— 8 —

La vie reprit son cours dès le lendemain matin. J’avais dormi chez Olivier, la nuit avait été réparatrice. Il me raccompagna et monta mon sac de voyage chez moi, pendant que je retrouvais Les Gens. Je n’avais pas eu besoin de lui demander de me laisser seule, il l’avait compris de lui-même. Premier soulagement : tout était intact. Félix n’avait rien saccagé durant mon absence et c’était propre. Il avait dû sacrément prendre sur lui et exigerait sans doute des récupérations, ou une prime ! Second soulagement, et non des moindres : je m’y sentais bien, et j’étais excitée à l’idée de reprendre le travail. Mon séjour en Irlande n’avait pas brisé le cordon entre Les Gens et moi. Olivier frappa à la porte de derrière, j’allai lui ouvrir.

— Merci, lui dis-je avant de l’embrasser. Tu as le temps de prendre un café avec moi ?

— Quelle question !

Nous nous installâmes au bar, côte à côte. Olivier me tourna vers lui, me caressa la joue et prit une de mes mains.

— Tu vas bien ?

— Oui, je te le promets.

— Tu ne regrettes pas, alors ?

— Pas une seule seconde.

— Tant mieux… et le petit garçon ?

— Oh… Declan… j’ai géré, mieux que je le pensais.

— Peut-être parce que tu connais son père.

— Et toute sa famille… Je ne sais pas… il est attachant… Enfin… il va encore souffrir. Abby a pris la place de sa grand-mère… Quand elle va partir…

Ma voix flancha.

— Ne pense pas à ça.

— Tu as raison.

— Le principal, c’est que tu aies renoué avec tes amis. À toi d’entretenir le lien, maintenant.

Il finit son café et se prépara à partir.

— Je n’ai plus le choix !

C’est blottie contre lui que je l’accompagnai dans la rue.

— Tu veux te faire un ciné, ce soir ? me proposa-t-il.

— Pourquoi pas ! Mais on dort chez moi.

— OK.

Il m’embrassa et prit le chemin de son cabinet.


Comme je l’imaginais, Félix s’octroya une partie de la journée. Il arriva sans se presser vers 15 heures.

— La patronne fait fuir les clients ! Il y avait plus de monde quand j’étais à la barre.

— Moi aussi, je suis contente de te voir, Félix !

Il claqua un baiser sur ma joue, se servit un café et s’accouda au bar en m’observant.

— Que fais-tu ? lui demandai-je.

— L’état des lieux…

— Verdict ?

— À l’extérieur, tu passes le contrôle technique. Tu as dû tellement pleurer hier que tu es tombée comme une merde en te mettant au lit. Ce qui te permet d’exhiber tes couleurs et pas tes yeux explosés. À l’intérieur, par contre… c’est moins sûr que tu sois en état de marche…

— Effectivement, je ne vais pas te cacher que ç’a été violent de dire au revoir à Abby. Je ne la reverrai jamais… tu comprends ça ?

Il hocha la tête.

— Quant au reste, je suis en pleine forme, j’ai pris le grand air, je me suis marrée avec Judith. Bref, que du bonheur !

— Et Edward ?

— Quoi, Edward ? Il va comme il peut, on a tout mis à plat. C’est une bonne chose.

— Tu veux dire que tu n’as pas succombé à son charme bourru et sauvage pour la seconde fois !

— Félix, il est père de famille.

— Justement. Je veux bien me transformer en nounou, il doit être foutrement sexy avec son gamin !

Je levai les yeux au ciel.

— Tu oublies un détail : j’ai Olivier, j’aime Olivier.

— Bonne mise au point, me voilà rassuré !


Les semaines qui suivirent, le train-train quotidien reprit sa marche ; Les Gens tournaient à la hauteur de mes espérances, Félix était en pleine forme et je me sentais bien avec Olivier. Le truc en plus : j’avais une fois par semaine Abby et Judith au téléphone. Et ça me remplissait de joie, comme si je comblais un manque.


