Chapitre XIV

Les dragons de papier ondulaient dans l’air poisseux de chaleur, sur plus de un kilomètre, transformant Bukit Timah en un serpent multicolore dont la queue n’avait pas encore franchi le rond-point de Scotts Road. De l’autre côté du canal séparant les deux voies, les gens s’arrêtaient pour voir passer ce majestueux cortège.

Se déplaçant avec une lenteur appropriée, bruyant et interminable, le convoi funèbre de Margaret Lim bloquait complètement l’unique voie d’accès à la Malaisie. Et cela risquait de durer un moment car le cimetière vers lequel il se dirigeait se trouvait à une dizaine de kilomètres du centre de Singapour, vers Choa Chu Kang. Mais tous les employés des entreprises de Tong Lim avaient tenu à être là, entassés dans des camions, de vieux bus ou des voitures particulières. Le cœur battant, Malko vit se rapprocher le premier véhicule. Un gros camion dont la plate-forme disparaissait sous les couronnes, les bannières et les dragons recouvrant le cercueil. Il avait embusqué sa Datsun dans le Driveway des City Towers, un groupe d’énormes buildings verdâtres qui donnaient directement sur Bukit Tumah.

Ainsi tout le convoi défilerait devant lui. Linda était assise à ses côtés. Silencieuse. Elle était la seule à pouvoir reconnaître Tong Lim. Le camion passa devant eux et Malko aperçut, sous les fleurs, un énorme cercueil en forme de jonque, semblable à celui où il avait failli trouver la mort. Aussitôt derrière, il y avait une longue Mercedes 600 noire aux glaces si sombres qu’elles semblaient avoir été passées à la suie.

Linda se redressa d’un coup, les yeux fixés sur la grosse voiture.

— C’est Tong Lim !

Le véhicule défila lentement devant eux. À travers les glaces fumées, Malko distingua difficilement une silhouette tassée sur la banquette arrière. Des lunettes, un chapeau. Deux Chinois se trouvaient à l’avant, en plus du chauffeur. Il regarda avidement l’homme seul à l’arrière. Ainsi, c’était celui que tant de gens recherchaient : le mystérieux Tong Lim. Déjà, il ne voyait plus que sa nuque.

Derrière la Mercedes, apparut une Ford « station-wagon » où s’étaient entassés au moins dix Chinois ! Sûrement des gardes de corps. Enfin arrivaient les autres véhicules, avec les invités.

Linda sursauta tout à coup, se penchant en avant.

— Ah You ! souffla-t-elle. Regardez, de l’autre côté du canal.

Malko regarda entre les véhicules qui passaient lentement devant lui.

Au milieu des badauds, il aperçut une silhouette monstrueuse. Le Chinois qu’il avait vu dans le restaurant de Hokkien Street était affalé dans un tri-shaw. Autour de lui, Malko remarqua quelques jeunes Chinois aux traits durs, différents de la foule paisible qui les entourait. Son estomac s’était crispé. Si Ah You était là, cela signifiait que quelque chose allait se passer. Malko réalisa soudain qu’il n’y avait pas un seul policier !

Linda fixait Ah You avec une haine à faire fondre sa graisse. Ce dernier semblait parfaitement paisible. Malko était pourtant certain qu’il était là pour tuer Tong Lim. Instinctivement, il mit son moteur en route et embraya. Avant que Linda puisse protester il avait coupé le convoi ! Une voiture stoppa avec un furieux coup de klaxon, il se précipita dans le trou, se retrouvant à quatre voitures derrière la Mercedes. Derrière lui, le convoi recolla aussitôt.

Tong Lim avait sûrement pris ses précautions. Il savait qu’on le guettait et n’était pas homme à se laisser surprendre. Malko se creusait la cervelle pour essayer de deviner ce qui allait être tenté. Les glaces de la Mercedes étaient probablement blindées. Machinalement, il tourna la tête vers le canal et eut l’impression que tout son sang se retrouvait dans ses talons. Le tri-shaw où était installé Ah You avançait parallèlement au convoi funèbre, roulant sur le bas-côté. Sans aucun mal, étant donné la lenteur à laquelle se déplaçait le convoi. L’énorme Chinois, la main droite collée contre sa bouche, observait le convoi.

— Linda ! Regardez, il a une radio, s’exclama Malko.

Instantanément, il fut certain qu’un drame était imminent. Pourtant, rien ne semblait menacer la Mercedes 600 de Lim. Le camion de tête était en train de franchir le croisement avec Stevens Road, passant devant l’hôtel Equatorial. Linda poussa soudain un cri, qui fit tourner la tête à Malko.

