Chapitre XV

Les deux battants de laque noire glissèrent dans le mur sans un bruit, révélant une pièce faiblement éclairée. Malko eut le temps d’apercevoir une énorme lanterne rouge et noire et de recevoir une bouffée d’odeur nauséabonde, à mi-chemin entre l’œuf pourri et le camembert trop fait, avant de faire un bond de côté, pour ne pas s’exposer dans l’ouverture. Collé contre le mur, la main sur la crosse de son pistolet, il avança prudemment la tête. Un tapis bleu épais semblable à celui du hall entra d’abord dans son champ de vision, puis un guéridon en teck incrusté de nacre et enfin l’amorce d’un étroit lit en partie caché par une colonne. Le fond de la pièce était dissimulée par un rideau rouge tombant jusqu’au sol.

Chaque muscle de son corps était contracté. C’était incompréhensible, inouï, qu’il ait pu parvenir jusque-là sans rencontrer personne. Avant d’avancer plus, il écouta encore. Les mêmes chants d’oiseaux métalliques se superposaient au bourdonnement de ses oreilles. Venant du derrière le rideau. Alors, d’un bond il entra dans la pièce.

L’abominable odeur lui coupait le souffle. Il aperçut sur le guéridon de teck une assiette dorée remplie de plusieurs quartiers de fruits, blanchâtres dans leur écorce verte. Des morceaux de « Heng-kee », le fruit aphrodisiaque. À côté il y avait un pot plein d’une gelée noirâtre. Il en avait déjà vu dans les pharmacies chinoises : un mélange de testicules de cerfs et d’ailes de mouche. Les Chinois adoraient ce genre de philtre…

Immobile, face au rideau, il appela doucement :

— Mr Lim.

Seuls les pépiements d’oiseaux lui répondirent. Étrangement métalliques. Si on avait voulu l’agresser, on aurait déjà eu mille fois le temps. Avant de s’assurer de la présence de Tong Lim, il referma les deux battants de laque noire, les bloquant par un loquet. Au moins, il était tranquille de ce côté. Avant d’explorer le rideau rouge, il s’avança vers la colonne qui dissimulait en grande partie le lit.

Il s’arrêta, interdit. Jamais, il n’avait vu un tel engin. Cela ressemblait à un lit de clinique, très haut, métallique, avec des boutons sur le côté, comme un tableau de commande, et toute une machinerie dessous. D’un côté le sommier se continuait par deux barres rondes recouvertes de cuir noir qui ressemblaient à de grosses barres parallèles, mais terminées par un dossier ! De la porte, Malko avait cru le lit vide.

Or, il ne l’était pas.

Une fille très jeune, une fillette plutôt, était étendue dessus, entièrement nue, sur un drap de soie blanche sur lequel se détachait son corps marron et gracile. Le regard de Malko s’y attarda avec une gêne grandissante. Aux yeux immenses très noirs, au visage ovale, on voyait qu’elle n’était pas chinoise. Ce devait être l’Indonésienne livrée par Linda. Encore une enfant.

Sa poitrine n’était qu’une esquisse, ses hanches avaient encore les aspérités de l’enfance, son sexe n’était habillé que d’un léger duvet. En dépit de son insolite position, elle ne portait aucune trace de violence. Les bracelets de cuir cernant ses poignets et ses chevilles étaient d’ailleurs doublés de velours.

Pourtant, lorsqu’il rencontra son regard, Malko eut du mal à ne pas détourner les yeux. Une expression de terreur insupportable agrandissait ses prunelles. Comme un animal promis à la vivisection. Instantanément, Malko fut certain que cette pièce avait été le théâtre d’un drame. Il se pencha sur la fillette, lui sourit.

— Don’t be afraid, dit-il doucement.

L’expression de la fillette ne changea pas. Ou elle ne comprenait pas. Ou son cerveau avait été paralysé. Car l’expression de Malko remplaçait les mots. Il se pencha sur les bracelets, voulant la détacher. Mais les bracelets étaient cadenassés.

