Chapitre VII

Le jeune Chinois qui ramenait son bras en arrière pour lancer sa boule d’acier ne termina jamais son geste. Il y eut un cri rauque derrière lui, comme un aboiement, poussé par une forme humaine qui semblait sortir du mur et s’était précipitée dans sa direction.

Malko vit soudain le Chinois se plier en arrière et lâcher sa boule d’acide qui tomba à terre. Il tournoya sur lui-même, exposant une excroissance noirâtre qui sortait de son flanc droit, à la hauteur de ses reins.

Un poignard.

Les quatre autres Chinois s’étaient immobilisés. Deux autres formes jaillirent de l’ombre. Malko distingua une ouverture très basse dans le mur. Stupéfait, il s’aperçut que les trois nouveaux venus étaient des femmes !

Des Chinoises qui ne devaient pas dépasser 1,50 m, en jupe et en sandales de tennis. L’une d’elles brandissait dans la main gauche un couvercle de poubelle comme bouclier. Un autre faisait tourner au bout de son bras une chaîne de moto. Les quatre voyous semblaient aussi médusés que Malko. Ils n’eurent pas le temps de récupérer. Le blessé n’avait pas envoie atteint le sol que les trois inconnues se ruaient à l’attaque avec une brutalité inouïe.

Tout se passa en quelques secondes, dans un feu d’artifice de cris inarticulés. Une des filles bondit une jambe à l’horizontale et, d’un coup de pied précis, écrasa la trachée-artère d’un des voyous qui laissa tomber par terre sa boule d’acide.

Avec un hurlement sauvage, celle au bouclier se rua vers les trois autres serrant un long poinçon dans la main droite. Les Chinois encore debout ne pensaient plus à Malko mais à repousser cette attaque inattendue. Trois boules d’acide s’écrasèrent sur le bouclier. Celle qui le tenait, parvint à la hauteur du premier Chinois, se baissa et d’un seul élan, lui plongea son arme dans le bas-ventre. Mais elle n’eut pas le temps d’éviter le poignard d’un autre Chinois qui s’enfonça dans sa cuisse. Elle poussa un cri sourd et recula en boitillant, se protégeant tant bien que mal. Les deux Chinois encore debout s’étaient adossés au mur, protégeant celui qui gémissait à terre, le poignard planté dans ses reins. Une boule s’écrasa sur le bord de la poubelle et la fille poussa un cri, brûlée par des éclaboussures d’acide. L’une des trois courut vers Malko, le prit par le bras et le poussa avec une force insoupçonnée vers le trou d’où elles étaient sorties. La blessée l’avait déjà atteint, tandis que la fille au bouclier tenait en respect les voyous.

— Quick[9] ! cria la Chinoise. En s’engouffrant dans l’ouverture. Malko eut le temps d’apercevoir la fille au bouclier cingler à toute volée d’un coup de chaîne de moto le visage d’un des Chinois.

Il tâtonna dans l’obscurité d’un étroit couloir puis une lumière s’alluma devant lui. Les trois furies encore haletantes l’encadraient, échangeant de brèves interjections, soutenant la blessée. La lumière se rapprocha. Une torche électrique tenue par une Chinoise semblable aux trois autres. Dans l’autre main, elle tenait un parang[10] à la lame rouillée.

— Quick, répéta-t-elle.

Malko se mit à courir derrière elle, talonné par les trois furies, trébuchant, se cognant le long d’un couloir puant et obscur. Puis ils émergèrent dans une cour, pour replonger dans un autre couloir, franchir des tas de gravats aboutissant enfin en face d’un escalier qui s’enfonçait dans le sol.

Il dégringola les marches de bois et s’arrêta. Une des Chinoises passa devant lui et ouvrit une porte. Une odeur de haschich, de soupe chinoise et de sueur frappa ses narines. Il avança dans une grande cave brillamment éclairée découvrant un spectacle inouï.

Assis sur des nattes à même le sol, tassés les uns contre les autres, il y avait une vingtaine de travestis, semblables à ceux rencontres dans Bugis Street. Maquillés, vêtus de robes ouvertes dans tous les sens, coiffés de perruques ! La cage aux folles ! Les uns fumaient, d’autres bavardaient, mais la plupart étaient prostrés, amorphes, les yeux dans le vide. Ils semblèrent à peine remarquer l’entrée de Malko. Une des furies s’avança vers les deux plus proches et jeta un ordre en chinois. Aussitôt, docilement, ils se levèrent et disparurent vers l’escalier.

La fille au bouclier se fraya un passage au milieu de la masse humaine, faisant signe à Malko de la suivre. Comme l’un d’eux ne s’écartait pas assez vite, elle le frappa avec sa chaîne brutalement et il tomba sur le côté avec un cri de souris. Ils atteignirent un rideau de velours rouge rapiécé et taché. La Chinoise le souleva :

— Come in.

