— 11 —

À Roissy, je décidai de m’offrir un taxi, je n’avais aucune envie de me retrouver ballottée dans les transports en commun. Dans la voiture, je reçus un SMS de Judith : «

Le père et le fils se sont retrouvés.
» L’espace d’un instant, cela me soulagea.

Je payai ma course et montai chez moi sans jeter un regard aux Gens ni à Félix. En découvrant les cartons à moitié commencés dans mon studio, j’eus honte de mon hypocrisie vis-à-vis d’Olivier. Je lui avais fait espérer une histoire et une vie auxquelles je ne croyais pas. Je balançai mon sac de voyage et claquai la porte.


J’entrai dans mon café par la porte de derrière, remarquai quelques clients — que je ne saluai pas — et passai derrière le comptoir.

— Salut, Félix, me contentai-je de dire.

J’attrapai le cahier de comptes et vérifiai les chiffres des précédentes journées. Plus pour m’occuper les mains que par véritable intérêt…

— Bonjour, Félix, comment vas-tu ? Ça n’a pas été trop chiant d’être tout seul ? Ça t’arracherait la gueule d’être sympa avec moi ! râla ce dernier.

Je lui lançai mon regard le plus noir. Il ouvrit les yeux en grand.

— Qu’est-ce que tu as fait comme connerie ?

— Aucune ! Fous-moi la paix !

— Tu ne vas pas t’en sortir comme ça !

— Prends donc ta fin d’après-midi, tu dois être fatigué ! lui balançai-je.

— Non, mais tu es malade !

— S’il te plaît, Félix, sifflai-je. Je ne peux pas me permettre de craquer maintenant.

Je me cramponnai au bar, serrai les dents en tentant de maîtriser ma respiration.

— OK, je te laisse… bon courage…

— Demain, Félix… demain, je te parlerai… C’est promis.

— T’inquiète ! Je te connais ! Ça redescend aussi vite que c’est monté.


Je dus attendre la fermeture pour voir Olivier arriver, les épaules basses. Il poussa la porte, je restai derrière mon comptoir, comme une barrière de protection. Il s’assit sur un tabouret et s’accouda au bar en me fixant. Je n’arrivais pas à ouvrir la bouche. Il regarda partout autour de lui, à gauche, à droite, en haut, en bas, comme s’il cherchait à mémoriser les lieux. J’aurais dû me souvenir de sa perspicacité, il avait tout compris.

— Olivier… je ne peux plus faire semblant…

— Je ne peux m’en prendre qu’à moi-même… Je voulais y croire, j’ai espéré être plus fort… Depuis l’exposition, dès le premier instant où je t’ai vue avec lui… j’ai refusé de regarder la réalité en face. Pourtant, j’ai toujours senti que c’était lui que tu aimais…

— Pardonne-moi…

— Je ne veux pas savoir ce qui s’est passé entre vous ni depuis quand. Ce qui me désole, c’est qu’il ne te rende pas heureuse…

— C’est notre situation qui me rend malheureuse, il n’y est pour rien.

— Son fils ?

— La distance.

Il baissa la tête.

— Si, moi, j’avais eu un enfant, tu ne m’aurais pas regardé…

Il avait raison.

— Je ne vais pas m’attarder… ça ne sert à rien. J’appellerai l’agence immobilière demain pour rompre le bail…

— Je vais le faire…

— Non.

Il se leva, alla jusqu’à la porte d’entrée qu’il ouvrit avant de se retourner vers moi. Olivier m’avait fait tellement de bien, il avait pris soin de moi, fait preuve de patience, et je le repoussais.

— Fais attention à toi, me dit-il.

— Toi aussi, murmurai-je.

Il referma la porte derrière lui, et je m’avachis sur mon comptoir. J’étais à nouveau seule, mais j’avais été honnête avec moi-même et surtout avec Olivier. Il était temps. Je fis le tour des Gens pour tout éteindre et montai chez moi en traînant les pieds. Je ne jetai pas un regard à ma valise ni aux cartons, je m’allongeai sur mon lit dans le noir et fixai le plafond. Je revécus en pensée ces trois derniers jours, la nuit passée avec Edward, la séparation avec Declan… J’avais tellement mal. Ils me manquaient au-delà du possible, j’étais comme vide. Mon studio, qui jusque-là représentait ma bulle de protection, le lieu où me réfugier depuis mon premier retour d’Irlande, ne me procurait aucun apaisement. Un peu comme si j’étais en transit dans un hôtel d’étape, avant un saut vers l’inconnu. J’eus peur ; je n’étais plus chez moi. Mes repères volaient en éclats.


