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En cette fin de journée ensoleillée, adossée à la devanture, je fumais une cigarette sur le trottoir quand un client pointa le bout de son nez. Je lui jetai un coup d’œil — il ne me disait rien, Félix pouvait se charger de l’accueillir. Lorsque je retournai à mon poste, mon associé bayait aux corneilles derrière le comptoir et le client semblait désemparé face aux livres et à leur classement fantaisiste. Je m’avançai vers lui.

— Bonjour, je peux vous aider ?

Il se tourna vers moi et marqua un temps d’arrêt. J’esquissai un vague sourire.

— Euh… bonjour… je crois que j’ai trouvé ce qu’il me fallait, m’annonça-t-il en prenant un bouquin au hasard. Mais…

— Oui ?

— Vous servez encore ?

— Bien sûr !

— Je vais prendre une bière.

Il s’installa au bar, me regarda servir son demi et me lança un petit sourire en guise de remerciement. Il se mit à pianoter sur son téléphone. Discrètement, je l’observai. Cet homme dégageait quelque chose de rassurant. Il avait du charme, mais je n’arrivais pas à savoir si je me serais retournée ou non sur lui dans la rue. Le raclement de gorge de Félix me ramena à la réalité. Le sourire en coin qu’il affichait m’agaça.

— Quoi ?

— Je peux te laisser fermer ? Je suis attendu…

— Pas de problème, mais n’oublie pas : demain, c’est jour de livraison, et je n’ai pas envie, encore une fois, de me casser le dos.

— Quelle heure ?

— 9 heures.

— Compte sur moi.

Il attrapa sa veste, claqua un baiser sur ma joue et partit. Quelques minutes plus tard, mon client reçut un appel téléphonique, qui sembla le contrarier. Tout en poursuivant sa conversation, il finit sa bière, se leva, et m’interrogea du regard pour savoir combien il me devait. Il me paya, et dit à son interlocuteur de ne pas quitter. Il mit la main devant le micro de son portable et s’adressa à moi :

— Bonne soirée… c’est un bel endroit que vous avez là.

— Merci.

Il tourna les talons, la clochette de la porte tinta lorsqu’il sortit, ça me fit sourire. Je secouai la tête et décidai de fermer avec un peu d’avance.


Évidemment, je me retrouvai toute seule à réceptionner les livraisons le lendemain matin. Pour évacuer ma colère, je téléphonai à Félix. Répondeur direct : « Tu fais chier, Félix ! Je vais encore tout me taper toute seule ! »

Je suppliai le livreur de m’aider à porter les cartons dans le café, en vain. Les épaules tombantes, je fixai le camion tandis qu’il quittait la rue. Je remontai mes manches et pris le premier colis — le plus petit — quand on m’apostropha :

— Attendez ! Je vais vous aider !

Le client de la veille ne me laissa pas le temps de réagir ; il saisit mon fardeau.

— Qu’est-ce que vous faites là ? lui demandai-je.

— J’habite le quartier. Je pose ça où ?

Je le guidai jusqu’au cagibi qui faisait office de réserve en poursuivant mon interrogatoire :

— Je ne vous ai jamais vu dans le coin avant.

— C’est normal, j’ai emménagé il y a trois semaines. Je vous ai remarquée… dès le premier jour, euh… enfin, votre café… bref, je n’ai trouvé le temps qu’hier de venir voir de plus près. Bon… je mets tous les autres ici aussi ?

— Non, laissez, je vais me débrouiller toute seule. Ne vous mettez pas en retard.

— Et puis quoi encore ? me répondit-il avec un grand sourire avant de retirer son blouson et de s’emparer du carton suivant.

Il fut d’une efficacité redoutable ; en dix minutes, tout était rangé.

— C’est fait ! Vous voyez, ça n’a pas été long.

— Merci… vous avez encore un petit moment ?

— Oui, me répondit-il sans vérifier l’heure.

— Je vous confie la boutique deux minutes.

Je partis en courant à la boulangerie et achetai un peu plus que ma ration quotidienne. Le fameux client n’avait pas bougé lorsque je revins aux Gens.

— Un petit déjeuner pour le dédommagement, ça vous va ?

— Si vous m’appelez par mon prénom et qu’on se tutoie !

Je ris et lui tendis la main.

— Diane.

— Olivier, enchanté…

— Je te dois une fière chandelle. À table !

Je passai derrière le comptoir et pris conscience de mon sourire démesuré. Olivier s’installa sur un tabouret.

— Café ?

