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Quelqu’un me tapotait le bras. J’entrouvris un œil : Declan cherchait à me réveiller. C’était réussi. Je sentais un poids sur mon ventre ; le bras d’Edward nous clouait au matelas, son fils et moi, alors que son propriétaire dormait profondément.

— On va aller prendre le petit déjeuner, chuchotai-je à Declan. Pas de bruit, on laisse papa dormir.

Je soulevai le plus délicatement possible la main d’Edward qui reposait sur ma taille. Sitôt libéré, Declan s’extirpa du lit. Postman Pat, qui n’avait pas bougé de la nuit, se leva à son tour en battant de la queue. Je sortis de la couette en empêchant le chien de s’approcher du lit et de réveiller son maître. Declan et Postman Pat filèrent tous les deux dans l’escalier. Avant de refermer la porte, je jetai un dernier coup d’œil à Edward ; il s’était déplacé en travers du lit, la tête sur mon oreiller. Comment pourrais-je oublier cette image ?


Declan m’attendait, installé sur un tabouret de bar. J’enfilai un pull de son père qui traînait et m’attelai à la préparation du petit déjeuner. Dix minutes plus tard, nous étions côte à côte, Declan avec ses tartines et son chocolat chaud, et moi avec mon café. Je me coulais dans une vie de famille, sans réserve, sans crainte, sans réfléchir.

— On fait quoi aujourd’hui ? me demanda-t-il.

— Je vais aller rendre visite à Jack.

— Et après ? Tu restes avec nous ?

— Bien sûr, ne t’inquiète pas.

Il parut rassuré, pour un temps. Dès qu’il eut fini de manger, il sauta de son tabouret et alluma la télévision. Je rechargeai ma tasse en café, attrapai mon paquet de cigarettes et mon téléphone pour m’installer sur la terrasse en bravant le froid. Je me sentis mal en découvrant le nombre d’appels en absence et de SMS d’Olivier. Je n’avais donné aucun signe de vie, je n’avais pas pensé à lui une seule seconde. J’allumai une clope en tremblant avant de l’appeler. Il décrocha à la première sonnerie.

— Mon Dieu ! Diane, je me suis tellement inquiété pour toi.

— Excuse-moi… la journée d’hier a été éprouvante…

— Je peux comprendre… mais ne me laisse plus sans nouvelles comme ça…

Je lui racontai brièvement l’enterrement et la soirée qui avait suivi en omettant mes émotions et les chamboulements vécus. Je déviai ensuite la conversation vers Paris et Les Gens… L’espace de quelques secondes, j’eus le sentiment qu’il me parlait d’une vie qui n’était pas la mienne, qui ne me concernait pas. Je contemplais la mer déchaînée pendant qu’il m’expliquait que Félix était fier du chiffre d’affaires des deux derniers jours, et qu’il s’était lancé dans l’organisation d’une nouvelle soirée thématique. Ça ne m’enchantait ni ne me réjouissait pas plus que ça. Je répondais laconiquement par des « c’est bien ». La baie vitrée s’ouvrit dans mon dos, je me retournai, persuadée de trouver Declan ; je me trompais. Edward, les cheveux encore mouillés après sa douche, me rejoignit avec son café et ses cigarettes. Nous nous regardâmes dans les yeux.

— Olivier, je dois te laisser…

— Attends !

— Dis-moi.

— Tu rentres demain ? Tu rentres vraiment ?

— Euh… mais… pourquoi me demandes-tu ça ?

— Tu ne restes pas là-bas ?

Je ne quittai pas Edward des yeux, il ne comprenait pas notre conversation, mais, à l’intensité de son regard, je sus qu’il en avait saisi l’importance. Mes yeux s’embuèrent. Mon cœur allait se briser, quoi qu’il arrive. Mais la seule réponse possible était celle-ci :

— Rien n’a changé, je rentre demain.

Edward inspira profondément et vint s’accouder à la rambarde de la terrasse, à une certaine distance de moi. À travers la baie vitrée, je vis Declan jouer avec ses petites voitures. Le chien le surveillait du coin de l’œil. Je sentais Edward si près et si loin de moi. Je rentrais à Paris le lendemain.

— Très bien, entendis-je Olivier me dire au loin.

— Ne viens pas me chercher à l’aéroport, ce n’est pas la peine… Je t’embrasse.

— Moi aussi.

— À demain.

Je raccrochai. En restant dos à la mer, je fumai une nouvelle cigarette. Ni l’un ni l’autre ne dit un mot. Après avoir écrasé mon mégot, je décidai de rentrer.

— Je vais m’habiller, je dois aller voir Jack, dis-je à Edward, la main sur la poignée.

Je filai à l’étage sans rien dire à Declan, attrapai des vêtements propres dans ma valise et m’enfermai à double tour dans la salle de bains. La pièce transpirait la présence d’Edward : la buée de sa douche sur le miroir, le parfum de son savon. Je restai de longues minutes sous l’eau chaude en me mordant le poing, laissant couler mes larmes. Mes désirs, mes sentiments importaient peu, seules la responsabilité et la raison comptaient. Il me restait vingt-quatre heures à passer avec eux. Ensuite, je partais.


