Dix-huit

Nous avons dormi quelques heures chacun de son côté, Léon dans la chambre et moi sur le divan. En me réveillant, j’ai aperçu ma chemise repassée sur le dos d’une chaise. Il était onze heures et dehors il faisait beau et froid. On y voyait loin, mais pas jusqu’où Franck et Farida étaient partis. Léon m’a versé un bol de café. Elle avait la figure chiffonnée et ses yeux étaient dépourvus d’éclat. Elle n’était pas plus gaillarde que moi.

Elle m’a dit :

— On l’enterre à quinze heures. Un patelin de Seine-et-Marne, La Genevraie.

— Église du XIe siècle. Franck l’aimait.

— Aimait quoi ?

— Le XIe siècle.

Elle m’avait servi un grand bol de café, comme on le faisait dans le temps à la campagne. Je n’avais jamais su, pendant toutes ces années à marner ensemble, comment Léon vivait. Je ne savais rien d’elle. Ce qu’elle savait de moi, elle l’avait appris par Franck. Tout n’était pas de nature à me rendre détestable à ses yeux. Elle fumait, déjà habillée. Blouson et bottes. Elle s’était lavé et séché les cheveux. Elle n’avait pas d’âge. C’est souvent l’effet que produit une trop grande souffrance. Elle avait son .357 contre le flanc, mais aucune arme ne pouvait l’aider. Elle m’a demandé :

— Tu as une voiture ? (J’ai fait non de la tête.) Prends la mienne, j’irai en moto.

— Pourquoi non.

— Quinze heures.

Elle m’a donné un trousseau de clés. Elle n’avait pas envie que je reste et je n’en voyais pas la nécessité non plus. J’ai enfilé ma chemise et mon brêlage à la con, j’ai vérifié machinalement que mon pistolet était plein. Il était plein.

— Parking 44, a déclaré Léon. Deuxième sous-sol.

Je me suis rangé à quelques rues de l’endroit où j’habitais et j’ai fini à pied. Je voyais gros comme un camion des sbires qui m’attendaient, aussi bien ceux de Hadj que les flics de Calhoune, ou des gens de la Crime et pourquoi pas de la Douze ? Un arrachage en douce, une voiture… Je ne savais plus au juste lesquels je redoutais le plus. Je savais en revanche que personne n’avait intérêt à me mettre une balle dans la nuque, ce qui eût été charitable. Je suis monté en longeant le mur, les doigts sur la crosse de mon pistolet. Personne. Je suis rentré. Personne. Yellow Dog dormait sous la couette. Je lui ai rempli son assiette.

Je me suis récuré de fond en comble et je me suis rasé. Il y avait dans toutes les pièces une claire et froide lumière bleutée. Je suis resté un moment dans l’un des deux fauteuils dont les huissiers n’avaient pas voulu. Je savais que je ne me défendrais pas, mais les autres l’ignoraient. En ce qui concernait Lampe-Torche, il serait plus prudent à notre prochaine entrevue. Foutaises. Mon soleil se levait, triste et pâle.

C’était une bonne idée de la part de Franck, d’avoir voulu se faire enterrer là-bas. On dit que c’est un cimetière des Templiers. Personne ne l’a jamais prouvé.

Avant de descendre, je suis allé chercher ma Gretsch dans son coffre. J’ai essuyé la poussière. C’était bien inutile, mais je ne pouvais pas faire autrement.

Ils sont venus dans beaucoup de voitures, comme pour un ball-trap. En général, de belles voitures. J’étais arrivé bien avant eux et j’étais loin, assis sur une tombe sans dalle, les genoux sous le menton. Je les voyais venir de la route, hésiter parfois, de moins en moins au fur et à mesure que le parking se remplissait et débordait le long des talus. Léon a béquillé son engin très loin, elle a retiré son casque et secoué sa crinière. Elle aussi, je l’ai vue monter pas à pas, les bras le long du corps. Elle m’a aperçu comme les autres, mais elle au moins s’est approchée. Je ne me suis pas levé.

— La fin de la route, mon pote…

— Presque la fin, Léon.

Nous avons allumé chacun une cigarette. Léon a donné un tout petit coup avec la pointe de sa botte contre l’étui de la guitare, qui a rendu un son creux et étouffé comme l’était ma voix. Elle avait énormément de peine, Léon. C’était tout un monde pour elle qui s’était écroulé. Plus jamais elle n’irait faire de courses au supermarché en attendant Franck, plus jamais il ne poserait les mains sur elle. Plus jamais il ne lui sourirait. J’ai essayé de fixer le ciel clair et limpide sans y parvenir. Léon a tenté de se mettre en règle. Elle n’ignorait pas qu’elle allait partir. Elle m’a dit en regardant ailleurs quelque chose qu’elle était seule à voir :

— Quand tu as dégusté, c’est moi qui ai renseigné Franck. Il a appelé les types d’en face devant moi. Il leur a dit qu’ils pouvaient taper, qu’il n’y aurait personne de chez nous. Il l’a fait devant moi et je ne l’ai pas empêché…

— Laisse tomber, Léon.

— On n’aurait pas dû t’enlever le Groupe, ni te virer à la Nuit. Tu n’y étais pour rien.

— Deux morts, Léon. On a dit que j’avais effacé Gino Maretti de sang-froid pour qu’il ne parle pas. On ne prête qu’aux riches, Léon.

— C’est ce que tu as fait ?

— Je ne sais pas.

— Tu l’as poussé à la faute.

— Je l’ai poussé à la faute, oui. J’ai tiré, Gino a tiré… C’est fini maintenant.

— Qu’est-ce qu’il aurait dit, Gino, s’il avait parlé ?