Un énorme camion rouge venait de surgir sur la gauche, dévalant Stevens Road, doublant une file de voitures arrêtées, se dirigeant droit sur le convoi funéraire. Comme dans un cauchemar, Malko vit la Mercedes s’engager dans l’intersection, et le capot du camion surgir. Il avait incurvé sa course et fonçait droit sur la grosse voiture noire !

Instinctivement, Malko écrasa le frein. Si vite que la voiture qui suivait le heurta. Il avait déjà sauté à terre quand le camion rouge heurta la Mercedes à la hauteur de la portière arrière, dans un hurlement de klaxons et un effroyable bruit de tôles écrasées. Le lourd pare-chocs du camion entra comme dans du beurre dans la Mercedes, arracha la portière et projeta la voiture dans le canal, à la façon d’un bulldozer. Entraîné par sa vitesse, le camion rouge ne put pas stopper, plongea à son tour, effectuant un tonneau complet et retomba sur le toit de la Mercedes. Il y eut un « plouf » sinistre, des flammes jaillirent, embrasant les deux véhicules enchevêtrés. Le temps que mit Malko pour parcourir les trente mètres fut suffisant pour que le brasier prenne avec de hautes flammes. Il aperçut le chauffeur du camion écrasé entre son volant et le toit du camion, et celui de la Mercedes qui rampait hors du véhicule, le visage en sang, suivi d’un des gardes de corps. Il distingua à l’arrière de la Mercedes une forme inerte, tassée sur un coin de la banquette. Tong Lim.

La portière heurtée par le camion n’existait plus, mais l’ouverture avait diminué de moitié.

Bravant la chaleur, l’odeur âcre de caoutchouc, et de plastique brûlé, Malko prit son souffle et plongea à l’intérieur du véhicule.

Il crut qu’il n’arriverait jamais à tirer le Chinois à l’extérieur. Il y parvint en l’agrippant sous les aisselles. Sa jambe gauche faisait un angle bizarre avec son corps ; son visage était inondé de sang. D’un ultime effort, il ressortit de la Mercedes, halant le Chinois. Des gens l’entourèrent aussitôt, l’aidèrent. Le jet blanc d’un extincteur jaillit à côté de lui. Il toussa, incommodé par la fumée. Ne quittant pas des yeux le corps étendu à ses pieds.

La pagaille était monstrueuse. Le camion du cercueil s’était arrêté au beau milieu du carrefour, paralysant la circulation de Stevens Road. Le reste du convoi s’était également immobilisé et les gens commençaient à sortir de tous les véhicules, des extincteurs à la main, courant vers le lieu de l’accident.

Une femme se pencha vers Tong Lim et se redressa, en larmes.

— He is dead, he is dead[15], cria-t-elle d’une voix hystérique.

Malko avait un goût de cendres dans la bouche. Il avait assez l’habitude des morts pour sentir que Tong Lim était mort. Cela se voyait. Malgré tout, il se rapprocha du corps étendu sur le ventre. Son veston avait commencé à brûler. Dans le lointain, il entendit le son d’une sirène de pompiers. La pauvre Margaret Lim terminait bien mal son existence.

Il se pencha vers l’homme étendu et le retourna. À cause du sang, on avait du mal à distinguer les traits. Tout le côté gauche du visage était enfoncé, aplati, comme par un gigantesque marteau. Le sang poissait les cheveux noirs, la chemise et la cravate blanche. Au moment où il se redressait, il entendit la voix stridente de Linda s’écrier derrière lui :

— Mais ce n’est pas Lim !


* * *

Il se retourna d’un bloc. Linda avait les yeux exorbités. Elle fixait le cadavre comme si c’était un dragon.

— Ce n’est pas Lim, répéta-t-elle. Je le connais.

Malko regarda le convoi immobilisé, la pagaille incroyable.

Ah You avait disparu. Malko réprima un rire nerveux, en dépit de la tragédie, du mort et des blessés. Lim avait bien joué.

Instinctivement, il fut certain que le Chinois ne s’était pas dissimulé ailleurs. Il avait trouvé une façon astucieuse de sauver la face tout en préservant sa vie.


* * *

John Canon fourrageait furieusement dans ses épais cheveux gris, une grande ride barrant horizontalement son front plat. Bien que ce soit samedi après-midi, il avait convoqué à l’ambassade ses principaux collaborateurs en vue du meeting avec Malko. Sur son bureau, il y avait tout le dossier de l’affaire Lim.

