Le Livre des Chevaliers Yves Meynard

For Nathalie, who liked the idea of Adelrune going to knight school

1. Le Livre

La plus ancienne chose dont Adelrune se souvienne était sa découverte du Livre des Chevaliers, dissimulé dans le grenier de la maison de briques à quatre étages où vivaient ses parents adoptifs.

Il était pourtant, à bien y penser, presque impensable de trouver un livre quelconque dans cette maison austère et sans joie – mis à part la Règle et ses douze volumes de Commentaires qui garnissaient une des étagères de chêne du salon. Combien de fois n’avait-il pas entendu Père répéter, d’un ton plein de suffisance, les paroles du Didacteur Mornude : « Toute la sagesse du monde se retrouve dans la Règle et ses Commentaires. Tout autre texte n’est que du parchemin gaspillé. »

Mais il avait bel et bien trouvé le livre dans la maison de ses parents adoptifs : au fond du grenier, non seulement coincé entre un énorme coffre vide et le mur arrière de la maison mais aussi camouflé par des toiles d’araignées coagulées, chargées de décennies de poussière. Il avait extrait le livre de sa cachette, l’avait posé sur ses genoux, en avait essuyé la couverture et vu les lettres dorées revenir à la vie. Une vie qui n’était que partielle, puisqu’il ne savait pas encore lire et ne pouvait donc saisir leur sens.

Il était encore à un âge où les miracles ne se distinguent pas des événements ordinaires ; la découverte ne fit naître en lui nulle crainte, nul émerveillement. Il l’accepta avec la terrible sérénité de la jeunesse et brisa ainsi le dessin de sa vie telle qu’elle avait été conçue à l’origine. Si le livre n’avait contenu que du texte, tout serait rentré dans l’ordre ; Adelrune, ayant déjà à l’âge de cinq ans appris à se montrer méthodique, se serait rapidement lassé de ces signes qui ne voulaient rien dire et aurait rangé le livre soigneusement à sa place, pour ensuite l’oublier complètement.

Mais il y avait des images. Adelrune avait déjà vu des illustrations, de grands tableaux aux couleurs vives, peints sur les murs de la plus petite des Maisons Canoniales, là où les enfants étaient emmenés pour commencer leur apprentissage de la Règle tandis que leurs parents allaient au Temple. Sur un mur, on avait peint des images qui illustraient les Préceptes de la Règle ainsi que les récompenses qui en découlaient ; sur l’autre, des portraits d’hommes célèbres dont les vies exemplaires étaient reconnues pour incarner optimalement la Règle. On avait encouragé Adelrune à examiner ces peintures tant qu’il le voulait ; mais elles ne l’avaient guère intéressé.

Les illustrations du livre étaient des gravures dont l’encre avait pâli, et elles étaient bien plus petites ; pourtant, pour Adelrune, elles étaient source d’une inépuisable fascination. En les regardant, il n’avait éprouvé au début qu’une intense curiosité : l’idée lui était venue qu’il se devait de comprendre ce que les images voulaient dire. Et à la suite de cette pensée en était venue une autre, une bien étrange réflexion de sa part : il devait garder sa découverte secrète. Il ne devait en parler ni à Père ni à Mère. Il pressentait déjà leur désapprobation.

Ils lui répétaient sans cesse, mais pas toujours en mots, qu’il devait se montrer reconnaissant. La gratitude devait être son sentiment dominant, car rien ne lui avait jamais été dû. Il n’était pas un garçon comme les autres : il était un enfant trouvé, abandonné à sa naissance par des parents indignes. Père et Mère l’avaient recueilli, logé, nourri. C’était une preuve de leur grande dévotion à la Règle – ils sous-entendaient presque « de leur sainteté » – qu’ils s’en soient donné la peine et qu’ils continuent à faire tant de sacrifices pour lui.

Et Adelrune leur en était bel et bien reconnaissant. Consciencieusement, il prenait soin de le dire en mots au moins une fois par jour. Souvent, Mère trouvait des façons plus concrètes pour lui d’exprimer sa gratitude ; elle le chargeait de lui rapporter de petits objets, d’épousseter les étagères les plus basses, de laver le plancher de la cuisine. Tout cela faisait partie de la vie d’un garçon bien élevé : l’obéissance à ses parents était un aspect de l’obéissance à la Règle.

