Cinq

Ce soir-là, je suis arrivé tôt comme souvent, mais c’est seulement que je n’avais pas d’autre endroit où aller. Il me restait juste la Division et la Nuit, rien que la moitié du monde si on veut. La grande pendule du hall marquait vingt-deux heures trente-six. Ma montre aussi. J’ai entendu tout de suite les bruits de bottes, des cliquetis de menottes et les machines à écrire qui crépitaient en bas, toutes ensemble. Je suis descendu marche par marche avec mon sac en nylon au bout du bras. Il me restait la nuit. J’ai poussé la porte grillagée qui ne sert à rien puisque personne ne la ferme jamais à clé. Dessus, une pancarte interdit l’accès à toute personne étrangère au service.

J’ai pensé une dernière fois à ce que m’avait dit Franck, à son cancer. J’ai pensé à tout ce qu’on pouvait acheter pour trois cents millions, à des voiles rouges dans le soleil couchant et à une longue décapotable blanche glissant sans bruit sur le strip. Tout cela n’avait plus de relief ni la moindre importance, là où j’allais. J’étais trop vieux et trop fatigué, j’avais duré bien trop longtemps pour me mettre à tourner voyou. Je n’avais plus assez de rage et d’espoir. Plus assez de moelle.

Je suis passé devant les cages.

Elles étaient pleines et sentaient la peur, la misère et les pieds. Toutes les cages du monde sentent la même chose — l’odeur du malheur et de ceux qui ont tout perdu. Dans le couloir, il y avait des clients tout du long, les uns assis sur les bancs, les autres par terre contre le mur, souvent la tête entre les bras à rien regarder au fond. Presque tous les prisonniers se ressemblent. Les flics aussi. Ceux qui avaient emmené la viande m’ont salué au passage. Pour la plupart, ils ne m’aimaient pas.

Je n’éprouvais aucune sorte de passion pour eux. Les cow-boys me fatiguent.

Dans mon bureau — dans la pièce qui me servait de bureau —, Léon avait posé ses fesses sur la table et calé le combiné du téléphone entre son épaule et sa joue. Elle griffonnait de la main gauche. Son visage de travers était livide, encore moins avenant que d’habitude, et ses yeux couleur d’étain n’étaient fixés sur rien. En enfermant mon sac dans l’armoire près de la fenêtre, j’ai allumé une cigarette d’une main. J’allais enlever mon pistolet de l’étui, mais elle m’a fait signe en poussant le bloc vers moi.

Vol à main armée avec prise d’otage. Sécurité publique sur place.

Police judiciaire avisée à vingt-deux heures trente.

L’autre téléphone s’est mis à sonner. C’était l’Étage des morts. Il me signalait un vol à main armée avec prise d’otage. Le même. VMA pharmacie. Deux auteurs. L’un des deux blessés par balles par le potard. SAMU sur place. Une femme prise en otage par le second voyou. Armé d’un fusil à pompe de type Mossberg. Bonne arme, le Mossberg. Le type de l’Étage des morts m’a dit :

— Le blessé s’est mangé deux balles de .38 dans le buffet. La Sécurité publique t’attend pour percer l’autre.

Léon a raccroché, moi aussi. J’ai pris des clés de voiture au panneau d’affichage. C’était la Renault du Groupe criminel. J’ai commandé à Léon d’aller prendre son pare-balles et le fusil à pompe au coffre. Elle m’a dit :

— Vernes est sur place. D’après lui, le preneur d’otage, c’est Jésus. L’autre va claquer.

Ses yeux étaient vitreux et fixes. Ils me racontaient autre chose que je préférais ne pas entendre. Je sais reconnaître de la haine lorsque j’en vois, même si pour ma part il ne m’arrive plus guère d’en éprouver. De la haine et beaucoup, mais pas la moindre trace de peur, ni rien qui y ressemblât de près ou de loin. Elle s’est balancée de la table, elle a ramassé son .357 dans le tiroir et m’a lancé le poste de radio portable.

J’ai pris Muppet au passage. Après Léon et moi, c’est le meilleur tireur de la Division. Dans les escaliers, il a fait :

— Jésus, hein ?

Pour aller plus vite, nous avons pris le périphérique. Quand on est monté une fois en voiture avec Muppet, on ne craint plus la mort. Tout du long, il a roulé sur la file de gauche avec le gyrophare et le deux-tons. Les autres bagnoles s’égaillaient devant comme des vols d’hirondelles au ras du sol, par temps d’orage. Derrière, Léon chargeait le fusil à pompe en travers des genoux. Des femmes et des hommes seuls.

