13

On a droit au bungalow 17. Dans un coin, il y a une télé couleur qui ingurgite des pièces de deux francs, une salle de bains en crépi blanc avec une grande glace mince sur la porte, un W.-C. nickel. C’est à la fois plus propre et dix fois plus sinistre que ce que je pensais.

Je verrouille la porte d’entrée. Myriam s’assoit à la tête du lit. Elle garde ses chaussures, elle croise précieusement les chevilles sur le couvre-lit moutarde, elle rabat un peu le bas de la robe sur ses genoux, polis comme des galets.

Je déballe la moitié de mon sac, enlève l’étui à pince de la ceinture, range le .38 au fond, avec le silencieux. Je m’en suis pas servi, tant mieux. Je sors le .22 de chez Pierrot de ma poche de blouson, j’éjecte le chargeur. Beretta huit coups, il y a cinq cartouches dedans.

Si son propriétaire connaissait les armes, il l’a peut-être pas rempli entièrement, pour pas fatiguer le ressort, sous la plaquette élévatrice. Si son propriétaire était en cavale, s’il avait besoin de toute la capacité, il n’avait rien à foutre d’user ou pas le ressort.

Je suis sûr que son propriétaire connaissait parfaitement les armes, toutes les armes en usage dans la moitié du monde, celle qui les fabrique et les utilise. Et il était en cavale. Je tripote un peu.

— Pierrot savait où il se planquait, Verlaine ?

— Non, elle dit, intriguée. Non, pourquoi ? Enfin, je crois pas…

— Et Verlaine, il a pu venir voir Pierrot ?

— Pourquoi il aurait fait ça ?

— Je sais pas, je reconnais. Ils se sont pas vus, c’est ça ? Verlaine sortait plus, même plus dans le parc derrière ?

— Oui, elle dit. Donne-moi une cigarette.

Je lui allume une Dunhill, m’assois au bord du lit, elle se bouge pour me faire un peu de place, me prend la cigarette des mains et c’est un hasard que la robe s’ouvre et qu’elle remonte le genou gauche. Elle fume, se passe la main sur la tempe. Je me rappelle ce qu’elle a dit : il n’y a qu’elle pour savoir où est Verlaine, en ce moment.

J’examine le .22. Verlaine aurait pu prendre autre chose, du lourd, du costaud, calibre .45 ou 9 mm parabellum, il était pas à court. Pour ce qu’il risquait d’avoir à faire, défendre sa peau presque à bout touchant, un .22 c’était quand même moins bruyant et largement suffisant.

L’ennui, c’est qu’avec un flingue pareil, il faisait pas crédible. Trois balles en moins dans le chargeur, je démonte le bloc de culasse, je sors le canon. Il a pas servi hier ou avant-hier, mais il a servi et on l’a pas nettoyé.

Je remonte tout, je remets le chargeur dans la crosse. Elle s’allonge de tout son long pour prendre un cendrier sur le chevet. Quand elle se redresse, j’ai retiré le blouson et je l’ai jeté sur la chaise. Elle me regarde pas, elle s’occupe trop à secouer une cendre qui vient pas. J’arrache ma chemise et elle prend le même chemin, la chaise ou peu s’en faut. Elle se rend compte, mais elle regarde toujours pas. Elle se déchausse seulement.

Je la prends à la nuque, je la force.

Pas de peur dans ses yeux, rien. C’est pas évident qu’elle a pas mal, mais elle garde le cendrier sur les jambes, elle bouge pas. Je sais qu’elle ne m’a pas tout dit et j’ai une vague idée, tout d’un coup, de ce qu’elle a oublié de me dire. Je lui prends la cigarette des doigts, je l’écrase et j’enlève le cendrier que je pose par terre sous le lit.