— Il paraît que ça rend heureux…

— Ça marche avec le thé aussi, tu sais.

— Non, café, c’est parfait.

Notre petit déjeuner se prolongea, il fut question du quartier, de la pluie, du beau temps… c’était bien. Olivier était vraiment charmant, et plus qu’agréable à regarder avec ses yeux bruns rieurs et ses fossettes. Je venais d’apprendre qu’il était kiné quand il consulta sa montre.

— Merde ! Mon premier rendez-vous.

— Oh… je suis désolée, c’est ma faute.

— Non, la mienne, on est bien chez toi. Je vais revenir souvent, je crois.

— La porte te sera toujours ouverte… Allez ! File !

Il partit en courant.

Moins de cinq minutes plus tard, Félix se pointa avec un sourire débile aux lèvres.

— Quel feignant ! Tu arrives après la bataille !

— Tu t’es requinquée après la bataille, à ce que je vois ! Et puis, de ce que je sais, ce n’est pas toi qui as sué.

J’écarquillai les yeux comme des billes et ma bouche s’ouvrit en grand.

— Comment… comment… comment tu…

— Le café d’en face, c’est de la pisse, mais le point de vue sur la parade amoureuse était parfait !

— Tu avais prémédité ton coup.

— Ça sautait aux yeux, hier. Ce type en pince pour toi, il rôde autour des Gens depuis plusieurs jours. J’ai fait un test ce matin. C’est un mec bien, je comprends qu’il te plaise.

— Mais… pas du tout…

— Elle est amoureuse et stupide, c’est mignon tout plein.

Première calotte de la journée.

— Il est sympa, il n’y a rien de plus que ça. Fiche-moi la paix. Et puis… il ne remettra peut-être plus les pieds ici.

— À d’autres !

Le soir même, je me surpris à surveiller les allées et venues dans la rue. Je fermai sans avoir revu Olivier. Je refusai de m’avouer déçue. Cependant, je profitai de cet état fébrile : je me sentais perchée, je planais, émerveillée de retrouver cette légèreté dans mon quotidien. C’était véritablement la première fois depuis Colin que je renouais avec ces sensations. Première fois qu’un homme me touchait par sa présence et suscitait mon intérêt.


Deux jours plus tard, Olivier me trottait toujours dans la tête. Je retournais l’ardoise de la porte à l’heure de la fermeture lorsqu’il arriva en courant. Il appuya ses mains sur ses genoux en reprenant sa respiration. J’ouvris la porte.

— J’ai réussi ! me dit-il.

— C’est fermé !

— Je sais, mais tu es encore là. Je t’ai déjà ratée deux soirs de suite, il fallait que j’y arrive aujourd’hui.

— Que veux-tu ?

— Aller boire un verre avec toi. Tu passes tes soirées à regarder les autres se détendre après leur journée de boulot. Tu y as droit aussi…

Il dut remarquer ma sidération.

— … à moins que quelqu’un t’attende… excuse-moi, j’aurais dû y penser… Bon… bah… j’y vais…

Il était déjà en train de faire demi-tour. Je le rattrapai dans la rue. Je ne voulais pas qu’il s’en aille. Le voir me rendait heureuse, c’était une évidence.

— Personne ne m’attend.

— C’est vrai ?

— Si je te le dis !

Nous remontâmes toute la rue Vieille-du-Temple pour rejoindre la rue de Bretagne. Rapidement, nous trouvâmes une place en terrasse. Olivier me posa beaucoup de questions sur Les Gens, je restai évasive sur les origines du café. Il chercha aussi à savoir qui était Félix, et ce qu’il représentait pour moi. À son expression, je compris que l’homosexualité de mon complice le rassurait beaucoup. J’appris qu’il avait trente-sept ans, qu’il avait longtemps exercé en Belgique où il avait fait ses études, avant de revenir à Paris un peu plus de cinq ans auparavant. « L’appel des racines », m’expliqua-t-il. Je voyais approcher le moment où j’allais devoir lui parler de moi plus en profondeur. C’est là que je décidai d’abréger notre soirée : je n’étais pas sûre qu’il soit prêt à entendre qui j’étais réellement et ce que j’avais vécu. Je me sentais bien avec lui, et je paniquai à l’idée de le faire fuir avec mes casseroles. Pour autant, s’il devait se passer quelque chose entre nous, je ne pouvais pas lui cacher mon passé. C’était inenvisageable. Un vrai casse-tête chinois.

— Olivier, je te remercie pour le verre, mais je vais rentrer, maintenant. J’ai passé un très bon moment avec toi.