Le lendemain, je me réveillai de moi-même à l’aube. J’ouvris Les Gens avec plus d’une heure d’avance. En buvant mon troisième café, je pensai à Declan qui devait être arrivé à l’école, à Edward qui devait être sur la plage avec son appareil photo en main, ou bien dans son bureau. Comment allaient-ils ? Avaient-ils dormi ? Edward parvenait-il à faire face ? Souffrait-il autant que moi du manque ? Et Jack ? Judith était-elle rentrée à Dublin ? Accueillir les clients, les servir, leur sourire malgré tout ne changeaient rien, ne parvenaient pas à écarter ces pensées, ces préoccupations de mon esprit.


Félix étant aux abonnés absents, je passai une grande partie de la journée seule à observer, à sentir Les Gens, à me souvenir d’eux. Je faisais mon travail, comme un automate. En parlant aux clients, je n’avais pas le sentiment que c’était ma voix, c’était une autre qui répondait à leurs demandes. J’étais détachée de chacun de mes gestes, de chacune de mes habitudes de travail. Une distance — un fossé, même —, s’était créée tranquillement, insidieusement. À certains moments, je m’accrochais au comptoir, comme si je cherchais à garder les pieds sur terre. J’aurais voulu être douée de mysticisme pour leur parler à mes Gens heureux, leur demander de me rappeler à l’ordre, pour qu’ils me fassent revenir à eux, pour qu’ils me séduisent à nouveau, qu’ils me comblent, qu’ils remplissent le gouffre que l’absence d’Edward et de Declan laissait en moi. Je regardais souvent le panneau photos — les visages de Colin et Clara — à eux aussi, je lançai un appel au secours, j’avais besoin de réponses. Et puis je pensais à Abby, je savais ce qu’elle me dirait. Je m’interdisais de penser à l’avenir, à cet avenir… impossible. Pourtant, il m’obsédait, et il était entre mes mains.


Félix pointa le bout de son nez en fin de journée. En réalité, il arriva pour la fermeture, et donc se faire payer l’apéro. Les clients avaient déserté les lieux. Ce n’était pas plus mal, un tête-à-tête était nécessaire. Il passa derrière le comptoir, se versa un verre, et me jeta un coup d’œil. Il dut juger que j’avais bien besoin d’un remontant, moi aussi, et m’en servit un. Puis il s’adossa au mur, porta un toast imaginaire, et m’observa tout en sirotant.

— Où as-tu dormi la nuit dernière ?

— Chez moi.

Il pencha la tête sur le côté.

— Ah… Et ce soir ?

— Chez moi, encore.

— Le déménagement ?

— Il n’y a plus de déménagement.

J’avalai une grande rasade de vin pour me donner une contenance. Puis je saisis mon meilleur moyen de fuite — mes cigarettes — et sortis fumer. Félix, aussi drogué que moi, ne tarda pas à me suivre. Il s’appuya à la devanture et ricana.

— Putain ! Je n’aurais jamais cru que tu le ferais…

Je posai la tête sur son épaule, lasse tout à coup. Épuisée par mes interrogations incessantes, cette décision qui me demandait un courage monstrueux, qui remettait ma vie en question, épuisée aussi et surtout par le manque d’Edward et de Declan, après seulement vingt-quatre heures de séparation.

— Nous revoilà en tête à tête, ajouta-t-il. C’est un mec bien, tu aurais pu être heureuse avec lui…

— Je sais…

— Enfin, je ne veux pas dire mais… t’as quand même l’air con, maintenant !

Je me redressai et me campai sur mes pieds en face de lui. Il trouvait le moyen de rire ! Il fallait qu’il se méfie, mon humeur n’avait rien de stable.

— Je peux savoir en quoi j’ai l’air con ?

— Tu as deux types qui t’aiment, dont un que tu as dans la peau, et tu es toute seule. Tu as tout perdu dans l’affaire, ça ne rime à rien. Tu vas faire quoi maintenant ? Te morfondre dans ton café ? Attendre un troisième gus pour te sauver des autres ?

Félix n’avait pas idée de ce qu’il venait de provoquer. Pour commencer, je lui devais la paix, j’étais calme tout à coup, en accord avec moi-même. Ensuite, en disant tout haut ce que je pensais tout bas, il m’avait donné ma réponse. Je ne perdrais pas une seconde fois ma famille.

— Merci, Félix, pour tes conseils…

— Je ne t’ai rien dit !

— Si, je te promets… j’ai un service à te demander…

— Je t’écoute.

— Peux-tu me remplacer demain matin ?

Il souffla.

— Bon… d’accord…

— Merci !