Nous étions vautrés devant la télévision, chez Olivier. Je somnolais dans ses bras, absolument pas intéressée par le film qui le captivait.

— Va te coucher, finit-il par me dire.

— Ça ne t’ennuie pas ?

— Es-tu bête !

Je l’embrassai dans le cou et fis un passage express par la salle de bains avant de me mettre au lit. Je n’étais pas complètement endormie lorsque Olivier se glissa sous la couette à son tour, et m’attira contre lui.

— Tu n’as pas regardé la fin ?

— Je la connaissais déjà. Tu as mis le réveil ?

— Merde !

— Quoi ?

— J’ai encore oublié mon sac sous le comptoir des Gens. Il faut que je repasse me changer chez moi avant d’ouvrir.

J’attrapai mon téléphone sur la table de nuit et mis l’alarme vingt minutes plus tôt. Je râlais encore en me rallongeant.

— Diane ?

— Oui.

— On pourrait peut-être chercher un appart ?

— Tu veux qu’on habite ensemble ?

— On peut dire ça comme ça aussi ! Écoute, on passe toutes les nuits ensemble et on a passé l’âge de vider un tiroir pour l’autre.

— Tu sais qu’en général ce sont les femmes qui demandent ça ?

— C’est mon côté féminin qui s’exprime ! Qu’en penses-tu ?

— Tu as peut-être raison…

Pourquoi repousser cette nouvelle étape ? Il se pencha au-dessus de moi, sincèrement surpris, avec un grand sourire aux lèvres. Je lui faisais plaisir…

— Tu es sérieuse ? Tu veux vivre avec moi ?

— Oui !

Il m’embrassa, puis posa son front contre le mien. J’avais toujours le sentiment d’être sa petite chose fragile tant il faisait attention à moi.

— J’aurais compris que tu ne sois pas prête… On va choisir un endroit pour nous.

— Ça va être bien…


Quelques jours plus tard, Olivier était aux Gens, il épluchait le PAP tout en appelant les agences immobilières du quartier. Il stabilotait, faisait des listes, s’énervait après les annonces bidons et s’enthousiasmait quand il nous décrochait une visite. Sa tâche était ardue ; il s’était mis en tête de nous trouver un appartement dans le quartier… Pour moi, pour me faciliter les choses.

— On a un problème ! déclara-t-il.

— Lequel ?

— Toutes les visites ont lieu samedi prochain.

— Ah…

— Comme tu dis !

Nous eûmes le même réflexe : nous tourner vers Félix qui avalait bonbon sur bonbon. Il s’était mis au régime « j’arrête de fumer » sans l’intention de se passer de cigarettes. « J’anticipe, je me prépare », me disait-il, très convaincu. Lorsqu’il remarqua que nous le fixions, il haussa un sourcil et lança un Dragibus dans sa bouche.

— Vous complotez quoi, au juste ?

— Il faudrait que tu rendes service à Diane.

— Ça se monnaie…

— Félix, s’il te plaît, insistai-je. On visite des apparts samedi.

No problem ! Prenez tout le temps qu’il vous faut pour choisir votre nid ! Du moment qu’elle quitte son taudis ! Du coup, je me taille maintenant !

Il goba un dernier bonbon avant de venir prendre Olivier dans ses bras.

— Si tu n’existais pas, je ne sais pas ce que je serais devenu avec elle sur les bras !

— Bah, ça va ! m’énervai-je.

— Je t’aime, Diane !

Il partit en sautillant.

— On devrait trouver notre bonheur, dis-je à Olivier.

— J’espère ! Tu es vraiment sûre de toi ?

— Oui !

— Vivre ici ne va pas te manquer ?

— Bien sûr… mais je veux avancer avec toi.