— Le plaisir était plus que partagé. Tu habites où ? Je peux te raccompagner ?

— Je vis au-dessus des Gens, c’est gentil, mais tu n’as pas besoin de me ramener à bon port, je devrais m’en sortir.

— Tu m’autorises à faire un petit bout de trajet avec toi ?

— Si tu y tiens…

Nous prîmes le chemin du retour. J’étais mal à l’aise, je n’arrivais plus à lui parler, je fuyais son regard. La gêne s’installa. Notre balade dura cinq minutes avant qu’Olivier décide de s’arrêter.

— Je vais te laisser là…

Je lui fis face. Il trouvait le moyen de me sourire encore, alors que j’étais mutique depuis plusieurs minutes.

— Je peux toujours venir te voir aux Gens ? me demanda-t-il.

— Quand tu veux… à bientôt.

Je fis deux pas en arrière sans le quitter des yeux, avant de lui tourner le dos et de prendre la direction de mon appartement. Au passage piéton entre la rue Vieille-du-Temple et la rue des Quatre-Fils, je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule : Olivier n’avait pas bougé et m’envoya un signe de la main. Je soupirai en souriant et poursuivis mon chemin. Je ne savais plus quoi faire… Je me couchai directement en arrivant chez moi. Le sommeil mit longtemps à venir.


S’il la remarqua, Félix ne releva pas ma nervosité les jours suivants. Je vaquais à mes occupations normalement, pourtant, je n’arrêtais pas de ruminer au sujet d’Olivier et d’une future relation amoureuse. Comment lui parler de ma situation sans le faire fuir ? C’était une chose d’avoir envie de vivre une histoire et de me sentir prête, c’en était une autre de ne pas faire peur avec mon passé, ma fragilité, les conséquences sur ma vie de femme.


Samedi soir, calme. Le temps avait été radieux toute la journée, et les clients avaient déserté ma salle au profit des terrasses. Je les comprenais, j’aurais fait pareil. On allait fermer tôt. J’étais derrière le bar, et Félix gobait la lune sur un tabouret.

— Qu’as-tu de prévu ce soir ? lui demandai-je alors que je nous servais un verre de vin rouge.

— Je n’arrive pas à me décider, on me réclame partout et je ne sais pas à qui je vais accorder cette faveur.

Heureusement qu’il était là : il trouvait toujours le moyen de me faire rire.

— Et toi ? poursuivit-il après avoir trinqué.

— Oh, j’ai rendez-vous avec Le Plus Grand Cabaret.

— Tu n’as pas eu de nouvelles de ton admirateur ?

— Non, j’aurais dû m’en douter. De toute façon, il prendra ses jambes à son cou quand il saura pour Colin et Clara… et le reste…

— Le reste ? Cette histoire d’enfant ? C’est ridicule, un jour ou l’autre, ça te travaillera.

Rien qu’à l’idée, je fus prise de tremblements.

— Non, je ne crois pas.

— Diane, tu vas trop vite en besogne. Personne ne te demande de te remarier ou de fonder une famille pour l’instant. Tu rencontres quelqu’un, tu passes du bon temps avec lui et tu laisses les choses se faire.

— De toute manière, c’est tombé à l’eau.

— Pas si sûr, regarde qui arrive…

Je découvris Olivier, qui s’apprêtait à ouvrir la porte. Mon cœur battit la chamade.

— Salut, nous dit-il simplement en entrant.

— Salut, Olivier, lança joyeusement Félix. Installe-toi !

Félix tapota le tabouret à côté de lui, l’invitant à s’asseoir. Olivier avança prudemment en quémandant mon autorisation du regard.

— Tu bois la même chose que nous ? lui proposai-je.

— Pourquoi pas !

Félix se chargea de la conversation en assaillant Olivier de questions sur sa vie, son travail. Celui-ci se prêtait de bonne grâce à cet interrogatoire. Sous couvert d’humour, mon meilleur ami se renseignait sur la solidité de cet homme ; je le connaissais assez pour savoir que, même s’il eût vendu père et mère pour que je trouve quelqu’un, cela le terrifiait. De mon côté, je n’intervenais pas dans leur discussion ; j’en étais incapable. Du coup, je refis toute la vaisselle. Je nettoyai chaque verre, chaque tasse qui traînait plusieurs fois de suite. Je fuyais le regard d’Olivier dès qu’il tentait d’accrocher le mien. Quand force me fut de constater que je n’avais plus rien à laver, rincer, astiquer… j’attrapai mon paquet de cigarettes sous le bar et sortis prendre l’air.