En sortant de ma cachette, j’entendis Edward et Declan, tout proches : ils étaient dans le bureau. Je m’approchai et m’appuyai au chambranle de la porte. Ils étaient installés devant l’ordinateur, Edward retouchait des photos et demandait à son fils ce qu’il en pensait. La complicité était bien née entre eux, ils formaient une paire. Je n’étais jamais rentrée dans cette pièce. Ce ne fut pas le bordel généralisé qui accrocha mon regard, mais une photo noir et blanc punaisée sur le mur au-dessus de l’écran. Elle était cornée, elle avait été manipulée à de nombreuses reprises pour être dans un état pareil… C’était la devanture des Gens, on m’apercevait en transparence derrière la vitrine, souriante, les yeux dans le vague. Elle avait tout de la photo volée. Quand l’avait-il prise ? Le jour où il était venu me voir ? Impossible, j’avais passé mon temps à surveiller la rue, je l’aurais forcément aperçu. Il était donc venu près de moi, sans chercher à me voir. Ses paroles vieilles de plusieurs mois résonnaient encore : « Il n’y a plus de place dans ma vie pour toi. »

— Diane ! Tu es là !

La voix de Declan me fit sursauter et me rappela que ce n’était pas le moment de demander des explications.

— Vous faites quoi ? leur demandai-je en avançant dans la pièce.

— J’ai un peu de boulot, répondit Edward.

— Declan, tu veux venir avec moi voir Jack ?

— Oui !

— File t’habiller !

Il détala à toute vitesse. Je n’arrivais pas à quitter la pièce, pourtant, je fuyais le regard d’Edward.

— Tu vas pouvoir travailler tranquille. Rejoins-nous quand tu veux.

Je sentis qu’il s’approchait de moi.

— À quelle heure est ton vol, demain ?

— 14 heures… N’en parlons pas, tu veux bien ? Profitons de notre journée.

Je levai le visage vers lui, nous nous regardâmes intensément, notre respiration s’accéléra, je sus que j’en voulais plus pour le peu de temps qu’il nous restait. Nos corps se frôlèrent.

— Ça y est ! Je suis prêt !

D’un bond, je remis de la distance entre nous.

— Allons-y ! déclarai-je à Declan, la voix un peu haute.

Je sortis de la pièce, légèrement chancelante. Declan dit au revoir à son père, et nous gagnâmes le rez-de-chaussée pour enfiler manteau, écharpe et bonnet ; il faisait mauvais ce jour-là.

— C’est parti !

Je sifflai Postman Pat, qui arriva en trottinant. J’ouvris la porte d’entrée, Declan glissa sa petite main dans la mienne.

— À tout à l’heure, entendis-je dans mon dos.

Je regardai par-dessus mon épaule ; Edward nous observait depuis l’escalier. Nous échangeâmes un sourire.


Ce trajet, qui d’ordinaire prenait vingt minutes, requit presque une heure. Je courais après chaque instant avec cet enfant ; je jouais avec lui, je riais avec lui, comme si je cherchais par tous les moyens à l’incruster dans ma mémoire, ne pas l’oublier, me souvenir de sa force, de son instinct de survie, me nourrir de lui. Ou tout simplement parce que je l’aimais, et que j’allais bientôt le quitter lui aussi. Ça relevait de l’insupportable.

C’est en faisant la course que nous pénétrâmes dans le jardin d’Abby et Jack. Penser à cette maison sans y associer Abby resterait inimaginable très longtemps. Jack arrachait des mauvaises herbes d’un parterre de sa femme. Je savais ce qu’il cherchait à faire ; s’occuper pour oublier, en mettant tout en œuvre pour rester avec elle… L’ambivalence du deuil.

— Eh bien, les enfants ! Quelle arrivée !

Declan lui sauta dans les bras. Jack me fit signe de les rejoindre et me serra contre lui.

— Comment vas-tu ce matin ? lui demandai-je. As-tu dormi un peu ?

— On va dire que je me suis réveillé tôt !

Il posa Declan au sol.

— Bah… on s’emmerde pas ! C’est pas les vacances, ici !

Judith, les mains sur les hanches et en tenue de combat de ménage, était sur le perron.

— Ne râle pas, je viens t’aider !

Elle remettait en ordre la maison après le dîner de la veille. À mon tour, je remontai mes manches, et lui donnai un coup de main. Cela nous prit toute la fin de matinée. L’atmosphère était sereine, l’absence d’Abby pesait, évidemment, mais sans être oppressante. Nous l’évoquions avec Judith, en riant, en versant une larme aussi parfois.


Aux alentours de midi, Jack rentra avec Declan, et lança une flambée dans la cheminée. J’envoyai Judith se doucher et pris en charge la préparation du repas. Je surveillais la cuisson lorsque, par la fenêtre, je vis Edward garer sa voiture. Je ne bougeai pas. Rapidement, je l’entendis parler avec Jack, et demander où j’étais. Quelques secondes plus tard, je n’étais plus seule dans la cuisine. Il vint près de moi.

— Tu as besoin d’aide ?

— Non, lui répondis-je avec un regard de côté. Il n’y a plus qu’à mettre la table.

— On va le faire avec Declan.

Il appela son fils, et finalement c’est tous les trois que nous dressâmes le couvert. Jack voulut donner un coup de main. Je l’en empêchai, le forçant à rester assis et lui tendant son journal : « Tu es invité chez toi ! »

Je fus heureuse de le faire rire, ainsi qu’Edward. J’apportais la marmite lorsque Judith arriva à son tour. Elle marqua un temps d’arrêt en nous découvrant tous les trois en train de nous affairer autour de la table. Elle riva son regard au mien, puis observa son frère avant de secouer la tête.

