Chapitre IV

Malko attendit pour répondre que le garçon ait enlevé les crèmes caramel auxquelles ils avaient à peine touché. C’était encore plus ignoble que le reste. Le fantôme de Sir Bernard Raffles, découvreur de Singapour, devait se retourner dans sa tombe…

— C’est, en tout cas, la version officielle de sa mort, dit Malko.

Phil Scott l’examina un instant et dit d’une voix beaucoup plus sérieuse :

— Je n’étais pas à Singapour tous ces derniers temps. Mais si le type dont vous parlez s’est fait bouffer par un crocodile, ce n’est pas dans l’île. Peut-être en Malaisie. Et encore. Ce n’est pas assez sauvage. Les crocodiles sont des animaux timides. Il n’y a pas un coin de Singapour qui ne soit pas habité. Donc, il y a un loup dans votre croco…

Ravi de son jeu de mot, il éclata de rire, pétrissant la cuisse de Sani. Le dîner et le vin l’avaient détendu. Malko commençait à se poser des questions. Il n’avait aucune raison de mettre en doute la parole de la veuve du journaliste. Et pourtant ? Tandis qu’il payait l’addition, il dit :

— Bon, laissons ce crocodile tranquille. Mais Jurong Suntory m’a dit que vous pourriez peut-être m’aider dans mon enquête sur Tong Lim.

— Quelle enquête ? fit Phil Scott.

— Oh, c’est pour un magazine américain, dit Malko. Ce malheureux journaliste devait fournir des informations, mais…

Ils se retrouvèrent dans le hall aux murs d’acajou, parsemé de grands fauteuils d’osier. L’écho d’un orchestre malais venait du bar. Les grands ventilateurs tournaient au plafond. Sani se coula contre Phil Scott. L’Australien alluma une cigarette et se tourna vers Malko.

— Je ne sais rien sur Tong Lim.

Ils s’arrêtèrent sur le porche. Malko était furieux. Il avait gâché une soirée pour rien. La dévotion de Sani pour l’Australien l’agaçait un peu. Il dit :

— Bon, je vais vous laisser et aller reprendre ma voiture.

Phil Scott lui jeta un regard en coin, jouant avec son bracelet de cuivre.

— Venez boire un verre à la maison, proposa-t-il. Vous irez chercher votre voiture à pied. J’habite tout près. Si vous n’avez pas peur de rencontrer un crocodile…

Quelque chose venait de se passer dans sa tête… Malko se dit qu’un homme aussi sur la défensive que l’Australien ne faisait rien sans raison. Autant accepter. À nouveau, ils s’entassèrent dans un taxi. Sani se lova aussitôt contre l’Australien et glissa ses longs doigts entre les boutons de sa chemise les défaisant un à un. Ensuite, elle posa ses lèvres sur la poitrine de son amant. Comme si Malko n’existait pas. Phil Scott avait fermé les yeux et se laissait faire. Une bête de proie au repos. Une des mains de Sani glissa le long de la toile de son pantalon et s’arrêta sur la bosse du sexe. Personne ne disait plus rien. Pour échapper à cette atmosphère chargée d’électricité, Malko regarda à l’extérieur.

Le taxi remontait vers le nord, évitant Orchard Road en sens unique. Puis il revint sur Orchard par Patterson, presque en face du Goodwood et tourna dans une petite allée qui montait perpendiculairement le long du Hilton. Malko nota le nom au passage : Anguilla Road. C’était bordé de petites maisons de bois pleines de charme. Phil Scott les guida le long d’un petit sentier jusqu’à un minuscule bungalow au fond d’un jardin en friches.

— Attention, avertit-il. Il n’y a pas de crocodile, mais j’ai déjà tué trois cobras, dont un royal…

À peine avait-il refermé la bouche que quelque chose bougea dans l’ombre, au pied d’un cocotier. Malgré lui, Malko fit un bond en arrière. Avant de reconnaître une silhouette humaine. Un jeune Chinois qui attendait, accroupi dans l’ombre. Il se leva, échangea quelques mots avec Phil Scott, lui glissa un paquet dans la main et disparut dans l’obscurité. La porte de la maison n’était pas fermée.

