Gérard de Villiers Le disparu de Singapour

Chapitre premier

Une rafale de vent fit trembler les vitres du bureau de la Far Eastern Economical Review. Tan Ubin leva le nez de sa machine à écrire. De gros nuages d’un orage de fin de mousson arrivaient du sud, cachant la côte indonésienne. Dans moins d’une heure, Singapour serait noyé sous des flots tièdes. À l’autre bout du petit bureau tout en longueur, un téléphone se mit à sonner, aussitôt décroché par la grosse secrétaire en sari.

— Tan, c’est pour toi, cria-t-elle. Hong-Wu.

— Je le prends, dit le journaliste.

Ses lunettes d’écaille, ses cheveux très noirs luisants de brillantine et sa fine moustache faisaient des ravages parmi les secrétaires du Hanson Building. L’acuité de son regard et la vivacité de ses expressions tranchaient sur son aspect presque trop sage. Tan Ubin était un des rares journalistes qui essayaient encore d’exercer convenablement leur métier sous le carcan étouffant de l’Ordre Nouveau du Premier ministre Lee Kuan Yew.

Il attendit que la grosse secrétaire ait raccroché pour parler. Il n’y avait qu’une seule ligne pour le bureau, situé au douzième étage de Hanson House, un building neuf dans le prolongement de Shanton Way, le Wall Street singapourien. Sur 500 mètres, c’était une enfilade de gratte-ciel flambant neufs dont certains n’étaient même pas terminés, qui abritaient pratiquement toutes les banques du monde. Orgueilleux symbole de la richesse du minuscule État, tout juste vieux de dix ans.

Shanton Way n’était, cinq ans plus tôt, qu’un terrain vague en bordure du Telok Ayer Basin. Bientôt l’horizon de Tan Ubin serait bouché par un building jaune de 35 étages qu’on achevait au loin dans Maxwell Road.

— Allô, c’est Tan à l’appareil, dit-il dans son anglais à l’accent zézayant.

Son correspondant parlait anglais aussi, mais avec l’accent heurté des Chinois.

— J’ai une information intéressante au sujet de Tong Lim, annonça-t-il.

Tan Ubin serra plus fort le récepteur. Il ne connaissait ni le vrai nom ni le visage de celui qui l’appelait. Cet informateur anonyme se manifestait assez régulièrement donnant à Tan Ubin des faits qui s’étaient toujours révélés exacts. Parfois, il l’appelait au bureau, parfois chez lui. Tan se doutait un peu de l’origine de ces « fuites ». Mais, n’en avait soufflé mot à personne, sauf à sa femme Sakra. Il valait mieux qu’on ignore ce genre de choses. En tout cas, son mystérieux correspondant était remarquablement informé. L’article que Tan Ubin était en train de taper se rapportait justement à Tong Lim, commandé par la revue anglaise The Economist.

— De quoi s’agit-il ? demanda-t-il d’un ton faussement indifférent.

— Vous devriez surveiller Mr. Lim ce soir, dit d’une voix égale l’informateur. Il doit rencontrer quelqu’un qui vous intéressera sûrement beaucoup. Mr. Lim quitte son bureau à 6 heures. Ensuite, il ira à ce rendez-vous. Good bye, Mr. Ubin.

Le bruit sec du récepteur raccroché fit vibrer désagréablement les oreilles du journaliste indien. Celui-ci repoussa sa chaise en arrière, et ôta ses lunettes, regardant la mer. Des centaines de navires étaient en permanence ancrés dans la rade. Le vent avait forci et la ligne d’horizon se perdait dans de lourds nuages gris. On voyait distinctement la colonne noirâtre d’une tornade s’approchant du port, venant de l’Indonésie. Il devait déjà pleuvoir sur Djakarta, à 400 kilomètres au sud, de l’autre côté de l’équateur. Là-bas, la mousson n’était pas encore finie.