Le lendemain midi, quand je sortis de l’agence, j’avais un peu le vertige ; la première étape était bouclée, la suivante serait pour l’après-midi. Et s’il n’y avait pas de mauvaise surprise, tout serait lancé le jour suivant. Je n’aurais plus qu’à attendre. Je trouvai un banc où je me laissai tomber. J’irais au bout, aussi sûrement que lorsque j’étais partie en Irlande la première fois. Je pris mon téléphone et composai son numéro. Évidemment, il ne décrocha pas ; je l’imaginais, fixant mon prénom sur son écran. Je ne baissai pas les bras, et rappelai, encore et encore. Il décrocha à ma cinquième tentative.

— Diane…

Sa voix rauque me fit trembler des pieds à la tête.

— Tu ne dois pas m’appeler…

— Edward… je ne vais pas être longue, j’ai simplement quelque chose à t’annoncer.

Il soupira, et j’entendis le bruit de son briquet.

— Je sors d’une agence immobilière… J’ai mis Les Gens en vente. Si toi et Declan voulez toujours de moi…

L’émotion me submergea. Edward ne disait rien au bout du fil. Je finis par m’inquiéter.

— Tu es là ?

— Oui… mais… cet endroit… c’est ton mari et ta fille… tu…

— Non… ce n’est pas eux. Je les porte en moi. Et maintenant, il y a toi et Declan. C’est rare ce qui nous arrive… Je refuse de passer ma vie sans vous, tu ne déracineras pas Declan… Vous n’êtes pas faits pour vivre à Paris, mais moi, je suis faite pour vivre à Mulranny…

— Diane… je ne peux pas me permettre d’y croire…

— Tu peux, pourtant. Nous, toi et moi, Declan avec nous, ce n’est plus une illusion. Je ne serai jamais la mère de ton fils, je serai celle qui soutient son père pour l’élever et qui lui donnera tout l’amour qu’elle peut… Et je serai ta femme… Ça peut être notre vie, si tu le veux toujours…

De longues secondes s’écoulèrent. Puis j’entendis son souffle.

— Comment peux-tu en douter ?


Une demi-heure plus tard, je faisais sonner la clochette de la porte des Gens. Félix tchatchait au comptoir avec des clients. Son monde allait s’effondrer. Je le rejoignis, lui fis une bise et me servis un café.

— Il faut qu’on parle, lui annonçai-je sans préambule.

— Si je n’étais pas gay, je pourrais imaginer qu’elle veut rompre…

Tout le monde éclata de rire, sauf moi. Il n’était pas tombé loin de la vérité.

— On va vous laisser ! s’esclaffèrent les clients.

— Bon, alors, qu’est-ce qui t’arrive ? me demanda-t-il lorsque nous fûmes seuls.

Je plantai mes yeux dans les siens.

— Cet après-midi, deux agents immobiliers vont venir ici…

— Ouais, et alors ?

— Ils viennent estimer Les Gens.

Il secoua la tête, écarquilla les yeux, et donna un coup de poing sur le bar.

— Tu vends ?

— Oui.

— Je t’en empêcherai ! gueula-t-il.

— Comment ?

— Pourquoi tu fais ça ?

— J’ai perdu ma famille, je n’y pouvais rien, j’ai mis du temps à accepter que Colin et Clara ne ressusciteraient pas. Je ne vais pas perdre une nouvelle fois ma famille. Edward et Declan sont vivants, ils sont ma famille, je me sens chez moi là-bas à Mulranny, avec Jack et Judith aussi…

— Et moi ?

Sa voix dérailla.

— Et moi ? reprit-il. Je croyais que c’était moi, ta famille !

Je vis quelques larmes rouler sur ses joues, les miennes ruisselaient sur mon visage.

— Tu es et tu resteras ma famille, Félix… Mais j’aime Edward et je ne peux pas vivre sans lui… Viens vivre en Irlande avec moi !

— Tu es conne, ou quoi ? Tu crois que j’ai envie de tenir la chandelle et de jouer les baby-sitters !

— Non, bien sûr que non, lui répondis-je en piquant du nez.

Il s’éloigna, attrapa son manteau, alluma une cigarette à l’intérieur. Je marchai derrière lui, en panique.

— Que fais-tu Félix ?

— Je me casse ! Je ne veux pas assister à ça… Et puis il faut que je trouve du boulot, je vais pointer au chômage par ta faute.

Il avait déjà ouvert la porte.

— Non, Félix, tu ne perdras pas ton travail. J’ai demandé à ce que l’acheteur te garde.

— Ouais, comme les meubles !

Il claqua la porte, qui trembla au point que je crus que la vitre allait exploser, et partit en courant dans la rue. Le son de la clochette résonna longtemps. Pour la première fois, ce fut morbide… La violence de sa réaction me paralysa.