Un pan de l’esprit d’Adelrune, tout aussi poussiéreux et silencieux que le grenier, savait que la lecture du livre ne serait jamais perçue comme de l’obéissance ou de la gratitude. On ne la lui avait pas interdite, certes, mais il semblait peu probable que l’un ou l’autre de ses parents soit au courant de l’existence du livre. On l’avait soigneusement élevé ; il ne pourrait pas désobéir à une interdiction directe. Mais tant que ses parents ne savaient rien du livre, il pouvait le regarder et feindre de n’avoir rien à se reprocher.

Et ce fut donc en secret qu’il revint au Livre des Chevaliers, encore et encore, jour après jour. Ce furent les images qui lui donnèrent accès au livre, durant toute la première année, avant qu’il n’apprenne à lire.

Il y avait vingt-deux illustrations, dispersées parmi bien plus de pages qu’Adelrune ne pouvait espérer compter. Le sujet de chacune était un homme – jamais le même, encore que certains se ressemblaient comme des frères. D’habitude, l’homme portait une armure, mais quelquefois il n’avait que des vêtements ordinaires, et dans une des images il était presque nu – ce qui était certainement un manquement à la Règle, mais peut-être ses vêtements lui avaient-ils été dérobés par la foule d’hommes à têtes d’oiseau qui l’entouraient, leurs yeux mauvais et leurs becs ouverts comme pour lui lancer des imprécations.

Adelrune en vint bientôt à connaître chaque image par cœur, à reconnaître le caractère propre de chacune. Certaines des images étaient sereines, presque gaies ; elles prenaient plaisir à être regardées. Comme la gravure qui représentait un homme moustachu portant une armure baroque, couché sur un lit de mousse. Une cohorte de petites filles lui apportaient des raisins à manger. Elles avaient des yeux énormes et de petites cornes émergeaient de leurs cheveux.

D’autres images étaient plus réservées ; le garçon avait bien vite envie de tourner ces pages. Sur l’une d’elles, un homme se tenait dans une cour intérieure, tenant une épée ensanglantée de la main gauche, les yeux fixés au sol. Des cadavres jonchaient le sol autour de lui, apparemment tués de sa main. Tous étaient dépourvus d’armes comme d’armures. Des nuages étaient visibles, s’amoncelant par-dessus le rebord du mur d’enceinte. Le soleil se couchait, et l’ombre des murs noyait la moitié de la cour. À la frontière d’une zone d’ombre, on pouvait discerner une main – était-ce quelqu’un qui se cachait de l’homme à l’épée ?

Adelrune en vint à nommer cinq des images les Gravures Colériques ; celles-là forçaient le garçon à les examiner, elles essayaient presque de l’empêcher de jamais arracher d’elles son regard. Ce qu’elles montraient lui inspirait une répugnance à même toucher cet endroit de la page. La pire de toutes était un paysage d’hiver. On y voyait un homme dont la chevelure était une crinière emmêlée, les joues mangées de barbe, sanglé à un assemblage de métal et de bois débordant de pointes, de lames à dents de scie et d’épines barbelées. Adelrune avait d’abord cru que c’était un genre de chevalet de torture, et il s’était senti dégoûté. Mais ensuite il avait compris que la charpente était une sorte d’armure, qu’elle bougeait avec l’homme, qu’elle faisait de lui un géant de dix pieds dont la totalité de la surface était mortelle. L’énorme couperet à deux tranchants à l’extrémité d’un des bras n’était pas fixé à un pivot dans le but d’étriper l’homme ; c’était une arme qui détruirait ses ennemis. Ce que le garçon avait cru être des congères tout autour de l’homme lui apparaissait maintenant comme les anneaux d’une bête serpentine colossale. Et cette rangée de glaçons trop parfaits qui surplombaient la scène à l’avant-plan : ne s’agissait-il pas plutôt des dents translucides du monstre ? Ce qui voulait dire que le point de vue de l’illustration se situait à l’intérieur de sa bouche.