Je l’embrassai en me penchant par-dessus le comptoir. Je devais continuer à franchir des étapes, même si, par moments, je me disais que cela allait trop vite ; j’avais peut-être accepté par confort et facilité, parce que je souhaitais que les choses restent simples, sans conflit, et je ne voulais pas faire un pas en arrière. C’était un interdit que je m’imposais. J’étais bien avec Olivier, tout était doux, paisible.


Le lendemain soir, lorsqu’il arriva, j’étais sur le point de téléphoner à Abby. Il passa derrière le bar pour m’embrasser.

— Tu as passé une bonne journée ? lui demandai-je.

— Très bonne, tu fermes bientôt ?

— Je veux téléphoner à Abby, avant.

— Bien sûr.

— Sers-toi une bière.

Je ne me cachais pas pour appeler l’Irlande. Il savait que je tenais à Abby et que j’avais besoin de lui parler. Il n’en prenait pas ombrage. Je posai mes fesses près de la caisse, et m’accoudai au comptoir. Olivier s’installa de l’autre côté et feuilleta un magazine. Je composai le numéro d’Abby et Jack, que je connaissais par cœur. Un temps qui me sembla interminable s’écoula avant que quelqu’un décroche.

— Oui !

Ce n’était ni Abby ni Jack. Un frisson me parcourut le dos.

— Edward… c’est Diane.

Dans ma vision périphérique, je vis Olivier lever légèrement le nez de sa lecture.

— Comment vas-tu ? finit-il par me demander après de longues secondes de silence.

— Oh… bien, et toi ?

— Ça va…

J’entendis derrière lui la voix de Declan et souris.

— Et ton fils ?

— Mieux… au fait… je lui apprends la photo…

— C’est vrai ? C’est merveilleux… je…

Je préférais m’interrompre plutôt que dire à voix haute que j’aimerais les voir tous les deux avec leurs appareils. Cette envie venait de loin et me surprit par sa violence…

— C’est qui, papa ?

Edward soupira dans le combiné.

— Diane.

— Je veux lui parler ! Diane ! Diane !

— Edward, dis-lui que je l’embrasse, je ne peux pas m’attarder, Abby est là ?

Simple mesure de protection : en réalité, j’avais tout mon temps.

— Elle est couchée, mais je vais te passer Jack. À bientôt.

Tout en entamant ma conversation avec Jack, j’entendis Edward calmer Declan qui ne comprenait pas pourquoi il était le seul à ne pas me parler. Son père lui expliqua que j’étais pressée et que j’étais avec ma famille à Paris. Cela remit de la distance et les choses à leur place. J’arrêtai de les écouter et me concentrai sur les nouvelles. Jack m’annonça qu’Abby était très fatiguée depuis plusieurs jours. Je sentais l’inquiétude dans sa voix, mais aussi de la résignation.

— Je lui dirai que tu as téléphoné, elle me remontera les bretelles parce que je ne l’ai pas réveillée ! Tes appels lui font toujours beaucoup de bien.

— Je réessayerai demain. Embrasse-la pour moi. Je t’embrasse fort, Jack.

— Moi aussi, ma petite Française.

Je raccrochai. Pour la première fois depuis mon retour, un peu plus de un mois auparavant, j’avais envie d’être ailleurs. J’aurais voulu veiller Abby.

— Diane ?

— Elle dormait, ça n’a pas l’air d’être la forme.

Je soupirai.

— Je rappellerai demain, j’aurai peut-être plus de chance… Parle-moi des appartements, ça va me distraire !


Le lendemain, en discutant avec Abby, j’eus un mauvais pressentiment. Certes, elle était moins faible que je ne l’imaginais, mais elle consacra un long moment à me faire toutes ses recommandations — « Laisse le temps faire son œuvre, souris, ne pleure pas, écoute ton cœur » —, en me lançant des « ma petite fille » bourrés de tendresse et d’amour à chaque phrase.