— Bon sang, fit-il, si on pouvait être certains de cette histoire de Banque Narodny… Vous êtes certain que ce n’est pas de l’intox ?

— Je n’ai pas passé Sakra Ubin au « lie-detector », contra Malko. Mais je crois qu’elle disait la vérité. C’est quand même une coïncidence troublante que Lim ait pris le contrôle de trois banques californiennes…

— Oh, Jésus-Christ ! ne me dites pas cela, fit le chef de station de la C.I.A., en se prenant le visage à deux mains. Si nous avons laissé passer une histoire pareille, vous vous rendez compte…

Un ange passa, des étoiles rouges sur ses ailes blanches. Malko continua perfidement :

— Et en plus, il semblerait que le gouvernement de cette petite dictature bien propre marche la main dans la main avec nos amis soviétiques. Bien que je ne vois pas encore comment… Vous ne croyez pas que ce serait le moment d’aller poser quelques questions sérieuses à l’autorité politique de ce pays.

L’Américain secoua lentement la tête avec détermination.

— No way. Nous n’avons aucune preuve, juste le blabla d’une Malaise qui dit que quelqu’un lui a dit avoir vu une Toyota 2000 bleue. OK ? En plus, Singapour est un des derniers endroits du sud-est asiatique où un Américain peut marcher dans la rue sans risquer de se faire cracher dans la gueule. Alors, nous devons être très prudents. J’envoie ce soir un « Blue Strip Report[16] » à O.D.A.C.I.D[17]. pour me couvrir. Mais il faut trouver ce foutu Lim. Coûte que coûte. En attendant, regardons ce que nous avons sur cette banque Narodny.

Il ouvrit la chemise de carton.

— Voilà. Moscow Narodny Bank. Depuis cinq ans sur Shenton Road. Se fait en ce moment construire un building de seize étages sur Robinson Road. Succursale de la banque d’État soviétique. Dirigée par un certain Nicolas Koulbak, 53 ans. Cinq ans à Londres. Considéré comme un excellent financier. À suivi deux ans de cours à la section financière du K.G.B. de Leningrad, de 1958 à 1960. Ne boit pas. 1 m 88, 89 kg. Habite dans le complexe de l’ambassade soviétique, Nissam Road. Parle très bien anglais et malais, un peu chinois. Ses collègues des banques installés à Singapour le considèrent comme un homme agréable. Prudent et avisé. J’ai gardé le meilleur pour la fin : il a une Toyota 2000 bleu métallisée.

Les deux hommes s’observèrent quelques instants. Bien sûr, une voiture, ce n’était pas une preuve. Mais quand même…

Il continua à feuilleter le dossier, redressa la tête.

— L’année dernière, la Narodny a fait 600 millions de dollars de chiffre d’affaire. Ça les met en deuxième position. Après la First National, mais avant la Bank of America.

Il continua à feuilleter.

— Voilà. Le numéro 2 de la Narodny, Amos Wung. Métis hollando-chinois. 47 ans. À fait ses études à Djakarta et Kuala Lumpur. Six ans à Kuala-Lumpur avec la Hong-Kong & Shangaï Bank. Puis cinq ans avec la Bank of America, Singapour Branch. Spécialiste de l’immobilier. Numéro 2 de la Moscow Narodny Bank depuis trois ans. Marié. Trois enfants. Habite Lermit Road. Pas de vices connus. Pas d’orientation politique. Jamais d’histoires. La Bank of America le considère comme un des meilleurs « compradores » qu’elle ait jamais eu. S’est fait naturaliser Singapourien il y a cinq ans.

Il reposa la fiche et tapota ses épais cheveux gris dans son geste familier.

— Je crois qu’il faut se démener un peu, en attendant Lim.

Il appuya sur le bouton de l’interphone.

— Harry, amenez-moi le dossier REDWOOD[18].

Trente secondes plus tard, un jeune homme brun à lunettes, le nez pointu comme un furet, style hippie, entra dans le bureau, un dossier sous le bras. John Canon le présenta à Malko :

— Harry Nash, notre « opération officer ». Prince Malko Linge.

Les deux hommes se serrèrent la main. John Canon entra tout de suite dans le vif du sujet.

— Harry, est-ce que nous avons un « bugging[19] » sur la banque des popovs ?

Le jeune homme secoua la tête.