— Que François « Franck Nitti » Novae balançait.

— Et tu n’as pas voulu ?

— Non. Je n’ai pas voulu.

— Et tu t’es fait démolir.

— Oui.

— Pour Franck ?

J’ai fait oui de la tête et des épaules avec en même temps le geste que ça n’avait pas beaucoup d’importance. Léon est allée s’appuyer des deux poings au petit mur qui borde le cimetière du côté de l’occident. Il n’y avait presque pas de vent et les branches bougeaient à peine. Moi aussi, à ma petite façon j’avais été fidèle. Il y a eu du remue-ménage lorsque le sapin a été porté près de la fosse. Je suis resté assis, mais Léon s’est tournée et elle est venue poser les fesses sur l’étui de la Gretsch. Nous ne faisions pas partie de la fête, mais personne ne pouvait nous empêcher d’être là.

Je les ai tous reconnus. Léon aussi. Elle les avait vus chez moi à un 21 juin et ce qu’elle avait soupçonné, elle me l’avait tu, mais Franck aussi l’avait affranchie, elle n’ignorait donc pas grand-chose de leur association amicale. Elle ne devait pas ignorer non plus que j’avais été sorti. J’ai aperçu Bess avec Franck Junior et près d’eux le Roi Marc, très grand et imposant, avec des traits de vieux noble et l’air usé et las. Non loin de lui se trouvait Calhoune dont les yeux se dissimulaient derrière des lunettes noires. Elle le tenait par le coude, comme il sied à une femme de le faire à son époux dans la douleur. La cérémonie religieuse a été brève et simple, et à la distance où nous nous trouvions inaudible. Je me foutais du texte. Le prêtre était resté pour l’autre partie.

— Francs-maçons ? m’a soufflé Léon.

— Correct.

— Calhoune aussi, m’a-t-elle annoncé.

Je ne le savais pas et ça ne me regardait plus. Jadis, nous fûmes riches… Le texte, je le connaissais par cœur.

La fatigue m’est tombée dessus à l’improviste. Le soleil était tiède et il n’y avait plus du tout de vent. À mi-voix, j’ai présenté les membres de l’assemblée à Léon, ceux que j’avais connus tout au moins. Pour la plupart, ils faisaient partie des notables et tous étaient assez à l’aise dans la vie.

Il y avait le Roi Marc et sa clinique dentaire, deux retraités de l’Éducation nationale, un conseiller général en civil, plus à gauche un ingénieur de la direction départementale de l’Équipement. Juste à côté de lui se tenait une jeune et belle pharmacienne que j’avais bien connue. Plus loin, un industriel tout aussi jeune, très prometteur, avec sa compagne. Un inspecteur du Trésor et le psychiatre qui m’avait suivi à la clinique (en parlant de moi, il avait déclaré sans risque de se tromper : « Une fois, deux fois… Il reviendra. Il est fini. De rechute en rechute… Il reviendra. Pour guérir, il faut le vouloir. Il ne veut pas », et on m’avait rapporté ses propos très vite et fidèlement, comme si je ne le savais pas moi-même), il y avait aussi Strauss qui m’avait recousu le bide à Saint-Antoine. Tous deux étaient au courant de ma faillite. J’ai reconnu à quelque distance le directeur de la Caisse de crédit mutuel où j’avais eu mes comptes — quand j’avais encore des comptes. Des comptes, une maison et des amis. Lui aussi, question faillite, il savait.

C’étaient des braves gens dans l’ensemble, raisonnablement honnêtes et courageux, raisonnablement bien dans leur peau. Pourtant, pour la plupart, ils semblaient chagrinés et quelques-uns m’ont paru plus soucieux que de raison. Je sais bien que le souci, c’est souvent ce que provoque chez les vivants le spectacle de la mort des autres. Même Calhoune et son mari, qui était le patron de leur boutique, avaient perdu un peu de leur superbe. Calhoune avait les traits beaucoup trop tirés, même pour les obsèques de Franck. Elle avait l’air vieille et pour la première et la seule fois de ma vie je l’ai trouvée laide.

C’était bientôt fini. Moi aussi, tout comme eux, à ma petite mesure, je m’étais battu dans mon coin sans relâche pour le perfectionnement intellectuel et moral et pour le progrès de l’humanité. Je m’étais battu, sans doute pas très bien, pour que des gosses — les leurs, les miens, ceux de tout le monde — cessent de se piquer et de crever de surdose, pour que les promoteurs immobiliers cessent de faire griller des vieilles dans les immeubles qu’ils convoitent, pour qu’on arrête de traiter les blacks, les biques, les basanés et ceux qui n’ont pas eu de chance comme des chiens. Moi aussi je m’étais battu pour un monde plus juste et plus fraternel, jour après jour, nuit après nuit. Bien sûr que ça n’était pas raisonnable, mais je n’avais jamais été raisonnable, seulement fidèle autant que je l’avais pu à la devise de mon ordre. J’avais rêvé d’un monde où les flics cesseraient de faire des pipes aux gros et aux riches, et de latter les pauvres et les laissés-pour-compte, où les commissaires ne se sucreraient plus sur les expulsions et les vacations funéraires… J’avais rêvé… C’est lorsqu’on est tombé tout en bas, avec l’angle de dérive d’une plaque de fonte lancée dans un égout, qu’on se rend compte… D’abord on rêve, après on meurt. Nul n’est jamais aussi fort ni endurant qu’il le croit. Je m’étais battu et j’avais perdu.

Rideau.

