La vieille dame qui s’appelait Élisa l’accompagna en direction du village ruiné. Le jour n’était pas encore levé et elles étaient seules à s’éloigner du terrain d’aviation. Élisa continuait de lui raconter sa vie, son mariage, la naissance de ses enfants qui s’étaient vite enfuis de ce village maudit. Très loin, en France, en Allemagne, pour que personne ne puisse leur reprocher d’être nés à Dioni.
— Je crois qu’ils avaient laissé cette voiture près de la grange là-bas. Je sais que le dimanche matin, après la messe, le curé ne monte que tous les quinze jours et fait la messe de bonne heure, je suis allée faire un peu d’herbe pour les lapins. Ça sentait la neige et je voulais rentrer des provisions pour eux. Je suis passée près de cette petite voiture… Je savais que c’était une Lancia Fulvia…
— Comment le saviez-vous ? demanda la Mamma.
— Mon fils en avait une lorsqu’il travaillait à Rome. Avant de partir pour l’Allemagne bien sûr… Oh, une vieille toute cabossée… Mais elle marchait très bien et pour les routes de montagne il disait que c’était la meilleure voiture qui existait. J’ai vu la voiture à l’aller et au retour. La grange a dû s’effondrer dessus. On ne la voit plus.
Lorsqu’elles arrivèrent le soleil se levait dans la plaine entre les Apennins et l’Adriatique, et c’était un spectacle impressionnant que cette boule rouge à la lisière du ciel plombé qui s’étendait sur la région. Dans un instant il serait voilé pour toute la journée certainement.
— Voilà.
Il y avait un tas considérable de pierres, de poutres, de plâtras.
— Je n’imaginais pas que c’était aussi important, dit la Mamma.
— Ce sont des parents à vous ?
— Les enfants de mes amis…
— Voilà pourquoi vous êtes à Dioni ?
— Oui, voilà pourquoi, avoua la Mamma.
— Vous auriez pu accourir les mains vides, remarqua Élisa, vous avez pris le temps d’entasser ces choses merveilleuses dans votre voiture, c’est une pensée qui vous honore.
Elles commencèrent de déblayer le tas de décombres, pierre par pierre. Il y avait des rescapés qui passaient, regardaient mais ne s’arrêtaient pas. Durant la journée chacun quittait le terrain d’aviation pour retourner sur le tas de pierres qui était tout ce qui restait de leur chez eux. La Mamma parla de la vieille femme assise sur une chaise qui attendait son chat.
— Il est mort, son chat, dit Élisa. Nous le lui avons montré mais elle a dit que ce n’était pas le sien. Elle est un peu détraquée et pas seulement depuis le tremblement de terre… Je crois qu’elle ne veut surtout pas qu’on essaye de déblayer ses ruines.
— Pourquoi donc ?
— Une idée comme ça… Les gens, vous savez, sont drôles.
L’autre femme du début qui se nommait Emma vint aussi les rejoindre et, ensemble, elles purent déplacer une poutre qui les gênait beaucoup. Emma affirmait, elle, qu’il n’y avait pas de voiture.
— Moi aussi je suis passée là après la messe pour aller ramasser des châtaignes et il n’y avait pas de voiture.
Elles se disputèrent un peu mais sans gravité. La Mamma, contrairement à l’avertissement des deux femmes, cherchait des motifs de rester là. La voiture lui donnait ce prétexte. Bien sûr, si elle était vraiment sous les pierres, ce serait la preuve que Macha Loven se trouvait à Dioni avec son ami.
— De bons amis à vous ? demanda Emma.
— Oui, vraiment de bons amis. Jeunes, gentils… Quelle désolation, disait la Mamma retrouvant d’instinct les incantations des vieilles femmes de la région.
— Oui, quelle désolation, quelle misère.
Nous avons dû faire de gros péchés pour que le ciel nous réserve des châtiments pareils. Nous avons tout perdu.
Et puis les deux Allemands les rejoignirent un peu hébétés, comme s’ils étaient sortis brutalement d’un cauchemar. Ils avaient dû penser qu’elle était partie jusqu’à ce qu’ils voient la Fiat à côté de la Volvo.
— Que cherchez-vous là ? demanda Stefan.
— Une voiture, dit Emma, celle des amis de madame.
— Je m’appelle Cesca, dit la Mamma, Cesca Pepini, appelez-moi ainsi, pas madame.
Alors elles eurent un petit rire ravi.
— On va vous aider, dit Stefan. Vous êtes sûre qu’elle est là-dessous ?
— Oui, oui, dit Élisa, sûre. Le tas est d’ailleurs plus gros que tout ce que la grange a pu donner comme pierraille.
Mais Emma haussait les épaules, pinçait les lèvres comme pour prétendre, mais sans ouvrir la bouche, que c’était une idée fixe, décidément. Elle avait l’air de penser que son amie n’était pas capable de reconnaître une voiture plutôt qu’une autre et que de toute façon elle n’avait pas vu de voiture.
— Toutes ces pierres, murmurait Élisa, toutes ces pierres… Ici c’est le pays des pierres, elles poussent mieux que le blé ou le maïs et on n’a jamais pu tirer quoi que ce soit de ces pierres. Et maintenant il faut qu’elles nous écrasent. Comment peut-on accepter d’être toute une vie ainsi accablé par les pierres. Elles nous affament en rendant le sol stérile et elles nous tuent. Pour enterrer nos morts il a fallu en déplacer aussi des dizaines dans la terre pour creuser les tombes.
Élisa crut voir quelque chose entre deux énormes cailloux, mais lorsque les autres vinrent voir il n’y avait plus que de la poussière.
— Je suis sûre que c’était le toit. Vous allez voir que nous la trouverons bientôt.
Tous se concentrèrent sur ce point-là, ouvrirent une sorte d’entonnoir. Il y avait effectivement une voiture là-dessous. Son toit d’un vert sombre était dégagé sur la largeur d’une main. Pour définir la couleur il fallut empêcher la poussière de plâtre de couler sans arrêt.
— C’est bien la couleur ? demanda Élisa.
— Je pense, fit la Mamma prudente.
Emma, un peu vexée, déclara qu’elle devait aller voir du côté de chez elle si elle ne retrouverait pas quelques objets. Elle s’éloigna d’un pas très rapide.
— Je savais bien qu’elle était là, cette Lancia Fulvia, dit Élisa quand son amie fut loin.
Peu à peu ils dégageaient le toit, l’encadrement du pare-brise. Mais l’intérieur était rempli lui aussi de pierres et de gravats de toutes sortes.
— Il n’y a certainement personne, dit Stefan en regardant la Mamma.
Le destin aurait très bien pu les tuer alors qu’ils s’apprêtaient à repartir, pensa-t-elle.