Elle a les deux mains vides de part et d’autre, elle bouge toujours pas ; on dirait une poupée cassée, sans vie. Je sais pas à quoi elle s’attendait, une tisane, probablement, mais je lui remonte les cheveux du bout des doigts, là où il y en a à ranger, je lui frôle les paupières et le front, doucement ; elle gonfle comme une pâte qui monte et elle se met à se plaindre tout le temps que mes doigts se promènent, parce qu’elle sent qu’ils se promènent pas, elle sent ce que je dis pas, ce que j’ai jamais dit à personne. Une plainte rauque et forte ; elle se tord et des larmes finissent par sourdre au coin de ses paupières serrées, une ou deux pas plus, elle a les mâchoires dures comme du bois, une expression extasiée, terriblement belle et dure.

Je l’attire contre moi, je crois que je fais comme si je la berçais, les deux mains sous sa robe, dans le dos ; je sens toute la mécanique qui craque et se débat comme les membrures d’un voilier dans les glaces.

— Je voulais pas, elle arrive à dire. Je te jure que je voulais pas.

— Laisse, je réponds.

— Il était comme fou. Il m’a dit qu’il avait pas eu de femme depuis des mois, qu’on était même pas vraiment… (Elle tremble de partout ; c’est à peine si elle arrive encore à respirer tellement elle est tendue à craquer. Je la serre aussi fort que je peux, très fort, je lui dis des choses, n’importe quoi, au pif.)

Elle me raconte :

— Il était plus très costaud. Quand il a vu qu’il y arriverait pas autrement, il a sorti un pistolet… Il a dit qu’il allait me tuer et qu’après pour lui, ça serait pareil, qu’il passerait quand même un bon moment, même si j’étais crevée avant. Il a dit…

Je lui mets la main sur la bouche. J’ai pas besoin du reste, comment ça s’est passé et tout, si elle avait moyen ou pas de s’en tirer autrement. Tout ce que je sais, c’est que Verlaine est mort et à mon avis depuis pas longtemps, trois ou quatre jours tout au plus, parce qu’elle est au bout du rouleau, elle aussi. Au bout d’un mois, ça sonnerait pas pareil.

— C’est ce pistolet, je lui dis.

Je lui tends et elle le prend des deux mains ; elle le regarde de tout près. À part le numéro de série, rien ne ressemble autant à un pistolet qu’un autre pistolet du même type. Si on passait celui-ci à la balistique, on trouverait peut-être que c’est celui avec lequel le gros Joseph s’est fait buter à Villeurbanne et peut-être pas, et de la même façon, on pourrait déterminer que c’est l’arme avec laquelle Verlaine s’est fait ratatiner, ou peut-être pas.

Comment je vois les choses ?

Pendant qu’elle manipule le pistolet, je lui explique pas tout, je lui dis rien du contrat initial et de l’histoire du camion, je lui rappelle seulement que tout un tas de monde courait après Verlaine, ces derniers temps, des flics et des pas flics, des gens de la Grande Ville et d’autres, tous des gens qui lui voulaient pas le moindre bien…

Elle m’écoute sans rien dire, donne l’impression d’avoir oublié le flingue entre ses doigts, respire presque pas ; je sens à peine ses côtes s’enfler un peu sous mes coudes. Je lui demande, durement :

— Où il est, Verlaine ?

C’est comme si je plantais le dernier clou d’un cercueil ; en même temps, c’est le dernier truc qui manque, où elle a laissé le corps, si ce qu’elle me raconte est vrai, que je puisse le retrouver, dire que le contrat est bouclé, et bien bouclé. Elle me donne une adresse, me décrit la baraque et je sais que c’est la bonne, que c’est bien là que je vais retrouver mon vieux pote Verlaine, plus ou moins enfoui à la va-vite sous un tas de charbon, au sous-sol.

Je lui prends le pistolet.

Elle garde les mains ouvertes.