J’ai senti la main de Léon sur mon épaule gauche. Sa grande main dure et osseuse m’a serré comme les mâchoires d’un étau. Fallait-il que j’aie l’air mal en point ! Léon ne m’avait jamais touché et je ne l’avais jamais touchée non plus. C’est tout juste si nous nous serrions la main à la prise de service. Elle m’a dit sans que sa voix porte bien loin :

— Tu as perdu. Franck avait un cancer. Il souffrait beaucoup. Les dernières semaines, il me parlait souvent de toi. Il me racontait vos marches de nuit et la fois où vous aviez failli mourir de froid.

— Il n’aurait pas dû. Je ne parlais jamais de lui.

— Il m’a dit que c’est toi qui l’avais parrainé.

— Parfois, on croit bien faire, Léon. Aux résultats, rien n’est moins sûr. Pas pour nous, pas pour nous. Seigneur…

C’était d’une grande tristesse, ce ciel bleu et clair, ces grands arbres immobiles et tous ces visages défaits. Près du portail se trouvait une silhouette sombre vêtue d’un manteau strict. L’homme me fixait, les poings dans les poches, en me couvrant peut-être d’une arme automatique à canon court. Plus que toute autre chose, c’était son immobilité qui avait attiré mon regard. Lampe-Torche. Je ne me suis pas attardé sur lui.

Léon me tenait toujours. Elle regardait le cercueil qu’on descendait maintenant avec des cordes. La fin de la route, mon pote… L’un après l’autre, chacun a lancé une poignée de terre après avoir enlevé ses gants, et peu à peu, par petits groupes, les gens sont partis. À part Calhoune, Léon et moi, il n’était venu personne de l’Usine. On ne m’a pas fait signe et je ne me suis pas manifesté non plus. Lorsque j’ai reporté les yeux en direction du portail, Lampe-Torche ne s’y trouvait plus. Léon s’est levée. Je lui ai demandé ses clés de moto et nous avons échangé les trousseaux. À travers les tombes, elle s’est dirigée seule vers le trou. Bess était partie — avec le Roi Marc et Calhoune, dès la première vague de reflux —, Franck Junior aussi. Il n’y avait plus que le fossoyeur. Je ne sais pas trop ce qu’elle a dit ou promis à Franck, ou ce qu’elle s’est promis à elle-même, toujours est-il qu’elle est restée peu de temps et qu’elle est partie elle aussi sans se retourner.

Mon Oméga marquait seize heures vingt. Un petit moment, des voitures ont démarré sur le parking, puis le fossoyeur est allé prendre sa mobylette contre le mur de l’église et il s’en est allé. Une fine brise fraîche s’est levée au ras du sol, en même temps que le silence revenait. Je n’avais rien à dire à Franck, rien à me promettre non plus. Je ne pouvais pas plus lui en vouloir pour ce qu’il avait fait que pour ce qu’il avait subi. La nuit allait revenir, une nuit glacée avec encore beaucoup de lune. Le froid m’a saisi et je me suis levé, j’ai pris mon étui à guitare et je suis allé pas à pas jusqu’à l’ombre où il reposait. Ça sentait fort la terre comme un fer de bêche. J’ai ouvert l’étui sans bruit à mes pieds, j’ai sorti la Gretsch. Je n’avais pas l’intention d’en jouer. Je l’ai attrapée à deux mains par le manche, à la manière d’une cognée.

Derrière moi, Franck Junior a dit :

— Ne faites pas ça. Donnez-la-moi.

Je ne l’avais pas entendu approcher. Je le croyais parti avec les autres. Il avait les mains dans les poches de son Chevignon et portait des Nike. Il ressemblait beaucoup à l’homme que j’avais connu — beaucoup trop. C’était un grand jeune homme maigre au visage triste et doux. Franck aussi avait eu ce regard tourné vers le dedans, pas tout à fait paisible, mais pas tourmenté non plus. Franck Junior a sorti la main droite, il l’a tendue ouverte, la paume tournée vers le ciel. C’était ce geste que j’avais fait parfois pour réclamer une arme qu’il fallait me remettre. Je n’avais pas tant de souffrance dans le bas du visage. Il m’a prié :

— Ne la cassez pas. Elle est trop belle.

— C’est pas elle qui est belle, Franck, c’est ce qu’on peut faire avec.

— Donnez-la-moi. Vous m’apprendrez ?

Le froid est monté de partout. Le froid, l’angoisse et la nuit qui ne cessait de rôder. Il faut tellement de temps pour apprendre, et ça sert à si peu de chose… Il me regardait en face, et m’a dit sans reproche :

— Il vous aimait. Il est mort.

— Indiscutablement.

— Donnez-la-moi.

Je lui ai tendu la guitare. C’était tout ce qui me restait qui eût un peu de valeur. Il l’a examinée sans que ses traits s’animent, puis il l’a renfermée dans l’étui. Il était juste qu’elle lui revienne, après tout. Il m’a laissé dans l’ombre, comme je l’avais fait pour Franck. Il fallait que je m’en aille. Avant, j’ai pris une poignée de terre que j’ai émiettée et laissée filer entre les doigts. Franck était venu et il était parti. Il avait accompli tant bien que mal son destin d’arbre. Dorénavant, comme bien d’autres, il habiterait dans nos rêves. Peut-être était-il enfin en paix. Je ne pouvais le dire, ni affirmer l’inverse. Moi aussi, comme Léon, je suis parti sans me retourner.

En bas, le parking était vide et la route déserte. De la brume bleutée montait avec la nuit dans les creux. Je n’ai eu aucun mal à faire démarrer le monstre de Léon et son casque m’allait. Je n’ai roulé ni vite, ni lentement et sans but, tout au moins au début. Il n’y avait personne derrière moi. Au bout d’une vingtaine de kilomètres, j’ai compris où j’allais. Je me rendais à un endroit qui avait cessé d’exister, même sur les cartes d’état-major.