Devant la pharmacie dont la façade fait l’angle, il y a trois fourgons de police secours et une ambulance de réanimation. On dirait que c’est la même nuit que la précédente à cause des figurants qui sont identiques. Muppet arrête la R11 en glissant de travers. Nous sortons, j’ouvre mon blouson et Muppet prend le fusil des mains de Léon. Il le tient le canon vers le ciel.

Vernes est là, nu-tête, à se déganter.

— C’est bien Jésus. (Il me suit dans la pharmacie.) Il a arraché une cliente. Il est en face. Mes types bloquent l’étage. Léon me suit, les poings enfoncés dans ses poches de jean. Elle a le revolver dans la ceinture, devant, à même la peau. Le braqueur est étendu en plein milieu de l’officine, avec son sang groseille sur le carrelage. Je connais l’interne qui s’en occupe. C’est une fille jeune et assez belle. On pourrait la croire capable de douceur. On croit surtout ce qui arrange. Le type vomit des gros caillots pourpres, la tête de côté. Dans les vingt ans, de type maghrébin, maigre comme le sont presque tous les camés. La fille me voit et se relève.

— Foutu. Intransportable. (Elle me tend un poignet tordu à cause de ses gants pleins de sang. Il faut bien que je m’en contente.) Un beau tir groupé. Wad-cutter, tu connais ?

Je connais les cartouches à balles wad-cutter. Ce sont des cylindres de plomb non chemisé. On s’en sert au stand de tir. À courte distance, elles champignonnent à l’impact et certaines se fragmentent, provoquant d’assez horribles blessures. Normalement, on ne s’en sert qu’au stand.

Derrière sa caisse, le pharmacien sourit à tout le monde. On le sent fier de lui et tout prêt à nous vendre son stock. Comme il comprend que je suis le chef d’enquête, il me regarde. Soixante-dix à quatre-vingts ans, veston en velours vert sur une chemise de chasse. Maintien agréable, avec ce rien de suffisance tranquille tout de même de ceux qui ont une Datsun 4WD dans leur parking privatif et en cherchant bien une fiancée coûteuse qui pourrait être de dix ans plus jeune que leur belle-fille. Bien disposé à l’égard des forces de l’ordre.

Le seul vrai permis de tuer, c’est le pognon qui le donne.

Peut-être s’attend-il à ce que je lui laisse la parole, mais je tends les doigts au gardien qui a saisi son arme.

C’est un beau Police Python à canon de six pouces chambré en .357. En basculant le barillet, je trouve deux étuis percutés et quatre balles qui n’ont pas servi. Wad-cutter. Je les fais tomber dans l’autre paume et Léon me tend une petite pochette plastique. Arme et munitions saisies pour les nécessités de la présente enquête. Je donne tout au gardien, je me retourne. Le type par terre continue à vomir des gros caillots avec des bruits rauques d’arrachement qui se font tout de même de plus en plus difficiles et ses maigres côtes crasseuses s’acharnent encore un peu, de moins en moins fort, à retenir ce qui lui reste de vie à dégueuler. J’enjambe le sang groseille et je sors.

— En face, me dit Vernes. Dernier étage. Il est bloqué. Il a un fusil à crosse et canon sciés.

Il s’est remis à pleuvoir ou je ne m’en étais pas rendu compte avant. J’envoie Léon enfiler son pare-balles. Muppet et moi n’en portons jamais. Il faut percer. Maintenant. Tous les os me font mal et je porte les doigts sur la crosse de mon pistolet. Jésus… C’est drôle comme parfois le passé vous revient dans la gueule. En face, c’est une sorte d’entrepôt de la ville. Cinq étages dont les fenêtres sont grillagées. Pas de toit en terrasse ni d’escalier d’incendie. C’est la pluie ou le vent, mais j’ai froid.

Maintenant.

Des escaliers et des couloirs. Ça sent la poussière et l’urine, ainsi que la graisse à machines et la vieille ferraille. Sur le palier du deuxième, dans un recoin, il se trouve un grabat avec des bouteilles de trichlo vides et leurs petites têtes de mort dessus, des fringues en vrac et sur un carton vide une bougie aux trois quarts consumée avec à côté des cuillers ordinaires tordues et noircies et une image de la Vierge dans l’un de ces cadres en plastique doré comme on en trouve dans tous les Prisunic. La femme dans ses dorures a un air de souffrance infinie et douce, les mains jointes au sternum. Elle semble belle et grave, elle. Par terre, il y a une poignée de cartouches de chasse calibre .12 avec de la chevrotine dedans.