— No, sir. La seule chose que nous ayons, c’est un stand de boissons en face de l’ambassade soviétique… Une fille que nous subventionnons. J’étudie le moyen de piéger les bouteilles de Coke… Mais ce n’est pas encore au point.

— Et comme pénétration directe ?

Harry Nash se frotta le menton.

— Pas brillant. Des types à l’échelon inférieur à l’Aéroflot. Un au consulat. Il y a six mois, on avait offert 500 000 dollars à un lieutenant du K.G.B. pour qu’il passe à l’ouest. Il a été muté.

— Je veux que vous mettiez cette foutue banque sous surveillance, ordonna John Canon. Si on pouvait intercepter leurs communications avec Moscou…

Harry Nash leva les yeux au ciel.

— Vous ne voulez pas une ligne directe avec le Kremlin aussi ?

John Canon le congédia avec un sourire las. Malko dit :

— J’ai rendez-vous demain avec Linda. Elle prétend qu’elle va savoir où est Lim. Elle va réclamer ses 40 000 dollars et sa protection…

— Sa protection, fit l’Américain, il vaut mieux qu’elle ne compte pas dessus. Quant à l’argent, ne le donnez qu’à coup sûr. De toutes façons, il faut attendre lundi, je n’en ai pas assez dans le coffre.

Cela ne faisait qu’un peu plus de vingt-quatre heures.

Malko se leva. Il avait surtout envie de dormir. Mais le lien entre les Russes et Lim l’obsédait.


* * *

Malko ralentit en passant devant l’énorme complexe de l’ambassade soviétique. La construction la plus étrange de Nassim Road, une avenue qui partait de Orchard Road et filait vers le nord, bordée d’ambassades et de somptueuses résidences privées. L’ambassade soviétique ressemblait à une cuvette dont le fond eut été la piscine et le jardin. Sur un des bords s’élevait le bâtiment de trois étages de l’ambassade proprement dite. Sur le bord d’en face, plusieurs villas occupées par des fonctionnaires russes et leurs familles. Aucun membre de l’ambassade n’habitait en ville.

Malko accéléra. Ce qu’il faisait ne rimait pas à grand-chose. L’enterrement de Margaret, la veille, avait été une grosse déception. Le chauffeur du camion rouge avait été tué dans la collision. La police singapourienne avait conclu à un simple accident dû à la rupture des freins. Malko n’avait revu ni Sani, ni Phil Scott. Le Sunday Straits Time avait publié la photo d’un inspecteur du Department « Sociétés Secrètes », hilare, relevant la jupe d’une fille afin de vérifier qu’elle ne portait pas le « papillon » illégal de la bande de Linda.

Pour ajouter aux mystères de l’affaire Lim, il y avait encore l’intervention de ceux que Malko considérait maintenant comme des éléments maoïstes. Ceux qui l’avaient sauvé du cercueil. Et qui continuaient à ne pas se manifester ouvertement. Pourtant, ils tenaient visiblement à ce que le mystère Lim éclate au grand jour… Il n’y avait plus qu’à souhaiter que l’opération entreprise par la « station » à l’encontre de la banque soviétique donne des résultats. Mais, Malko était plutôt sceptique. Ce genre de surveillance prenait parfois des semaines et des mois avant de se révéler payant. Il allait pouvoir faire venir Alexandra. Car la « Company » attachait maintenant une importance énorme à l’histoire Lim.

Il tourna dans Orange Grove Road, revenant à l’hôtel. Il ne lui restait plus qu’à s’installer au bord de la piscine. Au moment où il sortait de sa voiture dans le parking en contrebas du Shangri-la, une jeune Chinoise s’approcha de lui. Souriante.

— Miss Linda want to see you, dit-elle.

— Où ? demanda Malko. Méfiant.

— Anderson Road. The last bus stop before Bukit Timah. Now[20].

Sans laisser à Malko le temps de répondre, elle s’éclipsa. Il remonta dans la Datsun, déjà en sueur, et repartit. Trois minutes plus tard, il la vit, assise sagement sur un banc de l’arrêt de l’autobus. Il s’arrêta et elle monta dans la Datsun.

— Je sais où est Lim, annonça-t-elle tout de go.

Malko calma son excitation. Il avait eu assez de fausses joies depuis le début de l’histoire.

— Où ?

Il avait tourné sur Bukit Timah et roulait lentement. Linda annonça sans tourner la tête :

— Vous vous souvenez de ce que vous m’avez promis ? De me protéger. Et puis l’argent…

— Vous êtes sûre, Linda, de savoir où est Lim ?

