Agnès Martin-Lugand La vie est facile, ne t’inquiète pas
roman

Pour mes trois hommes…


L’aboutissement d’un deuil normal n’est en aucune façon l’oubli du disparu, mais l’aptitude à le situer à sa juste place dans une histoire achevée, l’aptitude à réinvestir pleinement les activités vivantes, les projets et les désirs qui donnent de la valeur à l’existence.

Monique Bydlowski, Je rêve un enfant.

Don’t worry. Life is easy.

Aaron, Little Love.

— 1 —

Comment avais-je pu, une nouvelle fois, céder à l’insistance de Félix ? Par je ne savais quel miracle, il réussissait toujours à m’avoir : il trouvait un argument, un encouragement pour me convaincre d’y aller. Chaque fois, je me laissais berner, me disant que, peut-être, il y aurait un je-ne-sais-quoi qui me ferait flancher. Pourtant, je connaissais Félix comme si je l’avais fait, et nos goûts étaient diamétralement opposés. Alors, quand il pensait et décidait à ma place, il était fatalement à côté de la plaque. J’aurais pourtant dû le savoir, depuis le temps que nous étions amis. Et voilà comment, pour la sixième fois consécutive, je passais un samedi soir en compagnie d’un parfait imbécile.


La semaine précédente, j’avais eu droit au champion du bio et de la vie saine. À croire que Félix avait eu un trou de mémoire concernant les vices de sa meilleure amie. J’avais passé la soirée à recevoir des leçons sur ma consommation de tabac, d’alcool et de malbouffe. Ce babos en tongs m’avait déclaré de façon très naturelle que mon hygiène de vie était désastreuse, que je finirais stérile et qu’inconsciemment je devais chercher à flirter avec la mort. Félix n’avait pas dû lui fournir la fiche technique de sa prétendante. Avec mon plus beau sourire, je lui avais répondu qu’effectivement j’en connaissais un rayon au sujet de la mort et des envies de suicide, et j’étais partie.


Le crétin du jour était d’un autre style : plutôt beau type, une descente respectable et pas donneur de leçon. Son défaut, et non des moindres, était qu’il semblait convaincu de m’attirer dans son lit en me contant ses exploits en compagnie de sa maîtresse, prénommée GoPro : « Avec ma GoPro, cet été, on a descendu un torrent glacé… Avec ma GoPro, cet hiver, on a fait du ski de bosses… Je me suis douché avec ma GoPro… Tu sais, l’autre jour, j’ai essayé le métro avec ma GoPro », etc. Ça faisait plus d’une heure que ça durait, il était incapable de faire une phrase sans en parler. J’en étais au point où je me demandais s’il allait aux toilettes avec.

— Je vais où avec ma GoPro ? Je n’ai pas bien compris, je crois, s’interrompit-il brusquement.

Holà… j’avais pensé à voix haute. J’en avais marre de passer pour la méchante, incapable de s’intéresser à ce qu’on lui racontait et se demandant ce qu’elle faisait là. Pourtant, je décidai d’arracher le pansement d’un coup sec.

— Écoute, tu es certainement un type très sympa, mais tu vis une trop grande histoire d’amour avec ta caméra sur le front pour que j’aie envie de m’immiscer entre vous. Je me passerai de dessert. Et le café, j’ai ce qu’il faut chez moi.

— C’est quoi le problème ?

Je me levai, il m’imita. En guise d’adieu, je me contentai d’un signe de la main puis me dirigeai vers la caisse ; je n’étais pas devenue sauvage au point de lui laisser payer la note de ce fiasco. Je lui jetai un dernier coup d’œil et étouffai un fou rire. C’est moi qui aurais dû avoir une GoPro pour garder un souvenir de sa tête. Pauvre garçon…


Le lendemain, je fus réveillée par mon téléphone. Qui osait interrompre ma sacro-sainte grasse matinée du dimanche matin ? Inutile de me poser cette question !

— Oui, Félix, grognai-je dans le combiné.

And the winner is ?

— Boucle-la.

Son gloussement m’agaça.

— Je t’attends où tu sais dans une heure, articula-t-il avec difficulté avant de raccrocher.

Je m’étirai comme un chat dans mon lit avant de consulter mon réveil : 12 h 45. Ç’aurait pu être pire. Autant je n’avais aucun problème à me lever en semaine pour ouvrir Les Gens heureux lisent et boivent du café, mon café littéraire, autant je tenais à cette grande plage de sommeil du dimanche pour récupérer, pour me vider la tête. Dormir restait mon refuge ; après celui de mes grands chagrins, il était celui de mes petits problèmes. Une fois debout, je constatai avec bonheur que la journée serait belle ; le printemps parisien était au rendez-vous.

Lorsque je fus prête à partir, je me retins d’emporter les clés des Gens ; c’était dimanche, et je m’étais promis de ne plus y passer le « jour du Seigneur ». Je pris tout mon temps pour rejoindre la rue des Archives. Je flânai, m’offris un peu de lèche-vitrine en grillant ma première cigarette de la journée, croisai des clients habituels des Gens que je saluai de la main. Ce charme paisible fut rompu par Félix lorsque j’arrivai à notre terrasse dominicale.