Malgré la peur – et toujours aussi, curieusement, la tristesse – que lui inspiraient ces images, Adelrune les regarda souvent au début, avant qu’il n’apprenne à éviter d’instinct d’ouvrir le livre à ces pages. Pourtant, il lui arrivait de rêver aux Gravures Colériques la nuit. Et quand il pensait au livre, toujours ces cinq images flottaient dans son esprit juste derrière le livre lui-même. Souviens-toi de nous. Nous sommes aussi vraies que les autres, sinon plus.

Les mystères des images ne s’amoindrirent pas avec le temps, contre toute attente. En fait, elles éveillèrent chez Adelrune le désir de plus en plus brûlant de comprendre les symboles qui remplissaient les autres pages du Livre des Chevaliers. Il lui paraissait naturel de supposer que les lettres sur les pages étaient les mêmes que l’on utilisait pour écrire la Règle et ses Commentaires. Et donc – le raisonnement lui avait pris quelques jours – si Adelrune apprenait à lire ces livres-là, il serait aussi capable de lire le Livre des Chevaliers.

Adelrune mit au point un plan astucieux à cet effet. Ce soir-là, après le souper, tout le monde quitta la table et s’en fut au salon. Mère s’assit dans sa chaise habituelle tandis que Père se rendait à sa seule et unique étagère de livres et en retirait l’un des Commentaires sur la Règle. Normalement, Adelrune se serait assis sur sa propre chaise, un petit siège de bois que l’on avait descendu du grenier, et y serait demeuré pour le reste de la veillée. Il ne remuait jamais ; il lui avait suffi qu’on le lui dise deux fois et qu’on le frappe une seule pour se rappeler pour toujours qu’il était inconvenant de se tortiller sur sa chaise pendant la lecture de la Règle.

Mais cette fois-ci, il se tint contre la jambe de Père et s’éclaircit la gorge.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Tu as besoin d’aller au petit coin ?

— Non, Père. Je voulais m’asseoir à côté de vous. Je voudrais apprendre à lire la Règle.

Père avait commencé par froncer les sourcils, mais son expression changea à ces mots. Il consulta sa femme du regard. Elle dit doucement :

— Pourquoi ne pas le lui permettre, Harkle ? C’est une bonne chose pour un enfant d’apprendre à lire jeune, n’est-ce pas ?

— Hmpf. D’accord, Adelrune. Assieds-toi ici et regarde les pages, mais ne touche pas au livre et surtout ne gigote pas.

— Promis, Père. Merci, Père.

Tandis que Père lisait à voix haute, Adelrune examinait les pages et tentait de comprendre les signes qui les remplissaient. Il se força à rester immobile et silencieux, étouffa un éternuement intempestif.

— « Comme le quatre-vingt-neuvième Précepte nous l’enseigne, nous devons en toutes choses garder conscience des limites de la Règle. Ceci doit être bien saisi : il ne suffit pas de savoir que l’on est à l’intérieur de ces limites, il faut aussi comprendre à quelle distance des frontières de la conduite convenable l’on se situe. Loué soit l’homme vertueux, qui a trouvé son refuge sûr au cœur même de la Règle, lui qui se sait aussi distant que possible de la moindre inconvenance. Prenez garde au pécheur en devenir, celui qui penche délibérément vers la limite de ce qui est permis ; car, s’il ne ressent tôt ou tard le besoin de revenir vers le centre, nul doute qu’il se rapprochera inexorablement de l’inadmissible, jusqu’au jour où il franchira la frontière et transgressera la Règle. » Tu comprends ça, gamin ? Ça veut dire qu’il faut toujours que tu fasses de ton mieux. Si tu te dérobes à tes devoirs, même si tu ne fais rien de mal autrement, tu ne vaux pas mieux que le pire des pécheurs. Tu me comprends bien ?

— Oui, Père. Je ferai toujours de mon mieux.

Jour après jour ce nouveau rituel continua, Adelrune assis à côté de Père, essayant de suivre sur la page les mots que récitait l’homme, n’osant pas demander si c’était ce mot-ci ou celui-là qui était prononcé. Par moments, écrasé par l’ampleur de la tâche, il abandonnait et laissait les mots déferler sur lui sans le moindre effort pour les attraper au passage ; et puis Père tournait la page et Adelrune sautait sur l’occasion, sachant que le premier mot que prononcerait Père serait écrit dans le coin supérieur gauche.