Furieux de son impuissance, il s’avança vers le rideau rouge. Presque certain que Linda l’avait trahi. Pistolet au poing, de la main gauche, il écarta le rideau rouge et demeura pétrifié d’horreur. Le spectacle qu’il avait devant lui dépassait tout ce qu’il avait jamais rencontré au cours de sa longue vie d’aventures. Il dut faire un gigantesque effort de volonté pour ne pas s’enfuir, remonter à la lumière.

Fuir cette vision de cauchemar. Les chants d’oiseaux venaient d’un énorme lit rond de deux mètres de diamètre, recouvert d’un drap noir. Ce lit tournait lentement comme un gigantesque disque, se reflétant dans le miroir fumé qui tapissait le plafond.

Un homme était étendu sur le lit. Un Chinois à la calotte crânienne lisse et jaunâtre et aux longues moustaches noires. Comme la fillette, il était entièrement nu, attaché par les quatre membres à des anneaux de métal fixés au lit. Mais là s’arrêtait la ressemblance. Ses membres étaient immobilisés par des filins d’acier traversant la chair de ses poignets et de ses chevilles de part en part.

Le torse du supplicié n’était plus qu’une masse rougeâtre dont le sang avait imbibé le drap noir. Des épaules à la taille, l’épiderme avait été découpé avec une habileté atroce, inhumaine, respectant les artères, les veines, les organes vitaux. L’homme avait été écorché vif, comme un animal de boucherie. Quelques lambeaux de graisse jaunâtre, de la chair sanguinolente. Les épaules révélaient les masses rouge-bruns des muscles mis à nu comme une planche anatomique. Des filets de sang avaient séché le long du corps, là où le couteau du bourreau avait enlevé une lamelle de peau. En un éclair, Malko se souvint de photos jaunies, aperçues jadis. L’homme qu’il avait devant lui avait subi le « Leng Tche », le supplice des Cents Morceaux, inventé par la Dynastie Mandchou, quatre siècles plus tôt. En 1975, à Singapour !

Il n’eut pas besoin de se rappeler la description de Tong Lim pour être certain qu’il s’agissait de l’homme qu’il cherchait depuis son arrivée à Singapour. En reculant, Malko marcha sur une paire de lunettes qu’il ramassa. Des verres épais de deux centimètres. Tong Lim n’en aurait plus jamais besoin. Derrière le lit, il y avait un seau plein de choses innommables. Les lamelles de chair que le bourreau avait enlevé un par un à sa victime.

Insoutenable !

Au moment où il allait fuir, laisser retomber le rideau, Malko s’aperçut de quelque chose d’inouï. Cette pauvre chose sanguinolente martyrisée, mutilée, vivait encore.

Entre les côtes mises à vif, une masse rougeâtre se soulevait faiblement et régulièrement, révélant les battements du cœur. Lents et irréguliers, mais réels.

Oubliant l’horreur et le danger, il se précipita, tourna autour du lit pour stopper l’infernale giration. Il trouva derrière tout un panneau couvert de boutons, appuya au hasard et enfin, le lit cessa de tourner. En même temps la musique s’arrêta. Malko s’agenouilla sur le drap noir, près du Chinois, approchant sa tête du visage, des yeux clos. L’odeur fade du sang, des excréments et des humeurs effaçait même celle du « Heng-Kee ». À voix basse, il appela :

Lentement, très lentement, au son de sa voix, l’homme torturé tourna la tête vers lui, ouvrit les yeux. Malko y lut, avec stupéfaction, un mélange de douleur intolérable et d’extase ! Il comprit aussitôt. Pour prolonger l’agonie du supplicié, on lui avait administré de l’opium pour que le choc de la douleur ne le tue pas, qu’il ait le temps de souffrir.

— Mr Lim, dit-il, je suis Américain, je cherche à entrer en contact avec vous depuis longtemps.

