— 6 —

Le lendemain, Abby décida que je devais prendre l’air. Après le déjeuner, elle exigea que Jack et moi profitions de sa sieste pour aller nous promener. Elle n’eut aucune difficulté à simuler la fatigue, je la trouvai plus marquée depuis le réveil.

— Je peux aller me balader toute seule, proposai-je à Jack.

— Elle me mettra à la porte dès que tu auras le dos tourné ! Et j’ai bien envie de me dégourdir les pattes avec toi.

Je devais reconnaître que j’étais aussi ravie que lui à l’idée de partager un moment ensemble. Il s’assura qu’Abby était bien installée pour son après-midi, avec tout ce qu’il lui fallait à proximité, et lui embrassa le front avant de me faire signe de le suivre. À ma grande surprise, nous prîmes la voiture. Jack conduisit jusque derrière les cottages où il se gara. Il voulait me faire découvrir une petite partie de la Wild Atlantic Way — route longeant toute la côte ouest irlandaise. Et dire qu’en presque une année je n’avais pas eu idée d’aller plus loin que le bout de mon nez !

— Prends ça !

Il sortit de son coffre une parka.

— On va se faire saucer ! m’apprit-il, le sourire aux lèvres.

— Deux jours sans pluie : c’était trop beau pour être vrai !

Nous entamâmes notre marche. Je ne songeais pas à parler tant j’étais époustouflée par la beauté des paysages et le choc des couleurs. Un an plus tôt, je n’avais vu que le vert, alors que la palette de l’arc-en-ciel était omniprésente : les rouges sombres de la tourbière mouchetée de petites fleurs violettes, le noir terrifiant des montagnes au loin, le blanc des moutons, le bleu profond et froid de la mer, le scintillement du soleil sur les vagues. Je prenais chaque bourrasque de vent comme un cadeau. Même la pluie, lorsqu’elle arriva, me rendit heureuse. Je rabattis la capuche sur ma tête et continuai à marcher sans penser à m’abriter. Je n’étais plus la poule mouillée d’avant. Jack, les mains dans le dos, s’était adapté à mon pas — je n’avais pas ses grandes jambes. Il ne cherchait pas à engager la conversation. Je le sentais simplement bien, content d’être là avec moi. De temps à autre, nous nous faisions klaxonner, il saluait les conducteurs d’un signe de la main et d’un grand sourire.

— Tu as dû avoir un sacré choc, hier, commença-t-il, après trois quarts d’heure de marche.

— C’est peu de le dire…

— Ça faisait bien longtemps que je n’avais pas enguirlandé Edward comme ça, quand il a refusé de te prévenir avant que tu arrives en début de semaine.

— Pourquoi as-tu fait ça ?

— Je ne voulais pas que tu te sentes prise en traître. J’avais peur que tu partes et qu’Abby en souffre.

Effectivement, on n’était pas passés loin du clash.

— Malgré l’avoinée, il a persisté dans sa bêtise. Quelle tête de mule !

— Ce n’est pas nouveau ! Mais tout va bien, je t’assure.

— Quoi qu’il fasse, tu finis toujours par lui pardonner, me dit-il en riant.

Je ris un peu moins que lui. Il ne commenta pas davantage et fit demi-tour.


En posant mes fesses dans la voiture une heure plus tard, je cherchai à me rappeler si j’avais déjà autant marché de ma vie ; une rando de deux heures, ce n’était pas franchement dans mes habitudes. Pourtant, mes jambes m’avaient portée, je m’étais sentie légère, dotée d’une forme olympique. Je m’observai dans le miroir de courtoisie ; mes joues étaient rouges, mes yeux brillants, mes cheveux humides à souhait, mais je respirais la santé. Les gens qui vivent en bord de mer, même sous le climat irlandais, ont une mine éclatante. Il n’y avait qu’à regarder Jack. À ce régime-là, je reviendrais plus hâlée qu’après mon week-end dans le Sud avec Olivier. J’avais envie de clore en beauté ce moment.