Banal. Une brave fille un peu pute qui a fait les quatre cents coups, une paumée comme on en ramasse à la pelle à tous les coins de discothèque, une conne un peu dérangée avec quand même un cœur gros comme ça, que les coups de pied au cul et le reste sont pas arrivés à pourrir. Un paumé aux abois, comme il y en a après toutes les guerres, un dingo mythomane qui s’est mis le gros à dos… Il se pointe un beau jour, il tape à la porte de la demi-sœur, elle lui trouve une planque, elle lui amène du ravito. Il finit par tourner complètement barjot, il essaie de se la farcir un beau soir, elle le descend…

De quoi faire chialer la moitié du jury, aux assiettes. Si elle arrive jusqu’aux assiettes, la frangine, parce que là, elle pourrait déballer des trucs, dire un peu pourquoi Verlaine avait tous ces chacals au cul, qui sait, parler d’un type à cheveux blancs, un tueur comme les autres, pire que les autres parce que Verlaine croyait dur comme fer qu’il viendrait, un jour, pour le sortir de sa taule…

— Non, Simon, elle gémit. Je parlerai pas de toi. Jamais.

— Jamais ? (Je ricane.) Tu sais pas comment ça se passe, pendant des heures avec la figure dans les projecteurs. Au début, on te laisse fumer, on te donne même des cigarettes, après on boit et toi, tu peux toujours pleurer, si tu peux, tu peux supplier, rien. À la fin…

— Non.

— Il y a une autre solution. Prise de remords, tu racontes tout au proc’, tu postes la lettre et après tu fais en sorte… d’abréger tes remords. Je dis pas que c’est pas le genre de solution qui convainc tout le monde, mais je suis sûr que, vu les circonstances, personne n’irait gratter trop profond.

Elle gonfle les poumons.

— Pas d’autre solution ?

— Pour moi, j’en vois pas d’autre.

— Tu venais vraiment pour le descendre ?

— Non. On m’avait payé pour ça, mais je venais pas pour le descendre. J’avais pris le contrat, parce que ça faisait une bonne couverture. (Je la serre plus fort, la renverse doucement. Elle se laisse aller. Elle me regarde pas.)

— Je suis fatiguée. Tellement fatiguée… Je suis allée chez Tonton parce que j’étais trop fatiguée, j’en avais marre de me bagarrer toute seule, d’avoir peur… La première fois, je lui avais fait cramer une bagnole, mais c’était avant que… avant que je tue Verlaine, alors quand il m’a envoyé chercher, soi-disant pour une soirée, j’y suis allée. Comme entre-temps tu es arrivé, je sais pas comment ça aurait tourné.

— Au début, très bien, je murmure.

Elle me caresse la nuque, du bout des doigts.

— C’est dur, toute seule. T’as pas idée, comme c’est dur. Ces jours, ces nuits… Tu comprends, maintenant, pourquoi je te disais, le soleil… (Elle avale, plusieurs fois coup sur coup, elle fait non de la tête sur l’oreiller.) J’avais trop lu des Nous Deux, j’avais envie de quelqu’un qui m’emmène avec lui, que ça compte. Des conneries…

Il y a une autre solution.

Je me fous pas mal du contrat. Le contrat, c’est pas un problème et même d’une certaine manière il est rempli puisque Verlaine ne l’ouvrira plus jamais. Le bahut… Je lui ouvre la robe.

Je la regarde un grand coup et je m’étends le long de son corps. Je la caresse un peu partout. J’ai jamais lu de Nous Deux, mais elle est ferme et chaude, elle a toujours les mains ouvertes comme si elle attendait seulement le coup de grâce, elle est comme une plaine avec des collines en pente douce, des chemins creux et un bosquet plus ou moins triangulaire, luxuriant, un ruisseau et des arbres. Un paysage immobile.

— Je vais t’emmener avec moi, je lui dis avec une voix d’avant. J’ai fait beaucoup de trucs tordus dans ma vie, et celui-là c’est le plus dingue, mais je vais t’emmener avec moi.