Samedi arriva vite. Le marathon des visites démarra de bonne heure et m’épuisa. Nous vîmes le pire comme le meilleur. Olivier avait pris en charge nos dossiers, je m’étais contentée de lui fournir les différentes pièces pour ma partie. Il s’occupait de nous vendre auprès des propriétaires pendant que je déambulais dans notre futur chez-nous potentiel. Il eut un véritable coup de cœur pour un appartement à Temple, et son entrain faisait plaisir à voir. Je n’avais rien à redire, il était parfait : un deux-pièces avec un microbalcon et une vue dégagée, une petite cuisine séparée et une salle de bains refaite à neuf, avec une douche à l’italienne. Et pour le plus grand bonheur d’Olivier, il était disponible tout de suite. Il me prit par le bras et m’entraîna dans un coin du salon.

— Qu’en penses-tu ?

— Nous serions bien ici.

— Ce n’est pas trop loin des Gens ?

— Je peux marcher dix minutes, quand même !

Le doute se lisait sur son visage. Je lui pris le dossier des mains et le tendis à l’agent immobilier.

— Quand pensez-vous pouvoir nous donner une réponse du propriétaire ?

— La semaine prochaine.

— Très bien, on attend votre appel.

Je pris la main d’Olivier, jetai un dernier regard au séjour, et nous entraînai vers l’ascenseur.

— Tu vois ? C’est fait !

Je l’embrassai avec tout mon cœur, mais aussi pour faire taire une pointe d’angoisse naissante. Nous rejoignîmes Les Gens tranquillement, main dans la main, en évoquant notre aménagement, comme un couple normal. En arrivant à destination, Olivier reçut un appel d’un ami, et resta sur le trottoir pour répondre. Avant de subir l’interrogatoire de Félix, je me fis couler un café.

— On a déposé un dossier, on devrait savoir rapidement si c’est bon.

— Waouh, j’y crois pas. Tu te lances !

— Ouais !

Il me fixait.

— Tu es contente ?

— Ça fait juste un peu bizarre. Je vais vivre avec un homme qui n’est pas Colin.

— C’est vrai, mais tu l’aimes.

— Exact.

Lorsque Olivier nous rejoignit, un grand sourire aux lèvres, et vint m’embrasser, je me dis qu’il fallait que j’arrête de me torturer avec mille questions : j’étais prête pour lui. J’avais enfin trouvé la paix.


Je me le répétai une fois de plus le soir même. Nous étions invités à dîner chez ses amis — les jeunes parents. Les gazouillis mirent mes nerfs à rude épreuve dès la première seconde. Cette image de parfaite petite famille m’était insupportable, et je savais pourquoi. Cela me renvoyait à ce que nous formions avec Colin et Clara. Ils étaient insouciants, tout à leur bonheur, ne pensant pas une seule seconde que tout pouvait basculer. La vie avait mis sur ma route un homme qui n’était pas travaillé par la paternité et la transmission de son patrimoine génétique. J’avais tout ce qu’il me fallait. Pourtant, je réalisai que je préférais la compagnie de personnes cabossées par la vie — ça me remuait, ça me donnait un coup de fouet.


Quand le bébé fut couché, je pus me détendre et profiter de la soirée sans ruminer. Au moins, j’étais tombée sur des parents qui ne gardaient pas leur enfant dans les bras en permanence. Oliver se chargea de la grande annonce nous concernant. Ils ne feignirent pas leur joie, et nous trinquâmes à notre appartement. Puis ils proposèrent de nous aider à porter les cartons. Olivier se fit charrier : deux déménagements en moins de six mois, il abusait ! Je promis une tournée générale en dédommagement. Je commençai à m’agiter, Olivier le remarqua et se pencha vers moi.

— Va fumer, personne ne t’en voudra.

— Merci…

J’attrapai mes clopes et mon téléphone dans mon sac, en m’excusant auprès de tous. Je dus descendre dans la rue pour prendre ma dose de nicotine. Judith avait essayé de m’appeler. Elle décrocha dès la première sonnerie.