Il attendit. Horrifié, n’arrivant pas à détacher ses yeux de la chair à vif. C’était un miracle que Tong Lim respire encore. Il se demanda pendant combien d’heures il avait résisté. Et ce qu’on avait voulu lui faire avouer. Où étaient ses bourreaux ? Ils avaient dû l’abandonner après qu’il eut parlé. Les lèvres du Chinois bougèrent soudain laissant tomber des mots anglais presque inaudibles, mais bien détachés. Étonnamment clairs pour l’état où il se trouvait.

— Le coffre… Au fond… rivière. Sous jonque verte… En face Reah Street.

Il s’arrêta. Il sembla à Malko qu’une amorce de sourire passait sur son visage. Comme s’il était soulagé.

Il guettait les battements de la poitrine sanguinolente.

Craignant à chaque seconde que le cœur ne s’arrêta. Les mots tombèrent à nouveau des lèvres du Chinois.

— Tous… les… papiers… pas… Ça !… Go ! They…

Il se tut. Malko sentit que cet effort était en train de pomper ses ultimes forces. Il luttait contre la mort avec une intensité incroyable pour un être aussi affreusement torturé.

Malko s’écarta du supplicié. Son pantalon demeura collé à son genou. Le sang. Il se remit debout le cerveau en ébullition. Si Tong Lim n’avait pas parlé, pourquoi ses bourreaux l’avaient-ils abandonné ? Il eut l’impression tout à coup qu’il se vidait de son sang. C’était un piège à la chinoise. Machiné avec l’aide de Linda. On savait qu’il allait venir. On l’avait laissé parvenir jusqu’à Lim sachant que Lim lui parlerait. Pour ne pas emporter son secret dans la tombe. Ensuite, il n’y aurait plus qu’à le lui arracher. Il ne résisterait pas autant que le Chinois. C’était machiavélique et parfaitement oriental.

Linda s’était rachetée auprès de la Spécial Branch. Elle avait vendu deux fois Tong Lim. À Malko et à ceux qui le recherchaient pour le tuer.

Malko écarta le rideau rouge, regarda la porte de laque noire. Où étaient-ils ? L’horreur, la rage, et l’excitation lui faisaient cogner le cœur dans la poitrine. Il ne pouvait rien faire pour Tong Lim, mais il avait peur de laisser la fillette derrière lui. Retournant près du lit, il examina rapidement le socle, cherchant s’il n’y avait pas un moyen de la libérer, manipula les interrupteurs. Un ronflement se déclencha et la partie supérieure du lit s’éleva d’un seul élan, d’une dizaine de centimètres, retomba avec une secousse douce, recommença… Malko mit quelques secondes à comprendre l’utilité de cet étrange système. Le ventre bombé de la fillette s’élevant et redescendant lui donna la clef. C’était une machine à faire l’amour !

Il suffisait de s’étendre sur la personne attachée à la partie centrale du lit en s’appuyant sur les parties latérales fixes, et le mécanisme faisait le reste… Il fallait être très paresseux, très compliqué ou très raffiné. Il avait déjà entendu parler de ce genre d’artifice à Hong-Kong. En vieillissant, les Chinois ne perdaient ni le goût de la nourriture, ni celui de la chair fraîche, mais ils essayaient de moins se fatiguer. Les deux avancées de part et d’autre de la tête du lit permettaient en mettant le sujet sur le ventre d’obtenir une fellation automatique et confortable… La tête montant et descendant avec le lit. Tout cela était pitoyable et tragique. C’est parce que Tong Lim n’avait pu renoncer à tous les petits plaisirs qu’il en était là. Il avait dû se bourrer de « Heng-Kee » et s’assouvir sur la fillette après l’enterrement de sa fille unique. Sans savoir que Linda le trahissait et lui apportait la mort avec le plaisir. Malko pensa à la prodigieuse force de volonté du Chinois qui était arrivé à ne pas parler. Tong Lim avait dû enfermer dans un coffre ses papiers secrets et le noyer ensuite dans la « Singapore River ». C’est ce coffre que ses adversaires cherchaient.

Malko abandonna le lit, arrêtant son va et vient. Impossible de détacher la fille, il fallait au plus vite fuir ce sous-sol avec son dangereux secret.