— Que dirais-tu d’aller nous requinquer au pub ?

— Rien ne pourrait me faire plus plaisir !

Un quart d’heure plus tard, nous nous arrêtions sur le parking du pub. Jack quitta la voiture sans se rendre compte que je ne bougeais pas. Je fixais la façade ; encore un lieu qui faisait resurgir les souvenirs, encore un lieu où les bons moments prenaient le pas sur les mauvais. Jack toqua sur ma vitre, j’ouvris ma portière et sortis de l’habitacle.

— Tu ne ressens pas l’appel de la bière ?

— Si, mais ça fait bizarre d’être là.

— Ils ne vont pas en croire leurs yeux ! Personne ne t’a oubliée !

— C’est une bonne chose, tu crois ?

Ici, j’avais crisé sur Edward, j’avais bu au point de ne plus tenir debout, j’avais été à deux doigts de me battre avec une saleté, j’avais dansé sur le bar… bref, je n’avais pas toujours montré une image reluisante.

— Ma petite Française, quand accepteras-tu que tu es chez toi, ici ?

Il poussa la porte. Dès qu’elle fut ouverte, le parfum de bière et de bois me sauta au nez, le bruit des conversations étouffées me rappela la tranquillité que l’on pouvait trouver dans cet endroit. J’avançai, dissimulée par la carrure de Jack.

— Regarde qui je t’amène ! dit-il au barman, plus tout jeune, mais toujours le même.

— Je crois rêver !

Il contourna son bar et me fit deux bises affectueuses en me tenant par les épaules. Je me sentis toute petite, entre ces deux géants du troisième âge !

— Alors comme ça, ton neveu s’est enfin décidé à aller la chercher ! brailla-t-il en retournant à son poste.

— Diane est venue pour Abby.

— Que je suis bête, bien sûr !

Jack me lança un regard désolé.

— Tout va bien…, le rassurai-je. Et puis il n’a pas tout à fait tort : si je n’avais pas croisé Edward à Paris, je ne serais sûrement pas là !

Il éclata de rire. Moi aussi. Tout Mulranny avait assisté aux différents rebondissements de ma relation avec Edward, et chacun avait son avis sur la question !

Une pinte de Guinness apparut sous mes yeux. J’admirai sa couleur, sa mousse dense et onctueuse, son parfum de café, le cérémonial pour la servir en deux temps… Voilà plus de un an que je n’en avais pas bu. La dernière, c’était ici même. La vie tournait. Avant, la Guinness me rappelait Colin, qui n’aimait que cette bière-là. C’était pour ça que j’étais venue à Mulranny. Aujourd’hui, je ne pensais plus à mon mari lorsque je voyais la harpe dorée de Guinness, je pensais à l’Irlande, à Jack qui en buvait à la place du thé à 16 heures, à Edward qui m’avait forcé la main sans le savoir pour que j’en goûte. Cette dégustation avait été un choc, j’avais réalisé que, par ignorance, je me privais d’un sacré plaisir. Nos pintes s’entrechoquèrent, Jack me fit un clin d’œil et m’observa le temps que j’avale ma première gorgée.

— Que c’est bon !

— On a réussi, dit-il au barman. Elle est du pays !

L’heure qui suivit, nous la passâmes à discuter avec les uns et les autres qui me reconnaissaient. Ils venaient gentiment prendre de mes nouvelles ; on parla de la pluie, évidemment, mais aussi de l’été qui avait été beau, des matchs de rugby et de foot gaélique du week-end suivant. Et puis il fut temps de rentrer pour Abby. Le soir, je ne fis pas long feu après le dîner. Cette journée en valait plusieurs.