— Que fais-tu de ton samedi soir ?

— Je dîne chez des amis d’Olivier. Nous fêtons notre futur appartement !

— Quoi ? Tu vas habiter avec lui ! C’est vraiment sérieux, alors ?

— Ça en a tout l’air… Et toi, qu’as-tu de prévu pour ta soirée ?

— Où veux-tu que je sois ?

Je ris.

— À Temple Bar, je fais la fête aujourd’hui, dit-elle, confirmant mes soupçons.

— Tant mieux, c’est que tout va bien ?

— Oui, Abby était fatiguée ces derniers jours, et là, c’est reparti. Une frayeur pour rien.

— Tu as raison d’en profiter. Bois une Guinness pour moi !

— Pas qu’une, fais-moi confiance. À plus !

Tout en raccrochant, elle commanda une pinte dans un joyeux brouhaha de pub. Ça me fit envie. Je remontai prendre ma place au dîner.


Nous eûmes une réponse positive pour l’appartement. Nous devions signer le bail une semaine plus tard, et récupérer les clés dans la foulée. J’étais prise dans un tourbillon, je suivais Olivier, qui continuait à tout prendre en charge. Il arrivait à concentrer plusieurs journées en une seule, jonglant entre ses consultations, nos papiers administratifs et nos préparatifs d’emménagement, alors que, de mon côté, Les Gens occupaient tout mon temps. À croire que mon implication au travail avait redoublé : je pensais aux Gens en permanence, j’y passais toutes mes soirées, m’attardant chaque jour un peu plus. Ne m’y réfugiais-je pas pour fuir mes vrais problèmes ? Les Gens étaient mon chez-moi, mon endroit à moi, le lieu où me recentrer. J’évitais soigneusement toute discussion avec Félix. Il avait le don de mettre le doigt où ça faisait mal. Toute remise en question était exclue.


Ce lundi-là, nous passâmes toute la soirée à faire des cartons chez Olivier. Préparer le déménagement le soir après le travail avait un avantage : ne pas me donner le temps de réfléchir davantage à l’engagement que je prenais avec lui. Force était de constater qu’il me manquait son entrain et sa fougue à l’idée de vivre ensemble. Des flots de souvenirs jaillissaient : j’avais été si surexcitée de m’installer avec Colin, à l’époque, je ne pensais qu’à ça, j’étais obsédée. J’étais pourtant aujourd’hui certaine d’aimer assez Olivier pour aller jusqu’au bout. Il me fallait accepter que j’avais grandi, que l’amour à vingt-cinq ans ne se compare pas à celui des trente-cinq, surtout lorsqu’on a déjà eu une vie de famille.

L’un comme l’autre, nous tombâmes comme des masses en nous couchant. Cependant, notre sommeil fut perturbé par mon portable qui sonna en pleine nuit. À tâtons, je l’attrapai sur la table de chevet. Malgré mes yeux mi-clos, je lus « Judith », et je compris. En décrochant, j’entendis ses pleurs avant sa voix.

— Diane… c’est fini…

— Ma Judith…

Je l’écoutai me raconter qu’Abby n’avait pas souffert, elle avait souri jusqu’au bout et s’était endormie paisiblement deux jours plus tôt, dans les bras de Jack. Il était le dépositaire de ses recommandations pour chacun d’entre nous : Judith, Edward, Declan et moi. Entendre que j’avais été dans les pensées d’Abby à la fin me fit verser ma première larme.

— Désolée de t’appeler si tard, mais je n’ai trouvé le temps que maintenant. On a tout à préparer…

— Ne t’inquiète pas. Où es-tu ?

— Chez eux, je ne veux pas quitter Jack. Et Edward s’occupe de Declan.