Pourtant, je n’eus pas le temps de m’appesantir davantage sur Félix, son chagrin et encore moins le mien. Les rapaces de l’immobilier débarquèrent les uns après les autres. Je les observai froidement décortiquer mon café, répondant à leurs questions avec distance et détachement. Il m’était désormais impossible de lier mes émotions aux Gens, qui n’allaient bientôt plus être mes Gens. Je devais m’y faire, car le lendemain j’irais signer le mandat de vente. Félix resta invisible toute la journée. J’inondai son téléphone de messages et de SMS, rien n’y fit : ni les excuses, ni les déclarations, ni la menace de couper les ponts, ni les sanglots. J’avais une fois de plus l’impression de devenir adulte, de grandir. Chaque décision imposait des pertes, d’abandonner des morceaux de sa vie derrière soi. Pour rien au monde je n’aurais voulu être privée de l’amitié de Félix ; il était le frère que je n’avais pas eu, il était mon complice, mon confident et mon double, il était mon sauveur des heures sombres… mais j’aimais Edward au-delà de ce lien. De la même façon, j’aurais laissé Félix pour Colin, il le savait au fond de lui-même. J’espérais qu’il finirait par me comprendre. L’appel d’Edward à 22 heures me sauva d’un gros coup de déprime. En parlant avec lui, je me glissai sous la couette, m’enroulai dedans, et évoquai notre future vie ensemble. De son côté, il était moins expansif que moi — je le connaissais —, je le sentais encore sur la réserve, éprouvant des difficultés à se laisser aller. Ma décision restait abstraite pour lui, à des milliers de kilomètres de Paris. Il m’expliqua qu’il préférait attendre avant d’en parler à Declan — je le comprenais. Et puis, nous avions conscience que cela pouvait prendre du temps avant que je prenne un vol aller sans retour prévu.


Lorsqu’en fin de journée, le lendemain, la vitrine fut affublée du panneau « à vendre », je décidai de lui envoyer un élément concret. Je sortis dans la rue, me postai sur le trottoir d’en face, repérai l’emplacement d’où il avait dû prendre celle qui ornait son mur. J’eus besoin de quelques secondes pour que mes mains arrêtent de trembler et que ma respiration revienne à la normale. Comment effacer de ma mémoire : Les Gens heureux lisent et boivent du café, à vendre. Eux aussi faisaient partie de ma famille, et je les laissais derrière moi. Je pris la photo avec mon smartphone, et l’envoyai à Edward, accompagnée de quelques mots : «

Ce n’est plus une illusion, je ne suis plus à l’intérieur.
» Il me répondit dans la foulée : «
Comment vas-tu ?
» Que répondre à ça sans l’inquiéter ? «
Ça va, mais vous me manquez.
» Je reçus une photo qui me donna le sourire ; Edward se déridait, il m’envoyait un selfie de Declan et lui sur la plage, souriants. Je m’apprêtais à traverser la rue lorsque je remarquai Félix, tétanisé devant la vitrine et le panneau. Je le rejoignis et mis une main sur son bras. Il tremblait.

— Je suis désolée, lui dis-je.

— Es-tu certaine que cela en vaut la peine ?

— Oui.

— Qu’est-ce qui te le prouve ?

— Ça.

Je lui tendis mon téléphone avec la photo de Declan et Edward qui remplissait tout l’écran. Il les fixa de longues secondes, toujours en tremblant. Puis il souffla, me regarda avant de diriger ses yeux au loin.

— J’aurais vraiment dû lui péter la gueule, quitte à finir en taule…

Je souris légèrement, il n’avait pas complètement perdu son humour.

— On rentre ?

Je n’attendis pas sa réponse, le tirai par le bras à l’intérieur des Gens. Je nous servis un verre. Il s’installa du côté des clients.

— Tu viendras nous voir ?

— Je ne sais pas… laisse-moi le temps de m’y faire…


À l’ouverture, quelques jours plus tard, l’émotion m’étreignit en voyant Olivier s’arrêter devant Les Gens. Je ne l’avais pas revu depuis notre rupture, qui me semblait déjà vieille de plusieurs lustres. Difficile d’imaginer qu’à cette heure il était prévu que nous vivions ensemble. Il poussa la porte, et je remarquai le sac qu’il tenait à la main. Il alla le ranger près de la réserve, et revint s’installer au comptoir.

— Tu veux bien me servir ta recette du bonheur ? J’en ai besoin.

Deux minutes plus tard, son café était servi, et il rompit le silence.

— Tu n’as pas mis longtemps à te décider, soupira-t-il.

— C’est vrai… Olivier, excuse-moi pour tout le mal que je t’ai fait…

Il leva la main, je me tus.

— On allait droit dans le mur, enfin… surtout moi.

Il vida sa tasse d’une seule gorgée, et se leva en me désignant le sac de la main.

