Chapitre II

Le regard de John Canon revenait sans cesse à la grande carte murale de Bornéo accrochée derrière le fauteuil où se trouvait Malko. L’état malais de Sarawak y avait été entouré de rouge et plusieurs petits drapeaux noirs plantés en certains points. En dépit de son accueil chaleureux, Malko sentait que le chef de station de la Central Intelligence Agency ne se concentrait pas entièrement sur leur conversation… Ce qui l’agaçait un peu. La C.I.A. avait été l’arracher à des vacances de rêve à Pattaya, en Thaïlande, la moindre des choses était de se concentrer sur ce qui l’amenait à Singapour.

— Vous avez des problèmes à Bornéo ? demanda-t-il.

L’Américain passa la main sur ses épais cheveux gris. Si drus qu’on avait l’impression qu’il portait une perruque.

— À Sarawak.

Il se leva et vint devant la carte, pointant le doigt vers les petits drapeaux. Il ressemblait à un grand pachyderme gris au menton fuyant et au sourire enfantin.

— Là, là et là, fit-il, il y a des groupes armés qui s’entraînent. En pleine jungle. Impossible de savoir qui. Nous avons essayé d’envoyer des infiltrateurs. Ils ne sont pas revenus. Un jour, il va y avoir un coup dur. Il soupira. Enfin, je ne vais pas vous embêter avec ça…

Il jeta un coup d’œil au visage bronzé de Malko, qui faisait ressortir encore plus l’or de ses yeux. Pour se rendre à l’ambassade américaine, il avait mis un costume d’alpaga gris en dépit de la chaleur accablante et humide. John Canon se contentait d’une cravate sur une chemise blanche à manches courtes.

— Vous étiez à Saigon, avant ? demanda Malko.

— Ouais, fit John Canon.

Le seul mot de Saigon le déprimait. Il avait abandonné sa voiture, sa congaie[2] et ses informateurs dans la monstrueuse panique des derniers jours et s’était retrouvé sur le « Coral Sea », au large des côtes vietnamiennes sans même une valise. Un an plus tard, il n’en était pas encore remis. Numéro 3 de la C.I.A. à Saigon, on l’avait bombardé chef de Station de Singapour, pour lui remonter le moral. Singapour, c’était un pays ami, où on pouvait boire l’eau des robinets sans attraper la peste, où le téléphone fonctionnait et où le mot communiste était encore une injure. Mais cela n’avait pas suffi à effacer l’humiliation vietnamienne…

— Ça n’a pas dû être drôle, remarqua Malko.

— Horrible, fit John Canon sombrement, subitement tassé sur lui-même. Des trucs que je n’oublierai jamais. Sur le « Coral Sea », on a vu arriver un DC3 parti de Saigon avec 70 personnes à bord dont 50 enfants. Il a demandé la permission de se poser. Il lui restait un quart d’heure d’essence. Le commandant a refusé. Tout le pont était encombré d’avions et d’hélicoptères. Il restait une seule piste pour les « Phantoms ». Il lui a dit d’essayer de se poser sur l’eau. Qu’on recueillerait les passagers en hélicoptère.

— Et alors ?

— On filait à 35 nœuds. En arrivant derrière le « Coral Sea », le DC3 a été pris par les remous et plaqué dans les vagues. Il a perdu ses ailes et a coulé en trente secondes. Personne n’est sorti.

Le silence du confortable bureau, en plein centre de Singapour, sembla soudain plus lourd. Puis Malko demanda :

— Ici, cela va mieux ?

John Canon hocha la tête.

— Oh, il n’y a pas à se plaindre. C’est une petite dictature bien propre. Lee Kuan Yew est très pro-américain. C’est lui qui a forcé les flics à changer leurs uniformes anglais pour des tenues bleues comme chez nous… Pour le reste, il a liquidé le parti communiste singapourien en douceur… Nous avons des relations très amicales bien qu’ils soient assez susceptibles. Enfin…

— Et cette histoire Tong Lim ?

John Canon tapota sa crinière grise et drue.

— J’ai reçu un télex de Kudove[3] annonçant votre venue. On aurait pu traiter l’opération dans la station si nous avions plus de monde. Mais Mac Carthy est malade et John Birch en congé. J’ai envoyé un « Field Project outline[4] » à Langley. Apparemment ils ont décidé que c’était un truc pour vous.

— Juste un checking de routine. Il y a deux semaines on m’a proposé un rapport complet sur les activités économiques de Tong Lim. Comme c’était à un prix raisonnable, j’ai dit que j’étais preneur… Là-dessus, le journaliste qui faisait le rapport meurt. Un accident bizarre. Bouffé par un crocodile.