Abby et Jack partirent tôt le lendemain pour les rendez-vous médicaux. Je n’avais pas envie de rester seule dans leur grande maison, alors je décidai de profiter de ma journée et de partir en vadrouille vers Achill Island afin de poursuivre ma découverte de la veille. J’empruntai donc la même route que Jack et passai devant les cottages. Je me retins d’y jeter un coup d’œil. Je longeai la côte, fascinée par la violence des paysages, des éléments. Pourtant, je n’arrivais pas à être totalement absorbée et comblée. Je tentai de contrôler mon esprit et mes pensées… un échec cuisant. Je finis par freiner d’un coup sec au beau milieu de la route.

— Fais chier ! hurlai-je dans ma voiture.

Je sortis et claquai ma portière de toutes mes forces. J’allumai une cigarette et descendis vers la mer à travers la prairie. Il faisait beau, bon, je surplombais les vagues, j’avais la journée devant moi pour faire le plein de grand air, comme la veille, et je ne pensais qu’à une chose. Ça me sidérait… Je courus jusqu’à ma voiture, fis demi-tour, et repartis vers Mulranny pied au plancher en me maudissant pour ma stupidité. Je pilai devant le cottage et allai frapper à sa porte. En me découvrant, Edward ne put cacher son inquiétude :

— Il y a un problème ? C’est Abby ?

— Ton contrat, aujourd’hui ? C’est important ?

— De quoi parles-tu ?

— Je t’ai entendu en parler avec Abby, l’autre soir. Réponds-moi et fais-le vite avant que je change d’avis.

— Ça l’est.

— À quelle heure Declan finit l’école ?

— 15 h 30.

— Je m’en occupe, va travailler. Tu me donnes les clés de chez toi ?

— Rentre deux minutes.

— Non.

Il récupéra son trousseau dans sa poche et me le tendit.

— À plus tard.

— Attends, me dit-il en me retenant par le bras.

Nous nous regardâmes dans les yeux de longues secondes.

— Merci.

— Pas la peine.

Je sifflai Postman Pat, et partis vers la plage avec lui. Cinq minutes plus tard, j’entendais le 4 × 4 d’Edward démarrer en trombe, je ne me retournai pas, et lançai un bâton au chien.


15 h 30 arrivait trop vite. J’avais sauté le déjeuner, de crainte de vomir. Je me contentai d’entrouvrir la porte du cottage d’Edward pour enfermer le chien ; repousser mon retour dans cette maison. Je marchai vers l’école en fumant cigarette sur cigarette et en me traitant de tous les noms. Comment avais-je pu avoir une telle idée ? Aux dernières nouvelles, je ne supportais plus les enfants, ils me faisaient peur, ils me tétanisaient, ils me rappelaient Clara. Edward n’avait rien demandé, je ne lui devais rien. Pourquoi avais-je voulu l’aider, lui rendre service ? Certes, il comptait encore pour moi, il compterait toujours, c’était un fait incontestable, mais de là à mettre en danger ma paix intérieure ! Étais-je soudainement prise de voyeurisme envers ce petit garçon, ses relations avec son père, sa douleur, son deuil — peut-être pas si différent du mien —, il avait perdu sa mère, j’avais perdu ma fille ? Je balançai mon dernier mégot à quelques mètres de l’école. C’était l’horreur ; ces mères de famille rayonnantes, landau en main, attendant leurs aînés. Certaines me connaissaient de vue à l’époque où j’habitais là, mais je suscitais la même curiosité qu’alors ; elles me regardaient, murmurant des messes basses. J’avais envie de leur dire : « Mesdames, je suis de retour ! » Et puis la cloche sonna, elles disparurent. Une nuée d’enfants s’échappèrent des classes. J’aurais pu voir Clara sortir en courant et en riant, sauf que Clara ne portait pas d’uniforme comme les petits Irlandais qui s’agitaient dans tous les sens et cherchaient leurs mères du regard. Les souvenirs me broyaient de l’intérieur, je l’entendais m’appeler : « Maman, maman, tu es là ! », je la revoyais débraillée, les cheveux en bataille, des taches de peinture sur les mains et sur les joues, son odeur de sueur d’enfant, piaillant…

— Diane, Diane, tu es là !

