— 7 —

J’entendis Judith avant de la voir.

— Elle est où, la pétasse ? cria-t-elle depuis l’entrée.

— On t’avait prévenue qu’elle était en forme ! me dit Jack alors que nous étions dans le salon.

Je me levai du canapé pour assister à son débarquement. Elle me repéra, me pointa du doigt, en répétant : « Toi, toi, toi ! » Puis, sans m’épargner son regard perçant, elle claqua un gros baiser sur la joue de Jack avant de foncer dans ma direction.

— Toi, espèce de petite… tu n’es qu’une… et puis merde !

Elle se jeta sur moi, et me serra fort contre elle.

— Tu vas t’en prendre plein la gueule, tu le sais, ça ?

— Toi aussi, tu m’as manqué, Judith.

Elle me lâcha, renifla, et me prit par les épaules en me détaillant de la tête aux pieds.

— Tu t’es remplumée ! Waouh !

— Et toi, tu es toujours aussi spectaculaire !

— J’entretiens la légende.

C’était la stricte vérité. Judith était splendide, avec un sex-appeal de feu, une espièglerie dans le regard qui devait désarçonner le plus dur des hommes. Même son frère se faisait piéger. Abby nous rejoignit, et nous enlaça. Judith me fit un clin d’œil, tendre et complice.

— J’ai mes deux filles avec moi.

Mon malaise dut paraître évident.

— Ne fais pas cette tête-là, Diane. C’est bien vrai, ce que dit Abby. En plus, tu as été à deux doigts d’être ma sœur…

J’avais oublié à quel point elles étaient terribles lorsqu’elles se liguaient. Nous éclatâmes de rire toutes les trois.


La journée se déroula à l’image de ces retrouvailles. Nous alternions rires, larmes et piques de Judith à mon encontre. Avec elle, nous partagions les tâches de l’intendance pour soulager Abby. Celle-ci semblait avoir rajeuni de dix ans, toute trace de maladie avait disparu en quelques heures : son visage était détendu, elle avait retrouvé tout son peps et ne paraissait plus oppressée. Judith et moi dûmes batailler pour qu’elle nous laisse gérer la préparation du dîner, tant elle se trouvait en forme. Ce soir-là, nous serions deux de plus : Edward et Declan se joignaient à nous. Je refusais de m’en préoccuper.

Une grande partie de l’après-midi fut consacrée à la préparation du repas ; je pris un cours de gastronomie irlandaise en apprenant à faire le pain noir et le véritable irish stew. À cet instant, je me dis qu’elles avaient raison : j’étais avec ma mère et ma sœur. Ma sœur avec qui je faisais des bêtises comme si nous avions quinze ans, et notre mère qui nous remontait les bretelles. Jack essayait bien de temps en temps de pénétrer dans notre antre féminin, mais, invariablement, il rebroussait chemin.

Judith sortit son smartphone pour immortaliser ce moment. Abby se prêta au jeu en riant, j’en fis autant. Il y eut des selfies de nous trois en rafale. J’étais en train de faire l’imbécile lorsque la porte s’ouvrit sur Declan et Edward.

— Judith ! cria Declan.

— Eh, mon morveux préféré ! Qu’est-ce que j’ai dit ?

— Bonjour, tante Judith, lui répondit-il docilement, avant de se jeter à son cou.

Cette phrase me déclencha un tel fou rire que je me pliai en deux. Je n’avais pas eu une barre au ventre de cette puissance depuis des années.

— Quelqu’un a déjà vu Diane dans cet état ? s’interrogea Abby, en riant elle aussi.

— C’est la faute de Judith ! réussis-je à dire. Tu n’as pas honte, toi qui mets les pieds sur la table, de te faire appeler comme ça ?

— Attends, j’essaie d’être classe.

Edward me suivit en riant à son tour. Depuis que je l’avais revu, c’était la première fois que je le voyais un peu détendu et souriant. Je préférai détourner le regard. Mes yeux tombèrent sur Declan qui me fixait, toujours accroché au cou de Judith. Il me fit un grand sourire et un signe de la main.

— Bonjour, Declan, lui dis-je de loin.

— Bon, les enfants, on se remet au travail ! Les filles, on cuisine, Edward, tu nous fais de vraies photos ! ordonna Abby.

Il la regarda comme une extraterrestre.

— Pour une fois, utilise ton talent pour la famille. Fais-moi plaisir.

— C’est bien parce que c’est toi, bougonna-t-il.

Il allait quitter la cuisine quand Declan l’interpella :

— Papa, attends !

Tous les regards convergèrent vers lui. Il faisait l’asticot dans les bras de Judith pour retrouver le plancher des vaches. Elle finit par le lâcher.

— Je peux t’aider ? lui demanda-t-il en s’approchant de lui.

— Viens avec moi à la voiture.

Au sourire qu’il adressa à son père, on voyait à quel point il l’aimait déjà. Quelques minutes plus tard, il était l’assistant d’Edward et lui tendait le matériel exigé. Les pitreries de Judith et le simple plaisir de rendre Abby heureuse suffirent à occulter le malaise causé en moi par leur présence, ou en tout cas à composer avec. Jack nous rejoignit lui aussi, et nous servit de la Guinness. Il s’assit et trinqua avec sa femme. Declan tournait autour de la table en riant. Judith rangea tout le bazar, et je pris en charge la plonge. Nous parlions tous en même temps, de tout, de rien, simplement animés par la joie d’être là. Lorsque j’eus fini la vaisselle, je pris appui contre le plan de travail et bus ma bière. Je croisai le regard d’Edward sur moi — ce fut comme un moment suspendu. J’aurais voulu détourner les yeux, j’en étais incapable. À quoi pouvait-il penser ? De mon côté, impossible d’y voir clair dans ce qui me traversait l’esprit. Et puis, d’un coup, sa mâchoire se crispa, la bulle éclata. Il chercha son fils ; Declan fixait comme un trésor l’appareil photo de son père posé sur le buffet.

— N’y touche pas, c’est fragile.

La déception se lisait sur son visage de petit garçon. Elle fut encore plus grande quand Edward partit ranger son matériel dans sa voiture sans lui demander son aide et sans dire un mot à quiconque. Son absence s’éternisa et sembla inquiéter Declan. Il fixait la porte de la cuisine, sursautait au moindre bruit, comme sur le qui-vive. Lorsqu’il entendit son père rentrer dans la maison, son visage se détendit et il retrouva le sourire.


