12. La Reine de la Forêt

Adelrune avait eu un vague pressentiment de son avenir dès qu’il avait vu la carte de Lovell et l’avait tenue dans ses mains. Il en avait été certain quand Preiton l’avait tiré des rets du sortilège la nuit précédente. Il devait se rendre dans la Forêt.

Il s’arrêta vers midi pour une brève sieste, épuisé à la fois par la chaleur et par sa nuit blanche. Après être descendu de selle, il enleva le pare-sorts, le considéra en soupirant. C’était un cadeau sincère, qui avait de ce fait une réelle valeur, mais Adelrune ne pouvait tout simplement pas se convaincre que le cône de feutre pût le protéger de quoi que ce soit. Non seulement le chapeau gênait-il sa vision, mais il se sentait complètement ridicule à le porter. Il le plia soigneusement et le rangea dans son sac à dos. Après tout, se dit-il, tant qu’il transporterait le sac, il se retrouverait à porter le chapeau également, même si ce n’était pas sur sa tête.

Il ne pressait pas sa monture ; ils n’atteignirent l’orée de la Forêt qu’au milieu de l’après-midi. Adelrune éprouva alors un frisson de déjà-vu, car la perspective était presque identique à celle qui l’avait accueilli quand il avait quitté Faudace, il y avait de cela une éternité. Il mena Griffin jusqu’à l’extrême limite des arbres et mit pied à terre. Le cheval se mit à brouter l’herbe sauvage placidement. Adelrune décida de suivre son exemple et mangea une partie des provisions que contenait son sac. Puis il fouilla à l’intérieur pour en sortir un carré de tissu rose sali, plié en seize : la vieille nappe qu’il avait prise dans un placard de la maison de ses parents adoptifs. Il ouvrit la nappe et regarda son contenu : dix feuilles de parchemin vierges, une plume et un encrier, un os blanchi autour duquel était lâchement enroulée la scytale, et les trois cartes à jouer qui lui restaient des quatre que Père lui avait données autrefois.

La première était le Maître des Soleils, un vieil homme serein portant une robe dorée, douze sphères enflammées tournoyant autour de ses bras dressés. Quand on jouait à Triple-Annonce, le joueur qui abattait le Maître emportait immédiatement la main. Au solitaire, on devait l’apparier avec la Maîtresse des Étoiles. La deuxième carte était la Duchesse des Roues, un atout mineur, qui s’assortissait avec les Épées ou les Cœurs. La Duchesse était représentée comme une jeune femme habillée de blanc et de rouge, ses longues tresses brun de malt. Elle pinçait les cordes d’un luth marqué du symbole de la roue, et si on regardait la carte de près, on pouvait remarquer que ses doigts saignaient. La troisième carte était le Prince de Coupes. Adelrune examina le portrait avec toute son attention, comme s’il recelait des informations importantes. Le Prince avait la même chevelure noire que sa mère, mais là s’arrêtait leur ressemblance physique. Sa posture était aussi très différente : il était représenté de profil, un de ses pieds chaussés de bottes vertes posé sur un dais de pierre, ou peut-être était-ce une formation naturelle de la roche. Il portait un arc à l’épaule, un carquois au dos. Il tenait de sa main droite une coupe dont il était sur le point de boire ; sa bouche aux lèvres pleines, à demi ouverte, laissait deviner l’éclat de ses dents, qui se combinait avec sa mince moustache bouclée pour lui donner une apparence dynamique, presque dangereuse.

Adelrune examina une nouvelle fois les trois cartes, mais elles ne lui disaient rien. Négligemment, il les tourna face vers le bas, les battit, les plaça sur le sol, en choisit une au hasard et la retourna. Le Prince de Coupes. Il répéta ses manipulations ; ce fut encore le Prince qu’il retourna. Cinq fois encore, il recommença son manège, et chaque fois ce fut le visage sardonique du Prince qui se révéla.