Je fus brutalement arrachée de mes songes lorsque Declan me percuta.

— La maîtresse m’a dit que c’était toi qui venais me chercher, c’est trop bien !

— Tu me donnes ton cartable ?

— Papa ne le prend jamais.

Pourquoi n’étais-je pas étonnée ?

— Moi, je te le porte.

Il le défit de ses épaules pour me le tendre. Nous quittions la cour de récréation quand il attrapa ma main, et dit au revoir à ses copains de loin. Il semblait si fier. Sur le chemin vers le cottage, il ne disait rien, attendant certainement que ça vienne de moi. Je pris sur moi ; il n’y était pour rien, je m’étais mise toute seule dans cette situation. Je devais assumer, peu importaient les conséquences.

— Alors, l’école ?

Son visage rayonna de bonheur, il se lança dans le récit de sa journée avec enthousiasme. Son débit ne diminua pas en entrant chez lui, il balança son manteau — aussi bordélique que son père —, et courut dans le séjour. Tout en continuant à pipeletter, il joua avec son chien. Il ne remarqua pas mon temps d’arrêt sur le seuil de la pièce. Mon retour dans ce cottage, dans l’intimité d’Edward. En moins de quelques secondes, je constatai les deux changements majeurs : exit les cendriers dégueulant de mégots et la photo de Megan sur la plage. Cependant, impossible de deviner qu’un enfant vivait ici : aucun jouet, aucune trace de feutres. Je n’avais pas besoin de confirmation, la preuve était flagrante : Edward n’avait aucune idée de ce qu’il fallait à son fils. J’eus mal pour eux deux. Je retirai mon blouson et l’accrochai au portemanteau dans l’entrée. Je passai derrière le bar de la cuisine, bar où j’avais vu tant de fois Edward.

— Declan, tu veux goûter ?

— Ouais !

Sans grande conviction, j’explorai les placards à la recherche du goûter idéal, pensant que j’avais peut-être parlé trop vite. J’étais mauvaise langue. Je pus lui faire un chocolat chaud et lui servir des biscuits. Je l’observai tandis qu’il dévorait, en luttant contre la superposition des images. Declan était sur le tabouret de bar de la cuisine de son père, Clara aurait été sur le tabouret de bar aux Gens. J’essayais de me rassurer en me disant que la ressemblance s’arrêtait là. Declan n’avait plus sa mère, alors que Clara avait encore la sienne. La sienne qui donnait le goûter à un autre enfant, qui n’était rien pour elle.

— Veux-tu aller sur la plage ? lui proposai-je.

— Avec Postman Pat ?

— Bien sûr. As-tu des devoirs ?

Il se renfrogna.

— Tu les fais et on y va après ?

Il acquiesça de la tête. Je partis chercher son cartable avant de m’installer à côté de lui au bar. Il était dans la classe qui correspondait à notre CP, je devais pouvoir m’en sortir. Clara n’avait pas eu le temps de faire ses devoirs. Je parcourus son cahier de textes : il avait une page à déchiffrer dans un livre. J’allais devoir m’appliquer avec mon accent. Je mis la page entre lui et moi, et il commença la lecture. Son attention et sa concentration m’étonnèrent ; Clara n’aurait pas été si disciplinée. Quand ce fut fini, naturellement, je lui demandai d’aller se changer avant de sortir. Il sauta de son tabouret, et me fixa.

— Tu as besoin d’aide ?

— Non.

— Il y a un problème ?

Il secoua la tête et disparut dans l’escalier.