En passant à table, Declan exigea que je m’assoie à côté de lui. Je n’avais aucune parade en stock pour refuser. Après tout, je n’étais plus à ça près. Edward s’apprêtait à le rabrouer, je l’en empêchai.

— Tout va bien, lui dis-je en souriant.

L’ambiance du dîner fut drôle, conviviale et familiale. La vie n’avait épargné personne à cette table, eux encore moins dernièrement, avec la maladie d’Abby. Et pourtant, chacun faisait en sorte de rebondir, de vivre avec, de se contenter de petits moments heureux ; un mélange d’instinct de survie et de fatalité. Ils m’avaient accueillie avec mes casseroles, et continuaient à le faire. J’étais parmi eux et j’étais bien. Cependant, une part de moi aurait préféré se sentir moins à son aise ; la séparation allait être difficile, je le savais déjà. Autant il m’était nécessaire pour progresser dans ma vie à Paris d’être sûre que nous avions fait table rase du passé, autant il serait compliqué de penser à eux de loin. C’était l’effet pervers de ces retrouvailles. Judith me sortit de mes pensées :

— On file au pub après ?

— Si tu veux.

— Hors de question de rater une occasion de faire la fête avec toi ! Par contre, tu évites de finir comme la dernière fois.

— Si tu pouvais éviter de me rappeler cet épisode, ça m’arrangerait.

Sauf qu’au sourire vicieux qu’elle afficha, je compris qu’elle ne s’arrêterait pas là. Elle donna un coup de coude à Edward.

— Eh, frangin, tu te souviens quand on a dû la récupérer ?

Il marmonna dans sa barbe. Lui comme moi nous en souvenions parfaitement.

— Les enfants, racontez-nous, intervint Abby, excitée comme une puce.

— Diane ne tenait plus debout, Edward a filé une patate à un type qui louchait trop sur elle. Il a été obligé de la porter sur son épaule. C’était à mourir de rire, elle gesticulait dans tous les sens en braillant contre lui, et Edward ne bronchait pas, imperturbable.

Abby et Jack nous scrutèrent alternativement, et finirent par éclater de rire. Nous nous regardâmes, gênés dans un premier temps, avant de suivre le fou rire général.

— C’est quoi, filer une patate ? demanda Declan.

— C’est se battre, lui répondit Judith.

— Waouh, papa, tu t’es déjà battu ?

— Si ça n’était arrivé qu’une fois…, embraya Jack. Fiston, ton père se battait déjà à ton âge.

— Pourquoi tu lui racontes ça ? rétorqua Edward.

— Tu m’apprendras, papa ?

Le père et le fils se fixèrent. Pour la première fois, Edward eut un regard tendre envers Declan avant de se tourner vers sa sœur.

— Allez-y maintenant si vous voulez, je m’occupe de ranger ici.

Il se leva, passa la main dans les cheveux de son fils, et lui demanda de l’aider à débarrasser. Ce fut plus fort que moi, je les fixai jusqu’à ce qu’ils disparaissent dans la cuisine. Judith se racla la gorge.

— Prête à faire la bringue ?

— C’est parti !

L’une après l’autre, nous embrassâmes Abby et Jack qui nous remercièrent mille fois pour la soirée. Edward et Declan sortirent de la cuisine, Judith alla les embrasser. Je me contentai de leur envoyer un signe de la main.

— Soyez prudentes, nous dit Edward.

— Tu n’auras pas besoin de te battre, lui répondis-je du tac au tac.

À l’instant même, je regrettai ma phrase.


Nous arrivâmes au pub en riant et en sautillant. En y pénétrant, je ne pus m’empêcher de penser à voix haute :

— Qu’est-ce qu’on est bien ici !

— Je savais que tu reviendrais, me taquina Judith.

Le barman nous fit de grands signes derrière le comptoir. Nous allâmes à sa rencontre, malgré le manque de place. L’affaire fut réglée en deux temps, trois mouvements ; il dégagea d’autorité deux clients pour nous libérer des tabourets. Sans nous consulter, il nous servit à chacune une pinte de Guinness. C’était l’ambiance pub du samedi avec un concert. Le groupe enchaînait les reprises pour le plaisir de tous. Nous nous joignîmes aux autres clients pour chanter à tue-tête. Je retrouvais cette ambiance que j’avais tant aimée… et dont je n’avais pas assez profité l’année précédente.

— J’ai une question hyper importante à te poser, me dit brusquement Judith.

— Je t’écoute.

— Félix est-il toujours gay ?

Je pouffai.

— Plus que jamais, finis-je par lui répondre.

— Merde ! Parce que c’est l’homme de ma vie, tu t’en rends compte, au moins ?

Elle me prit par le bras, et nous récupérâmes nos places au comptoir, où elle commanda notre troisième ou quatrième pinte, je commençais à ne plus savoir ! Le quart d’heure qui suivit, j’eus droit aux dernières aventures de Judith-qui-tombe-amoureuse-tous-les-jours. Mon téléphone sonna, interrompant notre conversation. C’était Olivier.

— Attends deux minutes, lui dis-je, avant de m’adresser à Judith. Excuse-moi…

Elle ricana gentiment et fit un signe de tête vers le coin fumeurs dehors. Je chopai mes cigarettes et traversai le pub, suivie de près par Judith, qui entama la conversation avec les autres fumeurs.

— Ça y est ! Je suis là.

— Tu es où ? Il y a un de ces bruits !

— Au pub avec Judith. Il y a un concert, comme tous les samedis soir.

— Tu as retrouvé ta copine ?

— Oui, on a passé une journée magnifique. Abby était heureuse, c’était génial !

— Tu te sens bien, là-bas…

Une pointe de culpabilité me traversa, j’avais oublié de l’appeler aujourd’hui, toute à ma joie de retrouver Judith.

— C’est vrai… et toi, comment vas-tu ?

— Très bien, ici, tout est OK. Là, je suis chez moi, et je glande tout seul. Je ne vais pas t’embêter plus longtemps…

— Tu ne me déranges pas, idiot !

— Fais la fête. Je voulais juste savoir si tu allais bien. C’est chose faite ! Je t’embrasse fort.

— Moi aussi. À demain, je te téléphone demain, promis.

Judith devait garder un œil sur moi, car elle fut à mes côtés sitôt mon téléphone rangé dans ma poche.

— Alors, comment va ton mec ?

— Très bien. On y retourne ?

En tant qu’invitées d’honneur, nous retrouvâmes encore une fois nos places au bar. Judith ne comptait pas lâcher l’affaire.