— Tu foutais quoi ? J’ai failli me faire virer de notre table !

— Bonjour, mon Félix adoré, lui répondis-je en lui claquant une grosse bise sur la joue.

Il plissa les yeux.

— Tu es trop gentille, ça cache quelque chose.

— Pas du tout ! Raconte-moi ta soirée. Tu as fini à quelle heure ?

— Quand je t’ai téléphoné. J’ai faim, commandons !

Je le laissai adresser un signe au serveur pour lui réclamer notre brunch. C’était son nouveau dada. Pour se rassurer, il avait décrété qu’après ses folles soirées du samedi, le brunch le conserverait davantage qu’un vieux bout de pizza réchauffé. Depuis, il me voulait au garde-à-vous pour l’admirer dévorer ses œufs brouillés, sa baguette, ses saucisses et boire son litre de jus d’orange censé étancher sa soif post-after.


Comme d’habitude, je n’avais fait que picorer ses restes ; il me coupait l’appétit. Lunettes de soleil vissées sur le nez, nous fumions, avachis sur nos chaises.

— Tu vas les voir demain ?

— Comme d’hab’, lui répondis-je en souriant.

— Embrasse-les pour moi.

— Promis. Tu n’y vas plus jamais ?

— Non, je n’en éprouve plus le besoin.

— Et dire que je ne voulais pas y mettre les pieds, avant !

C’était devenu mon rituel du lundi. Les Gens étaient fermés, j’allais rendre visite à Colin et Clara. Qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il neige, j’avais rendez-vous avec eux. J’aimais leur raconter ma semaine, les petites histoires des Gens… Depuis que j’avais recommencé à sortir, je détaillais mes rencards foireux à Colin, j’avais l’impression de l’entendre rire, et je riais avec lui, comme si nous complotions. Clara, c’était beaucoup plus compliqué de m’adresser à elle en confidence. Ma fille, son souvenir, me faisait toujours tomber dans un gouffre de douleur. Machinalement, je portai la main à mon cou ; c’était durant un de ces tête-à-tête avec Colin que j’avais retiré de ma chaîne mon alliance qui y faisait office de pendentif. Définitivement.


Depuis quelques mois, mon cou était nu. J’avais expliqué à Colin que j’avais réfléchi et que je songeais à accepter les propositions de rencontres suggérées par Félix.

— Mon amour… tu es là… tu seras toujours là… mais tu es parti… tu es loin et tu ne reviendras jamais, je l’ai accepté… j’ai envie d’essayer, tu sais…

J’avais soupiré, tenté de ravaler mes larmes, et j’avais joué avec mon alliance du bout des doigts.

— Elle commence à peser lourd… Je sais que tu ne m’en voudras pas… je crois que je suis prête… je vais l’enlever… je sens que je suis guérie de toi… je t’aimerai toujours, ça ne changera pas, mais c’est différent maintenant… je sais vivre sans toi…

J’avais embrassé la tombe et décroché ma chaîne. Mes yeux avaient débordé. J’avais serré de toutes mes forces mon alliance dans mon poing. Puis je m’étais relevée.

— À la semaine prochaine mes amours. Ma Clara… maman… maman t’aime.

J’étais partie sans me retourner.


Félix m’interrompit dans mes pensées en me tapotant la cuisse.

— On va marcher, il fait beau.

— Je te suis !

Nous partîmes arpenter les quais. Comme chaque dimanche, Félix exigea de traverser la Seine et de faire un crochet à Notre-Dame pour allumer une bougie. « Je dois racheter mes péchés », se justifiait-il. Je n’étais pas dupe : son offrande votive était pour Clara et Colin, son moyen de maintenir un lien avec eux. Pendant qu’il se recueillait, je patientai à l’extérieur de la cathédrale, observant les touristes qui se faisaient attaquer par les pigeons. J’eus le temps de me griller une clope avant d’assister à un remake de la mort de la maman d’Amélie Poulain, interprété par un Félix digne d’un Oscar — surtout le cri ! Ensuite, le merveilleux acteur qu’il était vint me prendre par les épaules, salua un public en délire imaginaire et me fit prendre tranquillement le chemin du retour vers notre Marais chéri et notre sushi bar du dimanche soir.


Félix buvait du saké. « Il faut combattre le mal par le mal », me disait-il. Quant à moi, je me contentais d’une Tsingtao. Entre deux makis, il passa à l’attaque et exigea son débrief. Ç’allait être bref !

— Alors celui d’hier, tu lui reproches quoi ?

— Sa caméra sur le front !

— Waouh ! C’est vachement excitant.

Je lui mis une bonne calotte sur le crâne.

— Quand comprendras-tu que nous n’avons pas la même sexualité ?

— Tu es d’un triste, se lamenta-t-il.

— On se rentre ? Le film de TF1 ne va pas nous attendre.


Félix me raccompagna jusqu’à la porte de l’immeuble des Gens, comme toujours. Et me broya contre lui, comme toujours.