Sur la plage, je me contentai de le surveiller de loin pendant qu’il s’agitait avec le chien. Je ne cessai de m’interroger. Pourquoi arrivais-je à m’occuper de cet enfant sans m’effondrer ? Cherchais-je à me faire pardonner d’avoir laissé Edward, il y a plus de un an, à travers son fils ? Peut-être en étais-je capable parce que je repartais dans quelques jours et qu’il n’y aurait aucune conséquence sur ma vie ? Je pouvais donc rester détachée de lui.

N’ayant aucune idée de l’heure de retour d’Edward, quand nous fûmes rentrés à la maison, j’invitai Declan à prendre sa douche. Il gagna l’étage sans négocier, sans rien demander. J’attendis un petit quart d’heure avant de monter à mon tour. Ce couloir, cette salle de bains… Je frappai à la porte.

— Tout va bien ?

— Je fais tout seul avec papa.

C’était un petit homme qui n’avait d’autre choix que de se débrouiller, sans rien attendre de qui que ce soit.

— Tu m’autorises à aller dans ta chambre ?

— Oui.

J’eus un sourire triste en la découvrant. Edward avait essayé : il y avait des jouets — un circuit de voitures, un train, quelques Lego, des peluches en vrac sur le lit défait. Mais les murs étaient froids, aucune décoration. Ses vêtements étaient pour moitié rangés dans une commode aux tiroirs entrouverts, le reste encore dans les valises. Cependant, la présence d’un fauteuil dans un coin de la pièce m’interpella. Declan fit son entrée, le haut de pyjama à l’envers et les cheveux encore mouillés.

— Ne bouge pas, lui dis-je.

J’allai récupérer une serviette de toilette. Il m’attendait au centre de sa chambre, tout sourire et avec une légère timidité dans le regard. Je lui essuyai la tête énergiquement, et lui fis enfiler son pyjama dans le bon sens. Ses beaux yeux essayèrent de me faire passer un message que j’exclus de chercher à comprendre.

— Tu es parfait, maintenant.

Il me prit par la taille, colla son visage sur mon ventre, et me serra fort. Ma respiration se coupa, je regardai en l’air et restai les bras ballants. Brusquement, il me lâcha et partit jouer avec ses voitures en riant, en se racontant des histoires, ragaillardi par une nouvelle joie de vivre.

— Je te laisse cinq minutes, je vais fumer une cigarette dehors.

— Comme papa, me répondit-il, sans plus se soucier de moi.

Je dévalai l’escalier, attrapai mes clopes et sortis sur la terrasse. En fumant, je téléphonai à Olivier.

— Je suis contente de t’entendre, lui dis-je sitôt qu’il décrocha.

— Moi aussi, tu vas bien ? Tu as une petite voix.

— Non, non, je t’assure, tout va bien.

Inutile de l’inquiéter en lui expliquant ce que je faisais.

— Parle-moi de toi, des Gens, de Paris, de Félix.

Il s’exécuta avec entrain. Petit à petit, il me ramenait chez moi, dans ma vie. Il m’éloignait de mes démons, en m’offrant une bouffée d’oxygène. Les Gens me manquaient, la stabilité émotionnelle qu’ils m’avaient apportée. La douceur d’Olivier, sa simplicité apaisante… Ce répit fut de courte durée ; Declan venait d’arriver dans le séjour, et me cherchait, visiblement anxieux.

— Je te rappelle demain.

— J’ai hâte que tu rentres, Diane.

— Moi aussi. Je t’embrasse fort.

Je retournai à l’intérieur. Declan m’envoya un sourire soulagé.

— Je peux regarder la télé s’il te plaît ?

— Si tu veux.

— Il rentre quand, papa ?

— Je ne sais pas. Tu veux lui téléphoner ?

— Non !

— Si tu as envie de le faire, il ne faut pas avoir peur. Ton papa peut comprendre…

— Non, je veux la télé.