— C’est sérieux entre vous ?

— Je ne sais pas, je crois… oui… en fait, ça l’est…

— Et mon frère ?

— Quoi, ton frère ?

— Tu ne l’aimes plus ? N’essaye pas de me dire que tu ne l’aimais pas autrefois, je ne te croirais pas.

— Oh, Judith, s’il te plaît…

— Il faut bien qu’on l’ait, cette conversation !

Je soupirai.

— Je n’étais pas prête pour lui, je lui aurais fait encore plus de mal, un jour ou l’autre, si j’étais restée.

— Et maintenant ?

— Maintenant, il s’est passé plus d’un an. J’ai repris ma vie à Paris, chez moi, et j’ai rencontré quelqu’un avec qui je suis bien.

— Je comprends, je suis contente pour toi.

Elle finit d’une traite sa pinte, et commanda une nouvelle tournée. Non sans oublier de me lancer un regard en coin.

— Qu’est-ce que tu as à me dire ?

— Ça doit te faire drôle, tout de même, de le revoir !

— Ce n’est pas faux… Mais Judith, je t’arrête tout de suite, ne te fais pas de film…

— OK, OK ! Enfin… tu ne me feras pas croire que tu n’as pas envie de jouer la curieuse et d’en savoir un peu plus…

— Tu as raison… je m’inquiète pour lui…

— Tu n’es pas la seule !

— Je m’en doute…

— Il mérite mieux que d’être bloqué avec son fils ! Comment veux-tu qu’il refasse sa vie maintenant ?

— L’arrivée de Declan te pose problème ?

— Bien sûr que non. Comment ne pas l’aimer, ce gosse ? J’en ai simplement marre de voir mon frangin enchaîner les emmerdes. Il a la guigne ! Ce n’est pas un reproche, Diane… mais il en a sacrément chié après ton départ…

Je piquai du nez. J’eus un flash du moment où je lui avais annoncé que je le quittais. Je l’avais tellement fait souffrir.

— Il s’est lancé à corps perdu dans son boulot, il était tout le temps en vadrouille, il fuyait Mulranny, tout ce qui pouvait lui rappeler toi. C’était un mal pour un bien, il était vraiment en train de percer. Et puis, patatras, il tombe sur cette nana ! Sa première réaction a été de se voir comme le méchant de l’histoire… tu connais ses principes ! Heureusement, la mère de Declan était une fille bien, sérieuse, compréhensive. Elle n’en a jamais voulu à Edward d’être parti, elle l’a déculpabilisé, et apprivoisé, aussi, pour savoir si elle pouvait vraiment lui confier leur fils.

— Je la comprends, elle ne le connaissait pas, après tout !

J’avalai une grande rasade de bière et soupirai.

— Mais comment va-t-il vraiment ? Que pense-t-il de la situation dans laquelle il est ?

— Diane, tu vis au pays des Bisounours ou quoi ? Tu crois qu’il s’épanche sur ses états d’âme ?

Ce fut plus fort que moi, j’éclatai de rire.

— Tu vois que tu es curieuse ! enchaîna-t-elle, en riant à son tour.

— Tu as raison ! Tu es contente ?

— J’adore ! Écoute, ce que je peux te dire c’est qu’il a quand même légèrement déraillé quand il a eu les résultats du test de paternité. Ça faisait des années que je ne l’avais pas vu dans un état pareil !

— C’est-à-dire ?

— Il s’est pris une cuite monumentale, barricadé chez lui. À se demander comment il n’est pas tombé raide mort. J’ai dû passer par la fenêtre pour entrer. Et là, je l’ai écouté délirer pendant des heures… tout y est passé : notre père, la salope, la maladie d’Abby, et toi en long, en large et en travers ! Alors que ça faisait six mois que tu étais partie, et que personne n’avait le droit de prononcer ton prénom sans déclencher une guerre nucléaire. Il parlait de coups de téléphone de toi, de messages…

Je décrochai un bref instant ; cela correspondait à mes appels…

— Et maintenant ? lui demandai-je.

— Il est plus vivant grâce à son fils, il va lui consacrer sa vie… il l’aime comme un fou, mais ce qui le rendra toujours malade c’est d’avoir fait un enfant à une femme qu’il n’aimait pas.

— J’aimerais tant faire quelque chose pour lui…

— N’aie pas pitié de lui.

— Ça n’a rien à voir…

Elle eut un sourire en coin.

— Je sais bien, je te provoque… Tu as beau dire, il y aura toujours un truc entre vous, c’est comme ça. Vous avez fait vos choix, l’un comme l’autre. Toi, tu as quelqu’un. Et lui, il a son fils et ça lui suffit. Mais je pense que ça vous ferait du bien d’en parler… Allez, tournée !

Nouvelle pinte. Judith avait mûri, elle était beaucoup plus responsable et lucide qu’avant. Ce qui ne l’empêcha pas de me faire danser sur les rythmes endiablés de la musique traditionnelle.


La fermeture du pub se préparait. Heureusement, nous étions à cinq minutes à pied de chez Abby et Jack. Aussi pompettes l’une que l’autre, nous parcourûmes le chemin bras dessus, bras dessous. Je dessaoulai en moins de deux secondes en découvrant la voiture d’Edward toujours garée devant la maison.

— Qu’est-ce qu’il fout encore là ? brailla Judith tout en étouffant un rot, avec sa grande classe légendaire.

Nous entrâmes à pas de loup et nous dirigeâmes vers le séjour. Une petite lumière était allumée sur un guéridon. Je finis par distinguer la silhouette d’Edward ; il était assis sur le canapé, les pieds sur la table basse, un verre dans une main, l’autre posée sur le dos de son fils, qui dormait la tête sur ses genoux.

— Pourquoi tu es encore là ? lui demanda Judith.

Il ne prit pas la peine de se tourner vers nous pour répondre.

— Declan a fait une crise d’angoisse quand il a compris qu’il ne vous reverrait pas. Le seul moyen de le calmer a été de lui promettre de vous attendre. Il a fini par s’endormir.

— Tu aurais dû nous appeler, lui dis-je en m’approchant.

— Merci, Diane, mais je ne voulais pas foutre en l’air votre soirée.

Judith s’agenouilla près d’eux et jaugea le faible niveau de la bouteille de whisky. Elle fit un clin d’œil à son frère, qui esquissa un sourire triste.

— Laisse-le-nous pour la nuit, je vais le prendre avec moi. Va dormir dans ton lit, pour une fois. On te le ramènera demain midi.