Démonté, il se leva. Il se sentait comme un apprenti magicien qu’un geste involontaire et une suite de syllabes aléatoires auraient soudain plongé au cœur de mystères dépassant son entendement. Il contempla les cartes qui gisaient dans l’herbe, le Prince face vers le haut entre les deux autres ; il avait envie de les abandonner là, mais il finit par se pencher et les ramasser pour les remettre dans son sac. Juste sous les cartes, formant trois rectangles précis, l’herbe et les plantes étaient flétries, le sol du gris de la cendre, comme s’ils avaient été brûlés par la chaleur de centaines d’étés.

Il ne remonta pas en selle, préférant marcher aux côtés de Griffin. Sous l’ombre des arbres, malgré la chaleur de l’été, il faisait frais. La Forêt était étrangement silencieuse, et Adelrune n’aperçut nulle vie animale. Il continua son avance ; la lumière du soleil s’estompa très vite, et bientôt il se retrouva à progresser dans une obscurité subaquatique. Alors il commença à entendre des sons ; de longs chuintements, des tintements métalliques lointains, une fois des notes incohérentes, comme le chant d’un enfant idiot. Griffin gardait les oreilles baissées, mais il continuait à marcher d’un pas égal, soufflant bruyamment de temps à autre. Adelrune lui caressa le cou et lui tapota le museau, plus pour se calmer lui-même que sa monture.

Aucun sentier n’était visible ici, et il aurait été ardu de maintenir une direction fixe. Mais Adelrune ne s’en préoccupait pas. Il savait qu’en règle générale, dans de tels endroits, que l’on se déplace avec précaution ou témérité ne changeait rien. Cette forêt était comme l’Antique Dévastation que Sire Judryn avait explorée dans sa quête pour l’âme que l’Homme Creux avait égarée : peu importait la direction, il suffisait que l’on marche. Adelrune se contentait de mettre un pied devant l’autre, sachant qu’il s’enfoncerait de plus en plus profondément vers sa destination de toute manière.

Peu après, Griffin s’arrêta net et poussa un bref hennissement. Il fallut à Adelrune presque une demi-minute pour déceler ce qui troublait le cheval. Le serpent avait l’air d’un fil de métal vert vif, enroulé autour du tronc d’un ormeau. L’animal leva sa tête triangulaire et darda une langue presque invisible dans la pénombre.

« Laisse-moi t’aider », dit le serpent, sans que sa bouche ne remue. Sa voix était celle d’une femme, sèche et sans le moindre écho ; Adelrune l’entendait comme si elle s’imprimait directement sur ses tympans.

Adelrune sentit une chaleur affluer dans ses muscles et son cœur se mit à cogner. Il reconnaissait la bête d’après les descriptions qu’il avait lues ; il y avait même eu une illustration dans l’un des bestiaires de Riander, mais l’aquarelle pâlie ne donnait pas une bonne idée de l’éclat métallique du serpent-menteur.

Il aurait pu essayer de transpercer l’animal de sa lance, mais il s’en abstint. Le tuer ne lui apporterait rien. Toutes les sources s’accordaient pour dire que ceux de son espèce n’avaient rien de dangereux par eux-mêmes. Leurs crocs étaient acérés mais fragiles, et n’étaient pas empoisonnés. C’était dans leurs mots que se trouvait tout le venin, comme Sire Hultelve l’avait appris trop tard. La meilleure stratégie était donc de ne prêter aucune attention à ce que disait un serpent-menteur.

— Je ne crois pas que je veuille recevoir de l’aide de votre part, déclara Adelrune.

— Mais sans elle, reprit le serpent-menteur, tu ne peux espérer atteindre ton but. Et je t’offre mon assistance librement, note bien. Seule me motive mon affection pour ta race.

Les serpents-menteurs ne disaient jamais la vérité, et même en sachant cela, il était impossible de tirer avantage de leurs paroles. Ils pouvaient lire dans l’esprit et leurs réponses visaient toujours à tromper, embrouiller et fourvoyer leurs interlocuteurs. Il était écrit qu’à l’aube des temps, c’étaient eux qui avaient appris à l’humanité à mentir.

— Je vois que tu crois tout savoir de nous, dit le serpent-menteur. Mais tu te trompes : ce fut ta race qui apprit à la mienne l’art de déformer la vérité, et nous en fûmes punis par les Anciens, qui nous condamnèrent à perdre bras et jambes.