Le déjeuner se prolongeait ; Declan finit par ne plus tenir en place. Il gesticulait sur sa chaise entre son père et moi. Je me penchai vers lui.

— Que t’arrive-t-il ?

— J’en ai marre.

Je lui souris et désignai de la tête son père, qui se rendit compte que nous complotions et me fit un clin d’œil.

— Prends le chien et va dehors, lui proposa-t-il.

Il ne demanda pas son reste. Je le rappelai, ce fut plus fort que moi.

— Habille-toi chaudement, il fait froid.

— Promis ! me cria-t-il de l’entrée.

— Il va tomber comme une masse, ce soir, dis-je à Edward.

— Tant mieux.

Nous nous sourîmes.

— Putain ! s’exclama Judith. Vous allez en chier !

Mes épaules s’affaissèrent, elle avait raison.

— Laisse-les tranquilles, s’il te plaît, l’interrompit Jack.

— Moi, je dis ça pour vous, continua-t-elle. Et pour lui.

— Tu n’as pas besoin de nous le rappeler, lui répondit sèchement son frère. On est au courant.

Il serra les poings sur la table, je posai la main sur son bras pour le calmer, son regard s’y attarda avant de scruter mon visage. Puis il prit ma main dans la sienne et s’adressa à nouveau à sa sœur.

— Peux-tu venir le garder demain matin et le déposer à l’école ? On doit partir tôt pour l’aéroport.

— Évidemment !

— Attends ! les coupai-je. C’est ridicule, Edward. Je vais me débrouiller, louer une…

— N’essaye même pas ! trancha-t-il en me serrant plus fort la main.

— Les enfants ! Calmez-vous, intervint Jack.

Son intervention fonctionna, nos trois visages se tournèrent vers lui.

— Diane et Edward, allez prendre l’air avec Declan, puis rentrez chez vous sans repasser par ici. Judith, va te distraire et voir des amis.

Le frère et la sœur protestèrent, je les laissai faire et observai Jack ; il ne voulait pas être un poids et avait besoin d’être seul, en tête à tête avec le souvenir de sa femme. Il leva la main, ce qui les fit taire.

— N’attendez pas pour reprendre le cours de vos existences… je n’ai pas peur de la solitude. Je vais mener ma petite vie, ne vous inquiétez pas pour moi. De toute façon, cet après-midi, je ne resterai pas avec vous ici, je vais rendre visite à Abby.

Plus personne ne chercha à le contredire. Il se leva et commença à débarrasser. Je m’empressai de l’aider, Judith et Edward me suivirent. En moins de temps qu’il ne fallait pour le dire, la salle à manger était propre, et le lave-vaisselle lancé. Edward échangea une accolade avec son oncle et sortit rejoindre Declan dans le jardin. Judith s’approcha de moi.

— Désolée pour mon coup de sang, mais je m’inquiète pour vous.

— Je sais.

— On se voit demain matin, me dit-elle avant de quitter la cuisine.

Nous étions seuls, Jack et moi. Il me fit un grand sourire et m’ouvrit ses bras. Je m’y réfugiai.

— Merci d’être venue, ma petite Française…

— C’était ma place. Prends soin de toi…

— Tu sais que tu es ici chez toi.

— Oui, murmurai-je.

— Je ne te dirai rien de plus. Tu sais ce qu’il y a à savoir…

J’embrassai sa grosse barbe blanche, et m’enfuis de cette cuisine. Edward, Declan et Postman Pat étaient dans la voiture. Je grimpai à mon tour dans le Range Rover et claquai la portière.

— Où allons-nous ?

Je plongeai mes yeux dans ceux d’Edward, interrogatifs. Au loin, j’entendis la ceinture de Declan se détacher, il se glissa entre nous en s’accoudant à nos appuis-tête. Je palpai toutes les questions, les hésitations d’Edward.

— Encore quelques heures, lui dis-je.

Sa réponse : allumer le moteur et prendre la route.


Le reste de l’après-midi fusa. Edward me fit découvrir une autre petite partie de la Wild Way Atlantic. Il poussa jusqu’aux premières falaises d’Achill Island. Declan monopolisait la conversation en jouant le guide touristique. Nous échangions des regards complices avec Edward en l’écoutant étaler sa science. Nous tentâmes le diable en sortant de la voiture alors qu’il pleuvait des cordes. Et ce fut trempés jusqu’aux os que nous rentrâmes au cottage. Edward commença par allumer un feu de cheminée et envoya son fils se doucher. Je le suivis à l’étage et enfilai des vêtements secs. Pendant que Declan se lavait, je retapai son lit, rangeai le bazar dans sa chambre, et préparai ses affaires d’école pour le lendemain. Quand il me rejoignit, il se dirigea vers moi.

— Tu veux bien me lire une histoire ?

— Choisis des livres et on va aller en bas, avec papa.