— Je crois que j’ai retrouvé toutes tes affaires…

— Merci, murmurai-je.

Il fit les quelques pas qui le séparaient de la porte, et se tourna à nouveau vers moi. Je restai stoïque derrière le comptoir. Il esquissa un léger sourire.

— Je te dis au revoir, je ne reviendrai pas, j’ai trouvé un autre chemin pour éviter de passer devant chez toi.

— Je suis vraiment désolée.

— Arrête de t’excuser. Je ne regrette pas de t’avoir rencontrée, ni ce qu’on a vécu ensemble. J’aurais préféré une autre fin… c’est la vie…

Un dernier regard, et il disparut. Olivier était sorti de mon existence. L’avais-je vraiment aimé ? J’avais de l’affection, de la tendresse pour lui, mais de l’amour… Si je n’avais pas revu Edward, peut-être que mes sentiments pour lui auraient évolué. Ou, plus simplement, je n’aurais pas cherché à démêler la réalité de ce que je ressentais. Je ne le saurais jamais, mais ce qui était certain, c’est que mes souvenirs liés à lui étaient flous désormais : je ne voyais que les apparitions d’Edward dans ma vie, les moments passés avec lui et ma famille irlandaise. Quand j’y pensais, mon cœur battait plus vite, j’étais enfin en paix, et traversée d’un sentiment de plénitude.


Cependant, le mois qui suivit fut épuisant nerveusement. Les visites se multipliaient… et se soldaient toutes par des échecs. Aucune proposition. Je désespérais et m’impatientais, alors que les agents immobiliers, eux, piquaient des rognes à cause de Félix ; ils le tenaient pour responsable de la situation. Effectivement, il n’y mettait pas du sien. Il m’avait pourtant assuré qu’il souhaitait continuer à travailler aux Gens après mon départ. Chaque fois qu’un acheteur potentiel s’encadrait dans la porte, il devenait imbuvable, répondant à peine aux questions ou l’envoyant balader, servant n’importe comment les clients. La seule fois où il parla de bon cœur, ce fut pour évoquer son addiction à la fête et aux grasses matinées. J’étais incapable de le remettre à sa place, je n’avais jamais joué à la patronne avec lui, et l’avais toujours considéré comme mon associé. Hors de question de commencer au moment où je l’abandonnais ; je lui faisais assez de mal. En revanche, les agents immobiliers goûtèrent à mon sale caractère quand ils me demandèrent de virer Félix des clauses du contrat de vente. J’étais encore chez moi, et je comptais y rester maîtresse jusqu’au bout. Il n’y aurait pas de Gens sans Félix ; c’était un moyen d’y garder un pied, de ne pas leur tourner le dos complètement et, par-dessus tout, je voulais sauver Félix.


Ce jour-là, on m’indiqua que c’était la visite de la dernière chance. Quelques minutes avant, je pris Félix à part.

— S’il te plaît, fais-toi discret… arrête de retarder l’inévitable…

— Je ne suis qu’un sale gosse, je sais…

Je me blottis dans ses bras, il m’écrasa contre lui. Je le retrouvais enfin. Un petit peu, tout au moins. La clochette sonna, Félix lança un regard noir, et me lâcha.

— Je vais cloper.

Il passa devant l’agent immobilier et son client en marmonnant un vague bonjour. Ce n’était pas gagné ! Je plaquai sur mon visage mon plus beau sourire de commerçante et m’avançai vers mes visiteurs. L’agent immobilier me fit les gros yeux à cause de Félix, je l’ignorai et tendis la main à l’homme qui attendait à ses côtés en observant autour de lui.

— Bonjour, monsieur, ravie de vous accueillir aux Gens.

Il avait une poigne de fer, et me regarda droit dans les yeux derrière ses lunettes Clubmaster. Il était trop sérieux, trop impeccable pour Les Gens, avec son costard sur mesure et son air convenable et bien élevé.

— Frédéric, enchanté. Diane ? C’est bien ça ?

— Oui…

— Vous permettez que je visite tranquillement, nous parlerons ensuite ?

— Faites comme chez vous.

— Je ne suis encore qu’un invité, il me faut votre autorisation.

Il déambula chez Les Gens pas loin d’une demi-heure, en ignorant l’agent immobilier qui s’agitait autour de lui. Il examina soigneusement chaque recoin, feuilleta quelques livres, caressa le bois du bar, observa la rue derrière la vitrine. Il était toujours à cet endroit quand Félix se décida à rentrer. Ils échangèrent un regard, et mon meilleur ami reprit son poste au bar. Frédéric le rejoignit et s’assit au comptoir.

— C’est avec vous que je vais travailler ?