— J’ai quelque chose à te demander, lui dis-je alors que j’étais encore dans ses bras.

— Quoi ?

— S’il te plaît, arrête de jouer à Meetic, je n’en peux plus de ces soirées ratées. C’est décourageant !

Il me repoussa.

— Non, je n’arrêterai pas. Je veux que tu rencontres un type bien, sympa, avec qui tu seras heureuse.

— Tu ne me présentes que des guignols, Félix ! Je vais me débrouiller toute seule.

Il vrilla ses yeux aux miens.

— Tu penses encore à ton Irlandais ?

— Arrête de dire des conneries ! Ça fait un an que je suis rentrée d’Irlande. T’ai-je déjà reparlé d’Edward ? Non ! Il n’a rien à voir avec ça. C’est de l’histoire ancienne. Ce n’est pas ma faute si tu ne me présentes que des charlots !

— OK, OK ! Je te fiche la paix quelque temps, mais ouvre-toi un peu aux rencontres. Tu sais comme moi que Colin souhaiterait que tu aies quelqu’un dans ta vie.

— Je sais. Et c’est bien mon intention… Bonne nuit, Félix. À demain ! C’est le grand jour !

— Yes !

Je lui offris la même grosse bise que quelques heures auparavant et pénétrai dans mon immeuble. Malgré l’insistance de Félix, je ne voulais pas déménager. J’aimais vivre au-dessus des Gens, dans mon petit appartement. J’étais au cœur de l’activité, ça me convenait. Et surtout, c’était là que je m’étais reconstruite toute seule, sans l’aide de personne. Je pris l’escalier plutôt que l’ascenseur et grimpai jusqu’au cinquième. En arrivant chez moi, je m’adossai à la porte d’entrée et soupirai de contentement. Malgré notre dernière conversation, j’avais passé une superbe journée avec Félix.

Contrairement à ce qu’il croyait, je ne regardais jamais le film de TF1. Je mettais de la musique — ce soir, c’était Ásgeir, King and Cross — , et entamais ce que j’avais intitulé ma soirée spa. J’avais décidé de prendre soin de moi, et quel meilleur moment que le dimanche soir pour s’accorder le temps de se faire un masque, un gommage et tous ces trucs de fille ?


Une heure et demie plus tard, je sortais enfin de la salle de bains, je sentais bon et j’avais la peau douce. Je me fis couler mon dernier café de la journée et m’écroulai sur le canapé. J’allumai une cigarette et laissai mon esprit vagabonder. Félix n’avait jamais su ce qui m’avait fait ranger Edward au fond de ma mémoire pour ne plus penser à lui.


Après mon retour d’Irlande, je n’avais gardé contact avec personne : ni avec Abby et Jack, ni avec Judith, et encore moins avec Edward. Évidemment, il m’avait manqué par-dessus tout. Son souvenir revenait par vagues, parfois heureuses, parfois douloureuses. Mais plus le temps passait, plus j’étais sûre que je ne prendrais jamais de leurs nouvelles, et surtout pas des siennes. Cela n’aurait rimé à rien après tant de temps ; aujourd’hui plus d’une année… Pourtant…


Environ six mois plus tôt, un dimanche d’hiver où il pleuvait des cordes, j’étais restée enfermée chez moi et je m’étais lancée dans du tri de placard ; j’étais tombée sur la boîte où j’avais enfoui les photos qu’il avait prises de nous deux sur les îles d’Aran. Je l’avais ouverte et m’étais liquéfiée en redécouvrant son visage. Comme saisie d’un coup de folie, je m’étais précipitée sur mon téléphone, j’avais retrouvé son numéro dans mon répertoire et j’avais appuyé sur la touche appel. Je voulais, non, je devais savoir ce qu’il devenait. À chaque sonnerie, j’avais été à deux doigts de raccrocher, partagée entre la crainte de l’entendre et un profond désir de renouer avec lui. Et le répondeur s’était déclenché : juste son prénom, prononcé par sa voix rauque, et un bip. J’avais bafouillé : « Euh… Edward… C’est moi… c’est Diane. Je voulais… je voulais savoir… euh… comment tu allais… Rappelle-moi… s’il te plaît. » Après avoir raccroché, je m’étais dit que j’avais fait une bêtise. J’avais tourné en rond dans la pièce en me rongeant les ongles. L’obsession d’avoir de ses nouvelles, d’apprendre s’il m’avait oubliée ou non m’avait scotchée à mon téléphone toute la fin de la journée. Au point de refaire une tentative à plus de 22 heures. Il n’avait pas décroché. À mon réveil, le lendemain matin, je m’étais traitée de tous les noms en prenant conscience du ridicule de mon appel. Mon coup de folie m’avait fait comprendre qu’il n’y avait plus d’Edward, il ne resterait qu’une parenthèse dans ma vie. Il m’avait mise sur le chemin pour me libérer d’un devoir de loyauté envers Colin. Je me sentais aujourd’hui libérée de lui aussi. J’étais prête à m’ouvrir aux autres.

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