— Ça va peut-être t’étonner, mais je ne vais pas refuser.

Judith se releva, Edward prit son fils dans ses bras et se leva à son tour. Declan s’accrocha à son cou.

— Papa ?

— Judith et Diane sont là, tu vas dormir dans le lit de Judith.

Je les regardai monter l’escalier tous les trois. Leur vie était si éloignée de la mienne. Pour m’occuper, je ramassai le verre et la bouteille et allai les déposer dans la cuisine. Je m’appuyai contre l’évier, et bus un verre d’eau. Je sursautai en entendant la voix d’Edward :

— Je m’en vais.

Je me tournai, il m’envoya son paquet de cigarettes à travers la pièce, lui-même en ayant déjà une entre les lèvres. Je compris le message et le suivis. Une fois dehors et servie, je lui rendis son paquet. Il planta ses yeux dans les miens et alluma un briquet pour moi ; je m’approchai de la flamme, en me disant de ne pas me brûler les ailes. Ensuite, il fit quelques pas dans le jardin, avant de revenir à nouveau vers moi. Il fouilla dans sa poche et en sortit ses clés de voiture, qu’il me tendit. Par réflexe, je les saisis.

— Tu pourras me ramener mon fils avec ma voiture demain ?

— Tu ne vas pas rentrer à pied, tout de même ? Tu en as pour une demi-heure au moins !

— J’ai trop bu, je ne veux pas prendre le volant… ça va me faire du bien de prendre l’air.

Il riva son regard au mien de longues secondes. Tant de tristesse s’en dégageait, mais avec toujours une pointe de colère. Rien ne l’apaiserait jamais.

— Bonne nuit, Diane.

— Fais attention à toi en rentrant.

Je suivis sa silhouette du regard jusqu’à ce qu’elle disparaisse dans la nuit. Je balançai mon mégot dans le cendrier, et entrai dans la maison que je fermai à clé. Je gagnai l’étage, remuée, mal à l’aise. La porte de la chambre de Judith s’entrouvrit sur elle.

— Il dort toujours ? lui demandai-je en chuchotant.

— Comme une souche. À part nous demander de ramener sa caisse, il t’a dit quoi ?

— Rien.

— C’est bien ce que je disais, vous devriez vous parler…

— Bonne nuit, Judith.

Je me glissai sous la couette, sachant que le sommeil serait long à venir. Des images d’Edward partant seul dans la nuit tournaient en boucle dans mon esprit, sans oublier le regard qu’il m’avait lancé. Judith avait raison, il y aurait toujours un lien entre nous, lien que nous devrions démêler au plus vite pour pouvoir avancer l’un et l’autre.


À croire que ce séjour en Irlande était fait uniquement pour m’apprendre ce qu’était une famille. En descendant pour le petit déjeuner, je découvris Abby, en robe de chambre, s’activant pour nous servir un irish breakfast ; ça sentait le bacon, les œufs, les toasts grillés. Jack, Judith et Declan étaient autour de la table, il ne manquait plus que moi. Pourtant, quelque chose n’allait pas, c’était palpable.

— Attends, je vais t’aider, proposai-je à Abby.

— Non, ma petite chérie, je ne suis pas impotente !

— Ne te fatigue pas, elle m’a déjà rembarrée, m’apprit Judith.

— Diane, m’appela Declan, la voix sanglotante.

Je le regardai plus attentivement, son expression de détresse me déchira. Il se leva, et s’approcha de moi. Sans réfléchir, je m’accroupis à son niveau.

— Que t’arrive-t-il ?

— Il revient quand, papa ? Pourquoi il n’est pas là ?

— Judith a déjà dû t’expliquer, non ?

— Il ne nous croit pas, me précisa-t-elle.

— Declan, ton papa est à la maison, il dort, il était fatigué.

— C’est vrai ?

— Je te le promets.

Il se jeta sur moi et s’accrocha à mon cou. Je retins ma respiration. Cet enfant me poussait au-delà de mes limites. Sauf que j’étais adulte, j’avais normalement des capacités à maîtriser mes angoisses, contrairement à lui. En tout cas, il semblait que j’étais en train de retrouver ces capacités, et que j’étais en mesure de le soutenir.

— Regarde-moi, Declan.

Il s’écarta très légèrement de moi. J’eus l’impression de croiser le regard de son père. Je chassai cette image de mon esprit et me concentrai sur l’enfant qu’il était. J’essuyai ses joues avec mes mains.

— Il n’est pas parti. On va le retrouver après le petit déjeuner, ça te va ?

Il hocha la tête.

— Viens à table.

D’instinct, il s’assit à côté de moi. Les assiettes étaient servies, les tasses remplies. Declan restait recroquevillé sur lui-même.

— Tout va bien, je te l’ai dit. Fais-moi confiance. Mange, maintenant.

Durant notre petite conversation, je n’avais pas prêté attention à ce qui se passait. Tout le monde nous fixait. Abby me sourit doucement. Je fis le choix de ne pas réagir et plantai ma fourchette dans mes œufs brouillés.


Une heure plus tard, Judith me laissa conduire le Range. En me garant devant le cottage d’Edward, je l’aperçus sur la plage avec son chien, une cigarette aux lèvres. Declan était surexcité à l’arrière de la voiture, et Judith ouvrit sa portière à toute vitesse. Il fila comme l’éclair en courant vers son père, qui se retourna en l’entendant l’appeler. Declan sauta dans ses bras, Edward le souleva, et le serra contre lui. Puis il le reposa, se mit à sa hauteur, lui ébouriffa les cheveux et engagea la conversation. Declan faisait de grands gestes pour lui expliquer quelque chose, pendant que Postman Pat jappait autour d’eux. Edward, tout en calmant le chien, souriait à son fils, un vrai sourire comme il était capable d’en faire, il était heureux, soulagé. Assister à cette scène me bouleversa, ils étaient si beaux tous les deux, et touchants. Edward était vraiment devenu un père, je n’avais plus de doutes. Il était gauche, pudique, mais viscéralement attaché à son enfant. À cet instant, je sentais que plus rien d’autre ne comptait pour lui que d’avoir retrouvé son petit garçon. Comme je le comprenais… Il devait vraiment être épuisé pour nous l’avoir laissé la nuit passée. La séparation semblait aussi difficile pour l’un que pour l’autre. Je restai en retrait le temps que mes larmes refluent, tandis que Judith les rejoignait. Le frère et la sœur échangèrent une accolade. Je marchai lentement vers eux. Judith s’éloigna en courant sur la plage, rapidement suivie par Declan et Postman Pat. On pouvait se demander, de la tante ou du neveu, qui était l’enfant. J’arrivai près d’Edward et lui tendis ses clés de voiture. Une nuit ne suffirait pas à le requinquer.

