Chapitre XIX

Le spécialiste, l’oreille collée contre la paroi d’acier tournait les mollettes avec une lenteur qui semblait exaspérante à Malko. Près de lui, John Canon fumait nerveusement. Les trois hommes se trouvaient dans le garage de l’Américain où reposait le coffre débarrassé de ses chaînes. L’homme qui essayait de l’ouvrir était jeune, semblait compétent et calme. Il se redressa, le visage en sueur.

— Il y a de la rouille, fit-il, ce n’est pas facile.

Il s’escrimait depuis trois quart d’heure sur le vieux coffre. Essayant des dizaines de clefs qu’il avait dans une trousse noire. L’une d’elles allait dans la serrure.

— Venez boire un verre, suggéra John Canon.

Le chef de station de la C.I.A. ne tenait plus en place. Ils se retrouvèrent dans son grand living un peu froid. Malko but son J & B sans plaisir. Trop concentré sur son problème. L’Américain faisait pensivement tourner ses glaçons dans son verre. Lorsque la porte s’ouvrit, les deux hommes sursautèrent en même temps. Le spécialiste leur adressa un sourire fatigué. Il était en sueur, la chemise collée au corps, les mains noires de graisse. Il secoua la tête.

— J’ai bien cru que je n’arriverai pas. Une des mollettes était coincée par la rouille.

John Canon et Malko se précipitèrent dans le garage. La porte du coffre bâillait. Malko plongea la main, ramena une liasse de documents. Il y avait plusieurs enveloppes jaunes, des liasses de dollars US attachés par des élastiques, des lettres. À eux deux, ils vidèrent entièrement le coffre et en transportèrent le contenu dans le living. Par précaution, John Canon verrouilla la porte d’entrée et posa sur la table un colt 45 avec une balle dans le canon. Le spécialiste était parti prendre une douche.

Malko commença à lire avidement le premier document. Un contrat d’une dizaine de pages dactylographiées. John Canon en avait pris un autre et avait chaussé ses lunettes.

Pendant près d’une demi-heure, on n’entendit que le bruit des pages qui se tournaient. Ils échangeaient les documents au fur et à mesure qu’ils les avaient lus. Enfin, le chef de station de la Central Intelligence Agency leva les yeux et laissa tomber d’une voix blanche :

— C’est fantastique. Tong Lim était l’homme de paille du K.G.B ! Depuis cinq ans.

Malko prit une liasse de documents.

— En ce moment, dit-il, c’est le K.G.B. qui est le vrai propriétaire des trois banques californiennes achetées par « South Asia Land Development ». Le capital de la société a été souscrit à 98 % par la Moscow Narodny Bank. C’est eux qui ont acheté les 20 millions d’actions à 8 dollars Singapour. Et en plus des trois banques, ils contrôlent une bonne vingtaine de sociétés.

— C’est le plus beau coup du K.G.B., soupira John Canon. Ça va faire du bruit quand ça va se savoir.

— C’est encore plus beau que vous ne le pensez, dit Malko. Tout est là-dedans. Ils ont commencé à prêter de l’argent à Tong Lim, sans garanties suffisantes. À 2 % par mois. Pour son projet de Sentosa. Puis quand il a été bien accroché, et incapable de rembourser, ils l’ont fait chanter. Ils l’ont forcé à leur servir d’homme de paille à l’échelon international. Qui allait soupçonner un businessman chinois de Singapour de travailler pour le K.G.B. ?

Pendant un moment, on n’entendit que le bruit des papiers froissés et le ronronnement de l’air conditionné. À cette heure tardive, Bukit Timah était absolument calme. Malko était fasciné par ce qu’il découvrait. Il avait couru trop de risques pour que cela le laisse indifférent. John Canon leva la tête.

— Vous avez trouvé pourquoi Lim a tourné casaque ?

— Je crois, dit Malko. Les Russes ont été trop gourmands. Il y a des lettres ici. La Narodny Bank lui réclamait le premier argent qu’elle lui avait prêté pour Sentosa. Avec les intérêts… Lim était incapable de rembourser sans se ruiner. Alors les Russes l’ont menacé de retirer la garantie qu’ils avaient donné par l’intermédiaire d’une banque de Panama – contrôlée par eux – à Tong Lim sur d’autres de ses affaires. Ce qui avait permis d’établir sa fortune. C’est à ce moment que Lim vous a contacté. Il devait vouloir vous vendre sa salade pour payer ses dettes aux Russes. Nous ne saurons jamais exactement ce qui s’est passé. Sauf si on met un jour la main sur les archives du K.G.B.

John Canon écoutait, fasciné.

— Mais ce ne sont pas les Russes qui ont essayé de liquider Tong Lim, remarqua-t-il.

Malko brandit un acte notarié.