Tan Ubin consulta sa montre : 4 heures et demie. Les bureaux fermaient à 5 heures et demie. Ceux de Tong Lim se trouvaient à moins de 300 mètres, sur Shanton Way, les deux derniers étages d’un building d’acier et de verre.

En cinq ans, Tong Lim, de simple employé des postes, était devenu un des businessmen les plus en vue du Sud-Est asiatique. Ses holdings contrôlaient des dizaines de sociétés à cheval entre Singapour, Kuala Lumpur, Djakarta et Hong Kong, et même, deux banques, à Hong Kong et à Brunei. On évaluait sa fortune à plus de 200 millions de dollars Singapour. Mais, même les initiés ne saisissaient pas totalement le mécanisme de sa réussite. Tong Lim était très discret. Tan Ubin, au cours de son enquête en vue de l’article commandé par The Economist s’était heurté à un souriant mur de silence, sans parvenir à étayer de vagues rumeurs qui prétendaient que la prospérité de Tong Lim était moins solide qu’il ne semblait.

Il n’avait pas réussi à interviewer directement le businessman chinois, on savait d’ailleurs peu de choses sur lui. Sinon que c’était un « Baba », un Chinois né à Singapour qui avait commencé sa vie dans l’administration des Postes. Maintenant, il conduisait une Rolls de 50 000 dollars et avait offert à sa fille unique, Margaret, une Mercedes de 30 000 dollars pour ses 21 ans. Certains avaient juré à Tan Ubin que Tong Lim, grâce à sa réussite était maintenant un « Kwon Lan », un haut dignitaire de la Triade, la plus ancienne des sociétés secrètes chinoises, encore puissante à Singapour et à Hong Kong.

Mais ce n’était que des on-dit.

Le reste de l’enquête s’était révélé tout aussi difficile. Le « Singapore Monitary Authorithy » ne savait rien des affaires de Tong Lim. Ou ne voulait rien dire. Le journaliste avait été reçu au ministère de l’Économie par un haut fonctionnaire qui lui avait fait comprendre d’une façon voilée qu’il était déplacé de mettre en doute la réussite d’un personnage qui symbolisait si bien la politique du Premier ministre, pouvant se résumer en trois mots : le culte du profit. On n’avait même pas voulu lui communiquer la liste des sociétés contrôlées par Tong Lim.

Le gouvernement de Mr. Lee Kuan Yew cultivait d’ailleurs le secret avec une affection particulière. Lors de la visite du Président des Philippines, la censure avait été jusqu’à interdire de révéler le nom des gens avec qui l’auguste visiteur avait joué au golf… Tan Ubin avait très vite compris que s’il insistait, il aurait des problèmes… Le gouvernement n’aimait les journalistes que soumis. La « Spécial Branch » du C.I.D.[1] chargé de la police politique ne torturait pas et n’assassinait pas, mais son efficacité était totale. La répression des « mauvaises pensées » arborait des formes légales ou para-légales à la fois féroces et feutrées. Tan Ubin connaissait un avocat, indien comme lui, qui avait eu l’imprudence de prendre la défense d’adversaires du « People Action Party », le parti de Mr. Lee Kuan Yew. Du jour au lendemain, il s’était mis à perdre toutes ses causes… Par un ami, il avait appris que les juges avaient reçu des instructions de très haut. Au bord de la ruine, il avait été obligé de s’exiler en Indonésie.

La démonstration la plus spectaculaire de ce contrôle absolu était la présence, chaque année, au défilé commémorant l’Indépendance, du contingent des « repentis politiques », en chemise rouge et pantalon bleu, chantant à pleine gorge les louanges du Premier ministre.

Une sirène hurla dans la rade, troublant les réflexions de Tan Ubin. Il hésitait. Son instinct lui disait que la réussite de Tong Lim n’avait pas la pureté du cristal de roche. Mais s’il apprenait quelque chose, il ne pourrait pas en faire état à Singapour. Même le donner à l’Economist était dangereux. Pourtant, il avait besoin d’argent. Pour faire plaisir à sa femme, Sakra, il avait acheté une vieille Morris. Or, le gouvernement venait d’augmenter la « road tax », la vignette, de 50 %, pour décourager les acheteurs de voiture.