J’en étais à ma seconde clope consécutive lorsque j’entendis la clochette : Félix.

— Ça y est, le roi a fait son choix, je sais où je vais m’encanailler.

— Non… s’il te plaît… tu ne peux pas me laisser toute seule avec lui.

— Son seul défaut, c’est qu’il ne fume pas. C’est vraiment un mec bien. Ça se sent. Ne te prends pas la tête. Parle-lui. Lance-toi. Profite un peu de la vie !

Il me fit une bise.

— Il t’attend.

Félix partit, guilleret comme un pinson. Je soupirai profondément avant d’entrer aux Gens.

— Eh…, me salua Olivier.

— Eh…

— Un dîner en tête à tête, ça te dirait ?

Je retournai derrière mon bar et avalai une gorgée de vin. Olivier ne me quittait pas des yeux.

— On peut rester ici ? lui proposai-je. Je ferme, et le bar est à nous pour la soirée.

— Si tu me laisses m’occuper du dîner ?

— D’accord !

Il sauta de son tabouret, se dirigea vers la porte, mais se ravisa et se tourna vers moi.

— Tu seras encore là quand je reviendrai ? Tu ne vas pas t’enfuir ?

— Fais-moi confiance.

Il m’offrit un grand sourire et sortit.


Pour tuer le temps avant son retour, j’éteignis les lumières de la vitrine et retournai l’ardoise sur la porte — j’étais fermée —, je changeai la musique, mis le dernier album d’Angus & Julia Stone, et allai m’enfermer dans les toilettes. J’avais une tête affreuse ; j’étais à la bourre ce matin-là, je n’avais pas pris le temps de me maquiller, et mon parfum n’était pas de la plus grande fraîcheur. Le problème : je ne voulais pas prendre le risque qu’Olivier trouve porte close en revenant, je n’avais pas le temps de remonter chez moi. Mon téléphone vibra dans ma poche. SMS de Félix : « pour te ravaler la façade, va fouiner derrière le panneau photos à côté de la caisse ». À croire qu’il avait mis une caméra de surveillance dans les toilettes, de sa part, tout était possible ! Effectivement, Félix avait préparé dans mon dos une trousse de maquillage, avec une brosse à cheveux et un échantillon de mon parfum.


Je venais de mettre le couvert sur le bar quand Olivier revint les bras chargés.

— Tu as invité des potes à nous rejoindre ?

— Je ne savais pas quoi choisir, me répondit-il en déposant les différents sacs sur le comptoir. Alors j’ai pris un peu de tout. Je suis passé chez le traiteur grec, à la charcuterie italienne, chez le fromager… et puis, pour le dessert, j’ai pris des gâteaux au chocolat, mais je me suis dit que tu préférais peut-être les fruits alors il y a des tartes…

— Tu n’avais pas besoin de faire tout ça.

— J’aime bien m’occuper de toi.

— Tu crois que j’ai besoin qu’on s’occupe de moi ?

Il fronça les sourcils.

— Non… tu m’attires et ça me fait plaisir…

Je regardai mes pieds, les jambes flageolantes.

— Je ne suis pas chez moi, mais on s’installe ?

Il avait l’art et la manière de me mettre à l’aise et de faire baisser la tension inhérente à ce rendez-vous improvisé.


Je perdis la notion du temps. Je n’avais pas souvenir d’avoir passé une soirée aussi agréable depuis des années. Olivier me faisait rire en me racontant des anecdotes sur ses coincés du dos imaginaires. Je découvrais un homme sans problème existentiel, spontané, qui attendait de la vie des choses simples pour le rendre heureux. Il me fit comprendre qu’il voulait en savoir un peu plus sur moi.

— Tu es toujours un peu sur la réserve… Je me demande à quoi c’est dû… Je ne te fais pas peur, au moins ?

— Non, lui répondis-je en souriant. C’est juste que ça fait longtemps que je ne me suis pas retrouvée dans cette situation…

— Tu as vécu une rupture douloureuse ? Pardon, je suis peut-être un peu brusque…

— Non… c’est un peu plus compliqué que ça… et ce n’est pas évident à expliquer…

— Ne te force pas à me raconter…

— Si, c’est important… tu ne voudras peut-être plus me voir après…

— À moins que tu m’annonces que tu es une meurtrière…

— Je te rassure, je n’ai tué personne ! lui répondis-je en riant.