— Il paraît, lui répondit mon meilleur ami. Je ne suis pas d’humeur à répondre à un interrogatoire.

Et voilà, ça recommençait !

— J’ai tout ce qu’il me faut, lui annonça Frédéric, sans se départir de son sourire.

Il ne sembla pas choqué par l’attitude de Félix, il se leva, et fit signe à l’agent immobilier de le suivre à l’extérieur. Ils échangèrent durant de longues minutes sur le trottoir.

— Je n’ai pas pu m’en empêcher, Diane…

— Ç’aurait pu être pire, tu as fait un petit effort. Tu as évité de lui dire que tu sniffais de la coke sur le comptoir, comme tu as fait avec le dernier.

— J’ai fait ça ?

Frédéric ouvrit la porte et s’adressa à moi.

— Ce n’est pas très conventionnel comme façon de faire, mais je souhaiterais dîner avec vous pour parler des Gens heureux et obtenir les informations dont j’ai besoin. On dit ce soir ? Je passe vous prendre ?

— Euh…

— 20 heures.

Il jeta un regard à Félix et s’en alla.

— C’est qui, ce mec ? râla Félix. Ton Irlandais ne va pas apprécier, mais pas du tout.

Il éclata de rire.

— Pas faux. Mais ça a le mérite de te faire marrer.


J’esquivai la conversation houleuse avec Edward en lui envoyant un simple SMS : «

Je dîne avec un acheteur, je t’appelle après.
» J’éteignis mon téléphone. À 20 h 01, le mystérieux Frédéric arriva, ignora superbement Félix, et m’entraîna à sa suite. Nous marchâmes en silence et à distance jusqu’à un restaurant, place du Marché-Sainte-Catherine, où il avait réservé une table. Malgré son attitude pour le moins étrange, je me sentis rapidement très à l’aise avec lui. Il se présenta brièvement ; c’était un ancien cadre dirigeant de la Défense qui avait de belles économies à la banque, n’ayant pas de famille à charge. Il voulait changer de vie, sans quitter Paris, qui était son troisième poumon. Puis il voulut savoir comment Les Gens étaient nés. Les vannes s’ouvrirent, je lui racontai ma vie : Colin et Clara, mon deuil impossible, l’exil en Irlande, Edward, son caractère, son amour, mon amour pour lui, et son fils depuis peu, ma décision de tout plaquer pour recommencer de zéro avec eux.

— Et Félix ? m’interrompit-il d’un coup.

Je me lançai dans un nouveau chapitre de ma vie, et son attention redoubla. Je conclus en lui expliquant à quel point la vente des Gens et mon départ le blessaient, sans lui cacher la vérité.

— Si vous achetez, les débuts risquent d’être difficiles avec lui, mais s’il vous plaît, soyez patient, il est merveilleux, il fait partie des Gens, il en est plus l’âme que moi.

— Diane, vous êtes la femme de sa vie, me dit-il en me regardant droit dans les yeux.

— Oh, je vous arrête tout de suite, vous vous trompez, Félix est gay.

— Je le sais… mais justement, je maintiens, vous êtes la femme de sa vie, et il la perd. Il aura eu vous et sa mère. J’ai connu ça.

Il me lança un sourire en coin pour bien confirmer ce que j’avais compris.

— Vous finissez toujours par lâcher l’homo de votre vie pour l’homme de votre vie. Et on n’y est pas préparé.

Il leva la main pour demander l’addition, la paya sans que je réussisse à aligner deux mots.

— Je vous raccompagne, me proposa-t-il.

Je hochai la tête, et nous prîmes le chemin des Gens.

— Je vous promets de m’occuper de lui, me dit-il, brisant le silence. Il s’en remettra, et reviendra vers vous, un jour…

— Attendez, Frédéric ! Vous êtes en train de me dire quoi exactement ?

— J’achète vos Gens heureux, et je compte bien y être aussi heureux… avec Félix.

— Minute ! Vous achetez Les Gens ?

— Puisque je vous le dis ! Dans peu de temps, vous allez retrouver votre Edward et son fils.

— Mais, Félix ! Vous comptez lui faire quoi ?

— La cour…

J’écarquillai des yeux comme des billes.

— Je ne doute pas de vos capacités de séduction. Mais Félix ne conçoit même pas l’existence de la monogamie.

— C’est ce qu’on verra…

À son regard, je compris qu’il réussirait.

— Je règle tout avec l’agence, je passerai vous voir demain. Passez une bonne nuit, Diane. Mes amitiés à Edward.

Je commençai à monter l’escalier de mon immeuble, mais je m’arrêtai et me pinçai le bras. La douleur m’assura de la réalité de cette soirée. En arrivant chez moi, je m’allongeai directement sur mon lit, mon téléphone en main. Edward aboya dès qu’il décrocha :

— Je t’interdis de me refaire un coup pareil ! C’est qui ce type avec qui tu as passé la soirée ?