Quand Père avait terminé sa lecture, Adelrune était renvoyé à sa chambre. On lui accordait quand même une heure avant de se coucher. Un soir, peut-être deux semaines après le début de son programme de lecture, il descendit à la cuisine prendre de l’eau à la pompe. Il posa soigneusement le verre qu’on lui avait attribué au fond de l’évier et manœuvra le bras jusqu’à ce que l’eau gicle dans le récipient. Il s’apprêtait à partir quand il entendit son nom. Croyant qu’on l’avait appelé, il allait ouvrir la porte qui menait au salon, mais s’arrêta net quand il comprit qu’on parlait de lui.

— Je ne sais pas, disait Mère. C’est beaucoup d’argent, et à quoi bon ? Tu m’as dit toi-même que la guilde des maçons ne voudra jamais de lui, quand bien même il devrait avoir le droit d’y entrer, puisque c’est ton fils. À quoi lui servirait une éducation ? Juhal a offert de le prendre comme apprenti s’il devient assez fort, et puis Rodle a dit que…

— Mais oui, mais oui, tous les maris de tes amies, tous ces sans-guilde à l’affût de main-d’œuvre pas chère. Et je ne dis pas que c’est un tort. Comme le disent les Commentaires, « gagner un salaire modeste est un droit chemin vers la vertu », sans parler de notre part de son revenu. Je suis d’accord que ce serait la solution la plus prudente. Mais, Eddrin, il pourrait aller plus loin. Il veut apprendre. Il respecte la Règle mieux que bien des enfants de son âge. Pourquoi ne pas essayer de le faire entrer dans les rangs de la hiérarchie ?

— C’est un dur régime. S’il échoue, nous aurons l’air d’avoir voulu nous élever plus haut que notre rang.

— Bah, et qu’est-ce qu’une femme connaît des épreuves de la vie ? Il n’échouera pas. Et pense à ce que ça sera, d’avoir un fils qui sert directement les Didacteurs.

— Ils ne le laisseront pas s’élever bien haut. Un enfant abandonné, dont on ne connaît pas les parents ? Ils ne permettront jamais à un bâtard de…

Père l’interrompit.

— Je t’interdis d’employer de tels mots dans ma maison ! Adelrune est un enfant trouvé à qui nous avons donné une famille honnête et vertueuse. Oui, c’est vrai, les Didacteurs ne le laisseront pas monter très haut, mais il pourrait quand même devenir diacre. Est-ce que ce ne serait pas une réussite méritoire ? Ça nous récompenserait de tous les sacrifices que nous avons consentis pour l’élever. Notre fils, un diacre.

— Eh bien, oui, ça serait une bonne chose… Un diacre ?

Elle fit rouler le mot sur ses lèvres pour en éprouver l’effet. « L’autre jour, mon fils Adelrune, le diacre… » Sa voix descendit jusqu’au murmure.

— C’est donc entendu, déclara Père, je l’inscrirai à la Maison Canoniale la semaine prochaine.

— Comme tu le voudras, dit Mère docilement.

Puis vint le bruit des pas de Père. Adelrune grimpa à toute allure l’escalier pour rentrer dans sa chambre, de peur d’être surpris en train d’écouter aux portes et de ruiner ainsi ses chances. Une éducation ! Jamais il n’aurait pensé que cela se situait dans son avenir.

*

Pour Adelrune, le régime scolaire se révéla déplaisant mais en fin de compte supportable. Les divers affronts qu’il devait endurer, les apprentissages par cœur et les exercices sans signification lui importaient peu, tant que cela voulait dire qu’il obtiendrait à la longue la clef du livre qui l’attendait à son retour de l’école.