Une autre chapelle, avec un tympan qui datait, lui, incontestablement du XIe siècle et qu’on attribuait au maître de Rampillon. L’édifice avait été bâti sur une crypte largement antérieure et le puits remontait au plus profond de la nuit des âges. Devant se trouvait un tilleul dont le tour faisait cent coudées et la ramure se voyait par temps clair à des kilomètres à la ronde. Rien qu’une chapelle qui ne servait plus à rien ni à personne depuis des siècles, sauf aux corbeaux qui habitaient les anfractuosités des murs et perchaient parfois, certains soirs d’automne aux atours maléfiques, tout à la cime du tilleul qu’ils remplissaient de leurs cris et de leurs tourments.

C’était là que nous allions, Franck et moi, sac à dos, certaines nuits.

Je ne saurais dire au juste pourquoi. Franck avait un grand sens religieux, qui ne le rendait pas très apte à la consommation courante. Il remuait dans sa tête des questions insolubles qui avaient trait au bien et au mal, à la vie et à la mort. À sa manière, il les avait résolues. On l’y avait grandement aidé sur la fin.

Je suis arrivé au début de la nuit. Il restait encore un peu de clarté tout en haut du ciel, mais plus guère, et elle était glaciale. Tout en coupant le contact, j’ai remonté la visière du casque. Le moteur s’est éteint. J’ai béquillé comme l’avait fait Léon, avec plus de difficulté, et j’ai fait quelques pas pour me dégourdir les jambes. J’ai enlevé le casque. Au loin, très loin en direction du sud, des chiens criaient, l’un après l’autre puis tous ensemble comme dans un chorus quand les trompettistes semblent se monter sur les épaules les uns des autres. Je me suis assis sur le casque en m’adossant au tronc du tilleul et j’ai allumé une cigarette avec mon Zippo. Là où j’étais, je pouvais parler à Franck. Je pouvais me parler. Je pouvais lui dire qu’on avait égorgé Farida et que je courais au devant de graves ennuis. Seul et tranquille comme je l’étais, même avec le froid qui me traversait comme du verre à vitre, ce n’étaient pas de gros ennuis.

J’ai entendu des pas, cette fois. Je n’ai pas bougé ni dissimulé l’extrémité incandescente de la cigarette que j’avais à la bouche. Si la lune s’était déjà levée, j’aurais distingué quelque chose, mais je ne voyais rien et j’ai laissé les deux mains à plat sur les cuisses, là où elles se trouvaient. Le faisceau de la torche m’a pris en pleine figure et s’est éteint aussitôt. La voix a fait :

— Ah, c’est vous, commandant.

— Plus de commandant, mon père.

— Plus de père non plus.

— C’est vrai.

Il a gardé le silence et moi aussi, puis je lui ai annoncé :

— Franck est mort.

— Je le sais. C’est pour ça que vous êtes venu ?

— Je ne sais pas.

Il s’est approché. J’ai fini par distinguer sa silhouette, sans beaucoup de netteté. Je n’avais pas envie de lui parler. Je ne cherchais pas à savoir, surtout pas des choses qui fatalement blessent. J’ai allumé une autre cigarette. À la flamme du Zippo, j’ai vu qu’il avait à la main quelque chose qui ressemblait à une arme à feu.

Lui aussi se considérait comme un gardien. Je ne pouvais pas lui en tenir rigueur, mais il n’y avait plus rien à piller dans les lieux. La dernière petite pietà en bois noir avait disparu de sa niche dix ans auparavant, à destination des antiquaires ou d’un coffre à l’étranger, ou du dessus de bahut d’une résidence secondaire comme il y en a tant dans la région. Dans la crypte, les sarcophages étaient trop lourds pour intéresser quiconque et les ossements trop quelconques. Il m’a dit :

— Votre ami est venu, il y a quelques jours. Il est passé prendre la clé.

J’ai relevé la tête, bien trop vite et trop fort, aussi me suis-je fait mal contre l’écorce du tronc. Crétin : Dans une heure chez toi, ou alors à la porte de la Chapelle. Franck ne me donnait pas rendez-vous dans une station de métro. Je me suis levé lentement.

— Il était seul ?

— Il n’y avait personne de vivant avec lui, mais il n’était pas seul.

— Voiture ?

— Marque, type et numéro d’immatriculation ignorés.

— BMW, avec des plaques consulaires. Le type était mort ?

— L’homme avait cessé de vivre. Franck était blessé au flanc gauche. Deux balles de petit calibre. Je ne voulais pas qu’il reparte, mais il vous a appelé de chez moi, et je n’ai pas trouvé le moyen de l’empêcher de s’en aller.

— Prendre la clé pourquoi ?

Il m’a donné la clé — la clé et sa torche.

Les morts ne m’effraient pas — bien moins que les vivants. On accède à la crypte par une trappe en fer à même le sol qui donne sur un boyau coudé juste assez large pour permettre le passage d’un homme de front, puis on débouche sur quelques marches et un couloir qui n’excède pas cinq mètres de longueur sur deux de haut. J’ai balancé de la lumière devant mes pas au fur et à mesure. Les piliers sont apparus, de même que les faces grimaçantes qui ornaient les chapiteaux, mais je ne les craignais pas non plus. Je ne redoute pas l’enfer, pas ce genre d’enfer. Sur les dalles, il y avait des traces glissées qui se dirigeaient vers l’entrée du puits. Les traces que laisse un corps traîné avec peine. Elles montraient le chemin qu’avait fait le fonctionnaire international. Il n’était pas utile que je les efface. Dans une niche grillagée, on avait accumulé en vrac des crânes d’âges et de calibres différents et leur air souriant n’était rien moins que factice.