— L’amoureux de Félix et le nouveau propriétaire des Gens.

— Quoi ?

— Tu as bien entendu… j’arrive bientôt, très bientôt… et je n’ai plus à m’inquiéter pour Félix…


À partir de là, tout s’enchaîna très vite. Félix ayant procuration pour Les Gens, je n’avais pas besoin de rester jusqu’à la vente définitive, et je ne tenais plus. Frédéric se proposa de prendre ma place pour se faire aux Gens et au travail, espérant aussi apprivoiser Félix. Celui-ci râla, dans un premier temps, puis finit par accepter, blasé. Pour le moment, il ne voyait rien du petit manège de son futur patron. Le jour où ça lui exploserait à la figure, ça lui ferait tout bizarre ! Frédéric était en train de se rendre indispensable. De mon côté, je les laissais se jauger et prendre leurs marques ensemble pour préparer mon grand départ, le vrai, le dernier. J’empaquetai toutes mes affaires, qu’un transporteur livrerait à Mulranny dans plusieurs semaines, je clôturai mes comptes bancaires, et remplis des tonnes et des tonnes de papiers administratifs. Chaque jour, j’avais Edward et Declan au téléphone. Ou plutôt devrais-je dire Declan ! Pour Edward, déjà pas très causant en vrai, le téléphone était un supplice…


Dernière journée à Paris. Mon vol était le lendemain. Je passerais mon ultime après-midi aux Gens. En attendant, je refis ce chemin que je prenais chaque lundi depuis plus de un an. Je sortis du métro, les jambes tremblantes. J’entrai chez la fleuriste la plus proche, qui me connaissait depuis le jour où je m’étais enfuie de chez elle. Je lui achetai pour la dernière fois en mains propres une brassée de roses blanches, et ouvris un compte : chaque semaine, elle devrait leur déposer le même bouquet. Je l’embrassai amicalement et me dirigeai vers le cimetière. Je pris tout mon temps pour traverser l’allée centrale. Arrivée devant eux, je me mis à genoux, changeai les fleurs, et déposai les roses fanées derrière moi. Puis je caressai le marbre.

— Eh… mes amours… vous resterez toujours mes amours. Je pars demain, ça y est… Colin, on en a déjà parlé… Tu sais que je ne t’oublierai jamais. Je ne t’ai pas remplacé par Edward… Je l’aime, c’est tout… Et toi, ma Clara… tu aurais pu avoir un frère comme Declan… Je ne suis pas sa maman, je reste la tienne. Ma nouvelle vie commence demain dans un endroit que vous ne connaissez pas, mais qui est aujourd’hui chez moi. Je ne sais pas quand je reviendrai vous voir… mais vous serez toujours avec moi… Si vous ne trouvez pas le chemin, demandez à Abby, elle vous guidera vers la plage… Je vous aime… Je vous aimerai toujours…

Je posai une dernière fois les lèvres sur leur tombe en les pressant fortement, puis je partis sans me retourner.


L’après-midi passa à toute vitesse — un client entrait quand un autre sortait. J’eus à peine le temps de me retourner qu’il n’était pas loin de 19 heures ; ma dernière journée en tant que patronne des Gens touchait à son terme. Cela m’avait évité de réfléchir.

— Putain ! Le prochain qui entre, je lui claque la porte à la gueule ! brailla Félix.

Frédéric entra à cet instant.

— Peut-être pas, en fait, railla-t-il.

Frédéric avança jusqu’à moi et me fit une bise. Il serra la main de Félix par-dessus le comptoir.

— Je passais te souhaiter bon voyage.

— Merci, c’est gentil.

Nous avions très rapidement dépassé le vouvoiement. Heureusement, puisque je suspectais que, très prochainement, il rejoindrait les rangs de ma drôle de famille… En tout cas, je l’espérais.

— Allez, on boit un coup ! proposa Félix.

Il sortit du champagne d’un frigo, fit sauter le bouchon et me tendit la bouteille en me regardant droit dans les yeux.

— Ça te rappelle quelque chose ?

— Jamais je n’oublierai cette soirée ! lui répondis-je, des larmes plein les yeux.

— Ne t’inquiète pas, ce soir, c’est soft… J’ai pensé qu’Edward n’apprécierait pas de te voir débarquer avec trois grammes dans le sang.

Je bus une grande rasade au goulot, et lui tendis la bouteille. D’un signe de tête, Félix me désigna Frédéric, qui refusa. Félix s’approcha de lui.

— Tu veux faire partie de la famille ? Tu acceptes et tu la boucles !

