Chapitre XIII

Derrière Linda, les portes de l’ascenseur claquèrent. Pendant une fraction de seconde, la Chinoise demeura en équilibre prête à frapper, le poinçon visant le foie de Malko. Ce dernier ne sut pas si c’était son exclamation ou le bruit inattendu qui lui avait sauvé la vie. Mais la Chinoise se détendit imperceptiblement.

Avec la rapidité d’un serpent son bras fila vers le cou de Malko et le poinçon vint s’appuyer là où la veuve l’avait mordu, lui causant une douleur cuisante. Linda vint se coller contre lui, le poussant vers sa chambre.

— Avancez. Si vous criez, je vous tue ! souffla-t-elle. Sa voix tremblait de rage. Malko pensa soudain à Ibrahim. Si l’Hindou entendait du bruit, il allait intervenir. Même si il décapitait Linda, après, lui serait déjà égorgé. Il chercha à maîtriser le picotement qui parcourait le dessus de ses mains. La peur. Pourquoi Linda voulait-elle le tuer ? C’était un comble.

— Que voulez-vous ? demanda-t-il tout en reculant. Le poinçon s’enfonça de quelques millimètres dans sa chair, lui arrachant un grognement de douleur. Ils étaient presque arrivés à la porte de sa chambre, avançant comme deux frères siamois, l’haleine de Linda dans son cou.

— Vous pensiez que j’étais déjà à Robinson Rond, fit Linda à voix basse.

Il comprit d’un coup la rage de la Chinoise. Elle se croyait dénoncée.

— Mais je ne vous ai pas dénoncé, protesta Malko. C’est vous qui avez voulu me faire kidnapper. Cette fille…

Ils s’étaient arrêtés, collés au mur, parlant à voix basse.

— Vous mentez, coupa Linda. Le C.I.D. a arrêté trois filles de ma bande ce soir. Ils me cherchent. Vous leur avez dit que j’avais essayé de vous kidnapper…

Son visage plat était convulsé de haine, ses lèvres épaisses retroussées en un rictus animal. Malko sentait le sang battre dans ses tempes. Il entendit la porte de l’ascenseur s’ouvrir de nouveau. Si quelqu’un venait, Linda aurait le temps de l’égorger avant de filer.

— Cette fille est venue de votre part, dit-il. Elle avait un papillon sur la cuisse. Une décalcomanie. La police m’a dit que c’était l’habitude. Qu’il n’y avait pas de tatouages. C’est eux qui ont parlé de vous, pas moi. Nous pouvons nous expliquer. Venez dans ma chambre.

Linda siffla de rage.

— Salaud ! vous avez un garde du corps ! Vous croyez que je ne le sais pas !

Un couple sortit de l’ascenseur, se dirigeait paisiblement vers eux.

— Je ne vous veux aucun mal, dit Malko. Rien va se passer, si je n’appelle pas. Venez.

Doucement, il avança vers sa porte, Linda collée contre lui.

Dès qu’ils furent entrés, Linda regarda autour d’elle, s’écarta d’un bond, plongea vers la valise de Malko, la fouilla et en retira le pistolet extraplat. Elle fit monter une balle dans le canon et le braqua sur lui. Avec un très sale sourire.

— C’est encore mieux pour vous tuer, dit-elle.

Malko lui fit face, essayant de garder son calme. À côté, Ibrahim avait dû se rendormir. Il était livré à lui-même, avec les seules ressources de son cerveau pour s’en sortir.

— Linda, répéta-t-il, je ne vous ai pas dénoncé à la police. C’est vous qui m’avez envoyé une de vos filles pour me kidnapper. Pourquoi m’avez-vous trahi ?

— Je ne vous ai pas trahi, dit-elle d’une voix claquante, sans cesser de braquer son pistolet. C’est vous qui m’avez dénoncée.

Ce dialogue de sourd risquait de se terminer par une balle dans la tête de Malko.

— La fille qui m’a abordé était très grande dit-il avec de longs cheveux et une tache dans l’œil gauche. Mais je ne sais même pas son nom. Elle m’a dit qu’elle venait de votre part.

Il eut l’impression qu’il avait donné un coup de poing, à Linda. Automatiquement, le canon du pistolet s’était rabaissé. Une lueur de stupéfaction avait brillé dans ses prunelles noires.

Nerveusement, elle demanda.

— Vous êtes sûr qu’elle avait une tache dans l’œil ?

— Certain.

Linda, le fixait, visiblement prise à contre-pied. Il lui semblait voir les rouages de son cerveau en mouvement.

— Racontez-moi exactement ce qui est arrivé, dit-elle. Depuis le début.

Malko lui fit un récit aussi exact que possible. Décrivant ceux qui s’étaient attaqués à lui. Peu à peu, il voyait la rage crisper à nouveau les traits de Linda. Mais cette fois ce n’était pas contre lui. Finalement, elle jeta d’un geste brusque le pistolet sur le lit.

— C’est Ah You ! fit-elle. Cette fille s’appelle Chang. C’est sa maîtresse. Je la reconnais à cause de l’œil. On l’avait brûlée.

— Ah You remarqua Malko, c’est celui qui recherche Lim ?

— Oui, fit Linda. On m’a dit qu’il a essayé de le kidnapper il y a quelque temps. Que c’est pour cela que Lim se cache. Ce sont les hommes de Ah You qui ont tué Margaret.

