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Les deux semaines suivantes, Olivier passa presque chaque jour me rendre visite. Parfois, uniquement pour me dire bonjour ; sinon, il s’arrêtait prendre un café ou un verre le soir en sortant du travail. Plus jamais il ne m’invita à sortir, ni ne s’approcha physiquement de moi. Il me laissait m’habituer à sa présence, il m’apprivoisait, et ça fonctionnait : je scrutais de plus en plus fébrilement la rue, guettant sa venue, j’étais déçue lorsqu’il partait et, le soir, en me couchant, je pensais encore à lui. Pourtant, je n’arrivais pas à franchir le pas, à lui faire partager mes sentiments. L’idée de l’avenir me terrorisait.


Il avait passé sa pause-déjeuner aux Gens et venait de partir lorsque Félix m’agressa sans que je le voie venir :

— Tu joues à quoi ?

— Hein ?

— Il commence à me faire pitié ce pauvre garçon. Tu le fais mariner alors que tu le regardes avec des yeux de merlan frit. Je le vois bien, tu passes ta journée à te languir de lui, tu bégaies quand il arrive… Qu’est-ce que tu attends pour lui sauter dessus ?

— Je n’en sais rien…

— C’est à cause de Colin ? Je croyais que tu avais dépassé ça.

— Non, ce n’est pas Colin. Pour être honnête avec toi, je pense plus à Olivier qu’à lui.

— C’est bon signe.

— Oui… mais…

— La gentillesse et la patience ont leurs limites. Donne-lui un peu d’espoir, sinon…

— Fous-moi la paix, lui répondis-je, exaspérée par les vérités qu’il m’assénait.


Le soir même, Félix me fit les gros yeux quand Olivier repassa. Ce dernier s’approcha de moi, avec un sourire timide.

— Tu es libre demain soir ?

— Euh… oui…

— En fait, j’ai invité quelques amis qui me pressaient de pendre la crémaillère. J’aimerais bien que tu sois là. D’ailleurs, Félix, si tu veux venir, joins-toi à nous.

— On sera là, répondis-je, sans laisser le temps à Félix d’en placer une.

— Je te laisse travailler. À demain soir, alors !

Il salua Félix. En fermant la porte derrière lui, il me regarda à travers la vitre, je lui souris.

— Bah, ce n’était pas si compliqué que ça !

— Ne me fous pas la honte demain soir, dis-je à Félix.

Il pouffa.


En sonnant chez Olivier le lendemain, j’étais heureuse, absolument pas stressée. Au contraire, j’étais impatiente de le voir. J’avais décidé de reléguer au second plan mes doutes, mes angoisses. Quand Olivier nous ouvrit la porte, Félix, moins discret qu’un éléphant dans un magasin de porcelaine, nous laissa en plan en gloussant comme une adolescente.

— Il va assurer l’animation de ta soirée, tu sais ? annonçai-je à Olivier.

— Qu’il se fasse plaisir !

Nous nous regardions dans les yeux.

— Merci de m’avoir invitée ce soir, je suis heureuse d’être avec toi.

Et, sans réfléchir, je déposai un baiser sur sa joue.

— Tu me présentes ?

Olivier n’eut pas besoin de faire les présentations, tous ses amis avaient entendu parler de moi. Il fit celui qui était gêné pour la forme, car il m’envoya un clin d’œil. Leur accueil me toucha, ils faisaient tout pour que je me sente des leurs. Félix prit très vite ses aises, parlant avec tout le monde et enchaînant les blagues. Olivier me servit un verre de vin blanc, et s’excusa de ne pas pouvoir rester avec moi.

— J’ai encore à faire en cuisine.

Je découvris son intérieur ; rien à voir avec un appartement de vieux garçon. Bien au contraire, il était installé. Ce n’était ni le bordel, ni le minimalisme à outrance. C’était chaleureux : le canapé en tissu donnait envie de s’y lover, les plantes vertes et les photos de famille et de copains rendaient l’ensemble vivant et accueillant. Tout à l’image d’Olivier : rassurant.