— Exact. Ce sont les Chinois de Singapour. Parce qu’ils ont eu peur. Ici, il y a la preuve que les autorités singapouriennes ont menti en couvrant l’opération entre la Narodny et Lim. Ils savaient que la banque soviétique était le vrai bâilleur de fonds de Lim. Ils étaient même les seuls à le savoir. Quand cela a commencé à se gâter, ils ont voulu faire disparaître toutes traces de l’opération. Et ils ont failli réussir. Ils y seraient même certainement arrivés sans les autres Chinois… Ceux de Mao.

Le chef de station de la C.I.A. frotta furieusement ses cheveux gris.

— Quand je pense que ce sont les agents chinois qui ont sorti cette affaire ! Et qui nous ont aidé de bout en bout. Pourtant, le gouvernement de l’île est farouchement anticommuniste.

— Il y a une explication, avança Malko. Les Singapouriens ont peur des Chinois. En se rapprochant des russes, ils équilibrent. C’est pour cela qu’ils ont du accepter de fermer les yeux…

John Canon jubilait.

— C’est de la dynamite, tout cela. Vous vous rendez compte. Les gens du National Security Council vont me baiser les pieds. Ça leur donne un sacré levier sur le gouvernement d’ici.

— Sans nos amis maoïstes, remarqua Malko, le K.G.B. continuerait à opérer ses trois banques californiennes. Vous voyez que Nixon n’avait pas que des défauts…

John Canon ne répondit pas. C’était un démocrate convaincu. À ses yeux, Richard Nixon était le croisement de Belzebuth et d’un serpent à sonnette. Il commença à rassembler tous les papiers sortis du coffre.

— J’avais pris mes précautions, dit-il. Deux des « marines » de l’ambassade couchent ici ce soir. Avec leur M16. Demain, ils m’escorteront jusqu’à Hill Street.

Malko regardait le tas de documents épars sur la table. Prenant conscience que ces bouts de papiers avaient coûté plusieurs vies humaines. Parce qu’un jour, à Moscou, un haut fonctionnaire soviétique avait décidé de jouer au « power game ». Il bâilla. La tension tombée, il n’en pouvait plus.

— Je vais me coucher, annonça-t-il.

— Prenez la chambre à côté de la mienne, conseilla John Canon.


* * *

Malko se dressa avec un cri, cherchant à échapper à la main qui le secouait. Il lui fallut plusieurs secondes pour reconnaître John Canon. L’Américain était en pyjama.

— On vous demande au téléphone, dit-il. Je crois que c’est Sani.

Il était 4 heures du matin… Malko, encore mal réveillé, se précipita dans le living, prit le récepteur.

— Sani, que se passe-t-il ?

Il reconnut à peine la voix de la jeune femme, au milieu des sanglots, des cris de bête blessée. Elle ne pouvait que répéter : « venez, venez ». Il raccrocha. John Canon l’observait.

— Que se passe-t-il ?

— Je ne sais pas, dit Malko.

Il s’habilla rapidement. Au moment où il partait, John Canon lui tendit le colt 45 chargé.

— Prenez ma voiture, dit-il, et faites attention. Ce serait trop bête de vous perdre maintenant.

Malko ne rencontra pas un seul véhicule jusqu’à Orchard Road. Bouillant d’impatience, il dut descendre jusqu’au croisement de Scotts Road, pour remonter vers Anguilla. Puis il traversa le petit jardin en courant. Il y avait de la lumière dans la maison de Phil Scott. La porte était ouverte. De l’extérieur, il pouvait entendre les sanglots de Sani. Il s’arrêta sur le seuil. Avant même que la jeune Tamil ne le voit.

Phil Scott était étendu sur le ventre, au milieu de la pièce. Sa nuque et le haut de son dos n’était qu’une tache de sang. Le parang qui l’avait frappé était par terre à côté de lui.

Il était mort.

Agenouillée à côté du corps, Sani hurlait, sanglotait, se tordait les mains, défigurée par la douleur. Lorsqu’elle aperçut Malko, elle se jeta vers lui :

— Oh, dit-elle, je l’ai tué, je l’ai tué !

— Mais pourquoi ? demanda Malko. Pourquoi ?

Elle pleura plusieurs minutes avant de pouvoir dire :

— Il voulait partir sans moi. Il m’a dit qu’il ne m’épouserait jamais, qu’à Tahiti il n’avait pas besoin de moi… Qu’il avait de l’argent maintenant… Oh, mon dieu !

Ses larmes ne s’arrêtaient pas. Malko la força doucement à se relever. Les yeux bleus de Phil Scott avaient à peine pâli. Comme les Russes, il avait voulu tirer un peu trop sur sa chance. Il se dit brusquement qu’il n’avait plus rien à faire à Singapour.

L’attaché-case aux billets était encore là. Il le prit et tira la Tamil hors de la pièce, jusque dans le jardin. Elle continuait à pleurer, à crier sa douleur. Ce n’est que dans la voiture qu’elle posa une question.

— Où allons-nous ? demanda-t-elle au milieu de ses sanglots.

Malko démarra.

— Je ne sais pas encore, dit-il. Peut-être à Tahiti.

Plus loin, il passa devant la villa de John Canon sans ralentir. Sani pleurait toujours. La dernière victime de l’opération Tong Lim.

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