Il était impossible de pénétrer dans le village de Dioni et la Mamma immobilisa la Fiat devant les premiers monticules de gravats. Comme elle l’avait prévu les maisons accrochées à la roche sur le vide ne présentaient que des façades intactes mais tout le reste était en ruine, y compris l’église dont le clocher bulbe s’était effondré dans la nef et dépassait des tuiles du toit de façon assez obscène, pensa-t-elle.
Il n’y avait qu’une seule rue principale dans ce hameau et elle pensa que les habitants devaient se partager en deux groupes, ceux qui habitaient les maisons ensoleillées et vertigineuses, et les autres voués à l’ombre, aux petites maisons basses qui avaient peut-être mieux résisté.
— Il n’y a personne, s’étonna Stefan qui venait de la rejoindre.
— Je ne vois pas un signe de vie.
Suivis par Olga qui traînait en arrière, ils escaladèrent d’autres tumulus, parfois jusqu’à hauteur du deuxième étage de ces façades toujours debout et à travers les fenêtres desquelles ils pouvaient voir toute la vallée.
— Voici quelqu’un.
C’était une vieille femme qui était auprès d’un petit feu de bois. Elle les regardait venir, assise sur une vieille chaise en paille. La Mamma lui adressa la parole en napolitain et l’autre lui répondit de même.
— Les gens sont allés du côté de l’ancien terrain d’aviation, traduisit la Mamma, mais elle ne veut pas quitter cet endroit. Elle pense que son chat est sous les ruines et qu’elle finira par l’entendre miauler. Si elle s’en va il ne saura plus où aller. Voilà pourquoi elle préfère rester là.
La Mamma lui demanda s’il y avait beaucoup de morts et la vieille femme dit qu’il y en avait beaucoup, peut-être la moitié du village…
— Combien sont-ils là-bas sur le terrain d’aviation ?
— Je ne sais pas, je ne m’occupe pas d’eux.
Elle accepta une couverture, des boîtes de conserve et surtout des bougies. La nuit elle dormait dans une sorte de caisse où elle avait traîné un matelas garni de paille de maïs.
— Je cherche une amie qui se trouvait peut-être ici avec une voiture Lancia, dit la Mamma. Le samedi avant le tremblement de terre… Vous n’avez pas vu une voiture Lancia ?
— Là-dessous il y a des voitures… Je ne connais pas les marques… Il y a bien une dizaine de voitures sous les gravats… Peut-être même avec des gens dedans puisque c’était le dimanche soir et que des enfants étaient venus voir leurs parents… C’est fort possible qu’il y ait des gens dans les voitures…
La nuit venait et ils achevèrent la traversée de la rue, se dirigèrent vers le terrain d’aviation. De loin ils aperçurent les feux, entendirent un bruit de moteur. Stefan grimpa sur le perron intact d’une maison pour regarder.
— Ils ont de la lumière électrique… Je suppose que c’est un groupe électrogène que l’on entend. Je pense qu’on doit pouvoir aller là-bas en voiture. Il faudra revenir sur nos pas, trouver l’embranchement quelque part.
La Mamma dit qu’elle allait d’abord se rendre à pied jusque là-bas.
— Toute seule ? fit Stefan surpris.
— Pourquoi pas ? Vous ne pensez quand même pas que ces gens-là vont me faire le moindre mal ?
— Donnez-nous vos clefs. Olga se mettra au volant de la Fiat et nous vous rejoindrons avec les deux voitures.
La Mamma hocha la tête.
— Vous ne nous faites pas confiance ? demanda ironiquement le jeune Allemand. Vous pensez que nous allons filer avec votre Fiat et sa cargaison ?
— Non… Vous ne seriez pas venus jusqu’ici pour le faire… Voici mes clefs.
— Si jamais… Enfin si vous vous sentiez menacée nous arriverons très vite.
— Il n’y a aucune raison que je sois en danger, fit-elle avec une sorte de colère. Il n’y a que des gens malheureux qui seront heureux de nous voir.
Sans discuter plus longtemps elle se dirigea vers les feux de camp. Le terrain était puissamment illuminé, plus qu’il n’était nécessaire. Elle vit que les gens ne s’abritaient pas sous des tentes mais sous d’anciens hangars tôlés à moitié détruits. Ils avaient rafistolé les toits tant bien que mal mais la plupart se trouvaient autour des feux. Des femmes et des hommes, très peu de silhouettes d’enfants.
Quelqu’un la vit sortir de l’ombre et cria en la désignant de la main. Ils devaient penser à une apparition surnaturelle car plusieurs des vieilles femmes se signèrent. Lorsqu’elle fut suffisamment éclairée elle s’immobilisa pour qu’ils puissent bien la détailler et sourit.