Je riais, je discutais avec des personnes de mon âge, sympathiques, j’avais le sentiment d’être redevenue une femme comme les autres. Je n’étais pas pendue aux basques de Félix, je ne me sentais pas en danger. À demi-mot, je rassurai les curieux : « Oui, Olivier me plaît ! Ce n’est qu’une question de temps. » C’était un groupe d’amis soudés, pour lesquels le bonheur des uns et des autres représentait un véritable intérêt. Personne ne m’interrogea sur ma vie privée, Olivier avait été discret. Ma bonne humeur s’écroula comme un château de cartes au moment où une femme sortit d’une pièce — que je supposais être la chambre d’Olivier — avec un bébé de six mois dans les bras. Elle rayonnait de félicité et de fatigue maternelle. J’eus envie de m’enfuir en courant, en criant ; je me mis à l’écart, espérant qu’elle ne me voie pas. Bien entendu, elle me repéra dans la seconde et s’approcha de moi, un grand sourire aux lèvres.

— Diane, c’est ça ? Je suis ravie de faire ta connaissance, Olivier nous parle tellement de toi.

Elle me fit la bise, l’odeur de Mustela me sauta au nez et me renvoya à la naissance de Clara. J’avais toujours aimé les bébés et leur odeur — Colin me disait souvent : « Tu sniffes ta fille ! » À l’époque de leur départ, nous songions à en fabriquer un second pour offrir à Clara un petit frère ou une petite sœur…

— Et je te présente la prunelle de mes yeux, reprit-elle en désignant son bébé. Je lui donnais le biberon quand tu es… Oh, mince, j’ai oublié son doudou dans la chambre d’Olivier ! Je peux te la laisser deux secondes ?

Sans attendre ma réponse, elle me mit sa fille dans les bras. Ma tête fut broyée dans un étau, mon sang se glaça. Je ne voyais plus cette petite fille, je me voyais moi, avec MA Clara dans les bras. Je sentais sa peau, sa minuscule main accrochée à mon doigt, je distinguais ses premières boucles blondes. À travers les gazouillis de ce bébé, j’entendis le hurlement silencieux dans mon crâne. Ma respiration s’accéléra. Je tremblais si fort que j’allais la faire tomber si je la tenais une seconde de plus. J’eus peur que ma douleur lui fasse mal.

— Diane… Diane…

Je levai mes yeux embués de larmes vers Olivier, qui m’appelait doucement.

— Je vais la prendre, d’accord ?

Je hochai la tête. Tétanisée, j’observai Olivier s’occuper de cette enfant comme s’il avait toujours fait ça. Il la prit contre lui, lui parla et la tendit à celui que je devinai être son père. Puis il revint vers moi, et me prit par la taille.

— J’ai besoin de Diane en cuisine ! dit-il à la volée.

Avant de quitter la pièce, je croisai le regard désolé de Félix. Mon ami était blanc comme neige. Olivier nous enferma dans sa petite cuisine, ouvrit la fenêtre, sortit un cendrier d’un placard et me tendit mon paquet de cigarettes, qu’il avait dû attraper sur le chemin sans que je m’en rende compte. J’en allumai une en tremblant, et en pleurant. Olivier respecta mon silence.

— Je suis désolée, lui dis-je.

— Ne dis pas n’importe quoi, personne n’a rien remarqué. Quand bien même, ils n’ont rien à dire. Tu veux que j’aille chercher Félix ?

— Non…

Je reniflai, il me tendit un mouchoir.

— Je ne suis plus normale… Je ne peux pas… je ne peux plus voir des enfants, des bébés… ça fait trop mal. Parce qu’à chaque fois ça me rappelle qu’on m’a pris ma fille, ma Clara, l’amour de ma vie… je n’accepterai jamais ça… je ne pourrai jamais oublier… passer à autre chose…

Je hoquetai. La crise de nerfs n’était pas loin. Olivier s’approcha de moi, essuya mes joues, et me prit contre lui. Je me sentis tout de suite mieux, j’étais en sécurité, je le sentais tendre et doux. Il ne profitait pas de la situation. Petit à petit, je retrouvai une respiration normale. J’étais en confiance avec lui, mais le voir avec ce bébé dans les bras confirmait ce que je craignais au fond de moi, et qui m’empêchait de me laisser aller avec lui.

— Je ne suis pas une femme pour toi…

— Quel est le rapport ? me demanda-t-il doucement.

Je me détachai de lui.

— Si ça marche entre nous…

Délicatement, il me reprit contre lui, je me laissai faire.

— Je n’ai aucun doute là-dessus ! m’annonça-t-il en caressant ma joue.

— Je ne pourrai jamais t’offrir d’enfant. Je n’en veux plus… La maman que j’étais est morte avec Clara.

— C’est ça qui te retient ?