— Vous ne fermez pas, s’étonna Malko.

Phil Scott eut un rire satisfait.

— Ici, il n’y a que les cons qui se font voler. Il suffit de se faire protéger par le bon gang… Cela coûte dix dollars par mois. Et on peut tout laisser ouvert. Sinon, ils perdraient la face et on ne les paierait plus…

L’intérieur de la maison était sommairement meublé, avec des sièges de rotin, l’éternel ventilateur au plafond, des coussins en batik et des nattes. Tout cela ne respirait pas la richesse. À peine entré, Phil Scott acheva de déboutonner sa chemise et apparut torse nu. Il s’étira et jeta à Sani :

— Va chercher les sarongs.

La jeune Tamil disparut docilement derrière un rideau.

— Dès que je rentre, je me fous en sarong, expliqua Phil Scott. On est tellement mieux. Un jour, j’irai m’installer à Tahiti. Un bungalow sur la plage. Sani me fera la cuisine… Il s’arrêta brusquement, face à Malko.

— Elle est chouette, non ? 18 ans.

— Elle semble extrêmement docile, remarqua Malko.

L’Australien sourit silencieusement.

— Elle espère que je vais l’épouser. Mais il faut se méfier avec les Malaises. Un jour, elle est foutue de me coller un couteau dans le ventre sans cesser de m’adorer… Vous comprenez, c’est une Tamil, de basse classe, elle a des complexes. À douze ans, ses parents l’ont vendue comme pute à un Chinois. Pour 1 000 dollars. Cela se fait pas mal ici. Il y a des réseaux…

— C’est comme ça qu’elle a connu Tong Lim.

— Right.

Malko ne put pas s’étendre sur le sujet. Sani revenait, des sarongs en batik sur les bras. Phil Scott en jeta un à Malko.

— Faites comme chez vous.

Lui-même acheva de se déshabiller. Sani entoura le sien autour de son corps splendide et se déshabilla avec beaucoup de pudeur, évitant de regarder Malko. Ce dernier ôta ses vêtements et s’enroula à son tour dans son sarong, se demandant ce qui allait se passer. Dans le jardin, on entendait chanter des grillons. Le ventilateur tournait lentement, brassant un air tiède.

Phil Scott s’installa sur une natte, appuyé à des coussins et demanda d’une voix égale :

— Vous aimez tirer sur le bambou ?

— Modérément, dit Malko. Je ne sais pas si j’ai très envie.

Ainsi, ce que le jeune Chinois avait apporté, c’était de l’opium. Voilà pourquoi Phil Scott était si nerveux au début de soirée. Le manque… Malko ne se souciait pas de fumer. La drogue ne l’avait jamais attiré.

Sentant sa réticence, Phil Scott dit, mi-figue, mi-raisin :

— Si vous voulez faire du business avec moi, il faut d’abord qu’on soit copains…

Sani attendait. L’Australien lui flatta la croupe.

— Va chercher ce qu’il faut.

Elle s’éclipsa. Aussitôt les yeux bleus clairs de l’Australien se fixèrent sur Malko avec intensité.

— Votre histoire Lim, qu’est-ce que vous voulez au juste ?

Malko décida de ne pas mentir.

— Le retrouver, d’abord. Il semble intouchable.

Phil Scott fit claquer sa langue.

— Écoutez, dit Scott. Vous rencontrez toujours des types qui nous disent, je connais Dieu, je suis une merveille, et qui sont des merdes. Qui ne savent rien, qui ne connaissent que leur amah. Moi, je connais tout le monde à Singapour. Et tout le monde me connaît. Alors, je peux vraiment vous aider.