Il s’avança jusqu’à la porte de laque noire, et s’arrêta net. Les deux panneaux venaient de s’écarter de quelques millimètres, arrêtés par le verrou. Quelqu’un, de l’autre côté de la laque noire, essayait d’ouvrir.

Malko eut l’impression de se vider de son sang. Ceux qui se trouvaient derrière cette porte ne pouvaient être que les bourreaux de Tong Lim.

Un craquement le fit sursauter. La lame épaisse d’un parang venait de se glisser dans la fente, brillant d’un éclat sinistre. Tôt ou tard, ceux qui se trouvaient derrière la porte de laque noire allaient parvenir à ouvrir.


* * *

Il se précipita vers le rideau rouge, cherchant une issue. Tenant le mur autour du lit rond. Tout à coup, sa main s’enfonça dans le mur. Involontairement, il avait fait basculer un panneau, découvrant une niche. Et dans cette niche, il y avait un téléphone ! Il souleva le récepteur, entendit le bourdonnement de la tonalité.

Au fond de la pièce, il y eut un craquement de bois brisé : une hache venait de s’enfoncer dans la porte de laque !

Le récepteur en main, le pistolet dans l’autre, il chercha qui il pouvait appeler.

John Canon ne pouvait apporter aucun secours immédiat. La police de Singapour, elle, risquait de se mettre du côté des bourreaux de Tong Lim.

Phil Scott ne lèverait pas le petit doigt.

Les coups redoublèrent sur la porte, faisant voler des plaques de laque. À la hache et au parang, on essayait de défoncer le battant. Malko leva le bras et tira deux fois, au jugé.

Il y eut un cri derrière la porte, et les détonations retentirent, assourdissantes dans la petite pièce. Ce n’étaient que quelques secondes de répit. Le cerveau de Malko travaillait à toute vitesse.

Sani !

Dans sa mémoire, il chercha le numéro du Mandarin. Dès qu’il l’eut, il demanda la piscine. Un de ses adversaires avait réussi à glisser entre les deux battants de laque une barre de fer et tentait de faire sauter le verrou. Les secondes s’écoulaient interminables. La standardiste semblait l’avoir oublié. Malko tira encore un coup de feu vers la porte. Il lui restait trois cartouches.

— Allo ?

C’était la voix de Sani ! Malko faillit crier de joie.

— C’est Malko, dit-il. J’ai besoin de vous !

— De moi ?

La voix de Sani était pleine d’étonnement. Du côté de la porte, les coups redoublaient. Malko parlait à toute vitesse, essayant d’être le plus clair possible.

— Vous pouvez ? demanda-t-il.

— Je vais essayer, dit Sani d’une voix apeurée.

Du coin de l’œil, Malko surveillait le verrou en train de s’arracher. Il lui restait quelques secondes.

— Faites vite, dit-il.

Il raccrocha, repoussa le panneau qui dissimulait la niche, faisant disparaître le téléphone. Juste au moment où les battants de laque noire s’écartaient avec un craquement de bois arraché. L’énorme silhouette de Ah You apparut dans l’ouverture, suivi de plusieurs Chinois qui se ruèrent dans la pièce sans un mot.

Comme Malko levait son pistolet, un de ses adversaires lança dans sa direction un objet étrange : deux bâtons réunis par une chaîne qui s’enroula autour du poignet de Malko, déviant son tir. Une seconde plus tard il était submergé par la meute ! Il se retrouva cloué sur le tapis bleu. On lui tordit les bras derrière le dos, le visage enfoui dans la laine qui sentait le « Heng-Kee » et le sang, on lui arracha son arme.

Ah You dirigeait ses hommes par des interjections brèves, impassible, immobile au milieu de la pièce.

Trois Chinois traînèrent Malko vers le grand lit rond où reposait encore Tong Lim. Après l’avoir attaché avec des fils électriques, le réduisant à l’impuissance totale. Ah You s’approcha de lui, le dévisageant de ses petits yeux enfouis dans la graisse. Avec un soupir, il se laissa tomber sur le drap noir. Ses cuisses avaient la taille de la poitrine de Malko. Le Chinois posa un index boudiné sur sa gorge.