Il n’est pas allé braquer loin de chez lui, Jésus.

Il est en haut, maintenant. Il tient la femme devant lui, avec un bras autour de son cou et le canon du fusil contre sa tempe. C’est une grosse sans âge engoncée dans une robe brune informe. Par les carreaux cassés rentre un air chargé de pluie. Jésus ne bouge pas, la femme non plus. On voit d’elle sa bouche grande ouverte, presque pas les yeux, elle agrippe son sac contre la poitrine, avec dedans les ordonnances et ses papiers, de l’argent peut-être, des photos et des lettres auxquelles elle tient. Jésus me voit comme je le vois. Léon et Muppet sont plus loin derrière, elle en couverture sur ma gauche et Muppet à plat ventre en haut des marches avec le fusil à pompe. Il a pris spontanément la position du tireur couché.

J’avance en sortant mon pistolet dont je remonte le chien et que je tiens à bras tendu sans effacer le torse. Jésus ne bouge toujours pas. La femme remue faiblement. Il appuie plus le canon contre sa tempe.

Je dis doucement :

— Jésus, la morue, je m’en fous. Des comme elle, il y en a des millions sur la terre. Mais toi, Jésus, tu n’as qu’un œil gauche.

J’ajoute :

— Dix sacs que tu vas au tas avant moi, Jésus.

Je sais bien ce qu’il voit, Jésus, s’il voit quelque chose, de son œil qu’il est bien forcé de sortir de derrière les cheveux filasse de la grosse : le gros orifice d’un canon de pistolet braqué en plein dedans. Là où il est, comme il se tient, j’ai à peu près aussi peu de chances de le manquer que de redevenir quelqu’un, quelqu’un de bien. Quatre fois déjà que je le stoppe, Jésus, deux fois en flagrant délit, deux fois sur mandat. Came plus Sida, Jésus. Le tir groupé de ceux d’en bas. En glissant lentement, j’ajuste encore. Et lentement, je vois le canon du flingue quitter la tempe de la femme et se tourner lui aussi vers mon front. En même temps, il y a un bruit de pluie, qui cesse comme il est venu. Le fusil n’est pas un Mossberg, c’est un simple Baïkal à un coup. Canon et crosse sciés, en effet.

La main de Jésus enveloppe le pontet. Il tient son arme à bout de bras, pas très bien, mais dans la direction générale de ma tête. Dans tous les cas de figure, la femme ne risque plus rien. Je la vois me regarder. Maintenant, c’est entre lui et moi. Elle, elle est sortie de l’image. Je répète :

— Dix sacs, Jésus.

À cette distance, il n’a lui non plus aucune chance de me manquer. Chevrotines. J’ai déjà vu ce que ça donne à six-sept mètres, ça vous arrache la moitié de la tête et ce qui reste ne ressemble plus à rien. La mienne ne m’a jamais beaucoup plu comme elle était. La femme me fixe toujours la bouche grande ouverte et ses yeux sont aussi larges et sombres, aussi impénétrables que le canon du fusil. Trop long tout ça. Même sa propre mort, on se lasse à un moment de la regarder en face. Je dis :

— À toi, Jésus.

La mort est comme bien des femmes, elle ne veut pas de ceux qui l’aiment trop. Elle n’aime pas qu’on s’impose. Jésus fait un geste, il fléchit un peu les genoux et lâche la femme qui tombe en vrac devant lui, il tient toujours le flingue dans les doigts mais en baissant le canon vers le sol, puis, sans me quitter des yeux, il le repose par terre et le pousse du pied loin devant, le plus loin possible, de travers, avec le regard d’un homme qui se noie. Pourtant, un artillage, Jésus, ça l’aurait arrangé autant que moi.

Sous la femme, il y a une grande flaque de pisse.

