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Le sénateur ne se réveilla pas de très bonne humeur. Il regrettait presque ce voyage en Europe, cette enquête. Edwige, qui avait toujours su deviner ses pensées secrètes, le comprit parfaitement. Ils allaient réunir des éléments qui ne seraient peut-être jamais utilisés par une commission du Sénat. La victoire des républicains avait modifié l’échiquier politique et le sénateur Holden n’aurait aucune présidence de commission. Peut-être obtiendrait-il une sous-commission, un comité, mais ce n’était pas certain. Il pouvait constituer avec d’autres parlementaires une commission non officielle mais elle ne bénéficierait pas du même impact.

Elle ne pensait pas que son patron regrette en ce moment l’argent dépensé pour cette mission en Italie, mais elle ne lui serait jamais remboursée à moins d’un miracle, à moins qu’ils n’intéressent le Sénat dans un avenir plus ou moins lointain. Le prochain renouvellement du Sénat dans deux ans, si jamais Reagan décevait, pouvait tout changer une fois de plus et l’affaire de l’argent fourni aux terroristes finirait par sortir. L’effet n’aurait pas autant d’impact mais, après tout, la commission Church sur les interventions de la C.I.A. avait mis en lumière des agissements criminels de l’Agence depuis sa création après la dissolution de l’O.S.S. après la guerre.

— Quel est le programme ? demanda-t-il après avoir exigé qu’on lui serve du café américain et non l’expresso qui le faisait sauter au plafond la nuit, affirmait-il.

— Je vais me renseigner sur Vacanza Europeo Club, au syndicat des agences de voyages et des clubs de loisirs… Il faut que j’arrive à trouver leur banque… Il faudrait aussi que je sache qui a vendu l’ancien monastère des dignitaires du régime. Votre ami le sénateur italien pourrait nous aider, mais encore faudrait-il lui indiquer ce que nous faisons dans son pays, quel genre d’enquête nous menons ?

Holden qui grignotait un croissant la regarda comme si elle venait de proférer une ânerie.

— Bogaldi appartient à un petit parti socialiste modéré… Je ne sais même plus lequel… Tout ce que je sais c’est qu’il est apparenté à la Démocratie Chrétienne, que cette Démocratie Chrétienne est au pouvoir depuis la fin de la guerre dans ce pays et que nous les aurons sur le dos si je préviens mon ami Bogaldi…

— Il n’est pas forcément un défenseur acharné de la D.C., répliqua Edwige… Ce serait peut-être une chance pour lui de se démarquer de ce parti usé par le pouvoir et compromis dans toutes sortes de scandales dont le dernier sur les pétroles n’est pas le moindre… Il y a eu les complots militaires, ceux des services secrets, l’indulgence pour les terroristes de droite, la répression étroite pour les autres…

Holden leva une main en signe d’apaisement.

— Du calme, ma fille, du calme… Possible que mon ami Bogaldi saute sur l’occasion mais je sais que dans son fief électoral il doit beaucoup compter sur les chrétiens… Il ne s’aventurera pas à la légère.

— Rien ne prouve que le V.E.C. est compromis avec la Démocratie Chrétienne…

Un sourire indulgent défripa l’air boudeur du sénateur.

— Ma pauvre enfant… Réfléchissez… Ces gens-là ont acheté une propriété confisquée par l’État, certainement dans des conditions suspectes. Je veux dire qu’ils n’ont pas dû la payer très cher grâce à des pots-de-vin, je suppose, mais c’est toujours ainsi que les choses se passent en général… La D.C. ne verra pas d’un bon œil que nous nous y intéressions, même si elle est innocente pour l’argent du terrorisme, mais ce n’est pas certain.

— Dans ce pays, dit Edwige, sans soutien politique, sans recommandation on n’obtient pas le moindre renseignement. Je suis certaine de faire chou blanc même au syndicat des agences de voyages alors qu’ailleurs ma démarche ne présenterait aucune difficulté. Moi aussi je connais ce pays.