Il se débrouilla comme un chef pour lancer ses dessins animés. Vu l’heure, je décidai de lui préparer à dîner. Je cuisinai au son de ses éclats de rire, avec Postman Pat à mes pieds qui attendait que ça tombe dans sa gueule. Lorsque je me surprenais à sourire, je me répétais que ce n’était pas moi qui faisais tout ça.

Trois quarts d’heure plus tard, nous avions fini de manger — j’avais accompagné Declan —, la vaisselle était faite, il n’était pas loin de 21 heures, et toujours aucun signe de vie d’Edward. Declan était sur le canapé, devant les dessins animés.

— Il va falloir aller au lit, lui annonçai-je.

Il se ratatina.

— Ah…

Il s’extirpa des coussins, éteignit la télévision docilement. Toute joie de vivre avait quitté son visage, il semblait se recroqueviller sur lui-même.

— Je t’accompagne dans ta chambre.

Il hocha la tête. Une fois à l’étage, il alla se brosser les dents sans que j’aie à lui demander de le faire. J’allumai une veilleuse sur sa table de nuit et retapai sa couette. Quand il arriva, il se mit à quatre pattes, et explora le dessous de son lit ; il en ressortit avec une grande écharpe à la main. Il n’était pas difficile de deviner à qui elle avait appartenu. Puis il se coucha.

— Je laisse la lumière allumée ?

— Oui, me répondit-il, d’une toute petite voix.

— Dors bien.

Je n’eus pas le temps de faire deux pas avant d’entendre les premiers sanglots.

— Reste avec moi.

Juste ce qui me terrorisait. Je commençai par me mettre à genoux près de sa tête, il la sortit de la couette, défiguré par le chagrin, ses grands yeux pleins de larmes, comme sidéré par le manque et la douleur, l’écharpe de sa mère contre lui. Doucement, j’approchai ma main, je la fixai pour mesurer la portée de mon geste ; je la passai dans ses cheveux. À mon contact, il ferma brièvement les yeux, puis les rouvrit, m’implorant de faire quelque chose pour atténuer sa souffrance. Je me posai une question. Une seule. Une question interdite : qu’aurais-je fait si ç’avait été Clara ? Par la pensée, je suppliai ma fille de me pardonner cette trahison, c’était avec elle que j’aurais dû faire ça. Faire ce que j’avais refusé avec son petit corps mort, lui dire que tout allait bien se passer, qu’elle irait bien, que je serais toujours là pour elle. Je m’allongeai à côté de Declan et le pris contre moi, respirant son odeur d’enfant. Il se nicha, se frotta à moi, et pleura. Beaucoup, sans interruption. Il appelait sa mère, je murmurais : « Chut, chut, chut… »

Et puis des sons venus de très loin sortirent de ma bouche ; une petite berceuse que je chantais à Clara quand elle faisait un cauchemar. Ma voix ne trembla pas, alors que les larmes coulaient toutes seules sur mes joues. Nous pleurions tous les deux la même perte. Nous étions au même endroit, un gouffre où nous souffrions du manque. Les sanglots de Declan se calmèrent petit à petit.

— Tu es une maman, Diane ? me demanda-t-il en hoquetant.

— Pourquoi dis-tu ça ?

— Parce que tu fais comme ma maman…

Les enfants avaient un sixième sens pour trouver la fêlure. Ce petit garçon me prouvait que mes gestes, mes paroles étaient imprimés, marqués au fer rouge par la maternité, par celle que j’avais été, que je le veuille ou non.

— J’étais maman avant…

— Pourquoi avant ?

— Ma fille, Clara… elle est partie comme ta maman.

— Tu crois qu’elles sont ensemble ?

— Peut-être.

— Maman, elle est gentille avec elle, t’inquiète pas.

Je le serrai contre moi, et le berçai en pleurant silencieusement.

— Je peux encore avoir la chanson ?

Je rechantai. Sa respiration s’apaisa.