— Une semaine plus tard, j’étais chez moi, le soir, quand je reçois un coup de fil. Une fille avec l’accent chinois. Elle me dit être Margaret Lim, la fille de Tong. Me demande si je voudrais rencontrer son père discrètement… L’air paniquée. Bien entendu, je ne me mouille pas… J’attends. Plus rien. Je mets un « case officer » sur le coup. Qui découvre que Tong Lim est introuvable et qu’on dit en ville qu’il a disparu après avoir été victime d’une tentative de kidnapping… Peut-être liée à des problèmes d’affaires. Quant à la fille, pas de nouvelles non plus…

Malko soupira, retenant son exaspération. Avoir quitté Pattaya pour une histoire aussi fumeuse…

— Effectivement, c’est mince. Vous n’avez aucune idée de la raison pour laquelle Tong Lim voulait vous contacter ?

— Aucune, avoua l’Américain. Voilà ce que j’ai sur lui. Il ouvrit un dossier :

— Tong Lim contrôle un des plus gros holdings de Singapour. Le « Tong Lim Holding Limited ». Une trentaine de sociétés. L’année dernière, il a fait une augmentation de capital pour l’une d’elles, la « South Asia Land Development » en mettant sur le marché 20 millions d’actions à 8 dollars Singapore. Tout a été couvert en une semaine, par l’intermédiaire d’un cabinet d’affaires singapourien proche du gouvernement…

— Ce n’est pas un pauvre, remarqua onctueusement Malko.

— Même pas un riche, ricana John Canon. Un superriche. Il est en train de créer un Disneyland sur l’île de Sentosa, à côté de Singapour. Tiens, il a même acheté des banques chez nous.

Il tendit un document à Malko qui le parcourut.

C’était un rapport du California State Banking Department résumant les modalités d’achat par la « South Asia Land Development » de trois banques américaines. La Tustin National Bank pour 32 millions de dollars Singapore, la West Peninsula pour 15 et la Santa Barbara Investment Bank pour 24… La source des fonds était indiquée comme : « Investisseurs privés singapouriens. »

Malko reposa le document sur le bureau du chef de station de la C.I.A.

— C’est courant qu’un Chinois achète des banques en Californie ?

— Bof, fit John Canon, il y a plein de milliardaires ici, qui ont déjà fui Hong Kong et qui se sentent plus tranquilles si leur argent est de l’autre côté du Pacifique. La côte ouest est pleine d’Asiatiques.

— Si je retrouve ce Tong Lim, dit Malko, j’essaierai de lui proposer New York. Pour un ou deux dollars.

— Il ne marchera pas, grimaça John Canon. Même pour 10 cents. En tout cas, essayez de mettre la main dessus. J’ai demandé à nos « correspondants » du Department of Intelligence singapourien, mais ils n’ont pas l’air de savoir grand-chose. Ça peut être une erreur, une provocation ou Dieu sait quoi. Avec les Chinois, on ne sait jamais… En tout cas, tout est dans ce dossier. Je vous le laisse. Vous allez m’excuser, parce que j’ai un meeting sur Sarawak dans dix minutes. Mais il faudra que vous veniez dîner à la maison un de ces soirs. Dès que ma femme sera mieux. Elle aussi, le Viêt-nam l’a marquée. En ce moment, elle est en pleine dépression…

John Canon faisait visiblement un effort énorme pour se concentrer sur ses problèmes professionnels. Malko se demanda pourquoi la Company l’avait envoyé sur une histoire aussi mince. À moins qu’on n’ait plus entièrement confiance en John Canon, à Langley.

— Quelle est la mission principale de la station ? demanda Malko.

John Canon eut un sourire triste.

— Nous avons laissé au Viêt-nam de quoi armer 300 000 hommes. Des M 16, de l’armement léger, plein de trucs vachement sophistiqués. Cela va nous retomber sur la gueule dans pas longtemps. On essaie de savoir où…

Encore le Viêt-nam.

— Ce journaliste qui est mort, demanda Malko, j’aimerai en savoir plus sur lui ?

L’Américain était déjà debout, en route pour son meeting.

— Facile, dit-il. Vous allez traverser la rue et aller voir mon copain Jurong Suntory. Un Indien qui travaille au Reader’s Digest. Ancien informateur de Smooth[5] que nous avons récupéré. C’est lui qui sous-traitait.

— Il est sûr ? demanda Malko.

— Pas de problème, fit John Canon avec énormément de conviction.

Malko eut envie de sourire devant cette certitude tranquille. On n’était jamais sûr de ceux qui trahissaient. Même à votre profit.