Jésus est tombé à genoux. De ses deux mains maigres, il essaie un geste pitoyable, comme pour dire qu’il n’a pas pu. En trois pas, je suis dessus, je le relève par le col du blouson, le retourne et le plaque la gueule contre le mur, lui ramène les bras dans le dos et lui passe les bracelets. Chevilles écartées, palpation de sécurité. Il sent le canon de mon pistolet dans le creux de sa nuque. Il y a cinq cartouches de .12 dans sa poche gauche de blouson. Une médaille pieuse dans son jean. Rien d’autre. Quand je le retourne pour l’emmener, ses yeux se portent sur les miens. On n’est pas très loin l’un de l’autre. D’un seul geste machinal, je rabats le chien de mon MAC et je le remets à l’étui. On dit que les yeux sont le miroir de l’âme. Ceux de Jésus sont deux trous vides et sombres qui ne donnent nulle part. Ceux d’un homme noir comme un corbeau. Je l’empoigne par le col.

— Tu avais ta chance, Jésus.

Il ouvre la bouche pour rire. Plus beaucoup de dents, et ce qui reste est mal planté devant. Les miennes ne sont pas fameuses non plus, c’est pourquoi je m’abstiens de sourire. Il déclare doucement :

— Perdu. Vous avez perdu.

Pour ne pas lui foutre sur la gueule, je le pousse vers la sortie en ramassant le Baïkal au passage, que je lance à Muppet qui s’est relevé et s’époussette le devant. Léon s’occupe du social. Elle relève la femme. Il me semble que la grosse gueule quelque chose dans mon dos, un mot pourtant qu’une femme comme elle ne devrait pas connaître. Bien sûr que j’ai perdu. Quand on a mon âge et mon grade, ça fait déjà un moment qu’on sait qu’on ne gagne jamais à tous les coups.

Au deuxième, Jésus me demande de lui prendre le petit cadre de la Vierge. Je ne vois pas en quoi ça peut l’aider, mais tout en ramassant les cartouches par terre, je le prends et le fourre dans sa poche arrière de jean.

Voilà, comme on dit dans notre jargon de flic, c’est clouté. Fini.

Dehors, il pleut trop et il n’y a déjà presque plus personne. Les lumières de l’ambulance sont éteintes. La toubib blonde aux doux yeux d’ambre traverse quand même. Elle s’est jeté un blouson de nylon sur les épaules et se tient les mains aux épaules, les bras croisés sur la gorge en un geste qui semble désemparé mais n’est peut-être que frileux. Elle regarde Jésus, puis moi, d’un air indifférent. J’allume une Camel. Elle me prend mon paquet des mains et observe :

— C’est pas bon pour ce que vous avez.

Je lui donne du feu.

Elle me dit, en soufflant un peu de fumée :

— Décédé.

La pluie lui dégouline sur la figure. Certaines femmes ont cet air un peu hébété quand elles ont trop baisé. Elle fume beaucoup trop vite et la cigarette au coin de la bouche lui fait faire une grimace amère qui ne lui va pas. Trop jeune, trop tendre. Elle me tend un porte-cartes en plastique noir qui imite le croco. On a essuyé le sang dessus à la va-vite. Elle dit, sans bouger les mâchoires :

— Dix-sept ans. Il y avait à peu près mille francs en caisse. Et le vieux qui joue les fanfarons devant les tuniques bleues.

Il y en a qui ont la chance de finir vite. Pour une raison qui m’est étrangère, Zyeux d’Or se comprime les seins. Il n’y a pourtant pas de quoi en avoir honte. Je fais emmener Jésus par un équipage de cow-boys pour livraison immédiate à la Division. Un peu plus loin, je vais soulager ma conscience entre deux bagnoles. Zyeux d’Or est restée plantée là où je l’ai laissée. Quand je reviens, elle est toujours debout à fumer, les yeux par terre. Il faudrait trouver des mots — des mots d’espoir. Sans relever le front, elle déclare, plus pour elle que pour quiconque :

— À chaque fois, inspecteur… À chaque fois, c’est la même chose. (Elle lève le menton, avec un air bravache.) Rectification : à chaque fois, c’est pire.

Je me bats encore avec mes boutons de braguette. Chacun ses combats et les miens sont infimes. Elle crache sa cigarette. Un fourgon démarre avec Jésus à l’intérieur. J’ai donné des instructions pour qu’il me soit livré intact. Il me reste à taper les constatations dans la pharmacie, à emmener le vieux pour audition. Léon continue le social. En la tenant par les épaules, elle conduit la grosse vers un autre fourgon. Trop de pluie, mon pote. Trop de nuit.