J’ai défait le grillage, deux ou trois sont tombés et ont roulé en se démantibulant avec des bruits de calebasses vides. Par la brèche, j’ai aperçu le couvercle d’une mallette. Il m’a fallu encore déblayer devant, d’autres calebasses vides, pour m’en saisir.

Elle était si lourde que j’ai dû la poser à mes pieds. J’ai soufflé, en balayant le sol de la torche. Il était peuplé d’yeux vides et de mâchoires en désordre, et certaines, dérangées, pouvaient sembler féroces. Elles l’étaient peut-être, après tout.

Avec mon buck, j’ai forcé les serrures.

Elles n’ont pas résisté.

Les liasses étaient rangées de champ, et si serrées qu’il ne restait plus un millimètre d’espace de chaque côté. Les billets étaient de cent dollars et, en parcourant le carnet de Franck, j’ai appris par la suite qu’une dévaluation soudaine du franc français avait contrarié une transaction précédente, c’est pourquoi on avait choisi une devise étrangère — et pas la moindre. Sur le fric, il y avait un ridicule pistolet avec une chaîne en or comme en ont les montres de gousset. C’était une arme à deux canons superposés qui tint à l’aise dans ma paume. Au début du siècle, on appelait ce genre d’objet un velo-dog et les Américains le nomment derringer. À courte portée, c’est un outil de défense redoutable, Franck en avait fait la cruelle expérience. En l’ouvrant, j’ai trouvé deux étuis percutés. À la balistique, on n’aurait pas la moindre difficulté à démontrer par un tir de comparaison que c’était avec ça que Franck avait été louché au flanc. Il ne s’était pas méfié du fonctionnaire international. Dommage. L’avait-il seulement palpé sommairement en montant dans la voiture ? Peut-être, et peut-être pas.

Le carnet était épais comme mon pouce et relié cuir, la couverture retenue par une bande élastique. J’ai posé la lampe de façon à l’éclairer et je l’ai feuilleté rapidement. C’était un autre bilan comptable et toute l’histoire de Franck y était retracée au jour le jour, avec beaucoup de chiffres — trop de chiffres. Les noms en regard étaient mentionnés en clair. J’ai senti la sueur me couler le long des flancs et sur la figure. C’était une sueur froide dont le goût devait être bien amer.

L’histoire de Franck, puis celle de Franck et de ses complices, était racontée de manière détachée et implacable. Il y avait peu de texte, sauf à la fin. Sans aucun doute possible, c’était l’écriture de Franck. Je ne voyais pas l’intérêt qu’il avait trouvé à cette longue confession, puisqu’il savait qu’il allait partir. Je ne voyais pas pourquoi il m’avait destiné personnellement la relation des dernières heures. Elle commençait au moment où il était parti de l’endroit où j’habitais, le matin après la Nuit de la femme sans tête. Si, comme je le pensais, l’esprit de Franck était passablement lézardé, en revanche les lettres étaient fermes, les phrases nettes et précises, aussi dépourvues de fioritures, aussi parfaitement vérifiables que les termes d’un rapport d’enquête destiné au parquet, après identification des auteurs. Il relatait sa planque et l’élimination physique d’Ali-Baba Mike auquel il avait bien emprunté le blouson, la casquette et les lunettes noires dont le jeune homme ne se séparait jamais et qui avaient permis de tromper les observateurs. Franck était monté dans la BMW. Le conducteur avait démarré. C’est après avoir quitté l’autoroute, en effet par une sortie de service dont Franck détenait le carré, que l’homme avait tiré deux fois sur Franck presque à bout touchant, avec ce que ce dernier avait pris tout d’abord pour une montre de gousset. Commentaire : Ni lui ni Ali-Baba ne devaient porter d’arme. Les pistolets se trouvaient dissimulés dans une cache du pavillon à laquelle on accédait par le toit ouvrant. Ils s’y trouvent certainement encore. En remontant en voiture, notre ami a tiré au jugé, pas si mal après tout. J’ai été contraint de le supprimer. « Été contraint. » « Pas si mal après tout » constituait une appréciation hors de propos dans un compte rendu. La lumière de la torche a vacillé. Je ne souffrais pas. Je me suis assis par terre avec les autres tout autour, nous avons tenu une conférence durant laquelle je n’ai pas été le plus loquace. Aucun bruit ne provenait de l’extérieur. Une certaine densité de silence finit par rendre les choses encore plus pénibles. La lumière jaune et faiblissante éclairait les billets en vol rasant. L’argent se trouvait dans trois caches, deux d’entre elles derrière les garnissages de portes, la troisième, la plus importante, sous la roue de secours. Aucune d’elles n’était indétectable lors d’un examen minutieux du véhicule, mais la porosité des frontières et surtout les plaques diplomatiques rendaient son contrôle peu probable. « Porosité des frontières. » Franck se fichait de ma figure. « Plaques diplomatiques. » Prends le fric et tire-toi, pays… Enfoiré.