Nous nous installâmes sur le canapé, je passai mon bras autour de lui, il se nicha contre mon sein. Je me lançai dans la lecture. J’eus un flash de ma tentative avortée d’atelier de lecture pour enfants aux Gens. Je pris conscience du chemin parcouru. Une question subsistait encore : si ç’avait été un enfant inconnu, aurais-je été capable de le faire ? Pas si sûr. J’aimais Declan, je n’avais plus peur de me l’avouer. Je tenais à la place qu’il m’avait accordée dans sa vie. À certains moments, je levais le nez du livre et croisais le regard d’Edward, qui, après s’être changé à son tour, préparait le dîner. Mes yeux devaient lui refléter le cafard qui m’envahissait, et dans les siens, en plus de la tristesse, je retrouvais sa colère coutumière. Je me fis la remarque que cela faisait longtemps que je ne l’avais pas vue s’exprimer. Nous nous retenions de laisser éclater notre malaise pour épargner Declan. Et finalement, avions-nous le choix ?


À table, Declan luttait pour garder les yeux ouverts, ce qui avait l’effet d’apaiser son père ; Edward le regardait tendrement.

— Tu dors dans ton lit, ce soir, lui annonça-t-il.

— Oui…

Il devait vraiment être épuisé pour ne pas chercher à négocier. Edward fronça les sourcils.

— C’est Judith qui t’emmène à l’école demain.

— Oui…

— Tu veux aller te coucher maintenant ?

Il se contenta de hocher la tête. Il sortit de table et vint me prendre la main. Je me levai et le suivis, prête à monter, mais il fit un crochet vers son père dont il attrapa la main aussi. Et je pensai : encore un peu de courage. Nous échangeâmes un regard avec Edward, puis il hissa son fils dans ses bras et Declan s’enroula autour de lui, sans me lâcher. Une fois dans sa chambre, Edward le déposa dans son lit et remonta la couette sur lui. Je m’agenouillai près de son visage. Automatiquement, il mit l’écharpe de sa mère contre son nez. De sa main libre, il me caressa la joue. Je fermai les yeux.

— Pars pas, Diane.

Sa demande me broya de l’intérieur.

— Dors, mon bonhomme. On se voit demain matin.

Il était déjà tombé dans les bras de Morphée. Je lui embrassai le front et me relevai. Edward m’attendait à la porte, les traits à nouveau tendus. En traversant le couloir, la porte ouverte de son bureau m’attira, j’y pénétrai sans lui en demander l’autorisation et décrochai la photo du mur.

— Quand l’as-tu prise ?

— Quelle importance ? me dit-il, alors qu’il était resté sur le seuil.

— S’il te plaît… Réponds-moi.

— Le matin de l’exposition.

Sa voix était lasse. Mes épaules s’affaissèrent, ma gorge se noua. La complexité et l’impossibilité de notre relation, les difficultés, les secrets, les non-dits, les sentiments enfouis nous épuisaient l’un et l’autre.

— Et pourquoi la gardes-tu ?

— Pour me servir de pense-bête.

Il tourna les talons et dévala l’escalier. Je m’assis à son bureau, la photo toujours entre les mains, les yeux braqués dessus. Face à moi-même aux Gens, chez moi, dans ma vie. Indéniablement, je semblais heureuse. À cette époque, il n’y avait plus d’ombre qui planait autour de moi, j’avais tout pour l’être. Du moins le croyais-je… Car quelques heures après qu’elle eut été prise, tout avait basculé, et, depuis, la situation n’avait fait que m’échapper. Les certitudes quant à mes choix, pour lesquels j’avais tant bataillé ces derniers mois, s’effondraient les unes après les autres. Je finis par détourner le regard de cette représentation de la Diane parisienne, propriétaire de son café littéraire, et en couple avec Olivier. J’aperçus une pile de photos qui évoquaient d’autres souvenirs : celles qu’Abby avait demandées à Edward lorsque j’étais revenue la première fois. On nous y voyait tous réunis sauf le photographe, mais sa présence était si forte qu’on la percevait. Moi, j’étais différente, c’était certain. À aucun moment, je n’avais l’air ailleurs, j’étais là, les yeux toujours posés sur l’un ou l’autre, ou bien en quête d’Edward. J’avais une place que je prenais.


Edward était assis sur le canapé, une cigarette aux lèvres, apparemment absorbé par le feu de cheminée, deux verres de whisky devant lui sur la table basse. Je fis ce dont j’avais envie, et ce dont j’avais besoin à cet instant. Je me pelotonnai contre lui, la tête calée sur son torse, les jambes repliées ; il referma son bras sur mes épaules. Nous restâmes là, silencieux durant de très longues minutes, j’écoutai son cœur battre et le bois qui craquait.

— Diane…

Je ne l’avais jamais entendu parler si bas, comme s’il s’apprêtait à dévoiler un secret.

— Je t’écoute.

— Ne reviens plus ici, s’il te plaît.

Je me blottis plus étroitement contre lui, il me serra plus fort.

— On ne peut plus se bercer d’illusions, reprit-il. Ni jouer la comédie…

— Je sais…

— Je refuse que Declan paye pour notre histoire… il est déjà trop attaché à toi… il te veut à une place que tu ne peux pas lui offrir… Il a besoin de stabilité…

— On doit le protéger… nous n’avons pas le choix.

Je frottai mon visage contre sa chemise, il embrassa et respira mes cheveux.

— Et moi… je…

Il s’éloigna, se leva brusquement, vida son verre d’un trait et se posta devant la cheminée, dos à moi, les épaules voûtées. Je me mis debout à mon tour et m’approchai de lui. Il s’en rendit compte en jetant un coup d’œil par-dessus son épaule.