Pour Zyeux d’Or, je ne peux rien. Elle est très fraîche, avec un visage de gosse qui peut s’émerveiller encore d’un rien. Des voiles rouges dans le soleil couchant. Elle déclare :

— Chaque fois que je vous vois, vous me faites penser à Sam Sheppard. C’est peut-être parce que vous êtes maigre. Vous marchez comme un homme qui a fait beaucoup de cheval. Ou c’est à cause de votre boucle de ceinturon ? Vous êtes quoi ? Divisionnaire ? (Elle ricane sans raison.) Sam Sheppard…

Sheppard a du talent, beaucoup de talent. Moi aucun. Je rallume une Camel au mégot de la précédente et elle me regarde avec avidité. Je lui écarte les poignets et elle n’offre pas la moindre résistance. Elle ne se rengorge pas non plus, elle comprend bien que ce n’est qu’un examen anatomique sans la moindre intention blessante. Je lui dis :

— Oubliez Sheppard, mon ange. Rien qu’un baltringue, un traîne-lattes qui fait la nuit… (Je n’aime pas ma voix quand elle est trop rauque et trop amère, mais on ne peut pas se taire tout le temps. Il y a des moments quand même où on est bien forcé de se rappeler.) No future. Vous avez des nichons splendides. Trouvez-vous un chic type dans votre genre, avec une jolie clientèle de province… Il vous fera un tas de chics gosses. Des voiles rouges dans le soleil couchant…

Elle aussi a un rire un peu amer. Je poursuis en m’en allant :

— Sortez de la merde, mon ange.

Elle me rattrape par la manche.

— Vous avez un phone, Sheppard ?

— Non, mon ange. Ça n’avancerait à rien.

Pour rentrer au siège, je prends le volant. Muppet a les deux fusils entre les genoux, le canon en haut. Je n’ai pas besoin qu’il parle pour sentir qu’il fait la gueule. C’est pourtant une affaire bien carrée, bien propre. Je lui tends mon paquet de Camel et il fait non de la tête. Radio-Cité annonce un homicide volontaire sur le treizième — pas chez nous. Ce n’est pas la voix de Franck, mais celle d’un jeune type qui m’est inconnu. Muppet casse le Baïkal. Il dit au pare-brise ou à la pluie devant, sur un ton de reproche :

— Chevrotine ramée. Comme vous étiez, Léon et moi nous ne pouvions rien faire.

Je continue à rouler sans rien dire, ni vite ni doucement. Calhoune avait des plus beaux seins encore que Zyeux Bleus. Elle aussi on aurait pu la croire capable de douceur et de compassion, mais elle était plus dure et vache que du silex et c’est pour ça qu’elle était vivante et en bonne santé. Encore maintenant, quand je pense à elle, c’est comme si je prenais un coup de pied dans le bas-ventre. Il y a des enfers, dedans, tout au fond comme ça, dont on n’a pas idée et c’est tant mieux. Muppet fait :

— Pourquoi ?

Un jour de juin, Calhoune m’a dit dans la figure, avec haine : « J’assisterai pas à un naufrage. Cinq ans que tu me fais chier. Je veux rire, moi, je veux vivre. Danser. J’existe, moi. J’en ai marre que tu me fasses chier.

Autre chose : te bordure pas, tu fais chier tout le monde. Pour qui tu te prends ? Pour Dieu ? Espèce de con. Espèce de pauvre con. »

Elle n’avait pas tort, Calhoune. Seulement, c’est pas facile d’en finir une bonne fois pour toutes. Je peux le dire parce que j’ai essayé une fois, tout seul au .38, et que ça n’a pas marché. Les bonnes idées, pas de doute, ça ne marche jamais. Jamais quand il faudrait. Avec Jésus non plus, ça n’avait pas marché. Jamais. C’est pour ça que je n’ai pas répondu à Muppet. De toutes les façons, il n’aurait pas compris puisqu’il est trop jeune pour avoir connu Calhoune.

Calhoune.

À la Division, tout s’est mis à rouler comme une bonne mécanique, un train de nuit qui fonce à l’autre bout, avec sa cargaison de vivants et de morts, sa grande lumière devant, comme au temps où je commandais mon groupe de jour — comme avant ma patate. Une seule patate en vingt ans, mais le pucelage administratif, c’est comme l’autre, il suffit d’un coup pour le perdre. Et moi, je le savais maintenant, j’avais perdu le mien à cause de Franck.