C’était beaucoup de fric. Je disposais d’une moto puissante, d’un automatique avec un chargeur plein et un autre de rechange. J’avais en guise de sésame une carte et une plaque de police qui rendaient mon contrôle peu probable. C’était en outre du fric qui n’existait pas. Il n’appartenait plus à personne, à présent, pas plus la part de Hadj que celle que Franck avait apporté grâce à ses financiers. Franck avait appâté ces derniers par des mises modestes, qui rapportaient tout de même vingt-cinq pour cent net d’impôts sur quinze jours, puis petit à petit il avait monté la barre, jusqu’au niveau du dernier coup. Le Roi Marc avait avancé cent unités, et même pour lui c’était une somme dont les enquêteurs découvriraient la trace dans sa comptabilité, surtout les gens des finances. Presque à égalité se trouvait le directeur du Crédit mutuel, venaient ensuite une dizaine d’actionnaires qui avaient contribué dans une moindre mesure et des petits porteurs. Tout était inscrit, la date et l’heure, le montant des versements. Franck avait mentionné en résumé : Ils ne pouvaient ignorer la nature de la transaction, pays. Rien ne rapporte autant en un si court trait de temps, rien sauf la neige. Aucun d’entre eux n’en a jamais vu la couleur, bien entendu, mais la vie coûte si cher… Peut-être n’avaient-ils pas l’impression de mal faire ? La fraude fiscale peut être considérée comme un sport national, pas le trafic des stupéfiants. J’ai parcouru encore une fois les colonnes de chiffres, d’un œil hébété. Les piles n’allaient pas tarder à s’éteindre. Pour tout annuler, il me suffisait d’attendre que la nuit vienne. Je la prévoyais froide et miséricordieuse. Très froide, mais très miséricordieuse. C’est le refuge de tous ceux que le jour a brisés. J’ai pourtant refermé le couvercle de la mallette que j’ai placée à plat, maintenant qu’elle ne fermait plus bien, dans la niche. Je l’ai poussée au fond, j’ai fait le ménage tant bien que mal et remis les crânes en place. J’ignore d’où ils provenaient et le savoir ne m’aurait pas avancé beaucoup. J’ai replacé le grillage comme je l’avais trouvé. Il m’a semblé qu’on m’approuvait en secret.

Je suis remonté avec le carnet dans ma poche intérieure. La lampe ne donnait presque plus. Une grande main robuste s’est tendue pour m’aider à m’extraire du boyau et en silence nous avons refermé la trappe. La lune s’était levée et éclairait la petite nef de côté avec beaucoup de douceur, sans trop de précision.

— Vous êtes resté longtemps, commandant.

— Longtemps.

Nous avons traîné quelques bancs de manière à dissimuler l’entrée de la crypte. Lorsque tout a été terminé, nous sommes restés une seconde, aussi immobiles l’un que l’autre, comme si nous attendions un bruit, un signe, quelque chose qui ne viendrait pas.

— Restez cette nuit, commandant.

Il habitait une maisonnette, dont il avait transformé l’appentis en atelier. Les fenêtres donnaient sur l’arbre et la chapelle. C’était un homme de mon âge, qui avait été prêtre. À présent, il s’occupait de restaurer des œuvres d’art à caractère religieux et il travaillait beaucoup pour les monuments historiques. Suspendu par le pontet à un crochet de l’établi, se trouvait un automatique .45 semblable au mien. Avant d’être prêtre, il avait été longtemps aumônier militaire. Je l’avais rencontré dans les Aurès, à un retour de mission. Comme bon nombre d’entre nous, il savait que nous avions perdu. J’ai actionné la culasse du colt et une cartouche est tombée à mes pieds. Je l’ai ramassée, et amenée dans la lumière.

— Tout ce temps, toute cette nuit…

Il m’a pris la cartouche des doigts. Sa voix n’avait rien de désagréable, seulement je n’avais pas très envie de l’entendre.

— Qu’est-ce qu’il cherchait, commandant ?

— Quelque chose derrière le miroir. C’est ce que nous faisons tous un jour ou l’autre. Lui y a mis toute sa vie. Et vous ?

Veillez, car vous ne savez ni le jour ni l’heure…

— Bien sûr. Franck savait.

— Le jour peut-être, certainement pas l’heure.

J’ai posé le pistolet à plat sur l’établi. Sans se pencher, dans la froide clarté suspendue de la lune, on distinguait parfaitement la silhouette trapue de l’édifice et la couronne de branches nues qui l’ornait en s’échevelant quelque peu. Nous avions été des soldats. Même Franck, à sa pauvre façon. Le seul pouvoir, le seul vrai pouvoir, est celui de corrompre. Il n’y avait rien gagné. Son parcours avait été inutile et on y distinguait les marques d’un esprit dérangé, comme tous ceux qu’a frappés cette forme de folie qu’on nomme parfois mysticisme et qui en est peut-être, qui sait ?

J’avais rencontré bien des criminels et Franck en avait été un, mais jamais de cette sorte. On ne corrompt que ce qui est corruptible. Criminel mystique. Il avait payé au prix fort, mais c’est ce qu’il avait cherché de bout en bout à travers sa vie. J’ai demandé des aspirines. Mon hôte a ramené des verres, une carafe d’eau, et une autre de l’alcool qu’il fabriquait. Aspirines effervescentes. Une cause de perdue, dix de retrouvées. Il m’a montré un pan de triptyque sur lequel il travaillait. Quelque chose derrière le miroir où il n’y avait sans doute rien. Il m’a confié :

— J’ai quitté l’Église. Pourtant, je n’ai jamais été aussi proche de Lui. Vous ne croyez pas en Lui ?

— Non.

— Franck croyait en Lui.

— Peut-être. Lorsqu’une voix se tait, c’est un univers qui meurt.

— Qu’est-ce que vous allez faire ?

— Retourner à la Nuit. Où se trouve la BMW ?

— Dans une gravière. Sans les plaques d’immatriculation. Une gravière dont on ne se sert plus. Elle pourra y rester des années. Franck était trop affaibli pour descendre le corps et le traîner tout seul jusqu’au puits.