— Reste là…

Je m’arrêtai, j’avais mal partout, à la tête, au cœur, à la peau. Edward inspira profondément.

— Je ne veux plus souffrir de t’aimer… C’est invivable… ça fait trop longtemps que ça dure… Mon pense-bête ne suffit plus à me rappeler que tu as construit une vie où tu n’es ni la mère de Declan ni ma femme…

Se rendait-il compte des mots qu’il employait ? Mots et confessions qui me bouleversaient. Il se livrait véritablement pour la première fois, et ça nous faisait du mal.

— Ta vie est et sera toujours à Paris.

— C’est vrai, murmurai-je.

Il me fit face et me regarda droit dans les yeux.

— Je dois t’oublier une bonne fois pour toutes…

Ça sonnait comme une promesse et un défi insurmontable.

— Pardonne-moi, lui dis-je.

— Ce n’est la faute de personne… on n’a jamais eu d’avenir ensemble… Nous n’aurions pas dû nous rencontrer et encore moins nous revoir… Reprends ta route…

— Tu regrettes de m’avoir rencontrée ?

Il me fusilla du regard et secoua la tête.

— Va te coucher… c’est préférable.

Ma première réaction fut de lui obéir ; je tournai les talons et me dirigeai vers l’escalier. Et puis je m’arrêtai. Il n’avait pas le droit de me dire tout ça, de partager sa souffrance sans écouter la mienne. Il croyait quoi ? Que cela allait être facile pour moi, de tirer un trait sur lui et sur son fils, de rentrer à Paris et de faire semblant d’aimer Olivier ? Alors que je lui appartenais intégralement, et ce, même si j’avais parfaitement conscience de l’impossibilité de notre histoire. Je lui fis face, il ne m’avait pas lâchée des yeux. Je traversai le salon en courant, et me jetai sur lui. Il me repoussa, et me tint à distance.

— Ça ne peut pas se finir comme ça !

— Diane… arrête…

— Non, je n’arrêterai pas ! J’ai des choses à te dire !

— Je ne veux pas les entendre.

La dureté de son ton me fit reculer, et puis je me dis que ça suffisait. J’attrapai son visage et l’embrassai. Il répondit à mon baiser furieusement, en m’enfermant dans l’étau de ses bras. J’y mis toute ma frustration des derniers mois. Je me hissai sur la pointe des pieds, me coulai contre son corps, essayant de me faire plus petite, pour disparaître avec lui, pour être encore plus proche. J’en voulais plus ; plus de lui, de ses lèvres, de sa peau. Je n’avais jamais ressenti un tel désir, ni une envie si forte de m’abandonner à un homme. Oui, il avait été ma béquille, mais aujourd’hui mes sentiments allaient bien au-delà. Je l’avais d’abord mal aimé, pas comme il fallait, désormais chaque fibre de mon être, de mon cœur et de mon corps le désirait. J’aimais sa force et ses faiblesses. Dans un râle de souffrance, il m’arracha à lui.

— On va se faire encore plus de mal, arrête, s’il te plaît…

— Une nuit… il nous reste une nuit d’illusion.

Il luttait tellement pour garder le contrôle de ses émotions, il s’interdisait de vivre depuis si longtemps, terrifié par la douleur d’amour et écrasé par les responsabilités qu’il s’imposait. Je pris sa main dans la mienne, et l’entraînai à l’étage. Je le laissai devant sa chambre pour vérifier que celle de Declan était bien fermée. Il m’attendait, appuyé contre le chambranle de la porte. Il riva son regard au mien.

— Il est encore temps de ne pas aller plus loin.

— C’est vraiment ce que tu veux ?

Tout en nous enfermant dans la chambre, il me poussa jusqu’à son lit. Si, un instant, il avait été perdu et faible, c’était fini ; il prenait le pouvoir sur moi. La dureté du baiser qu’il me donna me le confirma. Nous nous effondrâmes sur le lit, saisis par l’urgence de nous aimer, nous déshabillant brutalement, cherchant nos lèvres, palpant nos peaux affamées. La proximité de Declan, nous imposant un silence absolu, et la conscience que nous n’avions que quelques heures devant nous ajoutaient de l’intensité à cet instant que nous attendions depuis si longtemps : être l’un à l’autre. Quand il me pénétra, ma respiration se coupa, nos regards s’ancrèrent l’un dans l’autre. Je lus dans le sien tout l’amour, le désir, mais aussi toute la souffrance qu’il ressentait. Jouir du corps d’Edward m’arracha des larmes. Il s’écroula sur moi en me serrant davantage contre lui, je le gardai emprisonné entre mes jambes en caressant ses cheveux. Puis, j’attrapai son visage entre mes mains. Il m’embrassa doucement, l’orage était passé.

— Je t’aime, murmurai-je.

— Ne redis jamais cela… ça ne change rien…

— Je sais… mais pour quelques heures, autorisons-nous à être libres de tout.

Nous pûmes nous aimer sans réserve toute la nuit. Par moments, nous somnolions, nos peaux moites collées l’une à l’autre. Et le premier qui ouvrait les yeux réveillait l’autre par ses caresses et ses baisers.


— Diane…

Je me blottis plus étroitement contre son torse en m’accrochant davantage à lui, en mêlant ses jambes aux miennes. Il m’embrassa la tempe.

— Je vais me lever… je ne veux pas que Declan nous trouve ensemble.