Muppet a pris le pharmacien. Léon avait fait faire un crochet à la calèche pour que la femme puisse aller se changer et maintenant elle prenait son audition, la figure un peu de travers et l’air de m’en vouloir encore. Il n’y avait rien d’autre en instance. Comme j’avais un double de clés, je me suis installé dans mon ancien bureau et après avoir tapé le transport sur les lieux et les constatations, je me suis fait présenter Jésus. En l’attendant, j’ai fumé une cigarette. On n’avait pas changé grand-chose au décor, il y avait toujours les mêmes affiches de cinéma et Bogart gardait toujours son sourire de chacal avec le Faucon maltais entre les doigts juste au-dessus du panneau où on affiche les circulaires et les portraits-robots des types recherchés.

On avait laissé ma lampe en alu qui provenait du fond des années cinquante et le gros poste qui trouvait lui son origine dans un squat de l’îlot Chalon — tout comme Yellow Dog. Ça sentait toujours la poussière et la fumée de cigarette blonde.

C’est pas facile de s’en aller. On laisse toujours trop de traces, même quand on ne le voudrait plus. C’est bien plus difficile que d’éteindre la lumière. Franck. Quand on s’en va, on n’est pas plus seul, juste un peu plus loin. Les autres n’ont pas bougé, on a seulement dérivé un peu trop. Juste un peu trop. Peut-être même que parmi ceux qu’on aperçoit encore au bout du quai, il y en avait un ou deux qui vous aimait vraiment, au fond, allez savoir, mais même pour eux on ne peut plus rien. J’ai quand même saisi le téléphone, j’ai composé le numéro de Franck de mémoire et je suis tombé sur Bess, qui n’avait pas l’air de dormir. Bess ne m’avait jamais aimé, elle. Elle n’aimait plus Franck — il lui en avait fait trop voir depuis des années. Peut-être Bess n’avait-elle jamais aimé personne qu’elle-même. Ou alors elle aimait leur fils. Son fils. Elle m’a répondu d’une voix froide et distante, mais dans l’ensemble plutôt courtoise. Franck s’était absenté. Est-ce qu’il y avait un message à lui laisser ? Pas de message — plus de message. Elle a raccroché avant moi et on a tapé à la porte.

C’était Jésus.

Je lui ai dit de se déshabiller tout en raccrochant. Il avait l’habitude, lui aussi, Jésus. Il a vidé ses poches, enlevé sa ceinture au fur et à mesure. Il a retourné ses chaussettes et il est resté nu, plus maigre et sale, plus puant que bien des morts avec ses grosses mains de part et d’autre des cuisses, sa grosse queue flasque et des bleus violacés aux bras et à l’aine. Tout en tapant le numéro intérieur de Léon je lui ai fait signe de se rhabiller. Je ne savais pas que ça serait ma dernière affaire, ou alors je le savais trop bien. Léon a décroché tout de suite. Elle semblait essoufflée. Elle m’a dit avec brusquerie, sans préambule :

— Mauvais plan. La grosse vache est la femme d’un conseiller référendaire à la Cour des comptes. Elle fait un foin du tonnerre.

— De la merde.

— Elle veut déposer plainte. Contre toi.

Jésus me regardait tout en se rhabillant. Je lui ai montré la fenêtre en me pinçant le nez entre le pouce et l’index. Il y est allé à cloche-pied, comme s’il comprenait. J’ai demandé dans le téléphone :

— Pourquoi ?

— Injures. En plus, elle dit que tu t’en foutais. Que tu lui as fait courir des risques exagérés. (Léon s’est un peu radoucie.) Elle est encore à l’accueil. Tu veux la voir ? Lui expliquer ? Bon Dieu…

— De la merde.

— J’ai pas pu l’empêcher d’appeler son avocat depuis chez elle. Conseiller référendaire. Vérifié, exact. Ça va retomber comme un tombereau de merde. Son mari connaît le directeur. Vérifié, exact. Dans une heure, ça retombe. Direct sur ta gueule.