— Un jour ou l’autre, tu voudras fonder une famille, je t’ai vu avec ce bébé, tu as adoré la prendre contre toi. Je m’en voudrais de te faire perdre ton temps, trouve une fille qui veut des…

— Chut !

Il posa un doigt sur ma bouche, et me regarda dans les yeux.

— J’aime les enfants, c’est vrai, mais je les aime surtout chez les autres. Ce n’est pas un but dans ma vie. Je suis convaincu qu’un couple peut se suffire à lui-même. C’est tout ce que j’attends d’une histoire entre nous, rien de plus, je te le promets. Les enfants, nous avons tout le temps pour y penser… Nous pourrions tenter l’aventure et faire un bout de route ensemble, finit-il avec un sourire.

La vie pouvait être plus douce avec un homme tel que lui comme compagnon. Ses bras étaient forts et protecteurs, son regard noisette doux et rieur à la fois, son visage expressif. Je n’avais plus qu’un pas à faire. J’approchai doucement mon visage du sien, et posai mes lèvres sur les siennes. Il resserra son étreinte, j’entrouvris la bouche, notre baiser se fit plus profond, je m’accrochai à son cou. Olivier finit par poser son front contre le mien. Il caressa ma joue, je fermai les yeux en souriant.

— Je donnerais n’importe quoi pour qu’ils disparaissent tous, à côté, me dit-il tout bas.

— Et moi, donc !

— Si c’est trop dur, je te raccompagne chez toi.

— Non, je veux rester.

— Compte sur moi pour ne pas te laisser une seule seconde.

Nous échangeâmes un nouveau baiser, long, intense. Pourtant, il fallut nous contenir. Nous nous séparâmes de quelques centimètres, légèrement à bout de souffle.

— On y retourne ? me demanda Olivier, une moue boudeuse aux lèvres.

— On n’a pas trop le choix.

Nous attrapâmes sur le plan de travail les plats pour le dîner — il nous fallait faire diversion. Avant d’ouvrir la porte, Olivier m’embrassa une dernière fois. J’eus beau faire, je n’échappai pas à l’interrogatoire visuel de Félix : il voyait que j’avais pleuré, mais qu’il y avait autre chose aussi. Quand il comprit, il ouvrit les yeux comme des billes, et m’envoya un clin d’œil lubrique. Je passai tout le reste de la soirée aux côtés d’Olivier. Je pus rapidement me détendre, car le bébé fut couché, et on ne l’entendit pas broncher une seule fois. Lorsque nous sentions que la curiosité à notre égard retombait, nous arrivions toujours à nous effleurer. Je survolais les conversations, ne pensant qu’à ce qui venait de se passer, impatiente de me retrouver seule avec Olivier.

Félix réussit à me coincer.

— Tu rentres dormir chez toi ?

— Je ne sais pas, mais ne m’attends pas pour partir.

— Alléluia !


Tout le monde s’en alla. Sauf moi. Dès que nous fûmes seuls, je fis les deux mètres qui me séparaient de lui et retrouvai ses lèvres en me collant contre son corps. Mes mains pouvaient enfin le découvrir, les siennes se baladaient déjà sur ma taille, dans mon dos.

— Je peux rester dormir ici ? murmurai-je contre sa bouche.

— Comment peux-tu me poser cette question ? me répondit-il.

Sans m’éloigner de lui, je nous entraînai vers sa chambre et son lit… Ce ne fut pas un désir brut qui m’anima en faisant l’amour avec lui ; j’avais soif de tendresse, de contact, de douceur. Olivier était précautionneux dans chacune de ses caresses, chaque baiser. Il prenait soin de moi ; il ne cherchait pas son plaisir, il ne voulait que le mien. Je sus que j’avais rencontré l’homme qu’il me fallait. En m’endormant un peu plus tard dans ses bras, je me dis que je n’étais plus la femme de Colin, j’étais juste Diane.


Le mois qui suivit, je redécouvris la vie de couple. Nous nous voyions tous les jours, sauf le dimanche : hors de question de renoncer à mon brunch avec Félix. Je dormais régulièrement chez lui, le contraire, moins souvent. J’éprouvais encore certaines difficultés à dévoiler mon jardin secret. Il ne m’en tenait pas rigueur ; il me laissait toujours venir vers lui quand j’étais prête.


L’été était là, j’avais annoncé à Olivier que je ne comptais pas fermer. S’il fut déçu que l’on ne parte pas en vacances ensemble, il n’en montra rien. En cette soirée de début juillet, nous prenions un verre en terrasse, lorsque je lui proposai une alternative.