— Essaye de dormir, je te téléphone demain. Je voudrais être avec toi…

— Je sais… tu nous manques à tous…

Elle raccrocha. Je m’assis dans le lit et éclatai en sanglots. Olivier me prit dans ses bras pour calmer mes tremblements. Je m’attendais au départ d’Abby, je savais qu’elle devait partir. Mais ça faisait si mal de penser qu’elle ne mènerait plus tout son petit monde à la baguette, qu’elle ne prendrait plus soin de quiconque. Jack avait perdu son double.

— Je suis désolé, murmura Olivier. Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?

— Rien.

Il embrassa mon front, me berça contre lui, pourtant je me sentais seule, ce n’était pas là que je voulais être.

— Je dois appeler Edward.

Je me dégageai des bras d’Olivier, sortis du lit, enfilai un pull et me rendis dans le séjour en composant le numéro d’Edward. Il décrocha dès la première sonnerie.

— Diane, souffla-t-il dans le combiné. J’attendais ton appel…

J’avais besoin de t’entendre, pensai-je.

— Je suis là…

Je perçus le son d’un briquet et la première bouffée qu’il aspira. J’en fis autant. Chacun dans son pays, nous fumâmes une cigarette ensemble. J’entendais le vent.

— Où es-tu ? lui demandai-je.

— Sur la terrasse.

— Et Declan ?

— Il vient tout juste de s’endormir.

— Quand est l’enterrement ?

— Après-demain.

— Si vite !

— Jack ne veut pas que les choses s’éternisent… il est prêt.

— Je vais venir…

— Tu ne peux pas tout lâcher pour être avec nous, même si j’en ai…

— Ma place est avec vous et personne ne pourra m’empêcher de venir.

— Merci… Declan s’est réveillé, il pleure…

— Rappelle-moi quand il se sera rendormi, peu importe l’heure, je répondrai. Je vais chercher un billet d’avion.

— Diane… je…

— Va voir ton fils.

Je raccrochai, puis fixai mon téléphone de longues secondes avant de me rendre compte qu’Olivier m’avait rejointe dans la pièce et qu’il avait pris soin de m’apporter un cendrier. Je ne l’avais même pas remarqué.

— Je peux t’emprunter ton ordinateur ?

— Que vas-tu faire ?

— Je dois trouver un billet d’avion pour demain.

— Quoi ?!

— Ma place est à l’enterrement d’Abby. Je ne me pardonnerai jamais de ne pas y aller.

— Je comprends…

Il alla me chercher son ordinateur et s’assit à côté de moi sur le canapé.

— Va te coucher.

— Diane, laisse-moi faire quelque chose pour toi.

Je m’accrochai à son cou. J’étais désolée de lui imposer ça, de bousculer ses plans, mais c’était comme un appel. Ma vie venait de se suspendre. Et rien, ni Les Gens, ni Olivier, ni Félix ne pouvaient lutter contre cet élan.

— Tu ne peux rien faire, je suis navrée. Ne passe pas une nuit blanche à cause de moi.

Il secoua la tête, m’embrassa et se leva.

— Je ne dormirai pas tant que tu ne seras pas avec moi, mais je vais te laisser tranquille, si c’est ce dont tu as envie.

— Pardonne-moi.

Il ne répondit pas. Je le suivis du regard tandis qu’il regagnait la chambre en laissant la porte ouverte. En cherchant mon vol, je ne pensais qu’à Edward, qui devait lutter contre les terreurs nocturnes de Declan. Je venais de payer mes billets lorsque mon téléphone sonna.

— Edward…

— Ça y est, il dort.

— Tu devrais aller en faire autant.

— Toi aussi !

Je souris.

— J’ai mon billet, j’arrive demain soir à 20 heures, je prendrai la route directement sans traîner.

— Ce n’est pas prudent, je vais venir te chercher.

— Qu’est-ce que tu racontes ? J’ai toujours loué une voiture, je vais faire comme d’habitude. Je peux me débrouiller comme une grande. S’il y a bien une personne qui ne cherche pas à me surprotéger c’est toi, alors ne commence pas !