Sa remarque eut le don de me réveiller totalement.

— Tu as raison.

Je redressai la tête, et passai un doigt le long de sa mâchoire contractée. Il attrapa ma main et embrassa ma paume. Puis il se détacha de moi, s’assit au bord du lit en s’ébouriffant les cheveux. Il me regarda par-dessus son épaule, j’esquissai une tentative de sourire, il me caressa la joue.

— J’y vais…

— Oui.

Je lui tournai le dos, je ne voulais pas le voir quitter la chambre, je ne voulais pas conserver cette image, je ne voulais me souvenir que de notre nuit d’amour. Je serrai son oreiller de toutes mes forces au moment où la porte se referma avec un léger bruit.


Je restai peut-être une demi-heure au lit. Me lever me demanda un effort surhumain, ainsi que récupérer mes vêtements éparpillés aux quatre coins de la pièce. Je luttai contre mes vieux démons : j’avais envie de ne pas me laver, conserver son odeur sur moi le plus longtemps possible. Mais Edward n’était pas mort.


Le jour n’était pas encore tout à fait levé lorsque je gagnai le rez-de-chaussée. Je déposai mon sac de voyage dans l’entrée. Une tasse de café fumant m’attendait sur le bar de la cuisine, j’en avalai quelques gorgées. Ensuite, je me dirigeai vers la terrasse où Edward se tenait, cigarette aux lèvres. S’il m’entendit arriver, il ne réagit pas. Je vins me coller à lui en prenant sa main dans la mienne, nos doigts s’entrelacèrent, et il m’embrassa les cheveux en soupirant. Je fermai les yeux en me blottissant contre lui. Au loin, nous entendîmes une voiture se garer devant le cottage.

— Voilà Judith, me dit-il.

Je m’apprêtais à m’éloigner de lui, persuadée qu’il souhaitait garder secrètes nos retrouvailles.

— Reste là.

Il lâcha ma main, pour me serrer plus fort contre lui, dans ses bras. Je cachai mon visage dans sa chemise, j’aspirai à pleins poumons son parfum. La porte d’entrée claqua : Judith et sa discrétion légendaire.

— Il va falloir aller réveiller Declan, m’annonça Edward.

Je m’agrippai à sa chemise.

— Allons-y.

Il m’entraîna à l’intérieur. Judith nous attendait, café à la main, accoudée au bar. Elle nous sourit, tristement.

— Fallait bien que ça arrive, depuis le temps que vous l’attendiez…

— Fous-nous la paix, lui rétorqua vertement Edward.

— Eh ! Calme-toi… je ne vous le reproche pas. Je vous envie, c’est tout…

Une course se fit entendre dans l’escalier, puis la voix joyeuse de Declan :

— J’ai dormi tout seul ! Papa ! Diane ! J’ai dormi tout seul !

J’eus le temps de m’éloigner d’Edward avant que son fils lui saute dans les bras. Sa fierté était immense, un sourire extraordinaire illuminait son visage.

— Tu as vu, Diane ?

— Tu es un champion !

Son sourire se figea lorsqu’il remarqua Judith. Son visage reflétait la violence de la réalité qui venait de lui tomber dessus. Il voulut descendre des bras de son père, et fonça tête baissée dans l’entrée. Il tira sur la sangle de mon sac de voyage, et me fixa.

— C’est quoi ? cria-t-il.

— Ma valise, lui répondis-je, en m’approchant de lui.

— Pourquoi elle est là ?

— Je rentre chez moi, tu te souviens ?

— Non ! C’est ici, ta maison maintenant, avec papa et moi ! Je veux pas que tu partes !

— Je suis désolée…

Ses yeux débordèrent de larmes, il devint rouge de colère, de rage, même.

— Tu es méchante !

— Declan, ça suffit ! intervint Edward.

— Laisse-le, soufflai-je. Il a raison…

— Je te déteste ! hurla Declan.

Il gravit l’escalier en courant et claqua la porte de sa chambre. Edward vint me prendre dans ses bras.

— Comment a-t-on pu être si égoïstes ? sanglotai-je.

— Je sais…

— Fichez le camp, maintenant, nous dit Judith.

Je me détachai d’Edward et m’approchai d’elle.

— Je ne te dis plus au revoir, j’en ai marre de le faire. On se parle au téléphone…

— Tu as raison…

Edward m’attendait sur le perron, mon sac de voyage à la main. Au moment de franchir le seuil, je m’arrêtai. Ça allait trop vite…

— Je dois lui dire au revoir.

Je montai l’escalier quatre à quatre et frappai à la porte de sa chambre.

— Non !

— Declan, je vais entrer.

— Je ne veux plus jamais te voir !

Je pénétrai dans la pièce, il était assis sur son lit, raide comme un piquet. Il s’essuya rageusement les joues du plat de la main, en regardant droit devant lui. Je m’installai à côté de lui.

— Je suis désolée… Je t’ai fait espérer que j’allais rester. Tu as raison, je suis bien avec toi et ton papa, j’aime être ici. Je n’ai pas menti là-dessus… Tu comprendras quand tu seras plus grand… On ne fait pas toujours ce que l’on veut : j’ai un travail à Paris, des responsabilités de grande personne. Je sais que tu t’en moques… Je penserai très souvent à toi, je te le promets.