Sakra serait déçue s’il vendait la voiture. C’était une Malaise épanouie et sensuelle, légèrement empâtée, dont l’idéal de vie consistait à se bourrer de nourriture épicée et à faire l’amour.

L’Economist ne paierait pas l’article sur Lim plus de 500 dollars Singapour, même pas 200 dollars US. Sauf s’il découvrait quelque chose d’extraordinaire. Dans ce cas, il aurait un autre client. Tan Ubin arracha la feuille de la machine : il n’avait plus envie d’écrire. Sa voiture se trouvait au parking de Robina House, dans Shenton Way. À trente mètres des bureaux de Tong Lim.

— Joe, dit-il, je vais partir à 5 heures, tu fermeras le bureau.

Joe, son stagiaire, un jeune Chinois boutonneux qui sirotait du coca-cola dans un sac en plastique toute la journée, approuva d’un grognement résigné. Les Chinois de Singapour s’efforçaient d’être le plus discrets possible. Cachant leur succès. En un siècle, leur nombre était passé de 3 000 à 2 millions sur une population de 2 millions et demi, le reste étant des Malais et des Indiens. Mais la langue officielle était toujours le malais.

Ceux-ci avaient dû se résigner à un esclavage climatisé, le fait de se hisser à un poste de comptable constituant une réussite inouïe pour un Malais. Singapour était aussi chinois que Pékin, mais s’efforçait de le cacher avec une pudeur touchante.

Bien sûr le numéro Un de « Department of Intelligence Service » – la police politique – était indien. Pas par désir de partager le pouvoir, mais par prudence. Un Chinois, à ce poste, aurait pu être acheté par un des clans chinois, qui se partageaient Singapour.

De nouveau, le téléphone sonna. Tan Ubin prit l’appareil. C’était Sakra, sa femme.

— Je finis à 6 heures, annonça-t-elle, veux-tu que je te rejoigne ? Nous irons au marché ensemble.

À travers les vitres, Tan Ubin regarda le grand building jaune de Shenton Way.

— Je ne peux pas, je dois aller voir quelqu’un.

— Tu ne m’avais pas prévenue.

La voix de Sakra s’était tendue. Déçue. Son mari travaillait trop. Il ramenait souvent ses dossiers dans leur petit appartement moderne, de Havelock Road, presque au bord de la Singapore River, dans un quartier entièrement remodelé par le béton.

— Je ne savais pas, dit Tan Ubin. Très vite, il ajouta. Hong-Wu m’a appelé.

— Ah bon.

Sakra ne discuta pas. Elle connaissait l’importance de Hong-Wu.

— Je serai là vers 8 heures, dit Tan Ubin, peut-être avant.

— C’est vrai que c’est Hong-Wu, demanda soudain Sakra.

Tan sourit malgré lui.

— Oh, écoute !

Sakra était d’une jalousie terrifiante. Douée d’un tempérament généreux, elle n’entendait abandonner à aucune autre une seule parcelle de son mâle. Pour la calmer. Tan Ubin ajouta :

— Cette histoire peut nous rapporter mille dollars…

L’importance de la somme calma Sakra.

— Rentre vite, fit-elle avant de raccrocher.


* * *

Un des pieds nus du chauffeur de Tong Lim dépassait de la portière entrouverte de la Rolls-Royce bordeaux. Affalé sur le siège avant, il somnolait en attendant son maître, sans être dérangé par le flot de voitures qui défilait dans Shenton Way. Il ne prêtait visiblement aucune attention à la vieille Morris arrêtée en face, sur la bande réservée aux autobus.

Il était plus de 6 heures. La nuit tombait et Tan Ubin commençait à s’énerver.