— Where is the safe[22] ?

Malko sentit une boule d’angoisse qui montait et descendait le long de sa gorge. À côté de lui, les jeunes Chinois étaient en train de défaire les liens qui attachaient le cadavre de Tong Lim au lit. Deux d’entre eux tirèrent le corps et le jetèrent par terre. Ah You appuya un peu plus son index et sourit. La moitié de ses dents étaient gâtées.

— You talk or I kill you, dit-il.

Malko ne répondit même pas. Le gros Chinois laissa encore son doigt un moment puis l’ôta. Il se redressa. Posément il ôta sa chemise, faisant apparaître un torse monstrueux, croulant sous les plis de graisse avec pourtant, une musculature puissante. Un des Chinois vint déposer près de lui un sac noir qu’il ouvrit. Il en sortit une arme qui ressemblait à un couteau de boucher. D’une main, Ah You prit la veste de Malko et, d’un seul geste, rabattit le couteau vers le bas. Malko sentit une brûlure le traverser comme un éclair. Sa veste et sa chemise étaient coupées sur toute leur longueur. La pointe avait à peine entaillé sa peau.

Il devait avoir l’air horrifié car Ah You éclata de rire. D’une seule main, il retourna Malko. Son couteau parcourut son corps en arabesques gracieuses, découpant tout ce qu’il avait sur lui y compris son slip. Quand la lame glacée frôla le bas-ventre, Malko dut serrer les dents pour ne pas hurler. Ah You prit Malko par les cheveux et dit d’une voix enjouée :

— You talk soon[23] !

Trois Chinois prirent Malko et le jetèrent sur le lit. Dans la glace du plafond, il vit se refléter les longues estafilades qui transformaient son corps en un lacis de traits rouges.


* * *

Sani avait passé une robe sur son maillot jaune sans même l’enlever, dans un état second. Heureusement, il y avait peu de monde à la piscine. Elle avait encore dans les oreilles la voix anxieuse de Malko. Elle était sa dernière chance. Il fallait qu’elle aille à l’autre bout de Singapour, dans Arab Street, à côté de la Mosquée pour trouver ceux qu’elle cherchait.

Le taxi qui la chargea lorgna dans le rétroviseur ses cuisses bronzées et nues avec concupiscence. Elle agita un billet de cinq dollars.

— Vite, vite. Je suis pressée !

Au lieu de descendre Orchard road, il tourna à gauche dans Scotts road pour rejoindre Bukit Timah, évitant la circulation. Sani, n’arrivait pas à calmer les battements de son cœur. Pourvu qu’elle arrive à temps. Et que celui qu’elle cherchait se trouve là.


* * *

Ah You respirait lourdement, penché sur Malko. Dans le silence de la chambre, on n’entendait plus que les souffles des deux hommes et un cri, de temps en temps, échappé à Malko. Les autres Chinois s’étaient, soit, assis sur l’épais tapis bleu, soit étaient remontés à l’extérieur, surveiller les abords de la maison.

La bouche ouverte, Malko essayait de contenir sa douleur. Il sentait la pointe d’acier pénétrer dans sa chair, suivre les sillons déjà existant en les creusant chaque fois un peu plus. Le sang ruisselait sur son torse, seule partie à laquelle s’était encore attaqué Ah You. Le couteau avait dessiné sur sa peau une série d’arabesque sanglantes, comme de monstrueux tatouages.

À chaque passage, Ah You enfonçait la lame d’un demi millimètre supplémentaire, avec la précision d’un chirurgien, le front plissé, avec une espèce de férocité joyeuse. Il n’avait plus posé de question à Malko. Ce dernier savait que le Chinois n’en poserait de nouveau que lorsqu’il serait devenu une loque sanglante, qu’il aurait perdu la moitié de son sang. Avec terreur il se demandait à quel moment il serait obligé de parler. Suivant par la pensée les démarches de Sani.