— Je ne te l’ai pas abîmée.

— Je te fais confiance. On marche un peu ?

— Oui.

Nous parcourûmes plus de cent mètres sans dire un mot, les mains dans les poches ; j’entendais au loin les cris joyeux de Declan et les aboiements du chien.

— Viens, on va se mettre là, c’est le point de vue idéal pour assister au cirque de Judith.

Nous nous assîmes côte à côte sur un rocher qui surplombait la plage.

— Comment savoir s’il va bien ?

Je le regardai, il fixait intensément son fils.

— Quand tu le prends dans tes bras comme ce matin, il va bien, il sait qu’il a un père. Quand il n’arrive pas à s’endormir parce qu’il veut sa mère, il va très mal.

— Je suis vraiment désolé que tu aies eu à vivre ça.

— Arrête, ce n’est pas ça l’important.

— Que lui as-tu dit ? C’est la seule nuit où il n’a pas fait de cauchemars depuis qu’il est avec moi.

— Pas grand-chose, je lui ai simplement parlé de Clara. C’est tout.

Ma voix flancha légèrement, j’allumai une cigarette en tremblant. Edward me laissa quelques minutes pour me reprendre avant de poursuivre :

— Depuis qu’on se connaît, tu es la seule à ne pas chercher à m’épargner, alors je compte sur toi. Dis-moi ce que je fais de mal avec lui ? Je veux qu’il aille bien, qu’il oublie, je ne veux pas qu’il finisse comme moi.

Ma main attrapa la sienne et la serra, comme si elle agissait en parfaite indépendance de mon esprit.

— Il n’oubliera jamais, mets-toi bien ça dans la tête. Une maman, comme un enfant, ça ne s’oublie pas. Tu ne fais rien de mal avec lui. Tu apprends, c’est tout. Je n’ai pas de conseil à te donner. Tous les parents font des erreurs. Donnez-vous le temps de vous apprivoiser. La seule chose que je sais, c’est que Declan te regarde comme un demi-dieu, et qu’il est terrifié à l’idée de te perdre. Je te connais… tu n’es pas un grand bavard, mais rassure-le tant que tu peux. Passe du temps avec lui… apprends-lui la photo, c’est magique pour lui quand tu as ton appareil entre les mains, enfin, c’est ce que j’ai vu hier… Et… s’il finit comme toi, il aura beaucoup de chance.

Une dernière pression autour de sa main, et je la lâchai. Je me levai, descendis du rocher, et m’approchai des vagues. Je regardai Judith et Declan au loin, consciente de la présence d’Edward dans mon dos. Je soufflai un grand coup. Le vent fouettait mon visage. Décidément, je ne reviendrais pas indemne de ce séjour.

— Tu pars quand ? me demanda-t-il, alors que je ne l’avais pas entendu arriver derrière moi.

— Après-demain.

— On passera te dire au revoir après l’école.

— Si tu veux.

Il s’éloigna, je le suivis des yeux tandis qu’il récupérait son fils et son chien. Ils grimpèrent en voiture et démarrèrent dans un nuage de poussière. Judith me rejoignit, et me prit par le cou en appuyant sa tête sur la mienne.

— Ça va ?

— On va dire que oui.


Le reste de la journée passa à toute vitesse. Avec Judith, nous savions que le temps nous manquait. Elle utilisa la meilleure défense contre le cafard : le rire. Lors du déjeuner chez Abby et Jack, elle assura le spectacle en racontant des âneries. Je l’accompagnai à sa voiture lorsqu’il fut l’heure pour elle de reprendre la route pour Dublin.

— On évite de passer un an sans se donner des nouvelles ?

— J’aurais bien envie de venir te voir à Paris, mais avec Abby, j’aurais peur de rompre ma promesse. Alors…

— Je te téléphonerai, lui répondis-je. Tiens-moi au courant pour sa santé.

— Ça, je peux faire.

L’armure de Judith se fendilla ; elle leva les yeux au ciel, elle échoua à dissimuler ses larmes. Je la pris dans mes bras.

— Ça va aller, tu vas tenir le coup, lui dis-je à l’oreille.

— Tu es vraiment con, toi ! Tu arrives à me faire pleurer… Tu sais, peu importe avec qui tu fais ta vie… tu es ma…

— Je sais… c’est pareil pour moi…

Elle se détacha, se tapota les joues, et leva les pouces.

— Allez, Judith, on se reprend, tu n’es pas une fillette ! s’admonesta-t-elle. Quand faut y aller, faut y aller !

— Sois prudente sur la route.

Elle fit un salut militaire, monta dans sa voiture et fila.


Je consacrai ma dernière journée à Abby. Elle me demanda si j’accepterais de lui faire les ongles et un brushing ; elle avait encore envie d’être coquette, et n’osait pas demander ça à Judith, par pudeur. Elle avait remarqué que je prenais à nouveau soin de moi et estimait que j’étais parfaite pour cette tâche. Cette intimité entre femmes nous rapprocha davantage. Nous étions installées dans leur chambre. Des photos d’Edward et de Judith enfants ornaient le dessus des commodes. Les voir en uniforme scolaire me fit sourire.

— Es-tu heureuse d’être venue nous voir ? me demanda Abby alors que je lui posais son vernis, toutes deux assises sur son lit.

— Oh que oui ! Sois tranquille.

— Et avec Edward ?

— Ils vont passer me dire au revoir après l’école, enfin, c’est ce qu’il m’a dit hier…

— Et c’est tout ?

— Bah oui…

Nous fûmes interrompues par Jack, qui m’appelait du rez-de-chaussée. Declan et son père venaient d’arriver, justement. Il était l’heure des au revoir. Abby m’accompagna en me tenant par le bras, je sentais ses yeux scrutateurs sur moi. En bas de l’escalier, elle me lâcha pour s’asseoir dans son fauteuil, échangeant avec Jack un coup d’œil qui ne présageait rien de bon.

— Salut, me contentai-je de dire à Declan et à Edward.

Je fuis le regard du père et décidai d’affronter plutôt celui du fils, qui s’approcha de moi pour me faire un bisou.

— C’était bien l’école aujourd’hui ?

— Oui !

