier passage en « supplément de programme » en juillet 1954, quand il chantait encore seul à la guitare, jusqu’à la série triomphale de ses adieux ; c’est lui qui allait chercher le chanteur dans sa loge pour l’accompagner jusqu’au bord de la scène, aux côtés de Bruno Coquatrix, avant que le rideau rouge ne s’ouvre. « C’est l’un des souvenirs les plus pénibles de ma vie. De le voir dans ce cercueil, figé dans la mort, c’était bouleversant… Mais ce n’était plus Jacques Brel, ce personnage unique toujours dans le mouvement, cet homme que l’on aimait si fort… C’était devenu une chose. L’âme de Jacques Brel s’était envolée. »

Le moment venu, dans la cour intérieure de l’hôpital, une petite foule était là, attendant patiemment. « Des gens modestes, des inconnus, des malades, des infirmières en blouse de travail qui venaient, silencieux, le cœur serré, saluer celui qui les avait aimés », rapporte l’envoyé d’un hebdomadaire parisien. Parmi la famille proche, on reconnaissait les filles de Jacques, Chantal, France et Isabelle, ainsi que son frère et son neveu, Pierre et Bruno Brel. Et puis, dans une étreinte spontanée — qui donnera lieu dans la presse à une image bouleversante —, on vit Maddly et Miche, la compagne et l’épouse, partager leur douleur, en pleurs, dans les bras l’une de l’autre. Un peu plus tard, quand le fourgon mortuaire arriva, une haie d’honneur se forma entre celui-ci et l’entrée de la morgue. Outre les inévitables photographes, quelques amis et proches relations professionnelles se faisaient discrets : Eddie Barclay, Bruno Coquatrix, Henri Salvador, Mort Shuman[375]… ainsi que Juliette Gréco accompagnée de Gérard Jouannest et de François Rauber.

Autre image poignante, celle de Barbara et Maddly, publiée ce 12 octobre à la une de France-Soir[376], sous la mention « Le chanteur reposera dans l’île du Pacifique où est déjà enterré Gauguin » : Barbara marchant côte à côte avec Maddly, la main dans la main ; quelques pas devant Miche et ses filles, Pierre et son fils. Ce même jour, étrange coïncidence, sortait le nouvel album de la longue dame brune, un double 33 tours enregistré à l’Olympia en février précédent ; et c’est justement celui-ci qui était retenu par France-Soir comme « disque du jour », sous le titre « Éternelle Barbara »…

Plus troublant encore, on découvrait dans cette même édition du quotidien français à plus fort tirage, en bandeau vertical sur toute la hauteur de la page 10, un feuilleton illustré sur… Paul Gauguin. L’épisode du jour, qui plus est, racontait l’histoire de sa rixe de Concarneau, lorsqu’il s’était porté au secours d’une jeune femme à peau noire, dont les conséquences allaient être déterminantes pour sa santé… et son installation en Polynésie. Images de J.-A. Carlotti, texte du romancier Paul Gordeaux : « “Quinze hommes sont tombés sur moi, racontera Gauguin. J’ai repris le combat, toujours maître du terrain et de moi, lorsque mon pied a buté dans un trou, et, en glissant, je me suis cassé la jambe. À terre, les coups de sabots pleuvaient sur moi…” La blessure est plus grave qu’il n’y paraît. “Ma jambe est cassée au ras de la cheville et la peau a été toute traversée par l’os…” On transporte à Pont-Aven le blessé qui geint de douleur… Dans cette épreuve, Gauguin montre un courage admirable et, tandis que le médecin le soigne, il roule cigarette sur cigarette pour ne pas penser à ses souffrances. Il passe des nuits blanches et, pour dormir, il use et abuse de la morphine. Il se met à boire également. Le moral est en baisse. “J’ai perdu tout courage, écrit-il à Daniel de Monfreid. Quatre mois de fichus avec les dépenses. J’ai pris une résolution fixe, celle de m’en aller vivre pour toujours en Océanie.” »


Dernier instantané de la cérémonie de levée du corps, ce triste jeudi : quatre personnes se blottissant tendrement entre elles, derrière le cercueil, juste au moment de le glisser dans le fourgon, pendant que l’assistance se tenait immobile et digne de chaque côté. Maddly, toute de blanc vêtue, sa mère Madou qui avait séjourné à Hiva Oa, Barbara, dissimulée sous des lunettes et une longue cape noires, et bien sûr Charley Marouani, fidèle entre les fidèles — tant l’agent que l’ami — depuis l’époque où Jacques Brel chantait encore dans les cabarets parisiens.