Ils se défièrent du regard ; l’espace de quelques secondes, j’eus le sentiment d’être de trop. Ç’allait être explosif entre eux… Frédéric but à son tour et tendit la bouteille à Félix qui retourna derrière son bar. Elle fut sifflée en deux temps, trois mouvements.

— Je vais vous laisser en tête à tête. À demain, dit-il à Félix.

Je l’accompagnai à l’extérieur.

— Je te les confie, me contentai-je de lui dire.

— Ils seront tous entre de bonnes mains.

— Je te fais confiance.

— À bientôt, Diane…

Félix m’attendait, assis sur le bar, une nouvelle bouteille à la main. Je grimpai à côté de lui, et posai la tête sur son épaule.

— Je ne peux pas te parler, Diane. C’est trop dur…

— Ce n’est pas grave.

— Par contre, je vais te payer des coups sur le compte de mon nouveau patron.

Nous passâmes la soirée assis l’un à côté de l’autre, à vider les bouteilles, nous tenant la main parfois, transformant Les Gens en aquarium géant avec les cigarettes que nous enchaînions les unes après les autres. Félix m’écrasait régulièrement contre lui. Et puis il finit par ouvrir la bouche pour une demande qui me bouleversa :

— Ne prends pas le panneau photos, laisse-le-moi.

— Il a toujours été à toi. Tu vas le mettre dans ton appart ?

— Non, il reste ici. J’ai négocié avec le patron : je lui ai expliqué que sans Colin, Clara et toi, il n’y aurait pas de Gens heureux…


Une heure et une bouteille plus tard, je montrai les premiers signes de fatigue.

— Va te coucher, me dit-il. Une grande journée t’attend demain, tu retrouves tes hommes. Avant, j’ai une dernière chose à faire.

Il prit un tabouret, et l’emporta près de la porte. Il grimpa dessus pour décrocher la clochette.

— Tu ne peux pas partir sans un souvenir…

Je craquai et me jetai dans ses bras en laissant couler toutes les larmes retenues ces derniers jours. Félix me broya entre ses bras.

— Je n’ai pas le courage de t’accompagner à l’aéroport, demain.

— De toute façon, je ne veux pas que tu viennes.

Nous murmurions.

— À quelle heure est ton taxi ?

— 7 heures.

— Laisse les clés dans le studio. Ferme une dernière fois.

Il se redressa, m’attrapa par les épaules, planta ses yeux dans les miens.

— Salut, Diane !

— Félix…

Il me lâcha et sortit dans la nuit. Un dernier regard à travers la vitrine, il disparut… Du plat de la main, je m’essuyai les joues avant d’attraper mon trousseau dans ma poche. Première étape : donner un tour de clé. Deuxième : retourner l’ardoise. Troisième : glisser dans la vitrine l’annonce « changement de propriétaire ». Quatrième et dernière : éteindre les lumières. L’éclairage des lampadaires me permettait de voir comme en plein jour dans mon café. Ici, j’avais tout choisi avec Colin, c’était une part de moi, même si je l’avais dénigrée un temps — trop long —, j’avais grandi dans cet endroit. Lorsque je reviendrais — si je revenais un jour —, je ne reconnaîtrais plus les lieux ; il y aurait nécessairement du changement, le nouveau patron avait un caractère bien trempé, il voudrait mettre sa patte… Normal, je n’avais pas mon mot à dire. Je longeai les étagères, débordant de livres : bien rangés, prêts à être dévorés. Puis j’allai derrière mon comptoir, je caressai le bois : propre, brillant. J’alignai quelques verres sortis du rang. Je refis la pile de cahiers de comptes et de commandes, et repositionnai le panneau photos. Enfin, je m’arrêtai devant le percolateur, je souris en me remémorant le jour où j’avais fait un scandale à Félix, incapable de le nettoyer correctement. J’eus envie de me faire couler un café, je renonçai ; je savais que je ne l’apprécierais pas, ça sentirait le réchauffé. Je préférais ne pas me souvenir de mon dernier, cela resterait un moment flou, suspendu dans le temps, avec en bruit de fond les clients, le rire de Félix, la rue. Il était temps ; je passai par l’arrière pour rejoindre l’escalier de l’immeuble. Sur le seuil de la pièce, je fermai les yeux en respirant profondément l’odeur de livres, de café et de bois. Des flashs, des bribes de souvenirs traversèrent mon esprit, je fermai la porte sans rouvrir les yeux, en me concentrant sur le grincement des gonds. Malgré tous mes efforts, ils n’avaient jamais cessé de grincer. Le clac de la serrure me fit hoqueter : c’était fini. Les Gens heureux lisent et boivent du café allaient vivre sans moi…

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