Épilogue

Plus de trois mois que je vivais à Mulranny. Chaque jour, j’y étais davantage chez moi. Ma vie me semblait désormais simple, naturelle, je ne me posais plus de questions, je prenais le temps de vivre, sans regret. Je pensais régulièrement aux Gens, ce serait mentir de dire que je n’avais jamais de pincements au cœur, mais cela passait très vite ; l’idée d’ouvrir une petite librairie faisait son bonhomme de chemin dans ma tête… Mais rien ne pressait.


J’étais au téléphone avec Félix. Impossible d’en placer une ! Il ressassait, ruminait les réactions, les faits et gestes de Frédéric qui le faisait mariner depuis des jours et des jours. Mon meilleur ami était mordu, et c’était bien la première fois que ça lui arrivait ; il avait tout de l’ado vivant son premier amour.

— Je n’en peux plus, je te jure… hier soir, j’étais convaincu qu’il allait enfin passer à l’action… et rien, il m’a planté devant la porte de chez moi !

— Et pourquoi tu ne fais pas le premier pas ?

— Bah, j’ose pas…

Je levai les yeux au ciel en étouffant un fou rire.

— Ne te fous pas de ma gueule !

— C’est plus fort que moi, désolée…

La porte d’entrée claqua dans mon dos, je regardai par-dessus mon épaule ; Edward rentrait de son reportage, trempé des pieds à la tête. Il lâcha lourdement son sac de matériel, balança son caban en bougonnant. Puis il me remarqua et s’avança vers moi, le visage toujours fermé. Arrivé devant le canapé, il se pencha et m’embrassa la tempe en soupirant. Dans mon oreille, il murmura « Félix ? », je hochai la tête. Il esquissa un sourire en coin.

— Eh ! Diane, je t’ai perdue ou quoi ? vociféra Félix dans le téléphone.

— Excuse-moi, Edward vient de rentrer…

— OK… j’ai compris… je te rappelle demain.

Il me raccrocha au nez et je laissai tomber mon téléphone à côté de moi. Edward n’avait toujours pas bougé, les mains de chaque côté de mon corps, appuyées au dossier du canapé.

— Je vais vraiment finir par penser que je lui fais peur… Il coupe vos conversations dès qu’il sait que je suis là.

— Non… il veut nous laisser tranquilles… Et puis, je l’ai presque tous les jours au téléphone, alors…

Edward me fit taire d’un baiser.

— Bonjour, me dit-il en éloignant ses lèvres des miennes.

— Je ne t’ai pas entendu partir ce matin… ç’a été, ta journée ?

— Parfaite, le temps convenait à ce que je voulais faire.

— C’est pour ça que tu es de mauvaise humeur ?

— Plus que d’habitude ?

— Non, lui répondis-je en riant.

Il m’embrassa encore une fois avant de se relever. Je me mis debout à mon tour. Il enfila un pull sec avant de se servir un café.

— Je pars dans cinq minutes chercher Declan, lui annonçai-je.

— Tu veux que j’y aille ?

— Non, je dois passer voir Jack après, et j’ai quelques courses à faire.

Il s’approcha de moi, me caressa la joue et fronça les sourcils.

— Tu es fatiguée ?

— Non… comment pourrais-je l’être ?

— Si tu le dis, me répondit-il, pas convaincu pour un sou.

Il sortit de sa poche son paquet de cigarettes — trempé — et gagna la terrasse. J’enfilai mon manteau pour le rejoindre. Je me blottis contre lui. Edward traversait régulièrement des moments d’angoisse où il craignait que je regrette mon choix.

— Ne t’inquiète pas… je vais bien, je ne me suis jamais sentie aussi bien.

Je levai les yeux vers lui, il m’observait, le visage dur, comme à son habitude. Je caressai sa barbe, frôlai sa mâchoire avec mes doigts, il me saisit par la taille, me plaqua contre lui et m’embrassa rageusement. Sa façon à lui de me dire qu’il avait peur de me perdre. Je n’arrivais pas à comprendre qu’il puisse encore craindre ça… Je répondis à son baiser avec toute l’intensité de mon amour. En me détachant de lui, je lui souris, volai la cigarette qu’il avait entre les doigts et tirai plusieurs bouffées avant de la lui remettre entre les lèvres.

— À tout à l’heure ! chantonnai-je, en le laissant.

Il râla. Je passai par la cuisine, attrapai un paquet dans le frigo, et les clés de voiture.


Quelques minutes plus tard, je me garais en barbare devant l’école, juste à l’heure : les enfants sortaient des classes. J’aperçus la chevelure indisciplinée de Declan au milieu des autres. Il bouscula ses copains et se précipita sur moi. Il avait la même peur que son père : ma disparition soudaine.

— Ça va, mon champion ?

— Oui !

— Allez, on grimpe en voiture !