Un bus klaxonna furieusement derrière lui et l’éblouit de ses phares.

Shenton Way était interdit au stationnement des deux côtés. Tan Ubin se dit que si un policier arrivait, il était bon pour une amende de 30 dollars. Cette perspective le découragea soudainement.

Il était idiot et tout cela ne rimait à rien. Si Tong Lim le surprenait en train de l’espionner, il serait furieux. Le Chinois était assez puissant pour briser la carrière de Tan Ubin. Il suffisait d’un coup de téléphone, pour que la direction de la Far Eastern Economical Review découvre qu’au fond, Tan Ubin n’était pas un journaliste digne d’elle… À cette idée, l’Indien fut pris d’une brutale angoisse. Après tout, même s’il vendait sa voiture, Sakra ne le quitterait pas.

Au moment où il tournait le contact, le chauffeur de la Rolls jaillit de la voiture et courut ouvrir la porte du building. Un Sikh enturbanné armé d’un énorme fusil apparut d’abord et jeta un regard farouche sur le trottoir. Suivi par un Chinois de petite taille qui, aussitôt, se dirigea vers la Rolls. Tan Ubin enregistra automatiquement tous les détails. Le crâne rasé et poli, les lunettes aux verres si épais qu’on aurait dit des loupes, l’épaisse moustache noire retombant des deux côtés de la bouche et les étranges sabots de bois. Tong Lim avait horreur des chaussures. Tel quel, il ressemblait à un Mongol qui serait passé sous un marteau-pilon et se serait tassé de moitié…

Il monta dans la Rolls bordeaux qui se mêla majestueusement à la circulation.

Instinctivement, Tan Ubin démarra derrière, coupant la circulation en diagonale. Heureusement, Shenton Way était en sens unique… Malgré tout, les battements de son cœur s’étaient accélérés. Comme si Tong Lim, enfoncé dans les sièges de cuir de sa Rolls, avait pu lire ses pensées.

La Rolls bordeaux tourna au bout de Shenton Way, dans Maxwell Road, puis de nouveau dans South Bridge Road, se dirigeant vers la Singapore River, à travers Chinatown, ou plutôt ce qu’il en restait. Tous les cinquante mètres s’ouvrait un terrain vague. Chinatown se battait contre les bulldozers. Pris d’une frénésie de démolition, le gouvernement de Lee Kuan Yew rasait systématiquement les vieilles demeures aux façades peinturlurées et lézardées, ornées de balcons encombrés pour regrouper leurs habitants dans des clapiers en béton de trente étages, dont les fenêtres se hérissaient aussitôt de perches à tendre le linge sans lesquelles un Chinois ne peut pas vivre.

Cela au nom de la salubrité et du progrès. Philosophes, les Chinois s’adaptaient tant bien que mal sans murmurer. Le moindre protestataire étant aussitôt soupçonné de communisme galopant et traité en conséquence.

Tan Ubin suivait toujours. Les deux voitures franchirent à 10 à l’heure le pont sur la rivière encombrée de jonques larges et plates comme des péniches. L’odeur qui s’élevait de l’eau noire comme du goudron aurait fait fuir même les putois les plus endurcis. L’Ordre Nouveau n’était pas encore venu jusque-là.

Tout de suite après le pont la Rolls tourna à gauche dans River Valley Road, remontant vers le nord, le quartier résidentiel, évitant Orchard Road, en sens unique vers le sud. Peu à peu la circulation se clairsemait, les buildings s’espaçaient. Sur Grange Road, Tan Ubin dut brûler un feu rouge pour ne pas se laisser distancer par la Rolls. Celle-ci fit sagement le tour du rond-point de Tanglin Road, enfila Tanglin Road, en plein cœur du quartier élégant de Singapour. Quand Tan Ubin vit le clignotant de la grosse voiture s’allumer, il éprouva une brusque déception. Tong Lim rentrait chez lui. La Rolls tourna à droite dans une allée appelée Ridley Park. Un des endroits les plus charmants de Singapour. Une vingtaine de demeures de style colonial anglais, soigneusement entretenues, essaimées dans la végétation luxuriante d’un parc tropical. Perplexe, Tan Ubin stoppa sur le bas-côté de Tanglin Road et coupa son moteur. Cette fois, Hong Wu semblait s’être trompé. Si Tong Lim avait un rendez-vous secret, ce n’était sûrement pas chez lui.