— Je ne peux prêter foi à rien de ce que vous me dites. Je m’en vais, maintenant.

— Non, je t’en prie, reste.

Un fort bruit se fit entendre juste derrière lui. Adelrune pivota, vit un sanglier émerger de derrière un arbre. Ses pattes de devant étaient des bras humains couverts d’une épaisse fourrure rousse ; les ongles des mains étaient crasseux, brisés, comme d’avoir fouillé la terre avec une frénésie inhumaine ; les doigts se convulsaient encore, grattant aveuglément le sol.

— Tu n’as pas besoin d’en avoir peur, dit le serpent-menteur.

L’indécision envahit Adelrune : puisqu’il devait avoir peur du sanglier, devait-il pour autant l’attaquer ou pas ?

Il entendit, sur sa gauche, du mouvement dans les taillis, puis vint distinctement la voix d’un enfant, une petite fille. « Ne me faites pas mal. S’il vous plaît, ne me faites pas de mal ! » Le sanglier le regardait de ses yeux chassieux, tandis que ses mains creusaient la terre.

Griffin frissonna, fit un pas de côté. Adelrune eut l’impression de pouvoir sentir la peur du cheval. Il dit, d’une voix forte :

— Je désire voir la Reine !

— Mais acceptera-t-elle de t’accorder une audience ?

D’autres bruissements se firent entendre ; de vagues formes menaçantes étaient maintenant visibles tout autour de lui. Adelrune cita le Livre des Chevaliers, le passage lui venant à l’esprit sans qu’il ait vraiment tenté de s’en ressouvenir :

— Une nuit, alors qu’il se trouvait au beau milieu du Marais de Jorkys, Sire Gharod fut assiégé par une légion de mauvais esprits, qui évoquèrent une multitude de visions horribles pour le décontenancer. Sire Gharod entonna des chants de bataille et se raconta des blagues de taverne en attendant l’aube. Lorsque le soleil se leva, les apparitions s’évanouirent. Avec un soupir de soulagement, Sire Gharod se leva et découvrit qu’une mare de son propre sang, qui lui avait été imperceptiblement soutiré durant la nuit, s’étalait à ses pieds. Il en ressentit une telle terreur que son cœur faillit s’arrêter de battre, mais il avait été bien entraîné. Sa peur se mua en rage ; il dégaina son épée du fourreau et la choqua contre son plastron en signe de défi, hurlant son cri de guerre. Des étincelles jaillirent du métal ; à la vue de cette lumière froide, les esprits s’enfuirent. Leur dernière illusion s’évanouit à son tour ; et Sire Gharod vit qu’il était indemne, que c’était toujours la nuit et que les hallucinations ne l’avaient pas tenu dans leurs rets plus d’une heure.

Adelrune s’avança vers sa gauche, tirant sur la bride de Griffin. Le cheval le suivit en tremblant. La voix de la petite fille était maintenant tout près. « Non… Oh non, je vous en prie, non ! Par pitié ! » Il y eut un son qu’Adelrune ne put reconnaître ; l’enfant poussa un cri de douleur, se mit à sangloter. Adelrune sentit un voile de sueur l’envelopper. Il ne voyait que des buissons tout autour, mais la voix de l’enfant était toute proche. Elle murmurait « Je vous en prie, je vous en prie » presque à son oreille. Il ne détourna pas le regard mais continua, un pas à la fois. Derrière lui, il sentait la présence du serpent-menteur, du sanglier aux bras humains et qui savait quoi d’autre. Il se mordit la lèvre et poursuivit sa marche.

Le silence tomba soudain. La pénombre s’accentua ; le soleil se couchait déjà. Il était resté prisonnier pendant des heures des illusions du serpent-menteur. Il ferait nuit dans quelques minutes.

Griffin tirait sur la bride. Adelrune se tourna vers sa monture. Ce n’était pas Griffin qu’il menait. À ses côtés, une jeune femme rampait sur les genoux et les coudes. Son corps pâle était nu, grotesquement difforme. Sa tête pendait mollement à l’extrémité d’un long cou orné d’une crinière blonde en désordre. Le mors avait été fiché à travers ses joues, sur lesquelles le sang et les larmes se mêlaient.