Et il apprit bel et bien, lentement mais sûrement. Ce que signifiait chaque lettre et comment elles se joignaient les unes aux autres, comment ces arrangements formaient des mots. Jusqu’à ce qu’un jour, alors qu’il s’acharnait en compagnie d’une douzaine d’autres élèves à former des f sur son ardoise, quelque chose frémit en lui et il sut qu’il était prêt. Tout ce temps, il s’était retenu de jeter le moindre coup d’œil sur le livre, car il aurait été pire de ne pouvoir lire que quelques mots ici et là que de ne pas pouvoir en lire un seul. Maintenant, il n’avait plus à retarder l’échéance.

La révélation le secoua. Ses f devinrent de plus en plus de travers, hampes tremblotantes et barres transversales obliques. Le jeune Didacteur qui s’occupait de la classe jeta un regard dégoûté à l’ouvrage d’Adelrune, flanqua une gifle au garçon et lui ordonna d’effacer l’ardoise et de tout recommencer.

La douleur était presque la bienvenue : elle lui permettait de distraire son esprit de la révélation. Adelrune épongea la surface de l’ardoise et recommença son ouvrage avec application, ce qui lui valut un hochement de tête approbateur. Le reste de la journée, le garçon parvint à garder son attention sur ses tâches, évitant toute pensée au sujet du livre. Quand enfin quatre heures sonnèrent à la tour du centre de la ville, les élèves se levèrent et entonnèrent l’hymne du jour, dirigés par le Didacteur dont la voix de baryton faussait allégrement. Une fois cette dernière corvée accomplie, la clochette de la Maison Canoniale tinta, et les enfants émergèrent des salles de classe.

Adelrune s’en fut chez lui, marchant du pas le plus rapide que la décence permettait. Il se rendit à sa chambre, rangea sa veste et passa ses souliers à la brosse – le quatre-vingt-neuvième Précepte toujours présent à son esprit, vu qu’il était encore plus populaire à l’école qu’à la maison. Une fois toutes ses obligations remplies, il se rendit au grenier, les jambes tremblantes, sortit le livre de sa cachette et le mit sur ses genoux.

Il lut la couverture d’abord. Les lettres dorées, après presque une année d’attente, lui révélèrent enfin leur signification. « Histoire des Vies Célèbres et des Actes d’Éclat de Maints Braves Chevaliers ».

À la Maison Canoniale, on ne parlait jamais de chevaliers ; il n’y transpirait jamais la moindre idée qu’il pût exister quoi que ce soit dans le monde hors des limites de la Règle. Mais parfois, sur le chemin qui y menait, Adelrune marchait derrière un groupe d’autres enfants, assez près pour écouter leur conversation. Les autres parlaient parfois de chevaliers, de rois, de châteaux et de magiciens. Pourtant, même les enfants semblaient croire que toutes ces idées étaient aussi fantasques les unes que les autres, le produit d’imaginations débridées. S’il avait essayé d’écrire tout ce qu’il avait entendu au sujet des chevaliers, Adelrune n’aurait pas rempli beaucoup d’ardoises. Mais c’était comme si le fait de prononcer le mot lui-même engendrait l’essentiel de sa signification : car s’il avait dû écrire tout ce qu’il savait des chevaliers, Adelrune aurait produit une liste bien plus longue. Et ce livre, ce livre énorme dont les pages avaient besoin de trois chiffres pour être numérotées, ce livre était bien plus long que la liste mentale que le garçon s’était constituée. Quand il l’aurait lu, de combien encore se serait accru son savoir ?

Adelrune ouvrit le livre et brisa les chaînes qui avaient entravé son destin.

*

Le Didacteur Mornude disait encore, quand il visitait les parents adoptifs d’Adelrune : « Toute la sagesse du monde réside dans la Règle et ses commentaires. Tout autre livre n’est qu’un gaspillage de parchemin. » Alors, Adelrune baissait les yeux et se mordait la lèvre inférieure presque jusqu’au sang. Il avait neuf ans, et le livre avait été son seul compagnon depuis quatre années. Il l’avait lu sept fois, de la première à la dernière page, sans omettre une seule phrase, un seul mot. À l’école, il avait atteint le Tiers Index et arriverait bientôt au Quart ; les aspects de la Règle lui étaient inculqués avec diligence, et lui de son côté semblait apprendre avec autant d’enthousiasme. Mais tout son savoir était appris par cœur : même s’il était en mesure de réciter les Préceptes avec une précision exceptionnelle pour un enfant de son âge, il ne croyait à aucun d’eux. Son esprit avait été placé sur une voie différente, et il était perdu à jamais pour la Règle – mais personne, pas même lui, ne s’en était encore aperçu.