En arrivant chez Jack, nous le trouvâmes assis dans le rocking-chair d’Abby, le journal sur les genoux, fixant son feu de cheminée. Il vieillissait chaque jour davantage, le manque de sa source d’énergie se faisant de plus en plus sentir. L’hiver et les fêtes de Noël lui avaient fait prendre dix ans. J’étais la seule à qui il parlait de son chagrin ; il savait que je le comprenais. J’aimais ces tête-à-tête que nous partagions régulièrement. Je venais plusieurs fois par semaine chez lui. Tout en râlant, il me laissait remettre de l’ordre dans la maison, lui préparer quelques plats d’avance. Je voulais le forcer à se battre. Ma démarche était égoïste, je le savais, mais je souhaitais épargner Declan, Edward et Judith quelque temps. Nous avions tous besoin de lui. Mon plus grand allié était ce petit garçon qui sautillait partout dans le séjour, en lui demandant quand ils allaient pouvoir retourner pêcher tous les deux.

— Dimanche, si tu veux, lui répondit-il.

— C’est vrai ?

— Oui ! Ton père et Diane ont des choses à faire, lui dit-il en me faisant un clin d’œil.

Je déposai un baiser sur sa barbe blanche et allai ranger dans la cuisine les plats préparés le matin même.

— As-tu besoin de quelque chose ? lui demandai-je une fois revenue près de lui. On va faire des courses. Et je dois passer à la pharmacie, aussi, dis-moi.

— Non, j’ai tout ce qu’il me faut. Mais ne traînez pas, il fait mauvais ce soir.

— Tu as raison ! Declan, tu es prêt ? On y va.


Le lendemain matin, je papillonnai des yeux en sentant un baiser sur mes lèvres. Edward était penché sur moi, il souriait en détaillant mon visage, ses mains se baladaient sur mon corps.

— Que veux-tu faire ce week-end ? me demanda-t-il de sa voix rauque ensommeillée.

— Dormir…

— Reste au lit, je me lève.

— Non…

Je m’accrochai à lui, le forçai à se rallonger, et m’écrasai contre son torse, en frottant mon nez contre sa peau. Il n’essaya pas de lutter contre moi, il me serra contre lui, je soupirai d’aise. Je commençai à disséminer des baisers sur sa peau, et à grimper de plus en plus sur lui, ses mains se faisaient plus pressantes sur mon corps… Et puis nous entendîmes les pas de Declan dans le couloir, ainsi que les jappements du chien.

— J’y vais, prends ton temps, ronchonna Edward. Je négocierai avec Jack pour que Declan dorme chez lui ce soir.

— Bonne idée…

Il sortit du lit, enfila son jean qui traînait par terre et rejoignit le couloir en prenant soin qu’aucun intrus n’entre dans notre chambre. Je me calai à sa place, et somnolai une petite heure.


Lorsque je me décidai à me lever, je fis un passage plus long que d’habitude par la salle de bains. Avant d’en sortir, je me regardai dans le miroir, en étouffant un rire, les larmes aux yeux. Je descendis au rez-de-chaussée, légèrement tremblante. Declan était allongé par terre et jouait avec son circuit de voitures. Quand il me vit, il bondit sur ses pieds et me sauta dessus. Je lui fis un gros câlin, comme chaque matin.

— Diane, je dors chez Jack, ce soir !

Edward n’avait pas perdu de temps.

— Tu es content ?

— Oui !

Il repartit jouer, sans plus se préoccuper de moi. Je me servis une tasse de café au bar de la cuisine, et embrassai la pièce du regard. Declan jouait, détendu, serein, comme un petit garçon de son âge ; Postman Pat ronflait les pattes en l’air devant la cheminée allumée et, à travers la baie vitrée, je voyais Edward sur la terrasse, le regard tourné vers la mer, cigarette aux lèvres, pensif, en paix. Mon cœur se gonfla de bonheur, je revenais de loin, nous revenions tous de loin. Nous avions réussi à créer une famille heureuse de gens brisés, abîmés, et nous allions bien… Mon café à la main, je rejoignis celui pour qui mon cœur battait et avec qui je partageais désormais tout et bien plus encore. Nos regards s’accrochèrent, je lui envoyai un sourire à décrocher la lune.

— Ça va ? me demanda-t-il.

— Oui, très bien, même…

Comme chaque matin, il me lança son paquet de cigarettes. Je le fixai de longues secondes. Puis je l’ouvris, me shootai à l’odeur de tabac en fermant les yeux, avant de le lui renvoyer.

— Tu es malade ?

— Absolument pas…

— Tu n’as pas envie d’une clope ?

— Si, j’en crève d’envie.

— Qu’est-ce qui te prend ?

Sans cesser de sourire, je fis les deux pas qui me séparaient de lui pour me blottir dans ses bras.

— Je dois arrêter de fumer, Edward…

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