Sans aucune illusion. Même s’il disait ce qu’il savait, Ah You le tuerait et, probablement continuerait à le torturer. Juste pour se faire la main.

Le Chinois posa son couteau avec un petit soupir. Un filet de sang coulait le long du ventre de Malko jusqu’à l’intérieur de ses cuisses. Ah You glissa sa main entre elles, saisit les testicules comme pour les soupeser les serrant un peu. Puis la pression s’accentua. Malko sentit une sueur froide perler à son front. Il tint le coup, dix secondes, vingt, trente, puis son hurlement jaillit, à s’arracher le gosier. La grosse main de Ah You serrait toujours, causant une douleur insoutenable, intolérable. Malko vomit, cria, se débattit, toussa, l’estomac arraché, déchiré, puis plongea d’un coup. Le dernier son qu’il entendit fut le rire d’un des Chinois affalé sur le tapis bleu. Appréciant en connaisseur. Ah You déçu, se leva.

Il fallait laisser au supplicié le temps de reprendre des forces. Il s’approcha de la fillette toujours liée, se pencha sur elle et, pour s’amuser, enfonça son index épais dans son sexe, comme pour la sonder. La fillette poussa un cri de souris terrorisée. Agacé, Ah You recourba son doigt en forme de crochet et souleva. Elle cria. Il la laissa aussitôt retomber. Brusquement, il eut une idée. À cause de son poids, il ne faisait que rarement l’amour. Il alla jusqu’à la tête du lit, se hissa pesamment sur les deux avancées de cuir noir, se cala sur les dossiers, ouvrit son pantalon et tira vers lui la tête de la fillette. Un de ses hommes accourut avec les clefs prises à Tong Lim délia la fillette et la rattacha aussitôt sur le ventre, sans même qu’elle esquisse un geste de défense. Puis il mit le système électrique en marche.

Le lit commença à se soulever et à retomber. Docilement la fillette allongea le cou afin de pouvoir atteindre Ah You. Le Chinois ferma les yeux de volupté. Les plaisirs de la luxure étaient comparables à ceux offerts par la torture… Le grand-père de Ah You avait été bourreau dans le Setschouen et lui avait transmis ses petits secrets. Une exécution pouvait durer deux jours ou trois. Selon la résistance du patient. Tandis qu’il sentait son membre prendre vie dans la bouche de la fillette, Ah you se laissa aller complètement. Il avait tout son temps. Ce n’était certes pas la police qui interviendrait. Il ferma les yeux comme le plaisir montait doucement dans ses reins. La petite Hindoue l’avalait rythmiquement, abrutie de terreur, attentive à lui donner un maximum de plaisir.

Hin, le second de Ah You avait posé son Leng Chaku[24] près de lui et s’était installé dans la véranda, allongé sur canapé. Deux de ses hommes surveillaient l’entrée de Holland Road. La vieille amah qui avait ravitaillé Tong Lim reposait sous un tas de branches au fond du jardin, égorgée. Personne ne venait dans cette étrange maison inhabitée que le Chinois milliardaire avait racheté en sous-main pour en faire son centre de plaisir. Même sa fille Margaret ne savait pas où elle se trouvait.

Le jeune Chinois ne perçut que trop tard le frôlement derrière lui. Comme il se levait en sursaut, son cou mince rencontra la lame épaisse d’un parang projeté avec violence. L’acier trancha la chair, les vertèbres et se planta dans l’osier du canapé. Hin mourut sans un cri. Sans même voir celui qui l’avait tué. Un grand Indonésien au visage ascétique mangé de barbe, pieds nus, qui venait de surgir des frondaisons du jardin. Le corps du Chinois eut quelques soubresauts, tandis que le sang se répandait à flots sur le carrelage. Trois autres silhouettes jaillirent du jardin. Pieds nus, des parangs au poing. Froids et impassibles. Tuer des Chinois avait toujours été une des distractions favorites des Indonésiens. Ceux de Singapour les exploitaient sans vergogne dans un cauchemar climatisé et socialisé.

À la queue leu leu, les quatre Indonésiens pénétrèrent dans la maison, laissant le corps de Hin où il se trouvait.