— Nous pourrions nous faire un week-end prolongé ?

— J’y avais pensé, mais je me disais que tu n’avais peut-être pas envie de partir avec moi, en fait, m’annonça-t-il avec un sourire en coin.

— Idiot !

Il rit avant de continuer :

— Sérieusement, je sais que tu ne veux pas t’éloigner des Gens.

— Tu as raison, ça me fait peur, mais tu es là maintenant, et on ne partira pas longtemps. J’espère que Félix pourra assurer…

Ce soir-là, Olivier dormit chez moi.


Le week-end prolongé du 14 Juillet tombait à point nommé. J’allais devoir me séparer des Gens quatre jours, et briefer Félix. Olivier avait tout organisé : destination, billets de train, hôtel. Cependant, il trouvait que je ne m’octroyais pas assez de congés. L’avant-veille de notre départ, il manigança avec Félix pour que je m’accorde un après-midi supplémentaire, « pour faire le test », se justifièrent-ils. Pour mon plus grand bonheur, ils s’entendaient comme larrons en foire, Olivier riait de toutes les extravagances de Félix et ne portait pas de regard critique ni jaloux sur notre amitié complice et fusionnelle. Quant à Félix, il voyait en Olivier le successeur de Colin, il appréciait son humour et surtout le fait qu’il ne pose jamais de questions intrusives sur ma famille perdue.

Durant ce fameux après-midi test, Olivier m’accompagna faire les boutiques que je ne fréquentais plus depuis des années ; je profitai des soldes pour renouveler ma garde-robe d’été. Je le suivais sans me préoccuper du chemin emprunté, il me guidait dans les rues de Paris en me tenant la main. Soudain, il s’arrêta devant un spa. Je l’interrogeai du regard.

— Cadeau !

— Quoi ?

— Durant les deux prochaines heures, quelqu’un va s’occuper de toi. La détente des vacances commence aujourd’hui.

— Tu n’aurais pas dû…

— Chut ! Ça me fait plaisir. Ensuite, tu rentres chez toi, tu te prépares, et je viens te chercher à 19 heures. J’ai repéré une expo qui devrait te plaire et on dîne au resto après.

Je lui sautai au cou. Depuis Colin, personne n’avait cherché à prendre soin de moi comme lui.


J’étais détendue, j’avais une peau de bébé, et j’étrennais une jolie robe noire et des espadrilles compensées achetées l’après-midi même. Avant de descendre aux Gens attendre Olivier, je m’observai dans le miroir ; je fus heureuse de me sentir belle pour lui. Au regard qu’il me lança en me découvrant une demi-heure plus tard, je ne fus pas déçue.


Dans le métro, je m’accrochais à lui, le regardais, et l’embrassais dans le cou, telle une adolescente amourachée. J’avais tourné la page sur tant de choses. Je ne voyais pas ce qui pouvait rompre le charme paisible dans lequel je baignais depuis qu’Olivier était entré dans ma vie. Je commençais à m’avouer que j’étais amoureuse de lui. Un sentiment doux m’envahissait.


Nous sortîmes du métro à Montparnasse. Je suivais Olivier sans poser de questions. J’étais excitée comme une puce à l’idée de faire une expo. Il tint à garder la surprise jusqu’au bout. En arrivant à destination, il me fit tourner le dos à l’entrée, retardant le moment de me laisser découvrir où nous allions. J’entendais de la musique derrière moi ; de la musique celtique dans le quartier breton, quoi de plus normal ?

— J’épluchais le Pariscope quand j’ai repéré cette expo. Elle ne dure pas longtemps, il fallait en profiter, me dit Olivier, tout content de lui.

— Et c’est sur quoi ?

— Entre et tu verras.

Je poussai la porte. C’était une exposition sur le rapport à la mer des cultures britanniques, écossaises et irlandaises. L’ambiance créée était celle d’un pub ; on ne servait pas du champagne et des petits-fours, mais de la Guinness, du whisky et des chips au vinaigre. Mon excitation retomba, laissant place à un malaise abyssal.

— Tu m’as dit que l’Irlande t’avait fait du bien, je me suis dit que ça te plairait.

— Oui, réussis-je à articuler.