— Approche-toi, fiston, j’ai quelque chose à te montrer, l’apostropha Jack.

Declan s’exécuta. Je n’eus d’autre choix que de me tourner vers Edward.

— Bon retour à Paris, me dit-il sobrement.

— Merci.

— C’est quand même dommage que vous ne vous soyez pas plus vus, tous les deux, glissa subtilement Abby.

— C’est vrai, ça ! intervint Jack à son tour. Les enfants, vous ne voulez pas aller au pub tous les deux, ce soir ? On peut garder Declan.

Nous nous regardâmes dans les yeux.

— Tu en as envie ? me demanda Edward.

— Euh… oui, avec plaisir…

— Papa ?

Nous n’avions pas remarqué que Declan s’était à nouveau rapproché de nous.

— Tu pars, papa ?

Les épaules d’Edward s’affaissèrent, il passa la main dans les cheveux de son fils en lui souriant.

— Non… ne t’inquiète pas, on va rentrer… Diane, je suis désolé… ce n’est que partie remise…

Nous savions l’un comme l’autre que c’était faux.

— C’est normal, je te comprends.

— Ou alors… Tu veux venir dîner chez nous ?

— Oh…

Mon regard se tourna automatiquement vers Abby et Jack, comme si j’avais besoin de leur autorisation. Ils me fixaient avec toute la douceur et la bienveillance qui les habitaient.

— Ne te gêne pas pour nous.

— Tu viens manger à la maison ? insista Declan. Dis oui !

J’aperçus le regard tendre d’Edward pour son fils. Ce fut ce qui me fit flancher.

— D’accord, je viens.

— À tout à l’heure, me dit Edward. Declan, on y va ?

Ils embrassèrent Abby et Jack, et se mirent en route. Je restai de longues minutes immobile, debout au milieu du séjour.

— Viens là, ma petite fille, m’appela Abby, ce qui eut le mérite de m’extirper de mes songes.

Je m’avachis sur le canapé, elle changea de place et vint à côté de moi en prenant ma main dans la sienne.

— Qu’est-ce que vous me faites faire tous les deux ? Vous êtes de vrais intrigants !

Jack éclata de rire.

— C’est surtout elle, me dit-il, en désignant sa femme.

— Tu n’es pas mieux ! lui rétorquai-je du tac au tac en souriant. À quoi cela va-t-il servir ?

— À mettre les choses à plat, me répondit Abby.

— Peut-être, mais c’était notre dernière soirée ensemble.

Elle tapota le dessus de ma main.

— Diane, tu n’aurais pensé qu’à eux si tu étais restée avec nous, tu le sais au fond de toi. Et nous avons bien profité… Ne t’inquiète pas… Et puis, quand tu es avec eux, c’est un peu comme si tu étais avec nous, en plus, tu leur fais du bien…

J’appuyai la tête sur son épaule et profitai de sa chaleur maternelle.

— Vous allez me manquer… terriblement…, murmurai-je.

Jack, qui était derrière le canapé, posa sa main d’une façon toute paternelle sur ma tête.

— Toi aussi ma petite Française, mais tu reviendras…

— Oui…

Je me lovai plus étroitement contre Abby.


Une heure plus tard, je les quittai en leur promettant de profiter de la soirée sans me préoccuper d’eux. Arrivée à proximité du cottage, je décidai de faire une dernière balade sur la plage avant de rejoindre Edward et son fils. Je voulais m’imprégner encore une fois de la mer, de cette vue, de ce vent. M’aérer me ferait le plus grand bien. Je ne savais pas quoi penser de cette soirée qui s’annonçait. Dîner avec Declan et Edward avait quelque chose de troublant, je pénétrais dans leur intimité, et j’avais peur que leur quotidien ne me saute à la figure. Force était de constater qu’Abby, Judith, et Jack — même s’il ne le verbalisait pas — avaient raison : nous avions besoin de crever l’abcès, pour passer véritablement à autre chose. Nous devions rompre une relation qui n’avait pas eu la possibilité de commencer et qui ne commencerait jamais.

Alors que je remontais vers leur cottage, je reçus un SMS d’Olivier : «

Bonne dernière soirée en Irlande, à demain, je t’embrasse fort.
»

«

Merci… j’ai hâte de te retrouver. Je t’embrasse
», lui répondis-je avant de frapper à la porte.

Declan m’ouvrit, tout sourire, en pyjama. Il me prit par la main et m’entraîna dans le séjour ; j’avais du mal à avancer ; Postman Pat me faisait la fête lui aussi. La télévision était allumée sur la chaîne de dessins animés ; Edward, derrière le bar de sa cuisine, préparait le dîner. Il me jeta un coup d’œil — impossible de deviner son état d’esprit.

— Tu as dit au revoir à la plage ?

— Oui…

— Diane, tu viens ?

Declan tirait toujours sur mon bras.

— J’arrive, laisse-moi deux minutes.

Il haussa les épaules et sauta sur le canapé avec son chien. Je m’installai au bar, en face d’Edward.

— Tu n’étais pas obligé de m’inviter ce soir.

— Tu m’as déjà vu me forcer ? rétorqua-t-il, sans me regarder.

— Je peux t’aider à faire quelque chose ?

Il planta ses yeux dans les miens.

— Lire une histoire à Declan pendant que je finis de préparer le dîner ?

— On va plutôt faire le contraire, c’est mieux pour vous deux.

— Tu ne vas quand même pas faire la cuisine !

— Pas de ça entre nous… la politesse ne nous va pas.

Je fis le tour du bar, lui retirai la cuillère en bois des mains, et le poussai vers le séjour. Il secoua la tête avant de récupérer un livre dans le cartable de son fils. Declan essaya de râler, l’expression de son père le dissuada d’insister. Bercée par le mélange de la petite voix et de la rauque, je finis le repas et mis le couvert. Edward prenait son temps pour s’assurer que Declan comprenait tout, sa patience m’époustoufla. Lorsque le dîner fut prêt, je passai devant eux sans les interrompre et sortis sur la terrasse pour fumer. Deux minutes plus tard, la baie vitrée s’ouvrit, Edward me rejoignit, cigarette aux lèvres.

— J’espère que tu ne m’en voudras pas, j’ai dû lui promettre que tu mangerais à côté de lui.

— Pas de problème.

La conversation s’arrêta là. On n’entendait que le bruit du tabac qui se consume, à travers celui du vent et des vagues. Il était encore trop tôt pour ouvrir les vannes. De toute façon, Declan ne nous laissa pas le temps de nous décoincer. Il vint nous chercher, son estomac criait famine.