« Regarde-moi dans les yeux, mon garçon », le grondait le Didacteur d’un ton bonasse ; Adelrune devait soutenir le regard de l’homme. « Et maintenant, récite-moi le onzième Précepte. » Ce dont Adelrune s’acquittait sans défaut. Ses parents adoptifs rayonnaient ; le Didacteur Mornude consentait à sourire.

Père invitait alors le Didacteur à s’asseoir dans le fauteuil noir, ce qui laissait comprendre aux deux autres membres de sa famille qu’ils devaient se retirer. De derrière la porte du salon parvenait le murmure de voix masculines, puis l’âcre odeur du tabac. Mère s’installait à la cuisine pour tricoter, et on accordait à Adelrune une heure d’oisiveté avant de se coucher.

Il ne sortait pas de la maison afin de gaspiller cette heure à jouer dans la rue étroite. Ses parents adoptifs préféraient savoir où il se trouvait en tout temps – et, de toute façon, il n’avait personne avec qui jouer. Cela avait été une constante de sa vie, aussi loin que remontaient ses souvenirs. Il ne lui était jamais venu à l’idée de se demander pourquoi, jusqu’à tout récemment. Et alors il avait déduit que cela avait à voir avec les circonstances de sa naissance. N’ayant pas de vrais parents, il était tenu à l’écart des autres enfants. Le dix-huitième Précepte de la Règle déclarait au troisième verset : « Que nul ne méprise celui dont la lignée est inconnue ou de mauvais renom. » Adelrune ne se risquait jamais à le citer aux enfants qui l’ignoraient quand ils composaient des équipes de ballon-plonge dans la cour de récréation, ou à ceux qui se taisaient quand il s’approchait. Il en était venu à comprendre que les Commentaires sur la Règle avaient souvent plus d’importance que la Règle elle-même, et qu’ils affirmaient souvent le contraire des Préceptes qu’ils étaient censés éclairer.

Plutôt que de sortir jouer dehors, Adelrune montait l’escalier, en apparence à destination de sa chambre au quatrième étage. Mais au lieu de la porte de sa chambre, c’était celle qui donnait sur l’escalier du grenier qu’il ouvrait. Il montait prestement les marches, enjambant la deuxième et la neuvième, qui grinçaient. Une fois au grenier, il se glissait jusqu’à l’extrémité, ouvrait le vieux rideau qui masquait un œil-de-bœuf. Dans les derniers rayons du soleil couchant, il lisait une page du Livre des Chevaliers.

*

De cette façon, à petites doses, il avait parcouru le Livre des Chevaliers tout entier et s’était imprégné de ses histoires. Il avait appris à nommer tous les chevaliers représentés sur les images ; avait appris également les histoires derrière ces images, et les raisons de leur caractère propre.

Il avait craint qu’une fois qu’il aurait appris les histoires, l’impact de leurs images s’affaiblirait. Adelrune comprenait déjà que l’imagination pouvait emplir le monde de chimères bien plus belles et terribles que la réalité. Mais en fait, quand sa lecture lui expliquait les images, leur histoire s’avérait encore plus étrange que ce qu’il s’était imaginé. L’homme à demi nu entouré de monstres à têtes d’oiseaux se nommait Sire Tachaloch, et il ne s’était pas fait voler ses vêtements : il s’en était débarrassé lui-même, afin de s’oindre la peau de graisse et de se glisser ainsi à travers une fissure d’un mille de profondeur qui fendait une montagne de verre noir, donnant accès à une grotte où une enchanteresse dormait d’un sommeil magique depuis des siècles, gardée par des démons appelés par le Roi des Aigles…

Le Livre des Chevaliers raconta ses histoires à Adelrune, une par une. Comme le promettait la couverture, c’était un recueil d’actions d’éclat, de biographies. Il y avait de la joie dans ces histoires, mais aussi beaucoup de tristesse, car souvent les chevaliers mouraient dans leurs quêtes. Sire Athèbre, qui s’était battu contre un des descendants du serpent qui enserre le monde, sur une île enneigée, protégé par une sur-armure qu’il avait fabriquée de peine et de misère à partir des débris de son naufrage, n’avait pas survécu à ce combat. Des années après sa défaite, son sort avait été révélé quand la mer avait rejeté sur la côte les os mutilés de sa main, soudés ensemble par la pression des mâchoires du ver, la bague de sa famille encore à un doigt squelettique.