— Sûre. Ce matin, il a demandé une fille. Elle est allée à l’adresse qu’il a donnée. Elle y est toujours et mes filles surveillent la maison. Tong Lim s’y trouve. Si vous me donnez 40 000 dollars, je vous y mènerai.

— Je dois les prendre à la banque dit Malko. C’est dimanche.

Linda tourna enfin son visage plat et inexpressif vers lui :

— Souvenez-vous que vous n’êtes pas le seul à rechercher Lim. Je vous attends demain à trois heures au même endroit. Venez avec l’argent.


* * *

Linda comptait les billets de cent dollars avec une lenteur exaspérante. À la fin, elle leva les yeux. Une lueur de cupidité y brillait, leur donnant enfin une apparence humaine.

— La villa se trouve dans Holland Road, dit-elle. Au numéro 86. Une sorte de tour. Elle a l’air inhabitée. Tong Lim vit dans le sous-sol. Ravitaillé par sa vieille Amah. Tous les soirs, elle va au Pasar Malang[21].

Malko se sentit pris d’une sainte fureur.

— Vous ne venez pas avec moi ?

Linda le regarda avec froideur.

— Même pas pour un million de dollars.

Elle était en train de fourrer les billets dans son sac de toile. Dès qu’elle eut fini, elle ouvrit la portière.

Avant que Malko ait eu le temps de répondre, elle était dehors. Il fit demi-tour pour regagner Scotts Road et le haut de Singapour. Holland Road prolongeait Napier, parallèlement à Bukit Timah. Dans le quartier le plus résidentiel. À dix minutes de l’endroit où il se trouvait.


* * *

La pelouse n’avait pas été coupée depuis des mois, tous les volets blancs à la peinture écaillée étaient clos. Il y avait une piscine, mais elle n’avait pas d’eau. Près de la maison en forme de tour, un bouquet d’arbres tropicaux vomissait des lianes tombant jusqu’au sol.

Un autobus passa derrière Malko, bourré. Il avait garé sa Datsun cent mètres plus loin. Il poussa la barrière blanche qui s’ouvrit en grinçant, s’engagea dans l’allée bordée de bananiers. Marchant lentement. Aux aguets. Il fit le tour de la maison, tendu, prêt à saisir son pistolet glissé dans sa ceinture. Tout était fermé, abandonné. Derrière, il découvrit une véranda avec une pelouse d’un vert irréel. Il essaya la porte de la véranda. Elle était ouverte.

Il entra, refermant derrière lui.

Aussitôt, une odeur fade et douceâtre frappa ses narines. Un mélange de pourriture, d’humidité tropicale et d’autre chose. Il lui fallut quelques secondes pour reconnaître l’odeur du heng-kee, le fruit aphrodisiaque.

Son cœur se mit à battre plus vite. C’était la première indication concrète que cette maison n’était pas totalement inhabitée. La véranda donnait dans un salon à peine meublé. Suivant les instructions de Linda, il chercha l’escalier menant au sous-sol et le trouva, derrière une colonne. L’ambiance de cette maison abandonnée et sombre était oppressante. Il tendit l’oreille sans rien entendre. Sauf le bruit de la circulation sur Holland Road.

Quand la première marche craqua sous son pied, il s’arrêta encore, le cœur dans la gorge. Écouta. Cette fois, il perçut un bruit insolite, comme le pépiement de plusieurs oiseaux.

Lorsqu’il posa le pied sur l’épais tapis bleu du sous-sol, il était en sueur. Deux lanternes de papier dispensaient une faible lumière. C’était un petit hall aux murs décorés de quelques peintures chinoises.

Sa propreté contrastait avec l’abandon du reste de la maison. En face de l’escalier, il y avait une énorme porte de laque noire.

Malko s’approcha. Son pistolet dans la main droite. C’était une porte coulissante, faite de deux panneaux qui s’écartaient, rentrant dans le mur. Deux lourdes poignées représentant des dragons dorés permettaient d’ouvrir. L’odeur tenace du heng-kee suintait de sous la porte, presque insupportable. Malko écouta, essaya d’écarter un des battants de la main gauche. Il résista. Il fallait ouvrir les deux en même temps. Ils devaient être reliés par un système de contrepoids. Puis de toutes ses forces, il pesa sur les dragons. Mortellement inquiet, d’être parvenu si facilement à cette porte. Quel piège ce calme cachait-il ?

Sous sa pression, les deux battants de laque noire commencèrent à s’écarter.

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