J’ai fait signe à Jésus de s’asseoir, je lui ai tendu mes Camel et mon Zippo. Nous allions descendre ensemble, lui et moi. C’est la seule chose qui crée des liens. J’ai raccroché sans rien ajouter à Léon. L’homme que je n’ai pas connu mais qui était mon père disait qu’on ne se couchait qu’une fois et que c’était pour mourir. Lui ne s’était pas couché. Quand il avait compris qu’il n’en avait plus pour longtemps, il avait décollé avec son vieux Corsair et il était parti vers le soleil. Son ailier droit l’avait suivi un moment, puis il avait compris aussi et il avait décroché en le laissant aller — tout droit vers le soleil. Un soir à Nice, l’ancien m’avait confié : « Votre père avait échappé à la Bataille d’Angleterre. Il était alors aspirant et volait avec le légendaire commandant Mouchotte. Après il avait échappé à toute la guerre. C’est à lui-même qu’il n’a pas échappé. Comme beaucoup d’entre nous, il avait tourné à la benzédrine, qu’est-ce que vous croyez ? Il avait les poumons brûlés par l’oxygène qu’on utilisait dans nos masques pour le combat en altitude. Plus de nerfs, plus beaucoup de poumons… Il a disparu au-dessus de Da Nang, un matin d’été, aux commandes d’un Corsair aussi usé que lui. Votre mère ne savait pas qu’elle vous attendait. Lui non plus. Da Nang, à l’époque, s’appelait Tourane. On n’a jamais rien retrouvé de lui ni de son avion. C’est comme si le ciel et le soleil l’avaient absorbé. Ou la mer. Tourane. »

J’ai mis une liasse dans la machine à écrire, et Jésus s’est levé pour prendre un cendrier. Pereira Da Conceicao Jésus. Né à Paris XVIIIe de Francis et de Da Conceicao Irénée. De nationalité française. Sans profession ni domicile fixe. Toxico. Braqueur. Il fumait avec avidité. Il m’a demandé :

— Combien je vais prendre ?

— Tu vas prendre cher. Tu as un sursis ?

— Vingt-six mois.

— Tu es sorti quand ?

— Dix jours.

— Tu étais où ?

— Melun.

— Tombé pourquoi ?

— Même chose.

— Combien tu en as fait, en dix jours, Jésus ?

Il a réfléchi bien à fond, comme tous ceux qui n’ont plus rien à perdre que leur peau — presque plus rien. Il avait dû être beau, avant. Un jour ou l’autre, ne serait-ce que cinq minutes, pour quelqu’un, n’importe lequel d’entre nous a été beau. On ne voyait plus de lui que l’essentiel, deux yeux tristes et des os. Il portait cette courte barbe sale de trois jours qui orne la face de certains jeunes branchés qui se prennent pour le flic frimeur de Miami Vice, le Blanc, pas l’autre, et des cadavres mâles qu’on n’a pas trouvés tout de suite. Les ongles et la barbe, c’est ce qui continue à pousser quand la lumière s’est éteinte. Pas toujours. Souvent. Parfois même chez les femmes.

Il m’a dit :

— Trois pharmas. Deux cinémas. Je sais plus.

— Seul ?

— Avec Slimane. L’autre. Il est mort ?

— Il est mort.

— Il avait même pas de pétard. Il a pas braqué le vieux.

— Conneries, Jésus.

— C’est le vieux qui a sorti son flingue.

— Trois pharmacies, deux cinémas. Où ? Quand ? Quoi encore ?

— Ça suffit pas ?

— Je veux tout, Jésus. Tout ce que tu ne me diras pas, je le saurai par la synthèse. (J’ai fait le geste d’actionner un jackpot du bras gauche.) Tout ce que tu ne me dis pas, tu ramasses en plus. Tu me crois, au moins, Jésus…

Il a secoué un peu la tête.

— Tu m’as cru quand je t’ai dit que tu irais au tas avant moi ?

Il a encore secoué la tête. Bien sûr, qu’il m’avait cru. Dans la rue, on a de la mémoire. On sait reconnaître un flic flingueur quand on en rencontre un. Au parquet aussi, on a de la mémoire, et à l’inspection générale des services. C’est pourquoi je suis tricard des deux côtés de la rue.

— Pourquoi tu n’as pas tiré, Jésus ?

À trois heures et demie, je l’ai ramené en cage. Je lui ait laissé mon paquet de Camel et une pochette d’allumettes. C’était contre le règlement, mais ça n’avait plus beaucoup d’importance. Le visage de marbre, Léon a lu d’un bout à l’autre l’audition que je venais de prendre en fumant sans arrêt. En deux jours, les deux guignols avaient fait cinq pharmacies dans trois arrondissements dépendant de la Division, ainsi qu’un cinéma, plus deux autres pharmacies près de la porte de la Chapelle, une épicerie et un débit de tabac.

Muppet m’a dit :

— Le vieux reconnaît qu’il a tiré à vue. Jésus était en train de rentrer dans l’officine et la femme en sortait. C’est pour ça qu’il n’a pas allumé Jésus en prime.