Il avait perdu une heure pour rien.


* * *

Tan Ubin consulta sa montre pour la dixième fois en cinq minutes. 8 heures et demie. Deux heures d’attente. La pluie venait de s’arrêter. L’Indien mourait de faim, mais dans Tanglin Road, il n’y avait pas le moindre restaurant. Il aurait fallu redescendre jusqu’à Orchard Road. Il était furieux contre lui-même. Cette attente ne rimait à rien. Sakra allait être furieuse.

Les phares d’une voiture illuminèrent soudain Ridley Road. Tan Ubin se pencha en avant et grogna déçu. Ce n’était pas la Rolls.

Il en avait assez. Il mit le contact et alluma ses phares. Ceux-ci éclairèrent la voiture qui sortait de Ridley Park. Une Mercedes. Pendant une fraction de seconde, Tan Ubin aperçut des moustaches noires et un crâne chauve ! Tong Lim.

Un flot d’adrénaline envahit les artères de l’Indien. Jamais Tong Lim ne conduisait lui-même. La Face. La Mercedes était celle de sa fille. Il coupa Tanglin Road, et fila derrière, la rattrapa au rond-point. La voiture noire rejoignit Orchard Road, filant vers le centre. L’estomac serré, Tan aperçut au passage les lampes à acétylène des restaurants en plein air qui s’installaient tous les soirs sur un des parkings bordant Orchard. Au bout, la Mercedes tourna à gauche dans Serangoon Road, une grande artère qui s’enfonçait à travers les quartiers chinois et musulmans, vers l’est.

Ils franchirent le pont sur la Kallang River, sortant du centre de la ville comme pour aller à l’aéroport.

Mais à l’embranchement de Serangoon et de Me Pherson, la Mercedes s’engagea à gauche dans Upperserangoon Road, filant vers le village de Ponggol. Des lambeaux de jungle commençaient à apparaître entre les maisons. Cette partie de l’île n’avait pas encore été contaminée par le béton.

Il y avait de moins en moins de circulation. Ponggol Road, où ils se trouvaient maintenant, se terminait en impasse sur le bras de mer séparant Singapour de la Malaisie, serpentant entre deux pans de jungle coupées de mini-rizières. Les feux arrières de la Mercedes s’allumèrent soudain et Tan Ubin dut freiner précipitamment. La voiture s’arrêta presque pour tourner dans un petit chemin coupant à travers la jungle.

Tan Ubin la laissa prendre de l’avance puis s’y engagea à son tour. Trois cents mètres plus loin il aperçut la Mercedes. Feux éteints, elle était arrêtée le long d’un mur délimitant une propriété. Il stoppa à son tour et regarda autour de lui. On se serait cru à des centaines de kilomètres de Singapour. Les immenses troncs lisses des cocotiers émergeaient d’une jungle clairsemée, coupée d’espaces découverts. Ponggol était à un mile environ. À sa droite, un marécage ou une rizière bordait la route. Un crapaud-buffle croassa dans l’obscurité.

Tan Ubin attendit quelques instants puis partit à pied vers la Mercedes.


* * *

Derrière la Mercedes, il y avait une autre voiture, une Toyota 2000 bleue. Une petite porte s’ouvrait dans le mur surmonté de barbelés. Cela semblait une assez grande propriété qui devait s’étendre jusqu’à la route de Ponggol. Tan Ubin essaya la porte. Fermée. Il alla jusqu’au coin du mur et s’arrêta. À part les crapauds-buffles et quelques oiseaux de nuit, on n’entendait aucun bruit. Le vent soufflait dans les feuilles d’un grand cocotier avec un bruissement soyeux.