Olivier me prit par la taille pour commencer à faire le tour de la galerie. Il y avait beaucoup de monde, nous avions du mal à progresser parmi les visiteurs. Je n’osais porter mon regard sur aucune toile, aucune photo, de peur de reconnaître un paysage, de palper une impression, de faire resurgir des émotions. Je répondais par monosyllabes aux questions d’Olivier. Je déclinai sa proposition de boire une Guinness.

— J’ai eu une mauvaise idée, j’ai l’impression, finit-il par me dire.

Je lui pris la main, et la serrai fort.

— C’est ma faute, je t’ai dit que j’avais aimé ce pays et vivre près de la mer, c’est vrai… mais je n’en ai pas que de bons souvenirs, je n’étais pas au mieux de ma forme là-bas.

— On s’en va, dans ce cas. Te voir souffrir est la dernière chose que je voulais. Je suis désolé.

— Ne t’en veux pas, mais je préfère partir, excuse-moi. Reprenons notre soirée loin de tout ça.

Nous nous dirigeâmes vers la sortie, je restai blottie contre lui, regardant mes pieds. Nous étions presque dehors quand, de la musique et du brouhaha général, émergea une voix. Une voix qui me tétanisa. Une voix qui me renvoya à Mulranny. Une voix qui me donnait le goût des embruns sur les lèvres. Une voix rauque qui sentait le tabac et que je pensais ne jamais réentendre.

— Attends, dis-je à Olivier en le lâchant.

Je le plantai là, et revins sur mes pas, guidée et hypnotisée par l’écho de cette voix, qui résonnait comme le chant des sirènes. C’était impossible. J’avais fabulé, perturbée par le flot de souvenirs qui resurgissait dans cet endroit. Pourtant, je devais en avoir le cœur net. Je traquai les silhouettes, les visages, j’épiai les conversations, bousculai ceux qui entravaient ma recherche. Et je me figeai. C’était bien sa voix. Quelques centimètres me séparaient de lui. Il était là : de dos, grand, débraillé, en chemise, une cigarette entre les doigts qui n’attendait que d’être allumée. Si je humais l’air, son parfum envahirait mes narines et me renverrait dans ses bras. Je tremblais, ma bouche était sèche, mes mains moites, j’eus froid, j’eus chaud.

— Edward…, murmurai-je sans le vouloir.

J’eus l’impression que tout le monde m’avait entendue. Lui seul comptait. Son corps se contracta, il baissa le visage quelques secondes, serra les poings, et alluma son briquet nerveusement plusieurs fois de suite. Puis il se retourna. Nos regards s’accrochèrent. Le mien lui transmettait ma surprise et mes questions. Le sien, après m’avoir détaillée de la tête aux pieds, me renvoya de la froideur, de la distance. Ses traits étaient toujours aussi durs, arrogants, mangés par sa barbe. Sa chevelure, aussi décoiffée que dans mon souvenir, était désormais striée de quelques fils blancs. Il semblait épuisé, marqué par quelque chose que je n’arrivais pas à définir.

— Diane, dit-il enfin.

— Que fais-tu là ? lui demandai-je d’une voix tremblante, retrouvant naturellement mon anglais.

— J’expose mes photos.

— Depuis quand es-tu à Paris ?

— Trois jours.

Sa réponse eut l’effet d’un coup de poing en plein cœur.

— Tu comptais venir me…

— Non.

— Ah…

Les questions se bousculaient dans ma tête, j’étais incapable d’en formuler une seule. Son attitude hostile et lointaine me paralysait. Son regard dévia derrière moi, je sentis une main dans mon dos.

— Je te cherchais, me dit Olivier.

Comment avais-je pu l’oublier ? Je m’efforçai de sourire et me tournai vers lui.

— Excuse-moi… j’ai… j’ai aperçu Edward avant de sortir et…

Il lui tendit la main.

— Enchanté, je suis Olivier.

Edward lui serra la main, sans dire un mot.

— Edward ne parle pas français.

— Oh, pardon ! Je ne pensais pas que tu rencontrerais quelqu’un que tu connaissais ici ! dit-il en souriant dans un anglais parfait.

— Edward est photographe et…

— J’étais le voisin de Diane quand elle était à Mulranny.

Je n’aurais pas dit ça pour le définir. Il avait été bien plus. Et les battements de mon cœur m’envoyaient des signaux contradictoires sur ce qu’il représentait encore pour moi.

— Incroyable ! Et vous vous retrouvez là par le plus grand des hasards. Si j’avais su… Diane, veux-tu rester, finalement ? Vous avez du temps à rattraper, sûrement des choses à vous raconter…

— Non, intervint Edward. J’ai à faire. Ravi de t’avoir rencontré, Olivier.