Une heure passa avant que j’entende la porte d’entrée s’ouvrir. Edward m’appela, je ne lui répondis pas, de crainte de réveiller Declan que je n’avais pas lâché une seule seconde. Edward monta quatre à quatre l’escalier, et se figea sur le seuil de la chambre de son fils. Il prit appui au chambranle de la porte, serra les poings, leva les yeux au ciel, cherchant certainement à échapper à cette scène. Lui aussi souffrait de la situation. Je compris l’utilité du fauteuil dans la chambre, il devait passer ses nuits, là, à le veiller. Du regard, je lui intimai l’ordre de se taire. Dans son sommeil, Declan lutta légèrement lorsque je me détachai de lui. Je calai au plus près de son visage l’écharpe de sa mère, et me retins de déposer un baiser sur son front. J’en avais fait assez. Je passai devant Edward, hagarde. Il me suivit jusqu’au rez-de-chaussée. J’enfilai mon blouson et ouvris la porte d’entrée. Je lui tournais le dos quand il se décida à parler.

— Je suis désolé d’être rentré si tard. J’aurais voulu t’épargner ça.

— Il faut que je m’en aille.

— Merci pour Declan.

Toujours sans lui faire face, je balayai ses remerciements d’un mouvement de la main.

— Diane, regarde-moi.

— Non.

Il m’attrapa délicatement par le bras, me retourna et me découvrit, ravagée par les larmes.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? Que t’arrive-t-il ?

Il allait prendre mon visage entre ses grandes mains quand je me dégageai vivement.

— Ne me touche pas s’il te plaît… Rien, il ne s’est rien passé. Declan a été adorable.

Je courus jusqu’à ma voiture et roulai à toute vitesse vers chez Abby et Jack. Je restai de longues minutes effondrée sur mon volant. Les enfants apportaient trop de souffrance, trop de chagrin, vivants comme morts. La douleur de Declan m’était insupportable, j’aurais tant voulu l’aider, mais c’était au-dessus de mes forces, et je refusais de trahir Clara. Elle allait croire que je l’abandonnais encore une fois. Je l’avais abandonnée en la laissant partir en voiture, je l’avais abandonnée en n’allant pas lui dire au revoir, je ne pouvais pas l’abandonner en jouant à ça avec Declan ou n’importe quel enfant. Je n’en avais pas le droit.


En arrivant dans le séjour, je trouvai Abby, en robe de chambre, assise dans un rocking-chair devant un feu de cheminée. Elle me fit signe d’approcher, je titubai jusqu’à elle, m’écroulai par terre et posai ma tête sur ses genoux. Elle me caressait les cheveux, je fixais les flammes.

— Je veux ma fille, Abby.

— Je sais… tu es courageuse. Tu as dû faire beaucoup de bien à Declan.

— Il a tellement mal.

— Comme toi.

Plusieurs minutes passèrent.

— Et toi, tes rendez-vous ?

— Je suis fatiguée, je m’éteins tranquillement.

Je serrai plus étroitement ses genoux.

— Non, pas toi… Tu n’as pas le droit de nous laisser.

— C’est normal que je m’en aille, Diane. Et puis je veillerai sur eux tous. Tranquillise-toi. Pleure maintenant, ça soulage.


Le lendemain, je décidai de passer la journée avec Abby et Jack. J’éprouvais le besoin de me concentrer sur la raison essentielle de mon séjour à Mulranny et pas sur Declan et son père. Les jours défilaient à toute vitesse ; mon temps aux côtés d’Abby était compté. Judith arrivait dans moins de vingt-quatre heures, ensuite, ça sentirait la fin. Elle était fatiguée par sa journée de la veille, aussi nous restâmes toute la journée à la maison. En fin d’après-midi, Jack partit marcher sur la plage, il ne pouvait passer une journée entière enfermé chez lui, l’appel du grand air était plus fort que tout.

Nous étions installées toutes les deux dans le séjour, une tasse de thé à la main, quand elle m’interrogea :

— Quels sont tes projets ?