Que faisait le puissant Tong Lim dans cet endroit isolé ?

Déchiré, Tan Ubin hésitait sur la conduite à tenir. Il avait faim et était fatigué, mais sa curiosité était la plus forte. Cette Toyota 2000 bleue lui disait quelque chose. Il était presque certain d’en connaître le propriétaire. Et, Hong Wu, son informateur, ne l’avait jamais induit en erreur. Il pensa soudain à Sakra. Elle allait s’inquiéter. Il se dit avec logique que Tong Lim venait d’arriver, qu’il aurait le temps de la prévenir. Il courut jusqu’à sa voiture, y remonta et reprit la route de Ponggol. Tout au bout, là où la route se terminait, il y avait une cabine téléphonique.


* * *

Immobile dans l’ombre, Tan Ubin fixait le mur, hypnotisé. Comme tous les Indiens, il était plus intellectuel qu’homme d’action. Cela faisait dix minutes qu’il était revenu. Sakra était furieuse. Il avait dû tout lui dire.

Ce mur l’attirait irrésistiblement. S’il allait voir ce qui se passait de l’autre côté, il n’aurait pas à attendre, peut-être des heures, et Sakra ne dormirait pas lorsqu’il reviendrait. Il recula et, à grand-peine, se hissa le long d’un cocotier, qui dominait le mur.

Au bout d’un quart d’heure d’efforts, il parvint, essoufflé, à jeter un œil par-dessus le mur, distinguant la masse d’un hangar sans lumière du côté où il se trouvait, séparé d’un bâtiment où deux fenêtres brillaient au rez-de-chaussée. Il se dit que s’il parvenait à franchir ce mur, il pourrait se glisser jusqu’à la maison sans se faire remarquer et peut-être surprendre le mystérieux visiteur qui se trouvait avec Tong Lim. Vu du cocotier, cela semblait enfantin.

Il se laissa glisser le long du tronc rugueux et sauta à terre, grisé de sa propre audace ! Si Sakra le voyait ! Le cri d’une bête égorgée troua la chaleur moite de la nuit. On se serait cru en pleine jungle alors qu’on était à un mile d’une ville de deux millions d’habitants… Tan Ubin prit son élan et parvint à se hisser le long du mur. Puis il attrapa un des montants des barbelés et se hissa peu à peu au faîte du mur. En sueur, le cœur cognant dans sa poitrine. Il s’immobilisa, accroupi dans une position incommode, juste au-dessus de la porte scrutant l’obscurité.

Maintenant, il ne pouvait plus reculer. Il enjamba les barbelés avec précaution, pour ne pas déchirer son pantalon, banda ses muscles et se laissa tomber dans l’obscurité de l’autre côté du mur. Trois mètres plus bas. Le choc de l’arrivée secoua tous ses muscles et il se reçut tant bien que mal à quatre pattes. Heureusement sans perdre ses lunettes. Il se redressa aussitôt, le cœur battant, les yeux fixés sur les lumières.

Les deux ombres surgirent de l’obscurité avec une soudaineté telle que Tan Ubin poussa un cri. Il n’était plus qu’à un mètre de la fenêtre éclairée. L’un le ceintura, le soulevant du sol. L’autre lui attrapa les jambes. Il se débattit, sentit qu’on l’entraînait vers la porte, se dit qu’il allait être expulsé. L’un des deux jeta une interjection en chinois, langue qu’il ne comprenait pas. Il entendit un remue-ménage dans la maison, cria :

— Laissez-moi !