— Nous pouvons utiliser un subterfuge… Ces agences travaillent avec les USA, ont besoin d’être accréditées, profitez-en, jouez de l’influence dont votre poste peut vous faire bénéficier. Vous appartenez à l’administration sénatoriale, détachée auprès de mes services… Je ne sais pas encore pour combien de temps mais enfin c’est encore ainsi.

— Vous croyez qu’ils vont m’obliger à retourner travailler dans la Sénatoriale ou pour un autre sénateur ?

— Tout peut arriver, dit-il.

Cette réponse sibylline la laissa sur une mauvaise impression. Mais elle prit rendez-vous avec le syndicat des agences de voyages, se montra très à l’aise pour affirmer qu’elle était chargée d’une enquête sur différentes sociétés organisatrices de tour-opérateur.

— Mais, bafouilla la personne qu’elle eut au bout du fil, il faut dans ce cas que vous rencontriez le secrétaire général ?

— Il me faut un responsable, dit Edwige en articulant nettement.

— Bien sûr, un responsable, justement notre secrétaire général doit passer d’ici une heure prendre connaissance du courrier et…

— Je serai là-bas, dit-elle.

Elle profita de cette heure-là pour étudier les derniers télex de Washington mais ils ne concernaient pas leur enquête. Margot envoyait les nouvelles politiques, les derniers ragots sur l’équipe Reagan. Seul Holden serait capable de voir s’il pouvait en tirer un parti quelconque.

Lorsqu’elle arriva au siège du syndicat des agences de voyages elle trouva plusieurs personnages en pleine effervescence. Exactement deux hommes, le secrétaire général Franceschetti, le secrétaire Canessa chargé des relations avec les USA précisément, et la secrétaire réceptionniste qui lui avait répondu au téléphone.

— Signora, très honorés.

On lui baisa la main et l’hôtesse fit presque une révérence. On avait préparé les dossiers et elle les consulta après quelques mots sans importance. Elle manquait de matière pour entrer dans le vif de la conversation, ne voulait pas aborder tout de suite le sujet de la V.E.C.

Dans le dossier elle releva quelques noms d’agences et commença à demander des explications sur elles. On les lui fournit avec empressement et inquiétude. Tout était net, tout était parfait. Il n’y avait pas d’embrouilles. Ils répondaient de l’honnêteté des opérations.

— Nous avons eu dernièrement des plaintes d’hôteliers, de transporteurs, de loueurs de voitures, disait-elle un peu au hasard… Nous voulons entendre les deux parties, vous comprenez ?

— Mais bien sûr, signora, bien sûr… Il peut toujours y avoir des brebis galeuses…

Il n’y avait, dans le dossier, rien sur le V.E.C. et il lui était difficile d’aborder le sujet sans savoir si elle ne commettrait pas d’impairs.

— Je dois vous dire que certaines agences qui n’englobent pas notre pays dans leurs programmes sont également dans notre objectif…

Ils ouvraient de grands yeux, ne comprenaient pas.

— Il fut une époque où l’Immigration tenait en suspicion les organisateurs de séjours en Russie ou dans les pays de l’Est, mais évidemment désormais tout cela a pratiquement disparu… À quelques exceptions près évidemment… Le Sénat a eu des informations comme quoi sous couvert de tourisme certains pays de l’Amérique du Sud recevaient des devises suspectes… Il y a parmi vous des gens sans scrupule qui utilisent ce système pour se livrer à des actions politiques que nous ne pouvons tolérer bien entendu…

— Nous comprenons, dit Franceschetti le secrétaire général du syndicat. Nous nous doutons de ces choses-là mais n’avons jamais eu la preuve matérielle de…

Edwige commençait d’être amusée en même temps qu’un peu écœurée. Ce type-là savait à quoi s’en tenir. Il n’était pas à la tête de cette association professionnelle pour rien.

— Par exemple, dit-elle, il y a une petite société, la V.E.C., vous connaissez ? Nouveaux échanges de regards consternés.

— Oui, bien sûr, mais…

Inquiets certainement. Plus qu’inquiets même, effrayés. Il y avait donc de gros risques à parler de cette agence de voyages.