« Non », geignit Adelrune, serrant les dents douloureusement, sur le point de vomir.

La voix du serpent-menteur se fit entendre contre ses tympans, atténuée par la distance.

— Elle n’a jamais quitté tes pensées, bien sûr. Et tu as toujours été convaincu que sa rescousse était d’une suprême importance. Ce n’était en aucune façon une excuse pour implorer ton tuteur de faire de toi un chevalier.

« Le diable t’emporte ! » C’était plus un gémissement qu’un cri de défi. Adelrune se rendit compte qu’il pleurait. Ses jambes tremblaient sous lui. La jeune fille au corps difforme marchait toujours à ses côtés, et le sang sourdait des blessures à ses joues. Elle tourna la tête pour le regarder de face et ouvrit sa bouche mutilée comme si elle s’apprêtait à parler.

— Oui, je l’ai oubliée, dit Adelrune. J’avais prêté serment que mes pensées ne s’éloigneraient jamais plus d’elle, mais je n’ai pas respecté ma promesse. Je me suis laissé distraire par Jarellène et par mon propre malheur.

Les battements de son cœur menaçaient de briser la cage d’os qui le gardait prisonnier. Le visage de la jeune femme s’approchait du sien.

— Sa détresse était une excuse d’une certaine manière, admit-il, mais si je n’avais pas cru qu’il valait la peine de la secourir, jamais Riander ne m’aurait accepté comme pupille. Je crois encore et toujours à la justesse de ma quête. Ce n’est peut-être qu’une poupée, mais je dois la secourir, et je le ferai.

Il toucha le visage déformé, et l’illusion se rompit enfin. C’était le flanc de Griffin qu’il sentait sous ses doigts, le jeu des muscles sous la peau tiède. Le cheval poussa un hennissement et se remit en marche, renversant les rôles en tirant son cavalier derrière lui.

Il restait encore des heures avant le coucher du soleil. Des illusions imbriquées les unes dans les autres, comme lorsque l’on rêve que l’on se réveille. Les bruits étranges s’évanouirent, la forêt s’éclaircit, et l’homme et son cheval aboutirent à une clairière. Une mare aux eaux calmes en occupait le centre. Adelrune s’en approcha les jambes tremblantes, s’agenouilla au bord de l’eau, la sentit puis la goûta, finit par permettre à Griffin d’y boire. La mare était remarquablement transparente, et pas la moindre chose vivante ne s’y voyait.

Adelrune but ce qui restait dans sa gourde et la remplit d’eau de la mare. Puis il s’assit dans l’herbe et se força à se détendre. Il exécuta l’un après l’autre plusieurs des nombreux exercices que Riander lui avait appris : ceux qui servaient à calmer les nerfs durant une longue bataille, et d’autres qui avaient pour but d’augmenter sa concentration et de se soustraire à la prise des enchantements dirigés contre le psychisme.

Il revit en pensée le visage de la poupée et il entendit une fois de plus les paroles rassurantes du serpent-menteur, plus douloureuses que la plus caustique des accusations. Il se leva soudain, dans un geste de défi, s’appuya sur sa lance et laissa la honte le submerger, atteindre un sommet puis refluer. Lentement, elle le quitta ; Adelrune sentit la sueur qui l’avait inondé s’évaporer. Son pouls et sa respiration ralentirent. Son esprit était redevenu clair. Peut-être le serpent-menteur avait-il voulu le troubler encore davantage en lui faisant craindre de ne jamais pouvoir secourir la poupée, d’être occis ou emprisonné pour toujours au sein de la Forêt. Mais si cela était son plan, il avait échoué : la résolution d’Adelrune était maintenant plus forte qu’elle ne l’avait jamais été.