Silencieux comme des fantômes, ils descendirent l’escalier menant au sous-sol. Le jeune Chinois de dix-sept ans qui était assis sur la dernière marche se retourna trop tard. Un parang avait déjà ouvert son crâne en deux comme une noix de coco, la lame enfoncée jusqu’aux yeux. Il se redressa et retomba en avant d’un bloc, le choc de sa chute étouffé par l’épais tapis bleu qui commença à se teindre en rouge : Ensemble, les quatre tueurs franchirent les portes d’un seul bond, comme les cavaliers de l’Apocalypse.

Pour le premier Chinois rencontré, cela se passa très vite. Sa tête vola, séparée du corps par un coup horizontal. Il avait eu le temps de pousser un hurlement. Ah You, en train de se déverser dans la bouche de la fillette ouvrit brusquement les yeux, pour se trouver en face de deux yeux brûlants de haine.

Il s’arracha du lit avec un grognement horrifié, encore en érection, tomba sur le dos.

L’Indonésien au vol, faucha son sexe encore en érection de la pointe de son parang. Pendant une fraction de seconde Ah You regarda stupidement le geyser de sang qui jaillissait du centre de son corps, puis, il y porta les deux mains avec un cri aigu. Essayant en vain d’arrêter l’hémorragie.

L’Indonésien, d’un coup puissant, enfonça son parang dans le ventre rebondi du Chinois, l’ouvrant comme un fruit mur. Le péritoine fendu, une masse de viscères gris se répandit sur le tapis dans une odeur infecte. La bouche ouverte sur un cri ininterrompu, Ah You se regardait mourir, ses mains allant de son sexe coupé à son ventre ouvert.

L’Indonésien d’un revers du parang, lui trancha la nuque. Il n’avait pas la sophistication des Chinois. Ni le temps. La pièce ressemblait maintenant à un abattoir les Chinois gisaient là où les parangs des intrus les avaient surpris. Le sang giclait partout, imbibant l’épais tapis de laine bleue. Un des musulmans s’approcha de la fillette d’un air gourmand, prit la place d’Ah You avec un rire joyeux. Sans lâcher son parang. Il y avait longtemps qu’il n’avait pas été à pareille fête. Si longtemps que son plaisir jaillit très vite. Un autre attendait déjà derrière lui. Il prit sa place.

En un quart d’heure, les quatre Indonésiens s’étaient répandus dans la bouche de la fillette. Deux d’entre-eux se chargèrent de Malko après l’avoir détaché et enroulé dans le drap noir. Les autres fouillèrent rapidement les Chinois prenant les montres, l’argent, les bagues. Ah You avait une énorme liasse de dollars qui arracha un cri de joie à celui qui la trouva. Ils traversèrent le jardin comme des fantômes, pour regagner la fourgonnette où Sani les attendait. C’est elle qui les avait recruté dans leur compound de Arab Street. D’anciens voisins, de pauvres diables honnêtes et misérables qui croupissaient à Singapour. Le prix de l’expédition avait été fixé d’avance : un voyage à La Mecque. Ce qui leur permettrait de rajouter à leur nom le titre de « Hadj ». Les gens des compounds étaient si pauvres qu’ils se cotisaient pour envoyer chaque année un des leurs à la Mecque. Sani le savait.

Sani se mordit les lèvres en voyant les zébrures sanglantes sur le torse de Malko. Il avait repris connaissance.

Le véhicule dévala rapidement les petites rues du quartier résidentiel. Sani se demandait ce qu’elle allait faire de Malko. Il ouvrit les yeux.

— Il ne faut pas aller à l’hôtel, murmura-t-il. Cachez-moi.

Il referma les yeux. La tête lui tournait. Mais il était lucide, avec une idée fixe. Récupérer le coffre de Tong Lim dans une ville hostile dont les autorités feraient tout pour l’empêcher de mener son projet à bien. N’importe quoi pourrait arriver. Qu’on l’arrête, qu’on l’enlève… Il n’était plus en sécurité nulle part.

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