— Nous savons qu’elle travaille avec certains pays d’Amérique du Sud comme elle a travaillé autrefois avec l’Espagne, la Grèce, le Portugal… Ses choix ne nous paraissaient pas suspects encore qu’ils ne concernent que des pays dont les régimes peuvent être taxés de musclés, n’est-ce pas ?

— Nous pouvons même dire autoritaires, ajouta Canessa.

— Ce sont des dictatures ou d’anciennes dictatures sanglantes, dit Edwige d’un ton tranchant qui la surprenait elle-même. L’activité de cette société nous dérange assez… Évidemment tout ce qui se dit ici doit rester confidentiel.

— Oh ! bien sûr !

Ils s’entre-regardèrent tous les trois avec des mines farouches, prêts à jurer n’importe quoi.

— Vous avez des renseignements sur la V.E.C., je voudrais vérifier s’ils correspondent à ce que je sais déjà.

— Mais bien sûr, dit la jeune femme, je cours chercher son dossier.

Durant son absence un silence un peu gêné s’instaura et Franceschetti demanda si elle avait vraiment tout en mémoire.

— Oui, dit-elle… L’habitude.

La jeune femme, Aida, revint en courant avec une chemise de carton et Edwige put l’examiner d’un air pénétré. Elle hochait la tête de temps en temps comme si ce qu’elle lisait correspondait à ce qu’elle savait. La V.E.C. faisait un chiffre d’affaires de deux milliards de lires, ce qui la classait dans le bas de l’échelle.

— Vous savez, dit Franceschetti, il ne faut pas trop vous attacher à ce chiffre, l’évasion fiscale dans notre pays n’est pas une invention de technocrate… Je ne le dirais pas à un fonctionnaire italien, bien sûr… Mais certains services sont payés de la main à la main sans laisser de trace… Vous pouvez multiplier ce chiffre par deux ou même trois…

— Certains charters partent de pays voisins, la Suisse, la Yougoslavie et il est difficile de comptabiliser ces opérations…

Enfin elle découvrit le nom de la banque qui servait de garantie à l’agence V.E.C.

— Credito Mobilo di Napoli, dit-elle à voix haute… Ce n’est pas une très grande banque, n’est-ce pas ?

— Non, signora, pas bien grande en effet… Juste une succursale à Rome… Le siège bien sûr est à Naples… Une ancienne affaire de famille mais il y a certainement, derrière, un groupe plus puissant. Le Cremodina prête pour l’achat de voitures, d’électroménager, de meubles et puis depuis quelques années pour les vacances à crédit… Ça a commencé pour les familles de travailleurs émigrés en Allemagne par exemple… Leur famille, femme, mère, versait chaque mois une somme à la Cremodina et touchait un intérêt… Au bout d’un an elles avaient la somme nécessaire au voyage… Une très bonne combinaison pour tout le monde et surtout pour la banque de Naples. Mais elle a dû avoir besoin de capitaux…

— Quel groupe garantit son découvert ?

— Nous l’ignorons, signora, dit Franceschetti d’un ton trop sûr pour que ce soit vrai.

Il était possible que ce soit la même banque qui garantisse la plupart de ces agences, pensa Edwige, et le secrétaire général du syndicat ne jugeait pas prudent, d’un point de vue affaires, de donner cette précision.

— Nous le saurons vite, déclara Edwige. Nous avons des renseignements bancaires quand nous le désirons…

— Que reprochez-vous à cette agence V.E.C. ? demanda timidement le signor Canessa.

— Eh bien, d’abord de mélanger un peu trop politique et tourisme, bien sûr. Il y a des gens qui vont en Argentine, au Brésil, à Haïti pour des raisons mystérieuses… Nous sommes un peu le gendarme de cette région-là.

— Mais, fit remarquer Canessa toujours aussi poli, je ne crois pas que la V.E.C. exporte des éléments opposés aux gouvernements en place ?

— Oui, dit Edwige, mais le Sénat voudrait bien savoir ce que ces éléments, comme vous dites, vont faire dans ces pays-là, quel enseignement, quelles instructions ils rapportent ensuite ici ?

Elle estima qu’elle s’engageait un peu trop sur des terrains mouvants mais il lui était difficile de tenir un autre discours.

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