Il se jeta dans mes bras. Je le berçai une dernière fois en lui embrassant les cheveux et en retenant mes larmes. Il ne comprendrait pas que je parte s’il voyait mon chagrin.

— Chut… ça va aller… tu es courageux… je ne t’oublierai pas, jamais… tu vas devenir un grand garçon fort comme ton papa… D’accord ?

Je le gardai contre moi encore de longues minutes, j’aurais voulu toujours le protéger, le rassurer. Sauf que l’heure tournait…

— Papa m’attend dans la voiture…

Il serra plus fort mon ventre.

— Tu vas voir, ça va être génial d’aller à l’école avec tante Judith… et papa sera rentré pour la sortie. Hier soir, je t’ai préparé ton uniforme, tu n’as plus qu’à t’habiller…

Il se détacha de moi et me regarda de ses magnifiques yeux. Puis il se redressa, s’accrocha à mon cou et me fit un bisou, un vrai bisou d’enfant, humide et généreux. J’embrassai son front, il me lâcha. Malgré le sentiment d’abandon, je me levai et découvris Judith qui avait assisté à toute la scène.

— Au revoir, Declan.

— Au revoir, Diane.

Je traversai la pièce et marquai un temps d’arrêt près d’elle, nous nous regardâmes, nous sourîmes, et je déposai une bise sur sa joue avant de filer dans l’escalier. Je croisai Postman Pat couché au bas des marches, je lui fis une dernière caresse et sortis du cottage. Edward était appuyé contre sa voiture, une cigarette aux lèvres. Je lançai un dernier regard à la mer et grimpai dans le Range. Il me suivit de peu et mit le moteur en route.

— Tu es prête ?

— Non… mais je ne le serai jamais, donc tu peux y aller.

Je fixai le cottage à travers la vitre quelques secondes. Et puis la voiture fila, traversa le village qui se réveillait.

— Regarde qui est là, me dit Edward.

J’aperçus au loin la silhouette de Jack, près de son portail. Il leva la main dans notre direction lorsque nous passâmes près de lui. Je regardai en arrière, il resta quelques instants à fixer la voiture, puis il rentra chez lui, le dos courbé. Quand nous dépassâmes la sortie de Mulranny, j’attrapai le paquet de cigarettes d’Edward sur le tableau de bord, en pris une, l’allumai, et tirai dessus comme une malade. J’avais envie de taper, de hurler, d’évacuer ma colère. Pour la première fois, j’en voulais à Abby ; en mourant, elle m’avait mise dans cette situation intenable. J’avais parfaitement conscience du caractère puéril, égoïste de ma réaction, mais c’était mon seul moyen de défense contre le chagrin. J’étais aussi en colère contre moi-même ; j’étais une fouteuse de merde ! Je faisais souffrir Olivier, Edward, Declan et Judith. Finalement, j’étais toujours aussi capricieuse, maladroite et égoïste. À croire que la vie ne m’avait rien appris.

— Merde ! Fais chier ! jurai-je en français.

En continuant à râler dans un langage plus que fleuri, je saisis mon sac à main, le vidai sur mes genoux pour faire du tri ; il fallait que je m’occupe. La cendre de ma clope tomba sur mon jean, je braillai. Edward me laissait piquer ma crise sans broncher, il roulait pied au plancher comme d’habitude. Petit à petit, mon état de nerfs se modifia. Je me calmai, je respirai plus lentement, ma gorge et mon ventre se nouèrent, je cessai de gigoter, m’enfonçai plus profondément dans mon siège, me laissant aller contre l’appui-tête. J’avais beau fixer la route, je ne voyais pas les paysages.


Le téléphone d’Edward sonna après plus d’une heure. Il décrocha, je n’écoutai pas la conversation et restai stoïque le temps qu’elle dura.

— C’était Judith… Declan va mieux, il est parti à l’école de meilleure humeur…

Cette nouvelle m’arracha un petit sourire, qui s’estompa très rapidement. Je sentis sur ma joue le pouce d’Edward, il essuyait une larme. Je tournai le visage vers lui, il ne m’avait jamais paru si triste ni si fort. Le père de famille qu’il était encaissait les épreuves pour son fils. Même si ce n’était pas nouveau pour lui, il se reléguait au second plan : Declan avant tout. J’étais dans le même état d’esprit que lui… Il me caressa la joue. Puis il posa sa grande main sur ma cuisse, je mis la mienne dessus, et il se concentra à nouveau sur sa conduite.


Le trajet passa trop vite, beaucoup trop vite, dans un silence de plomb. Régulièrement, Edward essuyait mes larmes silencieuses. J’avais l’impression d’être une condamnée dans le couloir de la mort. La vie, la géographie allaient me soustraire un homme et un enfant que j’aimais plus que tout au monde. Ma seule consolation serait de savoir qu’ils existaient, qu’ils allaient bien ; ce n’était pas la grande faucheuse qui me les avait enlevés. C’était la faute à « pas de chance », nous n’habitions pas le même pays, nous n’avions pas la même vie. Nous nous étions enfoncés dans nos sentiments sans mesurer la réalité.