Malko se dit que Phil Scott était un de ces mythomanes tropicaux qui pullulaient en Asie, vivant de combines et de trafics, changeant de pays lorsque leur crédit était épuisé dans tous les bars. Une future épave.

— Seulement, ça risque de coûter cher, remarqua l’Australien, sans trop appuyer. Il y aura des intermédiaires à rétribuer…

— Cela peut s’arranger, affirma Malko.

Il se demanda si l’Australien connaissait son appartenance à la C.I.A… Au pire, il devait s’en douter. Sani glissa dans la pièce, pieds nus, avec d’une main un plateau et dans l’autre, un objet qui ressemblait à une canne en argent, au pommeau recourbé.

— Tiens, remarqua Malko, c’est une pipe méo.

Elle était beaucoup plus longue que les pipes classiques et l’opium se mettait au bout de la partie recourbée, au lieu d’avoir un fourneau aux deux tiers, comme les pipes classiques. Les incrustations d’ivoire étaient superbes.

Les dents blanches de Phil Scott se découvrirent en un large rire silencieux.

— Allons, fit-il, vous n’êtes pas aussi con que vous faites semblant.

Il appuya la nuque sur les coussins et soupira :

— Ce qu’il y a de meilleur dans la vie, c’est une bonne pipe d’opium et ensuite une fille comme Sani.

La jeune Tamil était accroupie en train d’allumer la lampe à huile pour réchauffer l’opium contenu dans un petit pot. Malko se demanda où il avait mis les pieds. Mais son instinct lui disait que Phil Scott était l’homme dont il avait besoin. Une pipe d’opium ne le tuerait pas. Il regarda Sani, le sarong moulant sa peau mate, la poitrine épanouie, les cuisses nues, le visage attentif, sous son étrange casque doré. Comment une fille pareille restait-elle avec un déchet comme Phil Scott ?

La boulette marron commença à grésiller au bout de la longue aiguille. La première pipe était prête. Avec déférence, Sani la tendit à Phil Scott.

— Ferme la porte, jeta sèchement ce dernier en la prenant. Tu veux nous attirer des emmerdes ou quoi. Pour Malko, il ajouta : « Ici, ils ne plaisantent pas. Un type s’est fait piquer avec une pipe qui n’avait pas servi depuis 20 ans. 500 dollars d’amende. »

La porte fermée, il prit l’embout et aspira avidement, les yeux fermés. Sani le contemplait avec des yeux émerveillés. Ses jambes s’étaient un peu ouvertes et Malko, troublé, aperçut le buisson sombre de son ventre.

Là, elle n’avait pas mis de laque dorée.


* * *

Malko eut une quinte de toux qui lui arracha la gorge. L’odeur, à la fois fade et âcre de l’opium, lui irritait les bronches. Près de trois heures s’étaient écoulées depuis qu’ils avaient commencé à fumer. Le petit pot était vide mais la lueur dansante de la lampe à opium donnait aux trois silhouettes allongées sur les nattes et les coussins des formes fantastiques. Malko s’était contenté de trois pipes. Sani avait à peine touché à l’opium, mais Phil Scott devait en être à sa quinzième pipe. Étendu sur le dos, les yeux fermés, il respirait régulièrement. Sa main gauche jouant avec le casque doré de Sani, agenouillée à côté de lui. La jeune Tamil, le visage inexpressif, les yeux dans le vague, lui caressait doucement la poitrine, en un mouvement circulaire.

Tout à coup, la main de l’Australien quitta la tête de Sani, glissa sur le sarong, s’attarda sur le nœud dans le dos. Il tira d’un coup sec inattendu. Malko suivait tous ses gestes. Le batik glissa sur la peau brune, révélant la poitrine, puis tomba autour des hanches de Sani. Sa poitrine semblait sculptée dans l’ambre, avec des pointes longues et noires, comme des bouts de poire. Distraitement, Phil Scott les effleura de la paume de sa main. Sani avait fermé les yeux et tous ses traits exprimaient le ravissement le plus complet. La main de Phil Scott s’attarda sur la chair ferme comme pour en prendre le contour, puis remonta et vint se poser sur la nuque de la jeune femme.