Le soleil avait décliné jusqu’à toucher la cime des arbres ; la moitié de la clairière baignait dans l’ombre. Adelrune se sentait sale et puant. Il se demanda combien de temps lui restait avant l’obscurité, puis haussa les épaules avec un éclat de rire sans joie. Il se dévêtit complètement, se lava dans l’eau de la mare, laissant la brise le sécher, jusqu’à ce qu’il frissonne. Puis il se rhabilla ; son armure tiède et bien ajustée lui parut comme une seconde peau. Le soleil avait abandonné toute la clairière ; le ciel virait au rose. Menant Griffin, Adelrune traversa la clairière et pénétra de nouveau dans la Forêt.

Sa progression était devenue plus difficile : de grosses racines s’entrecroisaient sur le sol, de nombreux buissons épineux bloquaient le chemin, des étendues de pierre brisée, tranchante, affleuraient çà et là. Adelrune et sa monture avançaient malgré tout, dans la lumière faiblissante. Les arbres plus lointains se perdaient déjà dans la pénombre. Après une heure, Adelrune s’arrêta net. Il ne voyait plus à deux pas devant lui. Avec une émotion qui s’apparentait au calme, il attendit que la volonté de la Forêt se manifeste. Bientôt, il distingua du coin de l’œil des clignotements blanchâtres, sur sa gauche. Il prit cette direction ; Griffin protesta, mais céda à son cavalier.

La lumière devint de plus en plus claire, acquit une couleur : un bleu froid, avec des accents de violet. Les troncs des arbres redevenaient distincts ; Adelrune et Griffin avançaient plus facilement.

Finalement ils atteignirent la source de la lumière : un essaim d’insectes, non pas des lucioles mais quelque chose de beaucoup plus gros, sans ailes, immobiles sur les flancs d’une paire d’énormes rochers. Entre les rochers se dessinaient les premières marches d’un escalier descendant. On sentait qu’un vaste espace libre s’étendait juste au-delà, ouvert au ciel nocturne traversé par une brise glacée.

Adelrune s’approcha des marches, recula. Il prit la tête de Griffin entre ses mains, s’adressa au cheval sans la moindre ironie.

— Je ne sais pas à quel point tu peux me comprendre. J’en suis venu à croire que tu es peut-être plus qu’un simple animal. Quoi qu’il en soit, je te demande de m’attendre ici jusqu’à l’aube. Si je ne suis pas revenu au matin, va où tu le choisiras… Et si tu le peux, pardonne-moi de t’avoir mis en danger.

Griffin cligna des yeux et s’ébroua doucement. Adelrune revint à l’escalier et descendit.

*

La lumière s’accrut lorsqu’il fut sorti de sous les arbres. Le ciel nocturne était sans nuages et les étoiles par centaines scintillaient. Étrangement, il n’y avait pas de lune. En regardant attentivement la zone du ciel où elle aurait dû se trouver, Adelrune parvint de justesse à distinguer un disque noir comme de la suie, sans la moindre marque. Il reporta son attention vers le sol et se mit à emprunter les marches. Il descendait dans une très grande dépression du sol, une cuvette de deux ou trois cents verges de diamètre, d’une profondeur de peut-être cinquante pieds en son centre. La Forêt entourait son rebord, de hauts arbres poussant en rangs serrés jusqu’à l’extrême bord, mais s’arrêtant net à cette frontière.

L’endroit paraissait avoir été soigneusement aménagé durant de très, très nombreuses années. Des petits buissons et des plantes basses poussaient sur les flancs de la cuvette. Des fleurs nocturnes, leurs vastes corolles pâles ouvertes à la lumière des étoiles, se dressaient de chaque côté de l’escalier. Les marches étaient usées, leurs angles arrondis et parfois craquelés par le passage des années.

Adelrune était presque au pied de l’escalier quand il aperçut une masse mouvante sombre en contrebas, noyée trop profondément dans l’ombre pour être distinguée clairement. Alors qu’il descendait la dernière vingtaine de marches, il entendit sa voix, comme des feuilles mortes frottées les unes contre les autres.

— Bienvenue, cher ami.

Adelrune quitta la dernière marche, s’immobilisa devant Œil-de-Braise. Il était plus près de la créature qu’il ne l’avait jamais été. Il ressentit une pointe de son ancienne terreur, mais il avait grandi de près d’un pied depuis leur première rencontre et il se sentait de ce fait vaguement rassuré.