— Vous le payez tant que cela ?

— Même pas, mais je l’ai aidé à garder ses cinq enfants…

— Que voulez-vous dire ?

John Canon eut un sourire ironique.

— Vous n’avez pas vu la pub, partout ? « Two is enough[6] ». La campagne pour limiter à deux par famille le nombre d’enfants… Ici à Singapour, nous sommes déjà dans le futurisme. La planification totale. Si vous avez trois enfants, on vous supprime les allocations familiales. À quatre, c’est l’école gratuite qui saute.

— Et au cinquième, on fusille la mère ? demanda Malko.

— Quand même pas, fit John Canon, mais cela viendra peut-être. Lee Kuan Yew a une frousse noire du chômage. 55 % de la population à moins de vingt ans. Alors, ils prennent leurs précautions à l’avance. Ce pauvre Juron comme tous les Indiens adore les gosses et en plus il n’est pas singapourien. Alors on lui avait refusé son permis de séjour. Il habitait de l’autre côté du Clauseway, à Johore Bahru, en Malaisie. Tous les jours, il se tapait quatre heures de route. Avant, ça allait, mais maintenant la police fait du zèle à la frontière. Ils lui faisaient remplir tous les jours un questionnaire complet. J’ai su ça et je suis intervenu où il fallait. Du coup, il a eu son permis de séjour. Maintenant, il me mange dans la main.

— En quoi peut-il m’être utile ?

— Il sait beaucoup de choses, connaît beaucoup de gens… Allez, il faut que j’y aille…

Il attendit que Malko soit dans l’ascenseur et lui fit signe.

— On se parle demain.

— D’accord.

Singapour était de tout repos pour un agent de la C.I.A. Malko n’avait aucun souci à se faire pour ses contacts avec la station. Bien sûr, la « Company » lui avait fourni une couverture – agent de la compagnie d’assurances Mony – mais c’était vraiment pour la forme. Il ne craignait aucune réaction hostile de la part des barbouzes singapouriennes. Ce qui était bien reposant…

Après l’atmosphère glaciale de l’ambassade, il fut presque soulagé de retrouver la chaleur moite de l’extérieur. Laissant sa Datsun au parking, il traversa Hill Street.


* * *

Les dragons de céramique multicolore du building abritant la Chambre de Commerce chinoise contrastaient étrangement avec le bloc de béton enveloppé de lamelles dorées de l’ambassade US, hérissé d’antennes sur le toit qui se dressait de l’autre côté de Hill Street.

Malko pénétra dans le building au toit en pagode, s’attendant à trouver un cadre insolite. Hélas, l’intérieur était banalement moderne et plutôt crasseux. Après le calme de Pattaya, il avait du mal à se réhabituer à l’animation de cette ville à la chaleur lourde et poisseuse.

Il n’avait pas reconnu le Singapour qu’il connaissait. L’île était littéralement hérissée de buildings en construction sortant de la jungle comme des champignons. La frénésie du béton. Partout, même dans le vieux Chinatown qui n’avait pas changé depuis deux siècles.

Les Chinois qu’il croisait étaient bizarres. Ils semblaient amorphes, résignés, le regard vide comme des robots. Le long de Hill Street, des bulldozers s’attaquaient avec fureur aux ancestraux taudis multicolores sous l’œil atterré des vieux. Dès l’aéroport, l’atmosphère était curieusement guindée. Malko avait été frappé par d’immenses panneaux dans le hall exhibant des dessins rudimentaires de têtes masculines aux cheveux longs. Face, dos et profil. Les chevelus étaient interdits sur le territoire singapourien. S’ils refusaient de se faire couper les cheveux, on les refoulait. Le croquis détaillait la nuque, le front, les oreilles, avec des hauteurs autorisées. Cela avait un fâcheux relent de totalitarisme qui mettait mal à l’aise. Et cela collait bien avec l’histoire des enfants…

Pourtant, le chauffeur de taxi qui emmenait Malko à l’hôtel Shangri-la lui avait immédiatement proposé une fille. Le puritanisme régnant n’avait pas complètement liquidé le sens commercial chinois. Ensuite, Malko n’était pas dans sa chambre depuis une demi-heure que le téléphone avait sonné. Une voix de femme, parlant bien anglais, s’était enquis de sa santé et lui avait demandé s’il ne désirait pas visiter Singapour en compagnie d’une hôtesse… Jolie, parlant anglais, libre très tard. Pour seulement 50 dollars par jour, plus le pourboire de la fille…

L’ascenseur stoppa au sixième et Malko se retrouva dans un couloir obscur. Après avoir franchi une porte vitrée une secrétaire dodue prit sa carte et l’installa dans un minuscule bureau qui sentait le moisi. En regardant la poitrine de la fille sous le sage chemisier blanc, il se dit que les Chinoises de Singapour étaient différentes de leurs congénères de Hong Kong ou Taiwan. Plus dodues, avec des hanches et des seins, des fesses. Une race différente. La race Lee Kuan Yew…


* * *

Jurong Suntory évoquait un Rahat Loukoum légèrement moisi. À cause du grain de sa peau.