De l’autre main, il défit le sarong, noué autour de sa taille, l’ouvrit, découvrant un ventre plat barré d’une large cicatrice blême et un sexe flasque.

Sani avait ouvert les yeux. Son regard se posa sur le ventre découvert, avec une sorte de fascination humble. Comme si c’était la plus belle chose de la terre. Phil Scott n’eut pas à faire un geste. Les longues mains brunes abandonnèrent sa poitrine, rampèrent le long de son ventre et se refermèrent en conque autour du sexe.

Soudain, le grésillement de la lampe parut insupportable à Malko. Il ne pouvait détacher ses yeux du spectacle. C’était aussi fascinant que le duel d’un cobra et d’une mangouste. En une suite de mouvements coulés, reptiliens, Sani se déplia, s’allongea sur la natte, de façon à ce que sa tête rejoigne ses mains, tournant vers Malko ses hanches rondes et ses reins cambrés. Avec une absence totale de pudeur, en complète contradiction avec son attitude précédente. Le sarong gisait maintenant autour de ses jambes. Glissant ses doigts sous le sexe de son amant, elle inclina son casque d’or lentement et enfouit dans sa bouche l’organe flasque.

Phil Scott demeurait rigoureusement immobile, son beau visage figé, les yeux ouverts, les bras le long du corps. Ailleurs.

Contrastant avec la vie nouvelle dont Sani était animée. Son corps ondulait imperceptiblement, des épaules aux hanches comme si tous ses muscles participaient à sa caresse. Une grande ride barrait son front, révélant sa concentration. Sa tête montait et descendait avec des mouvements imperceptibles, comme si elle avait peur de blesser le sexe qu’elle caressait. Ce casque de cheveux dorés donnait à toute la scène un insolite aspect surréaliste. Malko bougea, et le craquement d’une de ses articulations retentit dans le silence comme un bruit obscène. Cela ne semblait pas être de la provocation de la part de Sani, mais une sorte de dédoublement. À un mètre de lui, il voyait sa croupe se soulever et retomber, au rythme de sa tête, comme si elle l’appelait silencieusement.

Le sang commençait à battre dans ses tempes. Sani aurait débloqué l’érotisme d’un archevêque.

La dose d’opium qu’il avait fumée le plongeait dans un climat euphorique, mais n’était pas suffisante pour émousser ses sensations. Il devait se retenir à quatre pour ne pas se lever et la prendre. Le sang battait dans son sexe, et il se demanda s’il allait pouvoir se retenir longtemps.

Pour faire baisser sa tension, il reporta son regard sur Phil Scott. Les muscles de sa mâchoire étaient crispés. Ses doigts jouaient automatiquement avec le batik de la natte, sa pomme d’Adam montait et descendait. Malko réalisa d’un coup pourquoi les mouvements de Sani étaient si lents et si mesurés. Sa caresse n’avait encore eu aucun résultat. Phil Scott lui saisit soudain la nuque et l’arracha de son ventre.

— Tu les suçais mieux que ça tes Chinois, croassa-t-il d’une voix pleine de méchanceté.

Une onde de douleur passa dans les yeux marrons de Sani. Mais sans un mot, elle rabaissa sa bouche et reprit sa caresse.

Malko, discrètement, se redressa sur son séant. Il n’eut pas le temps d’aller plus loin. Phil Scott avait tourné vers lui des yeux de glace.

— Restez, fit-il, nous parlerons business tout à l’heure.