— Et le marchand de cercueils ? demanda Malko. Il fait aussi parti de la bande d’Ah You.

— Non, fit Linda. Mais Sago Street fait partie de la zone protégée par Ah You. On a du lui faire peur. Le menacer de l’acide. Si on n’était pas intervenu pour vous sauver, on ne vous aurait jamais revu. C’était sans risque. Ils vous auraient enterré vivant dans le cimetière chinois…

— Est-ce que la police connaît les liens de cette Chang avec Ah You ?

— Bien sûr, fit Linda.

Donc, cette fois, il avait la preuve qu’il cherchait. La police était complice.

— Mais, alors, demanda Malko, si vous n’êtes intervenue ni dans un sens ni dans l’autre, qui m’a sauvé ?

Linda s’assit sur le lit, caressant le long automatique noir du bout des doigts, le front plissé par la réflexion. Puis, elle leva les yeux, de nouveau sans plus d’expression que deux morceaux de jade.

— Je ne sais pas, avoua-t-elle. Pas les membres d’une société secrète, je le saurai. J’ai déjà essayé de me renseigner. Mes filles ont parlé avec des gens de Sago Street. Ils n’étaient pas du quartier. Ce sont peut-être des communistes. Ce sont les seuls à être disciplinés et entraînés au combat, en dehors des Sociétés Secrètes.

— Des communistes !

Après la révélation de Sakra Ubin, c’en était trop. Pourquoi des communistes chinois seraient-ils intervenus pour sauver la vie d’un agent de la C.I.A. ? Au risque de la leur ? Malko repensa à tous les mystères qui s’accumulaient, toutes les étrangetés. Il avait l’impression de ne voir qu’un tout petit bout de l’iceberg…

— Croyez-vous que Lim va venir à l’enterrement de sa fille ?

Linda regarda Malko comme s’il avait dit une obscénité.

— Évidemment, sinon, il perdrait la face complètement. D’ailleurs, s’ils l’ont torturée autant, ce n’était pas seulement pour la faire parler. Ils auraient pu l’enlever. En l’abandonnant, dans cet état, ils le défiaient encore plus.

C’était férocement simple. Ce que ne voyait pas Malko, c’est la place de la C.I.A. dans ce règlement de comptes entre Chinois.

Linda remarqua amèrement :

— Je n’aurai jamais dû vous aider. Maintenant la police me recherche. Ils vont me mettre dans un camp et m’accuser d’avoir kidnappé un étranger. Et ce salaud d’Ah You va reprendre toutes mes affaires. Cela fait longtemps qu’il essaye.

Malko regarda Linda. C’était une des seules personnes capables de l’aider. Avec Sani.

— Linda, dit-il. Retrouvez-moi Lim et je vous donnerai une protection contre la police de Singapour.

La Chinoise secoua la tête avec une expression ironique.

— Vous me donnez une protection ! Dans quelques jours vous serez parti. Ils m’arrêteront et ils m’enverront croupir dans une île.

Toujours le naturel qui revenait au galop.

— Je vais essayer de vous aider, assura Malko. Je travaille pour les « Services Spéciaux Américains ».

Il s’était décidé brusquement à révéler son appartenance à la C.I.A. Après tout, dans la hiérarchie de la « Company », il était plus haut placé qu’un simple « case-officier ». Qui, lui, avait le droit de faire état de sa vraie qualité. Et il avait besoin de Linda. Un besoin urgent et impérieux. Surtout depuis qu’il savait se heurter au gouvernement légal de Singapour.

La Chinoise le regardait comme s’il s’était mis à cracher du feu par les naseaux.

— Vous êtes vraiment un espion Américain ? demanda-t-elle, d’un ton incrédule.

— Pas un espion, corrigea Malko. Je m’occupe de certaines affaires délicates.

— Vous pouvez me le prouver, vous avez une carte ?

Il sourit. Pour la première fois depuis un long moment. Il avait vraiment cru que Linda allait le tuer.

— Linda, vous avez une carte de membre des « Papillons » ?

Cela ne la dérida, ni ne la rassura.

— Alors, comment est-ce que je peux savoir que vous dites la vérité ?

— Nous rencontrerons ensemble le responsable de mon service pour Singapour. Lui reste ici. Il vous protégera.

Elle haussa brusquement les épaules.

— J’aime bien les Américains. Ils sont riches, mais ils sont souvent stupides. Je veux bien. Mais il faut commencer tout de suite à me protéger. Sinon le C.I.D. va m’arrêter.

— Je vais régler cela demain matin, assura Malko. Souhaitant que John Canon puisse vraiment faire quelque chose. Cela faisait partie des petits services qu’on se rend entre barbouzes.

— Il faut d’abord tuer Ah You. Sinon, il va trouver Lim et le tuer. Demain, je saurai où se trouve Lim. Même s’il ne vient pas à l’enterrement.

— Comment ?

Elle eut un sourire cupide.

— On doit lui apporter une fille. Qui arrive de Djakarta spécialement pour lui.

Ainsi, Linda en savait beaucoup plus qu’elle ne le disait… Mais Malko ne tenait pas du tout à partager ses inimitiés.

— Nous n’avons pas le temps de tuer Ah You d’ici demain, dit-il. Allons ensemble à l’enterrement. Même si Tong Lim vient, vous aurez les 40 000 dollars.

Linda secoua la tête.

— Vous avez besoin que je vienne, de toutes façons, parce que Ah You va essayer de tuer Lim à l’enterrement.

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