Malko écarta le rideau, pénétrant dans une autre pièce qui lui parut, dans la pénombre, ressembler à un bar. De la musique chinoise jouait en sourdine. Plusieurs Chinoises étaient assises sur des chaises ou des tabourets.

L’une d’elles s’avança vers lui, la main tendue.

Somptueusement différente des furies qui l’avaient sauvé. Sa robe chinoise noire brodée de dragons, fendue très haut des deux côtés, moulait un corps ravissant et élancé. Le galbe des jambes étaient accentué par des escarpins très hauts. Mais le visage de l’inconnue démentait la sensualité de son corps. Les yeux intelligents brillaient d’un éclat avide et dur, au milieu d’une face plate au nez très épaté et aux lèvres épaisses, presque négroïdes. Pourtant l’ensemble était assez séduisant, attirant même.

Mais quand la chinoise, tendant la main à Malko, retroussa sa lèvre supérieure, elle exhiba une rangée de dents plantées en avant et lui fit penser instantanément à un requin.

— I am Linda, dit-elle d’une voix neutre.

Elle arborait une étrange montre au poignet gauche : un large bracelet d’or où étaient enchâssés deux cadrans. À tous les doigts, chatoyaient des bagues, incrustées de pierres. Un énorme papillon d’émeraudes était pendu autour de son cou par une lourde chaîne d’or. Malko fut fasciné par les yeux. Deux taches noires sans vie, sans chaleur.

Il retira sa main. Aussitôt, Linda jeta, retournant la sienne, paume en l’air :

— Votre argent !

C’était tomber de Charybe en Scylla ! Derrière Malko les furies attendaient en silence. Il avait l’impression d’être au centre de la terre, dans un univers de fiction. Le luxe de Linda contrastait incroyablement avec le cadre misérable, les murs suintant d’humidité ! Il sentit qu’il valait mieux ne pas discuter. Se fouillant, il tira une liasse de dollars de sa poche. Aussitôt, les longs doigts aux ongles rouges s’en emparèrent et les donnèrent à une des furies. De nouveau, le sourire retroussa les lèvres sur les dents de requin.

— Ce n’est pas beaucoup.

Le silence retomba. Dans un coin, on avait étendu la fille blessée dont la jambe droite ruisselait de sang. Elle était livide, les lèvres serrées, mais ne se plaignait pas. Linda s’approcha et lui dit quelques mots à voix basse. Malko se demandait où il était tombé. Décidément, Phil Scott avait d’étranges relations. Il observa les filles autour de lui. Aucune ne dépassait vingt ans. Sauf peut-être Linda. Elles avaient des traits durs, blasés. Plusieurs portaient, glissé dans leur ceinture un petit poinçon triangulaire.

Linda l’observait, elle aussi.

— Venez, dit-elle.

Il s’approcha du bar. Une fille lui tendit un verre plein d’un liquide marron.

— Buvez, ordonna Linda.

Devant son hésitation, elle sourit.

— Ce n’est pas du poison, mais du vin chinois au ginseng. Cela va vous faire du bien. Vous avez eu peur. Vous sentez encore la peur…

Ce n’était pas une moquerie, simplement une constatation. Malko but. C’était amer et douceâtres à la fois. Une vraie potion. Son esprit recommençait à fonctionner.

— Que s’est-il passé ? demanda-t-il.

La Chinoise prit l’air instantanément sérieux.

— Vous avez eu de la chance. J’avais envoyé une fille vous chercher. Elle a entendu ces « Sam-Seng[11] » discuter entre eux. Ils vous cherchaient aussi. Mais il a fallu qu’elle revienne ici. Elle est revenue juste à temps.

Elle rit. Son rire était aussi déshumanisé qu’une crécelle. Malko regarda autour de lui.

— Mais qui êtes-vous ? demanda-t-il. Où sommes-nous ?

— Nous sommes tout près de Bugis Street, expliqua Linda. Au milieu d’un bloc de maisons qu’on a fait évacuer. C’est mon « pang-keng[12] ». Nous payons ceux qui doivent les démolir pour qu’ils nous laissent en paix un peu de temps. Nous sommes tranquilles ici, nous pouvons nous réunir, et il y a dix sorties différentes…

— Mais ces travestis, à côté ?

De nouveau les dents de requin apparurent.