Puis, me regardant :

— Porte-toi bien.

Je paniquai en le voyant prêt à s’éloigner de moi.

— Attends !

Je l’attrapai par le bras. Il scruta ma main sur lui. Je la retirai vivement.

— Tu es là jusqu’à quand ?

— J’ai un vol demain soir.

— Oh… tu repars déjà… Tu auras un peu de temps à m’accorder ?

Il passa la main sur son visage.

— Je ne sais pas.

— S’il te plaît, viens aux Gens. Je t’en prie…

— Je ne vois pas à quoi ça servirait, marmonna-t-il dans sa barbe.

— On a forcément des choses à se dire.

Il coinça sa cigarette éteinte au coin des lèvres, et me regarda dans les yeux.

— Je ne te garantis rien.

Je fouillai dans mon sac à main, à la recherche d’une carte de visite des Gens.

— Il y a l’adresse et un plan au dos. Appelle-moi si tu ne trouves pas.

— Je trouverai.

Il me lança un dernier regard, accorda un signe de tête à Olivier et tourna les talons.

— On y va ? me demanda Olivier. On dîne toujours au resto ?

— Oui, bien sûr. Cela ne change rien.

Avant de franchir la porte, je me retournai. Edward parlait avec du monde et me fixait en même temps.


Une demi-heure plus tard, nous étions attablés dans un restaurant indien. Chaque bouchée était un supplice, je me forçais pour Olivier, dont les attentions et la gentillesse ne faiblissaient pas malgré ce que je venais de lui faire ; il ne méritait pas ça. Je ne pouvais pas davantage le laisser dans l’ignorance. Cependant, j’allais devoir mesurer mes paroles.

— Excuse-moi pour tout à l’heure, commençai-je. Je n’aurais pas dû te laisser comme ça, mais… ç’a été tellement étrange de reconnaître quelqu’un… j’ai gâché ta surprise.

— Pas du tout. Tu es secouée, je n’aime pas te voir comme ça.

— Ça va passer, ne t’inquiète pas. Replonger dans l’atmosphère irlandaise m’a renvoyée à cette période de ma vie qui n’a pas été évidente.

— Et Edward, alors ? Qui est-ce ?

Son ton ne trahissait aucune suspicion.

— C’était mon voisin, comme il te l’a dit. Je louais un cottage à côté du sien, et mes propriétaires étaient son oncle et sa tante, Abby et Jack. Des personnes merveilleuses… J’étais amie avec sa sœur, Judith, une Félix version hétéro.

— Ça doit être quelque chose !

— Elle est extraordinaire…

— Et depuis que tu es partie ?

— J’ai quitté l’Irlande sur un coup de tête, j’ai expédié les au revoir, et je n’ai jamais donné de nouvelles. Aujourd’hui, j’ai honte de mon attitude égoïste.

— Tu n’as aucune raison, me dit-il en m’attrapant la main. Ils auraient pu prendre des tiennes.

— Ils ne sont pas du genre à s’immiscer dans la vie des autres, ils ont toujours respecté mon mutisme. Mon départ n’a rien changé.

— C’est pour ça que tu as insisté pour le revoir demain ?

— Oui…

— Il n’est pas très loquace, tu crois que tu vas en tirer quelque chose ?

Comment ne pas rire à sa remarque ?

— Ça sera concis, j’aurai le strict nécessaire, mais c’est toujours mieux que rien.

Je soupirai et fixai mon assiette vide.

— Tu veux peut-être dormir seule ce soir ?

Il chercha mon regard.

— Non, on va chez toi.

Une fois au lit, Olivier n’essaya pas de faire l’amour, il m’embrassa et me prit simplement dans ses bras. Il s’endormit assez vite, alors que, moi, je ne fermai pas l’œil de la nuit. Je revivais chaque détail de ces retrouvailles inattendues. Il y avait encore quelques heures, l’Irlande était une page tournée, un livre fermé de ma vie, il fallait que cela le reste. S’il venait le lendemain, je prendrais des nouvelles des uns et des autres, il repartirait, et ma vie reprendrait son cours.


Malgré toute ma discrétion, je réveillai Olivier en me levant.

— Ça va mieux ? me demanda-t-il, la voix encore ensommeillée.

— Oui. Rendors-toi. Profite de tes vacances.

Je l’embrassai.

— Je passe te retrouver en fin de journée.