Elle se serre, elle bredouille des phrases sans suite, elle me dit qu’elle voulait vraiment pas le tuer, que ça s’était fait dans le noir, elle savait pas comment, il était tombé contre elle, il avait glissé par terre… Elle me dit :

— Je me gardais, Simon. Je sais pas si tu peux comprendre ça, mais je me gardais pour le type… l’homme… (Elle s’agrippe à mes épaules, secoue la tête.) C’est pour ça. C’est pour ça que je l’ai tué. Je voulais pas avec n’importe qui, tant que j’aurais pas trouvé…

J’enfonce ma tête dans son cou. Question dinguerie, je reconnais que je suis servi. J’aimerais pas écouter ce qu’elle me dit, ses petits secrets et ce qu’elle voulait préserver ; il y en a d’autres, c’est d’autres choses ; elle, c’était comme une indigène du Nil au siècle dernier, quelque chose de fragile et de dérisoire à cause de quoi elle a fini par descendre mon pote, mon vrai frangin à moi, cette pauvre cloche qui s’en serait tiré, rien qu’en changeant de trou.

J’aimerais pas écouter, mais j’écoute. Elle met un sacré bout de temps à tout me dire, par petits bouts, inquiète. Ce qu’elle me dit, c’est autant de coups de couteau qu’elle me refile entre les côtes, autant de plaies qu’elle rouvre, de ces cicatrices qu’on croit pourtant bien refermées, depuis le temps. Quand elle a fini, elle me dit :

— Tu me veux quand même ?

— Quand même quoi ?

— Tout ce que je t’ai dit.

— Tu parles…

Je finis de lui enlever la robe ; elle a la figure grave. On met un temps infini à commencer à faire l’amour, parce qu’on sait maintenant tous les deux ce que ça veut dire l’un pour l’autre. On le fait longtemps mais sans hâte, sans honte, sans rien, comme si on se retrouvait après trop longtemps. Elle a les deux poings contre mon torse ; elle m’appelle de loin.

— Simon… Je prends rien, Simon.

Je me redresse sur les coudes. Elle est drôlement petite, tout compte fait. J’essaie de sourire, avec précaution.

— Et alors ? je lui demande.

— Alors rien…


Beaucoup plus tard, je suis étendu sur le dos ; je fixe le plafond comme si je pouvais y déchiffrer le chemin, la marche à suivre. Elle m’allume une cigarette, elle cherche le cendrier et je lui dis où il est… Tout en fumant, je lui raconte ce qui s’est passé, comment je bossais quand j’étais flic, mon histoire avec Cora. J’ai soif à crever ; je me taperais bien un grand bourbon avec de l’eau plate très fraîche. Elle va chercher le sac en papier ; il reste presque rien dans la bouteille et finalement c’est pas ça dont j’ai besoin.

J’ai besoin de sa présence, de sa chaleur, du balancement de ses hanches et de son sourire pressé, de la douceur de ses seins trop lourds, quand même, pour son buste frêle, de son odeur de racine et de vent salé.

On sort manger vers une heure, on dévore des entrecôtes au gril. Le temps s’est assombri et il fait lourd ; les fringues collent à la peau. On est au fond de la salle, tranquilles, et je lui explique le programme des réjouissances, point par point. Elle a récupéré : elle a même pris une douche avant de sortir. Il reste de la peur dans ses yeux, mais c’est le genre de peur qui mettra des années et des années à s’en aller, si elle s’en va jamais.

Je lui demande si Verlaine avait des documents avec lui, des papiers, quelque chose. Elle opine tout en mastiquant.

— Il arrêtait pas d’écrire, il noircissait des pages et des pages, un plein carton. Il avait même écrit des trucs au feutre sur le papier de la chambre, des colonnes, des chiffres… Partout.

— Bon. J’ai un appareil dans le sac.

— On va y retourner ? elle demande.

— On va y retourner. Récupérer les papiers, prendre des photos de ce qu’il a tracé sur le papier, sur les murs. Tout.

Ce que je lui dis pas, pour pas lui couper trop l’appétit, c’est qu’on va aussi aller tirer le portrait à Verlaine. Son dernier portrait, en quelque sorte. Dire que ça va l’enthousiasmer, je sais pas, mais c’est aussi au programme.

Avec ce temps, j’espère que Verlaine va quand même pas trop ressembler à un plat de raviolis sur la gueule d’un bonhomme Michelin.

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