Chacun des nerfs de Malko était transformé en câble à haute tension. La lampe à opium s’était éteinte et seule la clarté d’un réverbère d’Anguilla Road permettait de discerner quelque chose. Sani continuait son inlassable caresse, sans paraître se fatiguer. Sans résultat non plus. Peu à peu, Phil Scott avait été pris d’une activité fébrile. Il avait de brusques sursauts, grognait, se trémoussait, arrachait de son ventre la tête de Sani, l’injuriait. Celle-ci continuait inlassablement, sans un regard pour Malko, comme un renard creusant son terrier.

Elle s’interrompit enfin, glissa le long du corps étendu, s’allongeant sur lui et se mit à onduler, incrustant son ventre au sien.

Ce corps brun, superbe était suprêmement excitant. Sauf pour Phil Scott.

Brutalement, ce dernier attrapa Sani par l’épaule et la fit basculer sur le côté. Elle se retrouva sur le dos, le triangle de son pubis faisant une tache plus sombre sur sa peau cuivrée. Elle haletait légèrement, la bouche entrouverte, le corps encore agité d’ondulations.

Phil Scott se dressa brusquement, appuyé sur une main. Une lueur de folie brillait dans le bleu de ses yeux délavés. Il la prit à la gorge, la secouant violemment.

— Salope, tu veux te faire baiser. Hein, c’est tout ce que tu veux !

— Phil ! gémit Sani d’une voix étranglée, please. Je t’aime.

— Salope, répéta l’Australien avec conviction. Il se tourna vers Malko. « Baisez-la ! Qu’elle me foute la paix. »

Appuyé sur un coude, Malko observait la scène, partagé entre le dégoût et le désir. Cela avait une allure irréelle de mauvais psychodrame. Sani tourna lentement la tête vers lui et il croisa son regard. Entièrement soumis, avec une sorte de désespoir animal et autre chose de plus ambigu.

— Vas-y, répéta Phil Scott.

Il lâcha son cou et, violemment la poussa contre Malko. Elle s’approcha à quatre pattes et, comme une automate, se coula contre lui. Il sentit la tiédeur de son corps élastique à travers le tissu du sarong, et cela fit battre encore plus vite le sang dans ses tempes. D’abord, elle demeura strictement immobile, puis sa bouche mordit légèrement la chair de son épaule, descendit le long de son torse, ses mains défirent le sarong, comme on déshabille un enfant, trouvèrent son ventre. Leur seul contact faillit le faire hurler de plaisir. Elles étaient si souples qu’elles semblaient ne pas avoir d’os.

Le ricanement tout proche de Phil Scott le toucha brutalement.

— C’est ça ! Petite salope. Excite-le bien !

Dressé sur un coude, il les observait, ses yeux bleus brillant de haine. Malko remarqua que la caresse de Sani semblait avoir agi à retardement. Mais Phil Scott ne semblait pas s’en soucier. La bouche de Sani le quitta. D’un seul geste, elle se coula contre lui, l’enjamba, creusa son ventre et s’empala sur lui d’un geste coulé. Sans même qu’il ait à se guider en elle, tant elle était déjà prête. Instinctivement, il enfonça ses doigts dans la chair élastique de ses hanches. Elle se redressa, les yeux révulsés, la bouche ouverte sur un cri silencieux. Le torse très droit, faisant jaillir sa somptueuse poitrine, s’élevant et se laissant retomber sur un rythme lent, s’accrochant des deux mains aux flancs de Malko.

Phil Scott, dressé sur un coude, les contemplait, les prunelles agrandies comme un hibou, son sexe en érection. Les yeux fixés sur le couple, sa main commença à s’activer, tandis qu’il murmurait des mots incompréhensibles.

Sani avait tourné la tête vers lui, les yeux pleins d’amour dément. Elle accéléra les mouvements de son bassin, calquant son rythme sur celui de son amant. Ne laissant aucune initiative à Malko.