Un dernier baiser et je partis.


Trois quarts d’heure plus tard, j’ouvrais Les Gens sans avoir mangé mon croissant habituel. Mon ventre était noué. Mes clients du matin durent sentir ma mauvaise humeur ; ils me laissèrent ruminer dans mon coin. Quand, vers midi, je vis Félix dans l’encadrement de la porte, je sus que ç’allait être une autre histoire. Je n’avais pas le choix. Si Edward venait, Félix serait aux premières loges. Et comment oublier que lors de leur dernière entrevue, ils s’étaient battus !

— Tu fais une de ces têtes, aujourd’hui ! Olivier a eu une panne ou quoi ?

Il attaquait fort. J’allais répondre aussi fort :

— Edward est à Paris, je suis tombée sur lui hier soir.

Il s’écroula sur le premier tabouret qu’il rencontra.

— Je dois être encore sous ecsta !

Bien malgré moi, je pouffai.

— Non, Félix. C’est la stricte vérité, et il va peut-être passer ici, aujourd’hui.

À mon expression, il comprit que ce n’était pas une blague. Il se releva, contourna le bar et me prit dans ses bras.

— Comment vas-tu ?

— Je ne sais pas.

— Et Olivier ?

— Je ne lui ai pas dit ce qui s’était passé entre nous.

— Il est venu pour toi ?

— Pas vraiment, vu l’accueil… Il exposait ses photos et repart ce soir.

— Bon, bah, ç’aurait pu être pire. Je vais bosser toute la journée, aujourd’hui. Rien que pour me rincer l’œil !

J’éclatai de rire.


Ce fut ma plus longue journée de travail. Je ne faisais qu’attendre. Félix me surveillait du coin de l’œil et faisait le pitre pour me détendre. Plus les heures passaient, plus je me disais qu’il ne viendrait pas. Ce qui, en vérité, ne serait peut-être pas plus mal. C’était périlleux de remuer tout ça.


Je rendais la monnaie à un client quand il apparut, un sac de voyage sur l’épaule. Mon café me sembla très petit d’un coup ; Edward prenait toute la place. Il serra la main de Félix, qui eut le bon goût de ne faire aucune blague douteuse, s’accouda au bar et observa mon univers avec la plus grande attention. Cela dura de longues minutes. Ses yeux bleu-vert scannaient les livres, les verres, les photos sur le comptoir. Il finit par river son regard au mien, sans rien dire. Tant de choses remontaient à la surface : nos disputes, nos quelques baisers, ma décision, sa déclaration, notre séparation. La tension dut devenir insupportable pour Félix, car il fut le premier à ouvrir la bouche.

— Une p’tite bière, Edward ?

— Tu n’as pas quelque chose de plus fort ? lui rétorqua-t-il.

— Dix ans d’âge, ça te va ?

— Sec.

— Diane, café ?

— Je veux bien, merci, Félix. Tu pourras t’occuper des clients s’il y en a ?

— Je suis payé pour ça ! me répondit-il en m’envoyant un clin d’œil encourageant.

Edward remercia Félix et entama son whisky. Je le connaissais assez pour savoir que, si je ne lançais pas la conversation, il était capable de rester une heure sans prononcer un mot. Après tout, c’était moi qui lui avais demandé de venir.

— Alors comme ça, tu exposes à Paris ?

— C’est une opportunité qui s’est présentée.

Il frotta ses yeux cernés. D’où venait cette fatigue qu’il dégageait ?

— Comment vas-tu ?

— Je travaille beaucoup. Et toi ?

— Je vais bien.

— Tant mieux.

Que lui dire de plus sur moi ? Et comment le faire parler ?

— Judith ? Que devient-elle ?

— Toujours la même.

— A-t-elle un homme dans sa vie ?

Avec une question pareille, il devrait réagir.

— Elle en a plusieurs, soupira-t-il.

Mauvais choix.

— Et Abby et Jack ? Ils vont bien ?

Là, j’étais sûre de ne pas me tromper. Pour la première fois, il fuit mon regard. Il se gratta la barbe, s’agita légèrement et attrapa son paquet de cigarettes dans sa poche.

— Que se passe-t-il, Edward ?

— Jack va bien…

— Et Abby ?

— Je reviens.

Il sortit et alluma une cigarette. J’en attrapai une à mon tour et le rejoignis.

— Toi non plus, tu n’as pas arrêté, observa-t-il, un rictus aux lèvres.