Lino Ventura, qui avait dîné avec lui et leurs compagnes respectives, Odette[377] et Maddly, quelques semaines auparavant dans sa chambre de la clinique Hartmann (et lui avait promis, enfin, de se rendre en temps voulu à Hiva Oa), et Brassens, qui avait manqué ce dîner (« Malheureusement, ce soir-là, je n’étais pas libre ») mais pensait le retrouver à la mi-octobre, préférèrent garder de lui le souvenir d’un homme debout. « Il faut nous aimer sur terre / Il faut nous aimer vivants / Ne crois pas au cimetière / Il faut nous aimer avant », rappelait alors le bon Georges, citant Paul Fort. Bien qu’accablé de chagrin, il se força en effet à rendre un bref mais éloquent hommage à son ami : « Pour le moment, dans la chanson, je crois que Jacques Brel est l’être le plus important qui soit… Et puis l’homme était un être troublant et attachant, et en même temps difficile à comprendre, parce qu’il était multiple ; tout le monde est multiple, bien sûr, mais lui ça se voyait plus que chez les autres. […] On croyait qu’il allait s’en tirer, il allait mieux, il était très content, il était heureux de vivre. Sauf les derniers jours vraisemblablement, je crois qu’il est mort en pleine joie de vivre. Il n’avait jamais été si heureux que depuis qu’il habitait les îles, là-bas… »

Les îles… Sur la caisse en bois dans laquelle on installa le cercueil, lors d’un arrêt aux pompes funèbres, une simple mais terrible inscription peinte en grosses lettres noires : « BREL-TAHITI–LES MARQUISES ». Le fourgon mortuaire, où Pierre Brel et Charley Marouani avaient pris place, repartit cette fois en direction de l’aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle, inévitablement pisté par des photographes. À midi moins le quart, les formalités terminées, on emporta la caisse, recouverte d’une bâche blanche, dans un hangar réservé au fret, le temps de la charger en soute d’un long-courrier. Trois heures plus tard, Maddly, qu’accompagnait sa mère, retrouvait Charley pour partager le même vol. Entre-temps, les paparazzi avaient rempli leur triste office et, dans les jours suivants, la presse publia des photos indécentes avec des légendes à sensation : « Au fond d’un hangar sous une bâche, au milieu des marchandises, une caisse comme les autres. Dedans, le cercueil de Jacques Brel » ; « Il était l’un des plus grands chanteurs du monde. Dans la zone de fret de l’aéroport de Roissy, son cercueil attend, tout seul, au milieu du hall »…