— Il était déjà trop faible pour soulever la valise.

L’air sentait, paisible et salubre, le bois fraîchement coupé et l’essence de térébenthine. Le sol en ciment était balayé avec soin, chaque outil rangé à sa juste place. Nous avons bu un fond de verre chacun et nous avons fumé une de mes cigarettes en se la passant comme les taulards. Il était temps que je m’en aille. Sur le seuil, en remettant le casque de Léon, j’ai prévenu :

— Tout n’est pas tout à fait fini. Un jour, il se peut que des hommes viennent. Tout le monde dans le hameau sait que c’est vous qui gardez la clé. Si ce sont des flics, vous le verrez bien et vous n’avez rien à redouter d’eux. Les autres, en revanche, risquent de ne pas être… aimables.

Mon hôte s’est tapoté la ceinture du bout des doigts. Je le savais apte à se défendre, mais je n’en voyais pas la nécessité.

— S’ils viennent, laissez-les prendre ce qu’ils cherchent. On ne meurt pas pour des images coloriées en vert, même si ceux qui les ont imprimées ont pris la précaution de graver dessus qu’ils croient en Dieu. Même si ces images sont de l’étoffe dont sont fabriqués nos rêves.

J’ai enlevé la lourde machine de Léon dans un feulement rauque, sans faire craquer la boîte. La lune dessinait le paysage avec assez de netteté, en plus je connaissais suffisamment le parcours pour ne pas avoir besoin tout de suite des phares. À petite vitesse, dans l’air qui me glaçait jusqu’aux os malgré le blouson, j’ai suivi le ruban phosphorescent du chemin jusqu’à l’embranchement qui donne sur la départementale. Elle était déserte aussi loin que portait le regard. Avant de m’y engager, j’ai mis un pied à terre et j’ai regardé derrière moi une dernière fois. La lune se trouvait à l’aplomb du toit dont les vieilles tuiles luisaient comme du fer-blanc et sa clarté étale fouillait les branches tout à côté sans toutefois en percer totalement l’obscurité, pas plus que je n’étais parvenu à pénétrer complètement celle de Franck ou seulement la mienne. Comme tous les disques qu’on a trop passés, le sien s’usait déjà.

J’ai allumé les phares et mis pleins gaz.

En cinquante minutes, j’avais regagné Paris, porte de Charenton.

Une dernière fois, j’avais suivi les pas de Franck.

Léon m’a ouvert et m’a dit :

— On te cherche partout.

Comme si je ne m’en doutais pas !

Je lui ai rendu les clés et le casque et je me suis dégourdi les doigts. C’est elle qui a allumé ma cigarette. Elle n’a pas vu d’objection à ce que je me laisse tomber sur son divan. Elle est restée debout à fumer elle aussi, sans parler. Elle n’a pas manifesté d’émotion lorsque j’ai retiré le carnet de Franck de ma poche intérieure, elle n’a rien fait pour le saisir lorsque je le lui ai tendu sans l’ouvrir. Elle a seulement estimé :

— Si tu n’as rien à vendre, rien ni personne, tu es rincé. Ils ne te laisseront rien, pas même la Nuit, pas même ton calibre et ta brème. Parti comme tu l’es, tu vas au trou, direct.

— Quel chef d’inculpation ?

— Autant qu’un curé peut en bénir… Proxénétisme aggravé, corruption passive. Complicité d’homicide volontaire avec tortures et séquestration. On ne relèvera pas le fait que tu avais coutume de pisser sur les trottoirs, ni celle de cracher n’importe où. Entrave au cours de la justice par dissimulation de preuves.

— Quoi d’autre ?

— Coups et blessures volontaires. La totale. Tu as quelque chose à vendre ?

J’ai remis le carnet dans ma poche et je me suis levé. Le living de Léon était rangé, bien mieux que la veille, mais il me semblait que c’était la même nuit. L’enveloppe qui m’avait été destinée ne se trouvait plus sur la table basse, ni les photos qu’elle contenait. Léon était habillée comme pour sortir. Je n’avais jamais rien vendu, à personne. J’étais comme un bateau qui court sur l’erre et ainsi on ne va jamais très loin.

Sauf la lune, personne ne m’attendait en bas de chez elle dans la rue. Il faisait froid et j’étais seul, seul pour encore un tout petit moment. J’ai palpé du bout des doigts la crosse tiède de mon arme. De la Nuit, on ne sort que d’une manière mais je n’en ai pas trouvé le courage. Je ne risquais pourtant pas de me manquer. Une patrouilleuse noire et blanche est passée avec la rampe éteinte sur le toit, mais son équipage ne m’a pas remarqué dans l’encoignure où je me trouvais, ou alors le chef de bord n’a pas jugé bon d’intervenir. J’ai compté la ferraille dans mes poches.

Il restait de quoi louer un casier de consigne dans une gare et ce qu’il fallait pour prendre un taxi. Sur ma carte de téléphone, il devait y avoir encore suffisamment d’unités pour appeler Calhoune, puisque selon toute vraisemblance, c’était elle qui devait diriger l’enquête me concernant. Depuis une cabine, nous pourrions convenir d’un lieu de reddition commode pour tous. En règle générale, les malfaiteurs choisissent un lieu public où une fusillade ferait mauvais effet. J’avais très froid, mais pas réellement faim. Bien après que la voiture de flics eut disparu, je suis resté dans l’ombre. Je ne parvenais pas à me décider. Dans la cour derrière moi, des chats se disputaient le contenu d’une poubelle, avec autant de dureté et de hargne que le font les humains autour d’autres poubelles, mais aussi avec beaucoup plus de prestesse et d’élégance que n’en ont les hommes — et sans doute plus de nécessité.