Sa tête remuait sans cesse comme celles montées sur ressort des animaux en peluche que l’on place parfois sur la plage arrière des voitures. Ses gros yeux à l’expression vaguement cauteleuse fixaient Malko avec un intérêt un peu forcé. Il était un peu trop admiratif, un peu trop chaleureux, un peu trop souriant. Avec son crâne déplumé, son visage basané et allongé au nez crochu, il ressemblait à un vieil oiseau de proie sans illusion.

— Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous aider, affirma-t-il, mais je ne sais pas grand-chose. Il se leva et alla vérifier que la porte était bien fermée puis alluma une cigarette. Tan Ubin m’apportait parfois des renseignements économiques. C’était un très bon journaliste et souvent il ne pouvait pas publier ses informations, à cause de la censure. Alors, il essayait de les vendre.

— C’est ainsi que cela s’est passé pour Tong Lim ?

— Exactement. Tan m’avait affirmé qu’il aurait des informations qui intéresseraient… heu, certaines personnes, n’est-ce pas. Nous lui aurions donné une compensation. Malheureusement, il y a eu cet accident. Les journaux en ont parlé, d’ailleurs… Tan s’était arrêté au bord d’un marécage pour satisfaire un besoin naturel et il a été happé par un crocodile. On a retrouvé son corps le lendemain…

— C’est affreux, admit Malko. Mais personne n’était au courant de son travail ?

— Personne, confirma avec un sourire douloureux, Jurong Suntory.

— Et sa femme ?

L’Indien parut surpris.

— Oh, je ne crois pas… Mais je peux vous donner son adresse si vous le désirez. Si vous ne la trouvez pas, elle travaille au « Chinese Emporium » au-dessus du restaurant Peking sur Orchard Road. Elle me connaît. Elle a été très choquée par la mort de Tan…

Il prit un cahier noir, l’ouvrit et griffonna quelque chose sur un bout de papier qu’il tendit à Malko…

Il semblait n’avoir qu’une idée : que son visiteur s’en aille. Comme si la présence de Malko lui faisait peur.

— Et Lim ? demanda-t-il.

Jurong Suntory prit l’air encore plus humble.

— Oh, c’est un des hommes les plus riches de Singapour. Il a des amis partout.

— Il paraît qu’il a disparu.

La tête ovale remua plus vite et la voix douce affirma avec une pointe de contrariété.

— Je ne sais pas, les journaux n’en ont pas parlé… Il faudrait demander à son bureau. Ce n’est pas loin. Sur Shenton Way. Mais il est peut-être en voyage. Il a beaucoup d’affaires partout…

Visiblement, il ne tenait pas à se mêler de celles de ce mystérieux et tout-puissant Chinois. Malko se leva. Il n’en tirerait rien de plus.

— J’aurais espéré que vous pourriez m’aider plus, dit-il avec un zeste de menace dans la voix…

Jurong Suntory dut se voir soudainement refoulé hors du paradis singapourien, avec ses cinq enfants.

— Attendez, dit-il, il y a quelqu’un qui pourrait peut-être vous aider. Un Australien, un peu… comment dire aventurier, Phil Scott. Il a beaucoup de relations.

— Où peut-on le joindre ?

De nouveau, l’Indien parut embarrassé.

— Je sais qu’il a changé d’adresse, je n’ai pas la nouvelle. Mais il est souvent le soir au bar du Goodwood Hôtel. Vous le trouverez facilement.

Ils sortirent. Dans le couloir, l’Indien se rapprocha de Malko et dit à voix basse, comme pris d’un remords.

— Si vous voyez Mr Scott, soyez prudent. Je crois qu’il est parfois mêlé à des affaires dangereuses.

— Merci, dit Malko.

Il reprit le couloir sombre, se demandant pourquoi Jurong Suntory avait peur. Il n’avait pas grand-chose pour commencer son enquête. Sauf le bureau de Tong Lim. Et, la veuve du journaliste-espion. La mort d’un homme qui s’intéressait à Tong Lim ne pouvait pas être ignorée, même si c’était un accident.

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