— Oh… je ne sais pas trop… je crois que je vais continuer comme ça. Je suis bien dans mon café, j’en suis propriétaire, maintenant…

— Et ton petit fiancé ?

Elle me souriait.

— Olivier n’est pas mon fiancé, Abby.

— Ah, les jeunes d’aujourd’hui ! Tu es heureuse avec lui ? Il est gentil avec toi, au moins ?

— Je n’aurais pas pu trouver plus gentil ni plus respectueux que lui.

— C’est une bonne chose… J’espère qu’Edward trouvera le même bonheur que toi…

Elle riva son regard au mien. Je savais à quoi elle pensait, et je refusais d’avoir cette conversation.

— S’il te plaît, Abby…

— Ne t’inquiète pas, je ne t’embêterai pas. Mais nous nous faisons tellement de souci pour lui et pour Declan. Edward a beaucoup souffert de la perte de sa mère, et du comportement odieux de mon frère, son père… Quand je le vois aujourd’hui… Je sais ce qu’il va faire pour ne pas commettre les mêmes erreurs : il va s’oublier au profit de son fils.

— Il est fort, je suis certaine qu’il s’en sortira…

Son attachement profond à Edward et à Judith était aussi charnel que celui d’une mère pour ses enfants. Une question me brûlait les lèvres.

— C’est parce que vous vous êtes occupés d’eux que vous n’avez pas eu d’enfant à vous, avec Jack ?

— Non… ça remonte à si loin, et pourtant…

Son regard se perdit dans le vague, et fut traversé par une vague de tristesse.

— Nous avons perdu deux bébés. Je n’ai pas eu la chance de vivre avec eux, mais ta souffrance pour ta petite fille, je la comprends…

Les larmes me montèrent aux yeux.

— Abby, je suis désolée, je n’aurais pas dû…

— Tu as bien fait… nous avons un point commun toutes les deux, et je sais qu’il est temps que je t’en parle. Avant, quand tu habitais ici, cela aurait été prématuré, mais aujourd’hui… peut-être que ça t’aidera…

— Comment as-tu fait pour t’occuper de ces enfants qui n’étaient pas les tiens ?

— Il y en a eu, des cris et des pleurs ! Les premiers temps, je ne m’autorisais pas à être la mère de Judith, je ne voulais être que sa tante, et surtout, je ne voulais pas être une voleuse d’enfants. Je restais détachée d’elle. Elle me facilitait les choses en étant un bébé tranquille, trop tranquille. Elle ne pleurait pas, ne réclamait rien, elle aurait pu rester dans son lit sans se faire entendre. Quand on voit ce qu’elle est devenue…

Elle s’interrompit pour rire. J’en fis autant. Imaginer Judith calme et discrète paraissait aberrant.

— Avec Edward, c’était autre chose… Il nous provoquait, il piquait colère sur colère, cassait tout…

Rien d’anormal.

— Jack savait le prendre en main, moi, j’étais passive, je ne voulais pas voir qu’il m’appelait au secours pour sa sœur et pour lui.

— Que s’est-il passé pour que les choses changent ?

— Mon merveilleux Jack… Un soir, après une énième crise d’Edward, il a menacé de les rendre à mon frère, puisque finalement je n’avais pas envie de m’occuper d’eux. Pour l’unique fois de notre vie, nous avons fait chambre à part, cette nuit-là. J’ai compris que j’allais tout perdre : mon mari et mes enfants — parce que, oui, ils étaient mes enfants. Le bon Dieu me les avait envoyés et personne ne me traitait de voleuse…

— Tu es une femme incroyable…

— Pas plus qu’une autre… tu y arriveras toi aussi.

— Je ne crois pas…

— Laisse la vie faire son œuvre.

Abby et Jack consacrèrent la soirée à me faire partager leurs souvenirs à travers leurs albums photo. Je découvrais l’histoire de cette famille.

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