— Ils travaillent pour moi. Avant ils étaient beaucoup plus nombreux, mais ils se sont découragés, parce qu’il y avait de moins en moins de clients. Alors les commerçants de Bugis Street m’ont demandé si je pouvais leur procurer des travestis tous les soirs pour que les touristes étrangers continuent à venir. J’ai accepté. Chacun me donne quelques dollars par semaine. Nous recrutons les travestis et nous les payons un peu. Nous veillons à ce qu’il y en ait toujours dehors entre onze heures et deux heures. C’est difficile, parce qu’ils sont paresseux…

Malko n’en croyait pas ses oreilles. La « cage aux folles » avait une explication toute prosaïque. Mais tout cela ne le rapprochait pas de Tong Lim. Il commençait à faire de la claustrophobie dans cette cave à la chaleur poisseuse, encombrée de furies silencieuses. La musique chinoise s’était arrêtée.

— Qui sont ces gens qui m’ont attaqué ? demanda-t-il.

Une lueur de haine passa dans les yeux sans vie.

— Des voyous d’une société secrète.

Soudain, Malko se remémora un détail.

— L’un d’eux avait un curieux tatouage : un serpent enroulé sur le bras, dit-il, jusqu’à la main !

Linda poussa un jappement.

— Un serpent ! Mais alors, c’est le groupe 18 ! Je ne comprends pas. Ils ne viennent jamais par ici. Ils sont dans Joo Chiat Road, près de North Bridge Street. Vous êtes sûr d’avoir bien vu ?

— Sûr, dit Malko. Mais que signifient ces numéros ?

— Ici, à Singapore, expliqua la Chinoise, la plupart des sociétés secrètes portent des numéros : Il y a le gang 108, le 08, le 18, en souvenir de très vieilles traditions chinoises.

Malko n’avait plus l’impression d’être en 1976.

— Quel est le vôtre ? demanda-t-il.

Linda eut un sourire de défi.

— Nous n’avons pas de numéro. Nous sommes les Papillons. Regardez !

D’un geste gracieux, elle écarta le pan de sa robe fendue, dévoilant une cuisse charnue et l’amorce d’un slip de dentelle noir. À l’intérieur de la cuisse, presque à l’aine, Malko aperçut un insolite tatouage : un papillon multicolore de la taille d’une pièce de cinq francs. Linda laissa retomber le tissu.

— Nous portons toutes ce papillon, dit-elle fièrement. C’est notre signe de reconnaissance.

Elle appela l’une des furies et lui jeta une phrase en chinois. Docilement la fille releva sa jupe, dévoilant le même tatouage. Malko avait vu les « papillons » à l’œuvre. Ce n’était pas du folklore.

— Vous êtes nombreuses ? demanda-t-il.

Les lèvres épaisses se séparèrent en un sourire de défi.

— Plus nombreuses que la police ne le croit.

— Que faites-vous ? En dehors des travestis.

Brusquement le visage plat prit une expression d’une dureté incroyable. Presque sans desserrer ses grosses lèvres, Linda siffla :

— Est-ce que je vous demande pourquoi vous désirez retrouver Tong Lim ?

Elle se calma aussitôt, et posa sa longue main sur le bras de Malko. Mais ses yeux restaient de glace.

— Vous venez de la part d’un ami, dit-elle. Sinon, je n’aurais jamais accepté de vous rencontrer. Je ne parle jamais à des étrangers. Ils sont bêtes et croient tout savoir. Les Américains surtout. Vous n’êtes pas Américain ?

— Non, dit Malko. Autrichien.

Elle hocha la tête.

— Qu’est-ce que c’est ?

C’était trop long à lui expliquer.

— Pourquoi m’avez vous pris mon argent ? demanda-t-il.

— Mais nous vous avons sauvé ! fit Linda offusquée. Sans nous ces Sam-Seng vous auraient défiguré.

Elle demeura silencieuse, puis ajouta :

— Je voudrais savoir qui les a envoyés !

Malko aussi. Personne, à part Phil Scott et Sani, n’était au courant. Pourtant, les voyous l’attendaient. Il n’eut pas le temps de réfléchir.

Linda venait de glisser de son tabouret avec la rapidité et la fluidité d’un cobra.

— Venez, dit-elle. Je dois aller quelque part.

Une des furies avait déjà ouvert une porte basse au fond du bar. De nouveau, ce fut un couloir humide, puant, au sol glissant plein d’immondices. Escortés de trois « papillons », ils traversèrent une maison à demi-détruite, puis une ruelle déserte pour pénétrer dans un autre bloc de petites maisons. L’odeur était effroyable. Cette fois, ils montèrent un étroit escalier de bois. Un des « papillons » frappa à une porte qui s’ouvrit immédiatement.

Malko entendit de la musique « pop » et aperçut une silhouette qui s’agitait sur une estrade, dans la lumière rouge d’un projecteur. Linda se pencha à son oreille.

— Ici, vous êtes chez moi aussi. Nous parlerons après le show.

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