— Il s’est passé bien des jours depuis la dernière fois que nous nous sommes vus, dit Œil-de-Braise. Je vois qu’entre-temps vous avez prodigué la majeure partie de votre jeunesse.

Adelrune ne trouva rien à répondre.

— Désirez-vous prendre un peu de repos, vous rafraîchir ? La Reine est une hôtesse des plus courtoises et peut vous offrir tout ce dont vous auriez besoin à cet effet.

— Non merci.

— Votre voix a aussi mûri. Ce qu’elle a gagné en force, elle l’a perdu en musicalité.

Adelrune, sa tension s’enflammant presque en colère, répliqua :

— Quelle importance cela peut-il avoir ?

— Aucune, sans doute. Je vous faisais simplement la conversation, ce qui est une des obligations sociales d’un hôte envers ses invités.

— C’est la Reine que je suis venu ici rencontrer.

— Il serait plus exact de dire que la Reine désirait vous voir et qu’elle vous a appelé.

— Alors pourquoi a-t-elle mis des serpents-menteurs et d’autres horreurs en travers de mon chemin ?

— Pour éprouver votre courage ? En guise de fine plaisanterie ? Pour des raisons inaccessibles aux esprits prisonniers d’un corps charnel ? Il se peut fort bien qu’aucune de ces réponses ne soit la bonne. La Reine ne se confie pas à moi en détail.

— Vous êtes pire que le serpent-menteur.

— Que voilà donc de dures paroles pour celui qui vous a sauvé la vie il n’y a pas si longtemps.

— Parce qu’il avait retrouvé espoir lorsque je lui avais remis le portrait de la Reine.

— En effet. C’est justement de ce sujet que la Reine souhaite s’entretenir avec vous. Puisque vous ne désirez aucun rafraîchissement, consentirez-vous à suivre le chemin jusqu’à son pavillon ?

Pas si je dois vous tourner le dos, voulut répliquer Adelrune, mais il resta poli :

— Je vous suis.

— J’ai à faire ailleurs, et de toute façon la Reine désire vous rencontrer en tête à tête.

— Alors ne me laissez pas vous retarder. J’emprunterai le chemin dans un instant.

Adelrune inclina sa lance négligemment vers l’avant. Œil-de-Braise resta immobile quelques secondes, puis se retira dans l’ombre en silence, les étincelles rubis s’éteignant une à une.

Adelrune poussa un soupir, puis emprunta le sentier, qui était constitué de gravier concassé, d’un blanc faiblement lumineux dans la lueur des étoiles.

Le chemin décrivait des lacets autour de divers obstacles : des rochers grossièrement taillés, comme des statues inachevées, de grands arbres d’espèces qu’Adelrune n’avait jamais vues, une fontaine où bouillonnait une eau à l’odeur de soufre. Il y avait des murs à sa gauche et sa droite maintenant, mais nul toit au-dessus de sa tête. Frappé d’une soudaine inspiration, Adelrune marqua une brève pause, sortit quelque chose de son sac et le rangea à l’intérieur de son armure, dans un pli de sa chemise, tout contre son cœur. Puis il continua sa route.

Il lui parvenait une odeur de girofle ; quand il eut pris le dernier lacet du chemin, il se trouva dans le jardin d’ombres qu’il avait vu en rêve. Fougères et lierre aux feuilles noires, murs moussus à demi écroulés, mares aux eaux calmes où se reflétaient les étoiles. Au centre se tenait la Reine ; cette fois-ci, son visage était parfaitement distinct.

C’était le visage de la carte à jouer : large, charnu, avec des lèvres rouges pleines, des cils épais, un petit menton, un nez large et droit. Les cheveux noirs de la Reine étaient tressés et ramenés en torsades de chaque côté de sa tête. Elle portait une lourde couronne d’argent pailletée d’éclats de gemmes sans couleur.

— Je vous en prie, approchez, Sire Adelrune.

Sa voix était riche et profonde, exquisément modulée, à la fois familière et inconnue. Adelrune s’avança à contrecœur, jusqu’à se tenir à cinq verges de la Reine.

— J’ai ouï-dire que vous vouliez me parler, Madame.