Mes yeux papillonnèrent de droite à gauche, je soufflai un grand coup avant de me lancer :

— En fait, Olivier… j’ai perdu mon mari et ma fille dans un accident de voiture, il y a trois ans…

— Diane… je suis…

— Ne dis rien, ça va, aujourd’hui. Mais je n’ai eu personne dans ma vie depuis… et je dois dire que… c’est la première fois que je passe un vrai bon moment avec un homme. Je comprendrais que ça te fasse peur…

Je piquai du nez. J’entrevis Olivier se baisser et chercher à accrocher mon regard par en dessous. J’eus un petit rire. Il n’était devenu ni distant ni fermé, il était resté le même.

— Un remontant, ça te dit ?

— Oui.

— Je peux passer derrière le bar pour ouvrir une nouvelle bouteille ?

Je hochai la tête et le suivis du regard.

— C’est un rêve d’ado, tu comprends ? ajouta-t-il en riant.

— Je t’en prie, fais-toi plaisir !

Il trouva la bouteille et le tire-bouchon, et nous servit. La concentration qu’il mettait dans l’exécution de sa tâche me toucha et me détendit.

— Ça te va bien. Je pourrais t’embaucher.

— Je ne fais que les extras, me répondit-il avec un clin d’œil.

Il s’apprêtait à me rejoindre quand il remarqua le cadre avec toutes les photos de famille. Il m’interrogea du regard.

— Je peux ?

— Vas-y.

Il se saisit du cadre et l’étudia de plus près.

— Félix avait l’air proche de ta fille.

— C’est son parrain… ça t’ennuie si je fume une clope ?

— Tu es chez toi. Tu ne veux peut-être pas en parler ?

— Si tu as des questions…, lui répondis-je en allumant ma cigarette.

Il reposa le panneau à sa place et me rejoignit.

— Tu as fait quoi ces trois dernières années ? Je veux dire… pour t’en sortir… parce que personne ne peut imaginer ce que tu as traversé.

J’inspirai profondément, pris le temps de finir et d’écraser ma cigarette avant de lui répondre :

— Je suis restée un an enfermée chez nous… Si je suis encore en vie, c’est à Félix que je le dois. Il me secouait tellement que j’ai décidé de partir… J’ai vécu une petite année en Irlande, dans un village paumé, avec la mer à quelques mètres de chez moi…

— C’était comment ?

— Humide, mais ça m’a remuée. C’est beau, c’est très, très beau, tu sais… Les paysages sont grandioses, c’est un pays qui vaut le détour…

Je luttais contre les souvenirs, je refusais de me laisser envahir par mes fantômes irlandais.

— J’ai fini par rentrer au bercail, et je tiens bon depuis. Je n’ai plus envie de mourir… Je veux vivre, mais une vie tranquille, à Paris, aux Gens. Voilà…

Je lui fis un petit sourire.

— Merci de m’avoir confié ça. Je ne t’en demanderai pas plus.

Il écarta délicatement une mèche de cheveux de mon front en me souriant. Je frissonnai.

— Je vais t’aider à ranger avant de te laisser aller au lit.

Il se leva et repassa derrière le bar où il se lança dans la vaisselle. Je le rejoignis et essuyai les assiettes qu’il me tendit. Nous écoutions No Surprises qui tournait en boucle, nous ne parlions pas. Dans l’espace réduit où nous étions, nous n’avions d’autre choix que de nous frôler, épaule contre épaule, j’aimais ça. Quand tout fut propre et rangé, Olivier alla enfiler son blouson.

— Tu remontes chez toi par l’intérieur ? me demanda-t-il.

— Oui.

— Enferme-toi bien.

Je le raccompagnai à la porte, nous nous fîmes face.

— Diane, je ne te bousculerai pas, je te laisserai prendre le temps de venir vers moi si tu en as envie… Je vais t’attendre, longtemps s’il le faut…

Il s’approcha de moi, et me dit à l’oreille : « Je n’ai pas peur. »

Puis il embrassa ma joue. Ce ne furent pas les deux bises amicales sans signification — que nous n’avions d’ailleurs jamais échangées. Non, c’étaient simplement ses lèvres sur ma joue, et c’était la preuve de sa promesse et de sa délicatesse.

— Bonne nuit.

— Merci, réussis-je à lui murmurer.

Il sortit et attendit que j’aie tout fermé à clé pour s’éloigner. C’est groggy, et comme dans du coton, que je montai chez moi et me couchai. Venais-je de rencontrer cet homme qui mettrait de la joie dans ma vie ? Saurais-je me laisser aller ?

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