Je me suis mis à marcher au milieu du trottoir. Mes pas portaient loin et m’embrouillaient la tête. Ils n’étaient pas très sûrs, pas plus que je ne l’étais moi-même. J’avais trouvé sans chercher ce que je ne voulais pas savoir, parce que je l’avais deviné avec trop d’exactitude. « La totale », avait dit Léon. Ça signifiait la garde à vue, les perquisitions et de longs interrogatoires, toute une mascarade qui donnait sur le Dépôt, ses couloirs et ses geôles, ensuite sur d’autres couloirs et une cellule, puis sur un tribunal et un avocat commis d’office, enfin une autre cellule et pour longtemps.

Je savais trop bien comment les choses allaient se passer.

Je n’avais jamais donné personne.

J’ai maudit Franck, qui n’en avait pas vraiment besoin. À cause de lui, j’avais le moyen de remettre les compteurs à zéro. Avec ce qu’il m’avait laissé, j’avais le moyen de tenir Calhoune et ses semblables exactement comme ils me tenaient. Calhoune et ses semblables. Du travail de flic, mon pote… Je suis resté sur place comme si une balle m’avait frappé entre les omoplates. Si j’avais eu quelque chose dans l’estomac, je l’aurais rendu. Calhoune. Calhoune était flic et rien ne l’empêchait, là où elle était placée, de mettre une ligne téléphonique de l’Usine sur écoutes. Elle pouvait aller et venir à sa guise. Lorsqu’il l’avait aperçue en bas de chez moi, Franck n’avait pas eu de raisons de se méfier d’elle puisqu’en outre ils faisaient partie de la même boutique. De même Farida n’avait rien à craindre a priori d’un policier qui l’avait déjà entendue plusieurs fois. Pour autant, je ne parvenais pas à la voir en tueuse, et pas davantage en tortionnaire, ce qui prouve que personne n’est à l’abri d’une erreur de jugement.

Là où j’habitais, rien n’avait été touché en apparence. L’échantillon sans valeur déclarée qu’on m’avait envoyé de Farida se trouvait toujours dans le papier essuie-tout au frigo, de même que le gros cafard mort dans le bac à légumes. Il restait de quoi faire du café en attendant le jour, mais l’heure légale à laquelle ils pouvaient pénétrer au domicile du suspect, afin d’y procéder à perquisition en sa présence effective et constante venait l’hiver avant le jour. Mon Oméga disait trois heures trente. Il restait peu de temps avant six heures. La surveillance en bas, s’il y en avait une, avait pour dessein, non pas de m’empêcher de monter, mais de m’interdire de m’en aller après. À la place de Calhoune, avec tout ce que je lui avais appris, c’est ce que j’aurais fait — j’aurais mis en place une souricière avec deux ou trois voitures reliées entre elles par radio et interdiction de taper avant six heures. Je n’étais pas à la place de Calhoune.

Je me suis préparé du café. Tout en le buvant, j’ai parcouru de nouveau le carnet de Franck. Ils avaient tous craché, chacun à sa mesure, et tous avaient été rétribués à hauteur de leur mise, sauf la dernière fois. La dernière fois, lorsque Franck leur avait proposé de jouer bien plus que le tapis, comme les grands escrocs dans les belles carambouilles. Je comprenais mieux à présent certains airs soucieux et les visages tendus qui l’avaient accompagné dans le trou. Les amis de Franck ne se tracassaient pas pour lui, mais pour eux, et pas pour le trou à leurs pieds mais pour celui qu’il avait creusé dans leurs poches en s’en allant.

Il faut toujours cogner où ça fait le plus mal.

Rien n’est jamais si sensible ni si douloureux que le portefeuille, c’est pourquoi la plupart des hommes le portent sur leur cœur. Peu à peu, j’en ai eu assez d’attendre. J’ai préparé une assiette pour Yellow Dog, j’ai remis mon blouson et je suis descendu. Je n’avais nulle part où aller. Je suis sorti par l’entrée principale et officielle de l’immeuble et j’ai allumé une cigarette derrière mes paumes debout en plein milieu du trottoir.

La flamme d’un Zippo se voit de loin. J’ai mis plus de temps que de raison à le faire, mais rien n’a bougé. J’ai pris à droite, je suis passé devant chez le Tunisien dont le rideau de fer était baissé sans que quiconque ait l’idée de m’intercepter.

C’était un drôle de jeu.

C’était aussi une longue nuit. J’ai marché longtemps, jusqu’à République et ensuite de République à Bastille, où je me suis arrêté dans un café qui ouvrait juste et dont je connaissais la patronne. Il commençait à y avoir du passage. Si on m’avait suivi, c’était rudement bien fait. J’ai payé mon crème et je suis sorti par où passaient les fournisseurs. Je n’allais pas très vite, pas très loin. À filocher les voyous, j’en avais appris long sur les parcours de sécurité, les défilements et les itinéraires bis. Peu à peu cependant, j’ai acquis la certitude qu’on ne m’avait pas pris en bobine. Ça aurait dû me rassurer plus ou moins. En réfléchissant à l’abri d’une sanisette, je me suis demandé si je ne faisais pas fausse route. Si on ne m’attendait pas ailleurs et autrement, pas du tout de manière officielle, judiciaire.

Si on ne m’attendait pas pour une autre sorte de deal.

Si Calhoune ne m’attendait pas pour le dernier deal.

Rien que quelque chose entre elle et moi.

Sans flics, sans magistrats, sans rien.

Notre dernier deal à tous les deux…

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