Ce jeudi 12 octobre 1978, convoyée uniquement par Maddly, Madou Bamy et l’ancien imprésario du chanteur, la dépouille de Jacques Brel était embarquée à bord d’un appareil d’Air France jusqu’à Los Angeles, puis d’UTA jusqu’à Tahiti, avant d’être transportée à Hiva Oa le 13 au petit matin, sur le Twin Otter régulier d’Air Polynésie. Dix-huit places seulement en configuration normale, sauf qu’en l’absence de soute, et même d’un volume suffisant dans le compartiment à bagages, il avait fallu sacrifier une rangée verticale de sièges pour placer le cercueil à même le sol, près des rares passagers… « J’avais dû demander une dérogation spéciale au gouverneur, précise Charley Marouani[378]. Comme il connaissait Jacques, il avait accédé aussitôt à ma demande. » Aux manettes du bimoteur à hélices, Michel Gauthier, l’un des deux instructeurs de Brel, du temps où il volait entre les îles de la Société et les Tuamotu pour revalider sa licence, et l’un de ses invités permanents lorsqu’il faisait escale à Atuona. Encore aujourd’hui, il se demande comment la presse a pu savoir qu’il piloterait ce vol, car il fut aussitôt contacté chez lui, à Papeete, par un grand magazine parisien désireux d’acheter des photos de l’enterrement. « Moi qui étais déjà sous le coup de l’émotion, c’était trop ! Je ne leur ai pas laissé le temps de me parler d’argent. Je n’avais jamais sorti un appareil photo devant Jacques, je n’allais pas le faire maintenant. De toute façon, je n’ai pas assisté à l’enterrement. J’étais responsable d’un avion et je ne pouvais pas laisser les passagers. Mon dernier souvenir de Jacques, ce fut ce vol. Un vol normal avec des passagers dans l’avion. Et aussi ce cercueil. Tout au long du trajet, quand je me retournais, je le voyais. C’était terriblement émouvant[379]. »

Le vendredi 13 octobre, en fin de matinée, tout le village était présent au cimetière du Calvaire, après avoir formé un cortège parti à 10 heures de la mairie et mené par des dizaines d’enfants, à l’endroit exact où Jacques avait demandé à être enterré. « Sa mort a été ressentie comme une catastrophe pour nous », dira Guy Rauzy, le maire d’Atuona. Son testament, que le futur aventurier avait pris soin de rédiger[380] alors qu’il rêvait déjà à un tour du monde à la voile, stipulait qu’il voulait être incinéré, ses cendres jetées en mer ou dispersées sur un terrain d’aviation ; mais, à Hiva Oa, il eut maintes fois l’occasion d’annoncer son intention d’être inhumé sur place. « Vous me mettrez là ! », avait-il signalé au maire, à Victorine, à Marc Bastard, aux sœurs… et à Maddly, bien sûr, en leur montrant l’emplacement précis choisi par lui. Consulté, Charley Marouani, à qui Jacques, à Paris, avait également confié ses dernières volontés, confirma ce souhait et la famille de Bruxelles, malgré le testament resté en l’état, ne s’y opposa pas.

Mourir pour mourir

Je veux mourir sous tendresse

Car mourir d’amour ce n’est mourir qu’à moitié

Je veux mourir ma vie avant qu’elle ne soit vieille [381]

« Il fait chaud, se souviendra Maddly en repensant à ce jour funeste, furieusement beau. C’est l’été polynésien qui nargue l’automne parisien, où cette saison et la mort semblent faites l’une pour l’autre. Ici, le soleil éclate et l’ombre de l’amour grandit comme une pulsion de vie. Dans ces pays où la mort est considérée comme un voyage, l’enterrement n’est qu’une étape. Autour de sa tombe, les Marquisiens vont chanter ce voyage et souhaiter bonne route à celui en qui ils ont pu croire, à celui qui, en si peu de temps, a su leur montrer qu’un homme pouvait avoir une parole et un acte qui se ressemblent. […] Ce n’est pas facile d’être Don Quichotte, Jacques en avait fait l’expérience. Il n’y a pas toujours réussi, mais il aura essayé[382]. »

La tombe de Jacques Brel avait été creusée à la droite du grand Christ en croix, face à l’océan, Paul Gauguin reposant depuis le 3 mai 1908 à sa gauche. Deux géants du patrimoine culturel mondial, s’il en fut, conduits, à soixante-dix ans d’écart et à des milliers de kilomètres de leur terre d’origine, à leur dernière et presque commune demeure. Sans service religieux pour Brel, mais en présence des sœurs de la congrégation de Cluny ; avec les sacrements de l’Église pour Gauguin, administrés comme une ultime vexation par l’évêque Martin. Mécréants, hommes de peu de foi et « bouffeurs de curés », ils se seraient entendus à n’en pas douter comme larrons en foire, mais des larrons ayant « mal aux autres », attachés à leurs prochains comme à eux-mêmes : Paul et Jacques, les deux bons larrons d’Hiva Oa.

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