En entendant le gémissement rauque, il sut avant même de le voir que Phil Scott était arrivé au bout de son chemin. Aussitôt, comme prise de frénésie, Sani accéléra son rythme, Sani soulevant ses reins si loin qu’elle faillit le perdre, se laissant retomber de tout son poids ensuite. Jusqu’à ce que la semence de Malko jaillisse en elle. Elle s’immobilisa aussitôt, le ventre frémissant, les yeux fixés sur son amant.

Phil Scott avait toujours la main nouée autour de son organe, les traits crispés, douloureux. Comme si, au dernier moment, il n’avait pu aller au bout de son plaisir.

Alors, il se passa quelque chose d’inouï. Sans même s’arracher de Malko, Sani pivota, allongea la main vers l’Australien, atteignit son sexe, écarta les doigts de son amant, prit leur place. En quelques mouvements, elle en vint à bout. Phil Scott poussa un cri léger, se laissa aller en arrière. La main avec laquelle il s’était caressé, partit à la rencontre de celle qui tenait encore son sexe. Les dix doigts s’entrelacèrent et demeurèrent immobiles. Malko en dépit du poids de Sani sur lui, sentait qu’il n’existait plus.

Ils restèrent ainsi un temps qui parut infiniment long à Malko. Le poids de Sani lui coupait la respiration. Puis la jeune femme s’écarta doucement de lui, aussi naturellement que s’ils venaient de prendre le thé. Elle dégagea ses doigts de ceux de Phil Scott. Ce dernier était retombé en arrière, foudroyé, et s’était endormi immédiatement, la bouche ouverte. Sani ramassa un des saris, se drapa dedans, jeta un regard plein de tendresse à l’Australien, puis se tourna vers Malko, et dit d’une voix douce :

— Il ne faut pas en vouloir à Phil. Il est très malheureux parce qu’il ne peut plus faire l’amour normalement. Il lui faut des choses très compliquées, maintenant…

— Qu’est-ce qui l’a amené là ?

Sani eut un sourire innocent et triste.

— Le « chaudi[7] » surtout. Depuis deux ans, il boit aussi.

Malko était en train de se rhabiller, perplexe :

— Pourquoi supportez-vous cela ? demanda-t-il. À dix-huit ans…

Sani secoua doucement la tête.

— Je l’aime. Quand nous serons mariés, cela ira mieux.

Il éprouvait une certaine honte d’avoir fait l’amour de cette façon. Sani semblait l’avoir totalement oublié. Elle l’accompagna à la porte et dit très vite :

— Je suis sûre qu’il peut vous aider pour ce que vous cherchez.

— Comment le savez-vous ?

— Il m’en a parlé. Il a appris que Tong Lim est à Singapour.

Malko sentit son cœur battre plus vite. Mais Sani repoussait déjà la porte. Sans même l’embrasser.

Dans le jardin, l’air était tiède, les étoiles brillaient. Il se retrouva sur Orchard Road déserte, la tête lourde, et agité de pensées contradictoires. Est-ce que, par hasard, cette folle soirée allait lui être utile ? Le grand building blanc du Mandarin se détachait sur le ciel clair un peu plus bas. Il lui fallut à peine cinq minutes pour regagner le Goodwood. En se mettant au volant, il se dit que le beau vernis du puritanisme de Singapour commençait à craquer. Il y avait sûrement d’autres fissures. Pour regagner le Shangri-la, il ne croisa pas une seule voiture. À 3 heures du matin, Singapour était totalement mort. Le portier chamarré à aigrette le regarda curieusement.

Malko n’arrivait pas à ôter de son esprit l’incident des crocodiles. Il fallait un autre son de cloche que l’opinion de Phil Scott.


* * *

Le siège du « Criminal Investement Department » ressemblait à toutes les polices du monde. Un bâtiment vieillot aux murs jaunes de trois étages, aux fenêtres grillagées, qui faisait le coin de Robinson Road et de Hill Street. L’employée chinoise du desk, à l’entrée, examina la carte de Malko avec indifférence.