Nous arrivâmes sur le parking de l’aéroport de Dublin. Edward coupa le contact, ni l’un ni l’autre nous n’esquissâmes le moindre geste pour quitter l’habitacle. Nous restâmes une dizaine de minutes ainsi. Et puis je me tournai vers lui, enfoncé dans son siège, la tête en arrière, les yeux fermés, les traits contractés. Je caressai sa barbe ; il me regarda intensément. J’y voyais le même amour que la nuit passée, mais aussi une douleur encore plus grande. Il se redressa, s’approcha de moi et effleura mes lèvres des siennes, notre baiser s’approfondit. Lorsqu’il y mit un terme, il prit mon visage en coupe et appuya son front contre le mien. Mes larmes mouillaient ses mains. Il pressa fortement ses lèvres sur les miennes.

— Allons-y…

— Oui… il est temps…

Je chancelai en quittant la voiture. Edward chargea mon sac de voyage sur son épaule et me prit par la main. Je m’y agrippai de toutes mes forces et collai mon visage contre son bras. Nous pénétrâmes dans le hall du terminal. Évidemment, mon vol était à l’heure. Nous étions largement en avance. C’était aussi bien ; je voulais qu’Edward soit à la sortie de l’école, Declan ne devait pas rester trop longtemps loin de son père. Je préférai m’enregistrer sans attendre et me débarrasser de ma valise. Edward ne me lâcha pas ; l’hôtesse de l’air nous dévisagea.

— Vous voyagez ensemble ? lui demanda-t-elle.

— Si seulement c’était possible…, marmonna-t-il dans sa barbe, le regard dur.

— Non, soufflai-je. Je suis seule.

Les lèvres d’Edward retrouvèrent ma tempe, mes larmes coulaient sans discontinuer. Non sans un dernier coup d’œil, l’hôtesse se concentra sur son clavier. Je la remerciai intérieurement de ne pas me souhaiter bon voyage. Nous nous éloignâmes du comptoir et je regardai l’heure.

— Vas-y, dis-je à Edward. J’ai promis à Declan que tu serais là pour la sortie de l’école…

Collés l’un à l’autre, nos doigts entrelacés, nous traversâmes à nouveau tout le hall jusqu’aux contrôles de sécurité. J’avais envie de vomir, de hurler, de pleurer. J’avais peur de me retrouver sans lui. Mais nous parvînmes à la dernière limite pour Edward. Il me prit contre lui, me serra fort.

— Ne conduis pas comme un fou sur la route du retour…

Il grogna douloureusement et m’embrassa la tempe. Je savourais la sensation de ce geste si tendre, si explicite pour lui… Retrouverais-je un jour ce sentiment d’appartenance à un homme ?

— Ne dis rien de plus, me demanda-t-il, la voix plus rauque que jamais.

Je relevai le visage vers lui, nous échangeâmes un baiser profond, fait de gémissements de douleur, de plaisir. Nos lèvres se cherchaient, se goûtaient, se mémorisaient. Je me cramponnais à ses cheveux, à son cou, je caressais sa barbe, ses mains broyaient mon dos, mes côtes. Le monde n’existait plus autour de nous. Mais il fallait bien se séparer. Je me blottis une dernière fois contre son torse, le visage dans son cou, il m’embrassa les cheveux. Et puis j’eus froid ; ses bras n’étaient plus autour de moi, il recula de quelques pas. Nos regards se cherchèrent une dernière fois, se promirent tout et son contraire. Je tournai les talons, mon billet d’avion et mon passeport à la main, et pris ma place dans la file d’attente. Automatiquement, je regardai en arrière : Edward était toujours là, les mains dans les poches de son jean, le regard dur, le visage grave. Certains passagers lui jetaient un coup d’œil apeuré. J’étais la seule à savoir qu’il n’était pas dangereux ; sa carapace se reconstituait sous leurs yeux, il se blindait. L’avancée de la colonne de voyageurs me le cachait par moments, à chaque fois je craignais de ne plus le revoir, une dernière fois, une dernière seconde. Mais il ne bougeait pas. Déjà plus d’une vingtaine de mètres nous séparaient. Je sentis son regard sur moi quand je dus vider mes poches, retirer ma ceinture, mes bottes. Volontairement, je laissai passer des passagers pressés. Le portique de sécurité signerait la fin. Pourtant, je dus me résoudre à avancer. Je me hissai sur la pointe des pieds, l’aperçus encore une fois ; il avait déjà sa cigarette aux lèvres, prêt à tirer dessus dès qu’il serait dehors. Il avança de quelques pas vers moi, se passant une main sur le visage. Je craquai et m’effondrai en larmes. Il le remarqua, marcha dans ma direction en secouant la tête pour me demander d’arrêter, de tenir le coup.

— Madame, c’est à votre tour.

Edward se figea. Malgré la distance, nos regards plongèrent l’un dans l’autre.

— Je sais, répondis-je à l’agent de sécurité.

Je passai sous le portique, en pleurant, en regardant en arrière. Et puis Edward disparut. Je restai de longues minutes en chaussettes au bout du tapis roulant, mes affaires écrabouillées par les autres valises qui s’amoncelaient, avant de me décider à me diriger en titubant vers la porte d’embarquement. Les voyageurs me regardaient comme si j’étais une martienne. À croire que voir quelqu’un pleurer à l’aéroport était une nouveauté.

Deux heures plus tard, ma ceinture était bouclée. J’attrapai mon téléphone et envoyai un SMS à Olivier : «

Suis dans l’avion, retrouve-moi aux Gens ce soir.
» Rien de plus à lui dire, et j’en étais triste. J’éteignis mon portable. Encore quelques minutes, et l’avion s’élança sur le tarmac.

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