— Ne discute pas. Je viendrai.

— Tu ne vas pas traverser le pays dans la journée. Et Declan ? Il va être terrifié de te voir partir.

— Si je lui dis que c’est pour toi, il me laissera partir… Judith sera avec lui et elle, ça lui fera du bien de s’éloigner d’Abby quelques heures. Je partirai en fin d’après-midi, on sera rentrés à minuit.

— Tu es ridicule.

— S’il te plaît, Diane. Laisse-moi venir te chercher, j’ai besoin de prendre l’air, de souffler.

Son appel à l’aide me chavira.

— Très bien… va dormir maintenant.

— À demain.

Il raccrocha. Je pris le temps de fumer une cigarette, j’en avais besoin pour réaliser que je partais le lendemain à Mulranny assister à l’enterrement d’Abby. Pourtant, au fond de moi, j’avais toujours su que, le jour où cela arriverait, j’y retournerais. Quitte à me mettre en danger. Mon corps était encore à Paris, mon esprit était déjà là-bas. En retournant dans la chambre, je ne pus que constater qu’Olivier ne dormait pas ; il m’attendait, un bras replié derrière la tête. Il m’ouvrit la couette, je me glissai dessous et me blottis contre lui ; il resserra son bras autour de moi.

— Combien de temps pars-tu ? chuchota-t-il.

— Trois jours. Ne t’inquiète pas, nous déménagerons à la date convenue.

— Ce n’est pas ça qui m’inquiète…

— Quoi, alors ?

— C’est toi.

— Ne t’en fais pas, je ne vais pas m’écrouler. La mort d’Abby n’a rien à voir avec ce que j’ai vécu, j’y étais préparée. Et je compte respecter la promesse que je lui ai faite, ne pas pleurer et poursuivre ma vie.

— Vraiment ?

Je ne lui répondis pas. Il me tint contre lui toute la nuit. Le sommeil finit par m’emporter, et je réussis à dormir quelques heures. En ouvrant les yeux, la conscience de la perte d’Abby me coupa la respiration un instant. Je pris sur moi, et luttai contre la peine. Je devais assurer ma journée, préparer mon absence, et rassurer Olivier dont le masque d’inquiétude n’avait fait que se creuser durant la nuit. Il ne me quitta pas des yeux lorsque nous prîmes notre petit déjeuner.

— À quelle heure décolles-tu ce soir ?

— 19 heures.

— Je vais me débrouiller pour t’accompagner.

— N’annule pas tes rendez-vous pour moi.

— J’y tiens, ne cherche pas à m’en empêcher.


Une demi-heure plus tard, il me laissait aux Gens. J’ouvris le café et m’activai immédiatement, au lieu de discuter avec mes clients du réveil comme je le faisais d’habitude ; je mis tout en ordre, vérifiai que Félix ne manquerait de rien et pris le temps d’appeler Judith. Elle avait une meilleure voix que la veille, Edward l’avait mise au courant de mon arrivée, je la sentais soulagée. Et puis elle me passa Jack sans que j’y sois préparée.

— Ma petite Française, comment vas-tu ?

— On s’en moque, de moi, c’est à toi qu’il faut demander ça.

— Tout va bien, nous avons eu notre temps. J’ai un message pour toi, mais tu le connais déjà.

— Oui, reniflai-je.

— Ça me touche que tu fasses le voyage, tu verras, ça t’apaisera.

— À demain, Jack.

Mes épaules s’affaissèrent en raccrochant.

— Ça veut dire quoi : à demain, Jack ?

Je sursautai en entendant Félix.

— Je prends l’avion ce soir : Abby est morte.

Je lui tournai le dos et me fis couler un café.

— Tu ne peux pas faire ça ! Tu ne peux pas aller à un enterrement en Irlande.

Il me prit par les épaules et me força à le regarder.

— Rien ne m’en empêche !