— Aucune raison de le faire… mais ce n’est pas de notre consommation de tabac respective que nous parlions.

Je me campai face à lui.

— Edward, regarde-moi.

Il m’obéit. Je compris que ce que j’allais entendre n’allait pas être agréable.

— Abby ? Elle va bien, n’est-ce pas ?

Le contraire était inenvisageable, je la revoyais sur son vélo le jour où je l’avais rencontrée, pétillante malgré son âge.

— Elle est malade.

— Mais… elle va guérir ?

— Non.

Je mis la main devant ma bouche. Abby était le socle de cette famille, si maternelle, si bienveillante, si généreuse. Je me souvenais d’elle lorsqu’elle me trouvait trop maigre et qu’elle me fourrait des tranches de carrot cake presque de force dans la bouche. Je pouvais encore sentir sa dernière étreinte quand je lui avais dit au revoir, et qu’elle m’avait répondu : « Donne-nous de tes nouvelles. » Sans que je le réalise sur le moment, Abby avait eu un impact considérable sur mon début de guérison, et je l’avais laissée de côté.

J’essayais de reprendre contenance lorsque je découvris Olivier près de nous. Edward remarqua mon inattention, et se retourna. Ils se serrèrent la main, et Olivier déposa un baiser discret sur mes lèvres.

— Ça va ? m’interrogea-t-il.

— Pas terrible. Edward vient de m’apprendre une très mauvaise nouvelle, Abby ne va pas bien du tout.

— Je suis désolé, dit-il à Edward. Je vous laisse, alors, vous serez mieux pour parler en tête à tête.

Il caressa ma joue et rejoignit Félix à l’intérieur des Gens. Je le suivis du regard, puis me tournai vers Edward, qui me dévisageait. Mon estomac était noué, je levai les yeux au ciel en soufflant avant de pouvoir m’adresser à nouveau à lui :

— Dis-m’en plus, s’il te plaît…

Il secoua la tête, et resta silencieux.

— Ce n’est pas possible… Je ne peux pas croire ce que tu viens de…

— Elle sera heureuse de savoir que tu vas bien. Elle n’a jamais cessé de s’inquiéter pour toi.

— Je voudrais faire quelque chose… je pourrai prendre de ses nouvelles ?

Il m’envoya un regard ombrageux.

— Je lui dirai que je t’ai vue, ça suffira.

Il consulta sa montre.

— Je dois y aller.

Il laissa la porte ouverte le temps de récupérer son sac et de saluer Félix et Olivier. Quand il revint vers moi, je me lançai :

— J’ai une question à te poser avant que tu partes.

— Je t’écoute.

— Ça n’a rien à voir avec Abby, mais j’ai besoin de savoir. J’ai essayé de t’appeler deux fois, il y a plusieurs mois, je t’ai même laissé un message. L’as-tu eu ?

Il s’alluma une nouvelle cigarette, et me regarda droit dans les yeux.

— Oui.

— Et pourquoi tu n’as…

— Diane, il n’y a plus de place pour toi dans ma vie depuis longtemps…

Il me laissa moins de cinq secondes pour encaisser le coup.

— Olivier semble être quelqu’un de bien. Tu as bien fait de refaire ta vie.

— Je ne sais pas quoi te dire…

— Ne dis rien, alors.

Je fis un pas vers lui, mais me ravisai au dernier moment.

— Au revoir, Diane.

Sans me laisser le temps de lui répondre, il tourna les talons. Je ne le quittai pas des yeux jusqu’à ce qu’il disparaisse en bas de la rue. Je luttais contre les larmes. Une image utopique se fissurait dans mes souvenirs. Lorsque je pensais à Mulranny, rien n’avait changé : Abby joyeuse, Jack solide, Edward seul, avec son chien et ses photos. Comment avais-je pu imaginer que la vie ne continuerait pas sans moi ? Étais-je égocentrique à ce point ? Mais cette vie avec Abby malade et condamnée, c’était inacceptable. J’avais envie de pleurer pour elle, sa douleur, sa perte, pour Edward qui n’était plus véritablement le même, parce que je comprenais que mon Irlande n’existait plus. Comme si, jusque-là, je nourrissais un espoir inconscient de belles retrouvailles, de bonnes nouvelles…

C’était fini. J’avais Olivier désormais, et Edward avait une femme dans sa vie. Nous avions, chacun de son côté, tourné la page. Mais Abby… comment ne pas penser à elle ?

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