Il n’y avait pas que des histoires dans le Livre des Chevaliers. Il s’y trouvait des réflexions sur les aventures, parfois même des bribes de dialogue entre deux personnages anonymes, discutant des mérites de tel ou tel chevalier, se demandant si Sire Ancelin avait vraiment bien fait en refusant de libérer l’Ombre de Gedrue quand il en avait eu la chance… Adelrune, habitué aux Commentaires sur la Règle, trouvait ces interjections normales et les lisait avec autant d’intérêt que le reste.

L’une en particulier en vint à avoir de plus en plus d’importance à ses yeux. Elle amorçait le troisième chapitre du livre ainsi :

Pour devenir chevalier, il est nécessaire d’être formé à cet effet. Un aspirant chevalier doit trouver un tuteur, qui le guidera le long du chemin qui mène au statut de chevalier. De tels hommes ne sont pas faciles à trouver. L’un dont le nom est encore connu est Riander, qui vit au-delà de la forêt, dans une vallée abritée parmi les collines, à trois jours de marche de la ville. Ceux qui viennent à lui doivent lui présenter un compte-rendu de leurs actes, afin de montrer qu’ils possèdent le germe de la fougue chevaleresque. Nombreux sont ceux qu’il refuse, rares ceux qu’il accepte. Mais ces derniers sont unanimes à reconnaître que de tous les précepteurs, il est le meilleur qu’un chevalier puisse désirer…

Le jour de ses dix ans – pour fêter cette occasion, on l’avait dispensé de corvées – Adelrune relut ce passage dans le Livre des Chevaliers pour la dix ou douzième fois. Et quand il eut atteint le bas de la page, il prit une résolution. Bien que la Règle interdise à un enfant de désobéir à ses parents, bien qu’elle affirme haut et clair que rien de bon ne pouvait se trouver hors des demeures des justes, Adelrune décida de quitter la maison ; d’aller retrouver Riander et de devenir, à son tour, un chevalier.

Le grenier s’emplissait d’ombre. Le garçon se rendit compte qu’il frissonnait, comme si la faible lumière qui filtrait à travers l’œil-de-bœuf avait été ce qui le gardait au chaud. « Je ne crois pas à la Règle », murmura-t-il pour lui-même, donnant voix à une chose si évidente qu’il ne l’avait encore jamais comprise.

Il descendit jusqu’à sa chambre, silencieusement, et alla se cacher sous les couvertures. Il avait l’impression que ses parents adoptifs seraient capables de flairer son apostasie, que la maison elle-même, que Père avait bâtie de ses mains, allait se mettre à grincer et gémir pour révéler son secret.

Rien ne se passa. Rien ne le trahit. À la Maison Canoniale, ses performances restèrent égales à elles-mêmes. Il mémorisait les Préceptes et les Commentaires avec diligence, se méritant les louanges de ses professeurs pour l’excellence de sa mémoire. Il comprit alors enfin ce qu’il savait depuis longtemps, mais d’une façon rudimentaire : que les Didacteurs qui l’instruisaient ne chercheraient jamais à savoir s’il possédait vraiment la foi, car ils ne s’en préoccupaient nullement : sa mémoire des textes et son respect apparent de la Règle étaient les seuls étalons par lesquels ils le jugeraient.

Ainsi en vint-il à pratiquer la malhonnêteté. Il s’enhardit à traînasser sur le chemin du retour, constata que tant que son retard était mineur, on ne le remarquait pas. Il parvint à distiller jusqu’à dix minutes de temps libre de son horaire. Pour lui, c’était une éternité.