J’avais mal à la tête. Je me suis affalé dans mon fauteuil. C’est au fauteuil qu’on reconnaît le chef de nuit, et c’est pourquoi on se trompe souvent. J’ai allumé une Camel. Léon m’a rendu l’audition de Jésus, j’ai tout mis en ordre dans la chemise affaire et on a fumé tous les trois en silence la valeur de quatre mesures sur un tempo de blues, puis Léon s’est levée et j’ai compris qu’il fallait que je la suive. Dans le couloir, elle m’a déclaré sèchement :

— La grosse est en haut. Elle y restera jusqu’à ce qu’elle ait vu le patron de permanence sur le secteur. L’Étage des morts a déjà appelé. Il faut que tu rappelles. Je t’avais dit une heure…

— Café, Léon ?

Le dernier clou du cercueil.

Elle a insisté, plus pour moi que pour elle, ou pour se racheter :

— L’avocat a appelé le cabinet du directeur.

— Café, Léon ?

Elle a fait oui, avec soulagement.

La machine à café se trouve dans le local d’accueil. Il y a une table basse et des chaises en skaï marron, un bocal en verre avec hygiaphone où les filles du standard se tiennent le jour et qu’elles ornent de plantes vertes, les plus prospères et riantes de toute la Division parce que personne n’y verse de Ricard ou de scotch en fin de dégagement et qu’aucune fille ne peut pisser dans un pot de fleur, à la hauteur où elles les mettent. Je ne connais pas beaucoup d’hommes qui en sont capables non plus.

À vrai dire, je n’en connais aucun.

La grosse était assise bien droite. D’où elle était postée, elle pouvait tout surveiller et même les fenêtres qui donnent sur le parking. Elle s’était changée de fond en comble et portait un petit bitos à plume, lequel semblait fait de feutre noir. Elle s’était repeint la face. À ma vue, elle s’est levée d’un bond. Elle avait de drôles d’yeux qui partaient de côté, des yeux couleur d’huître crevée. Léon s’est glissée à ma droite, entre elle et moi. Fidèle et courageuse, Léon. J’ai mis deux francs dans la machine.

Je n’ai prêté aucune attention aux vociférations dans mon dos. J’ai pris le gobelet plein, j’ai remis deux francs pour Léon. Je me suis retourné. La femme voulait mon nom et mon grade. Elle voulait parler au commissaire principal. Personne ne pouvait la traiter comme une merde et s’en tirer comme ça. Elle voulait… J’ai pris dans l’autre main le gobelet de Léon. Elle voulait… Une grosse à la face peinte et au nez pointu. Je crois qu’au tout dernier moment elle a compris (et Léon aussi), parce qu’elle s’est tue d’un coup, juste avant de ramasser les deux cafés bouillants dans la gueule. Dans le silence, j’ai dit doucement :

— Allez vous faire foutre.

C’était comme si on m’avait passé les cordes vocales à la paille de fer. Et avant même que le silence soit retombé, la grosse m’a filé devant et s’est ruée dehors. Je me suis vaguement incliné, j’ai tendu son café à Léon et j’ai soufflé sur le mien. On a bu ensemble, chacun pour soi, sans un mot, on a jeté nos gobelets vides dans la corbeille à papiers qui servait à cela et que les femmes de ménage tapissaient de journal. J’ai regardé les pans de pluie balayer le parking. Léon voulait me parler. Depuis des mois elle voulait me parler. Je ne savais pas, mais maintenant je sais : c’était d’elle et de Franck qu’elle voulait me parler. D’elle, de Franck et de ce qu’elle avait commis pour lui. De ce qu’elle avait découvert sur elle à cause de lui… Peut-être que ça l’aurait aidée, au fond. Mais le quai était trop loin, le quai où restent immobiles les vivants encore un peu lorsqu’ils ont cessé d’agiter les bras, juste avant qu’ils commencent à tourner le dos pour s’en aller peu à peu vaquer eux aussi à leurs occupations de tous les jours.

Peut-être que déjà à ce moment-là Léon n’était plus vivante et qu’à cause de cela seulement j’aurais dû l’écouter, mais je ne l’ai pas fait. Elle ne le saura jamais, c’était pas elle que je ne voulais pas entendre, mais ma propre voix et ce que j’aurais dû lui dire.

C’était seulement moi que je ne voulais plus entendre.

Загрузка...