À table, il assura la discussion ; il fit un monologue sur ses histoires avec les copains à l’école avant de s’adresser directement à moi.

— Tu pars demain ? C’est vrai ?

— Oui, je prends l’avion.

— Pourquoi ? C’est pas juste…

— J’étais en vacances ici, j’habite à Paris, je travaille là-bas. Tu te souviens ?

— Oui… Papa, on pourra aller voir Diane un jour ?

— On verra.

— Mais ! Pendant les vacances !

Le visage d’Edward se ferma.

— Declan, lui dis-je. Tu as toute la vie pour venir me voir à Paris. D’accord ?

Il ronchonna, finit son yaourt, et alla jeter le pot vide à la poubelle sans dire un mot. Puis il s’installa sur le canapé en boudant. Edward le surveillait, tendu, inquiet. Il se leva de table à son tour et s’assit en face de son fils. Il lui passa la main dans les cheveux.

— Tu te souviens qu’Abby est malade, il faut qu’on s’occupe d’elle et qu’on aide Jack, c’est pour ça que je ne peux pas t’emmener à Paris voir Diane.

— Mais toi, tu y es allé…

— C’est vrai, mais je n’aurais pas dû…

Declan baissa la tête, Edward inspira profondément.

— Maintenant, il faut aller au lit.

Son fils redressa la tête brusquement.

— Non ! Papa, je ne veux pas y aller !

L’angoisse l’envahit et le défigura.

— Tu n’as pas le choix. Il y a école demain.

— S’il te plaît, papa ! Je veux rester avec vous.

— Non. Va dire au revoir à Diane.

Il sauta du canapé et fonça sur moi pour s’accrocher à ma taille en pleurant. Je respirai profondément. Edward me fixa, désemparé, avant de se prendre la tête entre les mains.

— Diane, je veux pas aller au lit, je veux pas, je veux pas…

— Écoute-moi, ton papa a raison. Il faut aller dormir.

— Non, sanglota-t-il.

Je regardai Edward ; il n’en pouvait plus, il n’avait pas l’énergie de se battre. Ils avaient besoin d’un coup de main, et j’étais là…

— Tu veux que je vienne avec toi, comme l’autre jour ?

Il me serra plus fort encore : sa réponse était claire.

— On y va.

Il prit la direction de l’étage sans un regard pour son père.

— Tu oublies quelque chose ! le rappelai-je à l’ordre.

Il fit demi-tour et courut dans les bras d’Edward. Je les laissai seuls et montai dans sa chambre. J’entendis ses petits pas dans l’escalier ainsi que son brossage de dents. Pendant ce temps-là, j’allumai sa veilleuse, retapai son lit qui n’avait pas été fait, et récupérai l’écharpe de sa mère cachée sous le matelas. Lorsqu’il arriva dans sa chambre, il se glissa sous la couette. Je m’agenouillai à côté de son lit, lui caressai le front et le visage.

— Declan, papa fait tout ce qu’il peut pour toi… il sait que tu as mal… il faut que tu l’aides, c’est compliqué ce que je te demande… mais tu dois le laisser dormir dans son lit. Tu es un petit garçon courageux… ton papa ne te laissera jamais… Quand tu dors, il est toujours à la maison… Tu me promets d’essayer ?

Il hocha la tête.

— As-tu envie que je chante la berceuse ?

— Tu reviens quand ?

Je penchai la tête sur mon épaule en esquissant un sourire.

— Je ne sais pas… je ne peux rien te promettre.

— On se reverra ?

— Un jour… Dors, maintenant.

Je chantai la berceuse à plusieurs reprises en continuant à lui caresser les cheveux. Ses petits yeux luttèrent un temps avant de se fermer. Il était épuisé, lui aussi. Quand je le sentis en paix, je lui embrassai le front et me relevai. Avant de refermer la porte, je le regardai une dernière fois en soupirant.

Dans le séjour, toute trace du dîner avait disparu, la baie vitrée était entrouverte, un feu flambait dans la cheminée, Edward se tenait au rebord, cigarette aux lèvres, et dégageait une tension extrême.

— Il dort, chuchotai-je. J’ai essayé de lui faire comprendre que toi aussi, tu devais dormir dans ton lit.

Il ferma les yeux.

— Je ne pourrai jamais assez te remercier.

— Ce n’est pas nécessaire… mais si tu as des Guinness dans ton frigo, ce ne serait pas de refus. J’en boirais bien une dernière avant de rentrer à Paris.

— Tu ne peux pas en boire en France ? se dérida-t-il.

— Je suis certaine qu’elle n’a pas le même goût qu’ici.

Quelques minutes plus tard, il me tendait une pinte. Nous ne trinquâmes pas. Edward s’assit sur le canapé. Tout en restant près de la cheminée, j’allumai une cigarette. Je faisais en sorte de ne pas le regarder alors même que je sentais qu’il me fixait. Je remarquai un catalogue sur une étagère. La curiosité fut plus forte.

— C’est ton book ?

— Exact.

— Je peux ?

— Si ça te fait plaisir.

Je balançai mon mégot dans le feu, me débarrassai de ma pinte sur la table basse, saisis l’objet de ma convoitise et m’installai dans un fauteuil en face de lui. Je commençai à feuilleter l’album avec la plus grande précaution. Les premières photos m’interloquèrent.

— Ce sont les îles d’Aran, au début ?

— Tu as une bonne mémoire.

Mon ventre se tordit en reconnaissant ma silhouette sur une des prises de vue.

— Comment pourrais-je oublier ? dis-je tout bas.

Je poursuivis ma découverte. Son humeur était palpable sur chaque cliché. J’avais l’impression qu’il racontait une histoire avec son book, un roman-photo dans le sens littéral du terme. Le début était lumineux, aéré, on respirait dans les paysages qu’il nous faisait découvrir. Mais ensuite, l’atmosphère devenait plus oppressante : le ciel toujours sombre, obscurci par des nuages noirs, la mer déchaînée, les bateaux malmenés dans la tempête. Et puis, progressivement, c’était comme si les poumons s’ouvraient à nouveau, un rayon de soleil frappait la mer, avant d’illuminer le ciel. La dernière représentait l’ombre d’une silhouette d’enfant courant sur la plage, les vagues léchant les pieds du protagoniste, ou plutôt, devrais-je dire, de Declan. Le book d’Edward était son histoire, ce qu’il avait traversé ces derniers mois. Comme s’il avait cherché à exorciser les épreuves et à tourner la page avec ses photos. Complètement absorbée par cette « lecture », je n’avais pas remarqué qu’il s’était levé et était retourné près de la cheminée, me tournant le dos. Je rangeai son book à sa place, et bus ma Guinness pour me remettre de mes émotions. Je pris mon courage à deux mains et me rapprochai de lui.