— Vous avez rendez-vous avec l’inspecteur principal Yun Cheng Tai ?

— C’est cela, dit Malko.

Le conseiller culturel de l’Ambassade U.S. – employé du chiffre de la C.I.A. – avait arrangé le rendez-vous. Présentant Malko sous sa couverture de représentant de Mony. À ce stade, les barbouzes singapouriennes devaient encore ignorer son appartenance à la C.I.A. Il fallait en profiter. Malko laissa son regard errer sur les hauts plafonds, les ventilateurs, la peinture écaillée. Pas gai. Un policier en uniforme vint le chercher et l’introduisit dans un bureau occupé par trois Chinois en bras de chemise, aux mains couvertes de graphiques. L’un d’eux, grassouillet et affable, les cheveux très courts, se leva pour serrer la main de Malko.

— Je suis heureux de pouvoir vous aider, dit-il avec l’accent zézayant des Chinois. Vous voulez des détails sur la mort de Mr Tan Ubin, je crois ?

— Right, dit Malko. Mr Ubin avait souscrit une police d’assurance à notre Compagnie et sa mort nous a paru étrange. Comme je faisais une tournée dans le Sud-Est asiatique, mon siège m’a demandé de me renseigner auprès des autorités locales. Est-il exact que Mr Ubin avait été dévoré par un crocodile sur le territoire de Singapour ?

Le policier chinois était en train de parcourir un dossier. Il leva la tête impassible.

— C’est tout à fait exact, sir. Et très regrettable. Un accident très rare.

— Que s’est-il passé ?

Le policier se rejeta en arrière dans son fauteuil.

— Nous n’avons pas pu reconstituer exactement les circonstances de l’accident. Il semble que la victime se soit arrêtée en bordure d’un marécage sur le territoire de la commune de Ponggool pour satisfaire un besoin naturel. Dans l’obscurité, elle n’aurait pas vu un crocodile tapi dans les hautes herbes. Celui-ci lui a happé le pied et l’a tiré dans le marécage où il l’a achevé, en lui broyant la tête.

— Mais il a dû crier ! objecta Malko.

Le policier secoua la tête.

— Il n’y avait personne à proximité. Cela a dû se passer très vite. La perte de sang massive l’a fait s’évanouir très vite… Mais il n’y a aucun doute, regardez.

Il tendit une photo à Malko qui réprima un frisson. On voyait sur le document une jambe sectionnée à mi-mollet, en lambeaux. Le reste du corps était caché. Malko rendit la photo et demanda :

— A-t-on retrouvé le crocodile ?

— Non, sir, avoua le Chinois d’un ton désolé, en dépit des battues qui ont duré plusieurs jours. Mais nous n’avons pu sonder tous les marécages. La population a été prévenue pour éviter d’autres accidents…

Malko resta silencieux un instant.

— Sait-on ce que faisait Mr Ubin à cet endroit ? C’est un peu éloigné du centre, n’est-ce pas ?

Le policier chinois rejeta sa tête en arrière pour rire.

— Nous ne surveillons pas les gens, s’esclaffa-t-il. Peut-être avait-il un rendez-vous. Beaucoup d’Indiens habitent à Ponggol. Il y a de très jolies filles.

Malko sentit qu’il n’en tirerait rien de plus. Il remercia et se fit raccompagner. Le soleil chauffait comme l’enfer. Il mit l’air conditionné dans la Datsun qui faisait un bruit de fin du monde. Il était de plus en plus perplexe.

Oui ou non, la mort de Tan Ubin était-elle naturelle ? Cela ne semblait faire aucun doute pour la police. Et de plus, un crocodile n’était pas une arme de crime très maniable. En attendant que Phil Scott émerge des vapeurs de l’opium, il avait envie d’aller voir celle qui avait contacté la C.I.A. au sujet du mystérieux Tong Lim.

Margaret, sa fille.

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