Il commença à chercher un moyen d’employer cette nouvelle liberté à meilleur escient. La contemplation des mauvaises herbes qui se nichaient dans les interstices des pavés ou ses tentatives de convaincre les fourmis de grimper sur ses doigts perdirent bientôt de leur intérêt.

Finalement, il pensa à l’échoppe de jouets. On ne lui avait jamais offert de jouets. Quand il en ressentait le besoin, il joignait les mains pour créer d’étranges animaux aux multiples pattes, dont les yeux étaient les ongles de ses pouces ; ou il reposait tous les doigts sauf les deux majeurs sur le sol, et se fabriquait un couple de chiens aux grands cous. Malgré tout, à la longue, il s’était senti devenir jaloux – en dépit du trente-septième Précepte – des autres garçons, qui parfois apportaient à la Maison Canoniale les joujoux que leur avaient achetés leurs familles et les exhibaient lors de la récréation.

Une seule personne à Faudace était la source de tous ces objets : Keokle, le fabriquant de jouets. Les rares fois où Harkle et Eddrin emmenaient Adelrune dans une promenade dominicale, ils passaient en face de son échoppe ; le garçon avait la permission de la regarder pendant une minute ou deux, mais de l’extérieur seulement. De toute manière, peu importait l’ardeur de son désir pour l’un des objets de la boutique, il était entendu d’avance qu’on ne lui achèterait rien.

Adelrune se mit à utiliser sa liberté de fraîche date pour visiter l’échoppe, la plupart des après-midi quand il revenait de la Maison Canoniale. Le détour lui coûtait un long moment, de sorte qu’il ne disposait que de cinq minutes à peine pour prendre plaisir à l’étalage. Il n’entrait jamais : cela aurait été présomptueux. On aurait pu s’attendre à ce qu’il achète quelque chose. Même en se limitant à du lèche-vitrines, Adelrune craignait encore que Keokle le dénonce à Père. Sa tactique consistait donc à passer devant la boutique en y jetant un coup d’œil distrait, comme s’il n’était pas vraiment intéressé, puis à revenir sur ses pas, se poster à un endroit discret et regarder à la dérobée à travers les fenêtres, pour finalement s’enfuir lorsque son inquiétude devenait intolérable.

L’avant de la boutique de Keokle était plus large que profond. Contre le mur de droite se tenait un immense héron empaillé. On l’avait attifé d’une couronne et d’un pectoral de malachite ; le laiton terni de la couronne brillait faiblement. En face du héron, de l’autre côté de la boutique, il y avait une marionnette de grande taille représentant un empereur légendaire, de sinistre mémoire. Tout en noir, y compris la couronne de fer qu’il portait, l’Empereur lorgnait d’un air mauvais l’oiseau empaillé, qui refusait de lui prêter la moindre attention. Leur relation était figée à ce stade depuis qu’Adelrune les connaissait, personne ne voulant acheter l’un des membres du couple ou ne voulant payer ce que Keokle en demandait.

Plus près de la fenêtre, il y avait des râteliers supportant des marionnettes à fils ; des bateaux et des chariots de bois sculpté ; de fausses armes de balsa et de tissu ; et des costumes miniatures selon la mode des rois d’un lointain passé. Ces objets-là variaient avec les mois et les caprices de Keokle, mais en essence ne changeaient jamais vraiment. Adelrune aurait pu facilement se perdre dans la contemplation des marionnettes. Leurs visages, qu’ils fussent façonnés dans le bois ou la porcelaine, étaient frappants de vie. Leurs costumes étaient finement détaillés, leurs articulations semblaient parfaites. Les fils avaient été attachés aux barres de manière à conférer aux marionnettes des attitudes dynamiques. Un roi en robe rouge et blanche tendait la main droite dans un geste bienveillant ; une danseuse gardait les mains au-dessus de sa tête et croisait les jambes au genou et à la cheville, prête à tournoyer sur elle-même. La marionnette qu’Adelrune préférait par-dessus tout représentait un chevalier en armure, un bouclier dans une main et une épée brillante dans l’autre. Le bras qui tenait l’arme était tendu, la lame levée, comme pour parer un coup ou porter une botte irrésistible. La marionnette paraissait à Adelrune incarner l’emblème de sa destinée future.

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