— Edward… je regrette d’être partie comme ça, brutalement. Ce n’était pas correct vis-à-vis de toi. Excuse-moi…

Il se retourna et vrilla ses yeux aux miens.

— N’aie pas de regret, commença-t-il durement. C’est une bonne chose que tu aies rencontré mon fils, tu connais mes priorités, maintenant. Tu t’es construit une nouvelle vie avec Olivier, j’en suis heureux.

Sa voix flancha légèrement, un nœud se formait dans ma gorge. Son regard se fit plus intense, son ton s’adoucit quand il poursuivit :

— Tu as pris la bonne décision à l’époque. Declan est là… Nous n’avions pas d’avenir ensemble.

Il avait raison sur toute la ligne : nous aurions fini par nous séparer. Plusieurs secondes passèrent sans que nous bougions. J’inspirai profondément.

— Il se fait tard, je vais rentrer, maintenant, c’est mieux.

— On s’est tout dit.

— Je crois… oui.

Il me suivit dans l’entrée.

— Je t’accompagne à ta voiture.

— Si tu veux.

Une bourrasque de vent nous saisit ; il faisait nuit noire. J’ouvris ma portière, balançai mon sac à main sur le siège passager.

— On te tiendra au courant pour Abby, avec Judith.

— Merci… prends soin de toi, Edward.

— Je vais essayer…

Je montai dans ma voiture, sans rien ajouter de plus. Nous échangeâmes un dernier regard : c’était fini. Il s’alluma une cigarette, et attendit que je file avant de rentrer chez lui.


Abby et Jack étaient couchés lorsque j’arrivai chez eux. Je montai dans ma chambre, fis discrètement ma valise, et me couchai, sachant pertinemment que le sommeil tarderait à venir. Le soulagement et la tristesse se disputaient la première place dans ma hiérarchie d’émotions. La situation était désormais claire entre Edward et moi : j’avais coupé le cordon avec lui. La joie de retrouver Olivier compensait ce sentiment d’inachevé. Notre histoire avec Edward était une non-histoire. Je finis par sombrer.


Le réveil fut difficile ; le cafard m’étreignit sitôt que j’ouvris les yeux. Après m’être douchée et habillée, je retirai les draps de mon lit pour les mettre dans la machine à laver. Une fois ma chambre rangée, je descendis, armée de mon sac de voyage. Abby m’accueillit avec un grand sourire et un copieux petit déjeuner. J’allais me forcer pour elle, au pire, je vomirais sur la route. Je l’embrassai sur les deux joues.

— Vous avez passé une bonne soirée ? lui demandai-je.

— Bien sûr. Et toi, avec Edward et Declan ?

— C’était très bien.

— Tu ne veux pas en parler ?

— Il n’y a pas grand-chose à dire…

— Elle te comprend, intervint Jack. N’est-ce pas, Abby ?

— Viens donc prendre des forces pour la route, me dit-elle en me prenant par le bras.

Nous avions beau essayer de mettre de la gaieté dans ce dernier repas partagé, c’était un échec.

— Tu as besoin de quelque chose pour le voyage ? À manger ? À boire ?

— Je te remercie, Abby, mais non… j’y vais… plus on attendra, pire ça sera…

Jack se leva le premier. Il prit toutes mes affaires et sortit. Abby et moi nous regardâmes.

— Tu m’aides, ma petite chérie ?

Je me précipitai de l’autre côté de la table pour lui prendre le bras. Tout en marchant, elle me tapotait la main. Je retenais mes larmes. La voiture arriva trop vite. Jack s’approcha de moi, et ouvrit grands les bras.

— Ma petite Française, soupira-t-il en me serrant contre lui. Fais bien attention à toi.

— Promis, reniflai-je.

— Elle t’attend.

Il me lâcha, tira un immense mouchoir de sa poche avec lequel il se frotta les yeux et le nez. Je me tournai vers Abby, qui me caressa la joue.

— On s’est tout dit, ma petite fille.

Je hochai la tête, incapable de prononcer le moindre mot.

— Promets-moi une dernière chose : ne sois pas triste quand je ne serai plus là, ne pleure pas. Que nos retrouvailles ne soient pas gâchées, nous avons eu notre temps pour nous préparer.

Je levai les yeux au ciel avant de les essuyer et de souffler un grand coup.

— Ne me fais pas mentir quand je dirai à ton Colin et à ta Clara que tu vas bien, que tu es heureuse, et qu’ils peuvent être fiers de toi. C’est compris ?

En guise d’adieu et de promesse, je la serrai fort dans mes bras, et lui murmurai à l’oreille que je l’aimais comme une mère. Elle me caressa la joue, des larmes dans les yeux, avant de me lâcher. Je grimpai dans la voiture sans les regarder, et partis sans me retourner. Je roulai une dizaine de kilomètres avant de m’arrêter sur le bas-côté pour pleurer tout mon saoul.


C’est à se demander comment je réussis à rejoindre l’aéroport de Dublin sans provoquer d’accident. Je ne cessai de pleurer durant les quatre heures de route, je pleurais encore en rendant ma voiture de location, en enregistrant mes bagages, en passant les contrôles de sécurité, en écrivant un texto à Olivier une fois assise dans l’avion. Lorsqu’il décolla, j’eus le sentiment d’être déchirée, qu’on m’arrachait à ma terre. Pourtant, je pris sur moi en tentant de me calmer. L’homme qui m’attendait à Paris ne méritait pas de me voir dans cet état. Pour me recomposer un visage le plus serein possible ou, devrais-je dire, le moins bouffi possible, je descendis parmi les derniers passagers, fis une halte aux toilettes où je m’aspergeai d’eau froide et me maquillai, avant de récupérer ma valise sur le tapis roulant. Les portes de la douane s’ouvrirent ; il était là, souriant, apaisant, prêt à m’accueillir. Je courus et me propulsai dans ses bras, non pour me forcer ou simuler la joie, mais parce que j’avais envie de m’y trouver. La douleur d’avoir quitté Mulranny ne me quitta pas, elle ne me quitterait jamais, je le savais, mais je respirais un peu mieux auprès d’Olivier.

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