Au moment où il s’y attendait le moins, l’homme qui le ceinturait le lâcha, le poussant brutalement contre un muret de ciment dont l’arête meurtrit le ventre de l’Indien. Il n’eut pas le temps de reprendre son souffle. Son second adversaire, se baissa brusquement, l’empoigna par les chevilles et tira vers le haut. Déséquilibré, Tan Ubin bascula par-dessus le muret, les mains en avant, avec un cri de terreur.

Sa main droite dérapa sur quelque chose qui ressemblait à un rocher, tandis que l’autre s’agrippait à une surface rugueuse, qu’il n’identifia pas tout de suite. Ahuri, à quatre pattes il essaya de reprendre son souffle. Cette attaque brutale lui avait fait perdre toute sa belle assurance.

Soudain, la surface pleine d’aspérités sur laquelle il appuyait la main se déroba sous lui !

Au même moment, il y eut un bruit sec, brutal, tout près de lui, comme deux morceaux d’acier claquant l’un contre l’autre. Il n’eut pas le temps de se poser de question. Le sol bougeait sous lui, un grouillement silencieux et menaçant. Tan Ubin se redressa, glacé d’horreur, devant cette présence inconnue. Au moment où il s’accrochait au muret de ciment pour se hisser hors de la fosse, une douleur atroce lui perça la jambe, comme si on lui appliquait un fer rouge au milieu du mollet. Son hurlement troua le silence de la nuit, vrilla jusqu’à ce que ses poumons soient complètement vidés d’air.

Déséquilibré, il retomba en arrière. Sa main rencontra quelque chose de froid qui se déroba aussitôt.

Un autre fer rouge se referma sur son poignet gauche. Des dents aiguës s’enfoncèrent dans sa chair, le tirant, le cisaillant avec une force incroyable. La traction sur son poignet cessa d’un coup. Tandis qu’il éprouvait une sensation écœurante, bizarre, insensée. La tête lui tourna brusquement. Son poignet ne lui faisait plus mal, mais une brusque faiblesse le clouait au sol.

Une lumière brutale l’éblouit : une lampe puissante suspendue au-dessus de la fosse venait de s’allumer. D’abord il ne vit qu’une chose. Il n’y avait plus rien après son poignet gauche. Sa main avait disparu !

Un flot de sang jaillissait de son bras amputé. Puis il baissa les yeux et poussa un hurlement. Le sol, sous lui, était littéralement tapissé de crocodiles les uns sur les autres, en plusieurs couches comme un tapis de cauchemar. L’un d’eux avait refermé la gueule sur sa jambe et attendait, immobile, donnant de furieux coups de queue.

Autour, cela grouillait, claquait des mâchoires, glissait.

Instinctivement, Tan Ubin tira pour dégager sa jambe broyée, hurlant sa terreur.

Un visage rond apparut au bord de la fosse en ciment de cinq mètres sur cinq. Un Chinois à l’expression rigolarde et cruelle.

Les sauriens, grimpés les uns sur les autres, étaient une trentaine. Réveillés ils commençaient à grouiller, à se démener.

La jambe de Tan Ubin se déroba sous lui : le crocodile qui la lui tenait venait d’arracher le pied.

L’Indien tomba en arrière, avec un ultime cri d’horreur, dans une gerbe de sang. Sur le hideux tapis vivant. Des cris en chinois lui parvinrent vaguement.

À plat dos, il luttait pour se redresser, échapper au contact immonde. Mais le sang qui s’échappait à flots de ses deux blessures l’affaiblissait rapidement. Trois crocodiles se bousculaient avec des claquements de mâchoires autour de lui. Il eut un brusque vertige. Les pattes griffues d’un saurien qui lui écrasait la poitrine lui arrachèrent un ultime sursaut.

Puis une puanteur horrible lui arracha une nausée. Comme dans un cauchemar, il aperçut des dents irrégulières, innombrables et pointues, un palais jaunâtre, sans langue et la gueule d’un crocodile se referma sur son visage, lui broyant la mâchoire, lui arrachant le menton et une partie de la gorge.

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