— Tout, justement ! Tu ne vas pas le supporter ! Merde ! Tout va bien dans ta vie, tu as Olivier, tu as Les Gens, tu as tourné la page. Oublie l’Irlande et ses habitants !

— Ne me demande pas l’impossible ! Et puis n’en fais pas tout un foin, je pars trois jours et je reviens pour le déménagement.

— Dans quel état ?

— Je n’en peux plus que tout le monde s’inquiète pour moi, toi, Olivier. Arrêtez de penser que je vais m’écrouler à la première épreuve. Je ne suis plus la même, j’ai pris ma vie en main, je vais bien, je sais ce que je veux. Et ce que je veux, ce que mon cœur me dicte, c’est d’aller dire au revoir à Abby, et d’être aux côtés de ces gens que j’aime.

— Et le môme, il fait partie des gens que tu aimes ?

Son attaque me fit reculer et bafouiller.

— Je ne sais pas… Declan est…

— Le fils d’Edward ! Voilà ce qu’il est !

Je regardai mes pieds. Félix m’écrasa contre lui.

— Tu fais chier, Diane. Va t’embrouiller la tête, et je te récupérerai.

— Il n’y aura rien à récupérer.

— Arrête de jouer les idiotes, ça te va très mal.


La journée fila à toute vitesse ; je déjeunai à peine pour aller faire ma valise. Félix était prêt à assurer le service pendant trois jours. Comme il me l’avait annoncé, Olivier passa me récupérer aux Gens pour m’accompagner à l’aéroport. Pour me dire au revoir, Félix se contenta de deux grosses bises et d’un regard qui signifiait « attention à toi ». Je sortis des Gens, fis trois pas dans la rue en tenant la main d’Olivier, et me retournai pour jeter un dernier coup d’œil à mon café littéraire. Je parcourus du regard la devanture, l’enseigne… Je m’éloignais une fois de plus de mon refuge… pour eux, pour l’Irlande…

Le trajet en RER se fit en silence, Olivier me tenait contre lui, embrassant parfois mes cheveux, caressant mes mains. J’étais responsable de sa tristesse, je n’aimais pas ça. L’égoïsme devenait-il une seconde nature chez moi ? J’avais pris cette décision sans me soucier de lui, ni de ce que cela pouvait lui faire, sans penser une seule seconde à lui demander son avis.


Je venais de m’enregistrer, nous étions dehors ; je fumais une dernière cigarette avant l’embarquement lorsque mon téléphone sonna.

— Oui, Edward.

Olivier me serra un peu plus contre lui.

— J’ai pris la route, je voulais savoir si ton vol était à l’heure.

— C’est ce qui est annoncé.

— Je t’attendrai derrière la douane.

— Très bien, je sortirai rapidement de l’avion.

— À tout à l’heure.

Il raccrocha sans que j’aie le temps de lui répondre. Je me tournai vers Olivier qui ne cessait de me regarder, toujours anxieux.

— Tu m’en veux ? lui demandai-je.

— Bien sûr que non… Ils sont un peu ta famille, en réalité… Ce n’est simplement pas évident que tu me fermes cette porte. Je ne peux pas prendre soin de toi comme je le voudrais, c’est tout.

Je pris ses mains dans les miennes.

— À mon retour, je serai avec toi. Sois rassuré.

— Tu veux toujours déménager le week-end prochain ?

— Oui !

Il me prit dans ses bras et soupira dans mon cou.

— Il faut que tu y ailles, maintenant.

Il m’accompagna jusqu’à la dernière barrière de sécurité.

— N’attends pas que je disparaisse pour rentrer chez toi, d’accord ? Et je t’en prie, ne bouscule pas ton emploi du temps pour venir me chercher à mon retour.

Il acquiesça et m’embrassa. Je sentais qu’il mettait tout son amour dans ce baiser, toute sa douceur, toute sa tendresse. Je le lui rendis du mieux que je pus. Mais j’étais incapable de déterminer la conviction que j’y mettais.

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