— C’est exact. Je ne vous ai pas encore remercié de m’avoir enfin secourue.

— Je ne me suis jamais chargé de cette tâche.

— Mais vous avez remis mon portrait à mon serviteur que vous aviez rencontré, et cela lui a rendu l’espoir. Ce fut peu après qu’il parvint enfin à trouver un moyen de me libérer de ma geôle. Sans votre intervention, il aurait probablement cédé au désespoir – et je serais encore emprisonnée. C’est pour cette raison que je désire vous récompenser.

La Reine fit un geste des deux mains – cette fois-ci, elle ne tenait pas de gobelet ; un ruban de brouillard émergea du sol aux pieds d’Adelrune, se solidifia en un coffre d’ébène aux ferrures d’argent. Le couvercle s’ouvrit de lui-même.

— Que désirez-vous ? La jarre de verre contient la quintessence du bonheur, distillée et cristallisée. Un grain, dissous sous la langue, apporte une pleine semaine de joie. La lanière de tissu, si vous l’attachez devant vos yeux, vous permettra de contempler des domaines inconnus de l’entendement humain. Le gant d’airain garni de griffes est une arme qui déchire l’acier trempé comme si c’était de la soie. Les deux anneaux…

— Je vous remercie, Madame, mais je ne désire rien de tout cela.

— Vous méfieriez-vous de mes présents ? demanda la Reine d’un ton qui virait à l’acerbe.

— Je ne les convoite absolument pas. Je n’ai pas sciemment essayé de vous libérer ; je ne désire ni ne mérite donc aucune récompense de votre part ; mais si vous insistez, je vous demanderais de ne plus tourmenter le village d’Harkovar, dont les habitants vivent dans la crainte perpétuelle.

— Cela est comme il se doit. Vous aussi, Sire Adelrune, devriez ressentir de la crainte ; il est dans votre intérêt de ne pas me froisser.

— Je vous assure, Madame, que je vous crains bel et bien.

— Alors acceptez un des présents.

— Dites-moi, Madame, qui donc vous emprisonna, et comment s’y prit-il ?

— Un chevalier nommé Gliovold. Il m’a déjouée et scellée par magie dans une boucle de temps sans commencement ni fin. Je vous en conjure une dernière fois : choisissez un des présents que je vous offre.

— Je regrette de ne pouvoir en accepter aucun.

La Reine siffla de colère ; elle prononça trois mots dont les syllabes vinrent se briser sur l’ouïe d’Adelrune comme du verre se fracassant contre un mur de pierre. Instantanément, une dizaine de cacolyctes de toutes formes jaillirent de l’obscurité. Une jeune fille aux yeux noirs gros comme des poings et une bouche de lamproie tendit une main arachnéenne, effleura Adelrune, ramena sa main fumante à elle. « Aa-oo, il est enveloppé de métal ! » Un homme ursin, dont les épaules s’ornaient d’une douzaine de tentacules, s’avança en aboyant. Adelrune recula d’un pas, se jetant dans l’étreinte d’un homoncule caparaçonné de chitine. Les mâchoires d’insecte du cacolycte se refermèrent sur son mollet, déchirèrent le tissu et commencèrent à entailler sa chair.

Adelrune fouilla désespérément dans son armure et sortit ce qu’il y avait caché ; c’était la carte à jouer représentant le Prince de Coupes. Il la prit à deux mains et la déchira.

— NON !

Le hurlement de la Reine était assourdissant. Les cacolyctes s’immobilisèrent ; même Adelrune se rendit compte qu’il ne pouvait plus bouger. Il n’avait eu le temps que de déchirer une fraction de la carte. Du sang s’écoulait de la déchirure et souillait ses doigts. Rien ne lui avait permis de savoir avec certitude ce qui se passerait s’il portait atteinte à la carte ; mais il avait deviné juste.

— Rappelez vos démons, Madame, cria-t-il, sa voix se brisant sous la tension.

La Reine prononça un mot ; les cacolyctes s’évanouirent. Son visage était déformé par un rictus de souffrance.

— Donnez-moi la carte, dit-elle.

C’était presque une supplication.

— Vous me tueriez l’instant d’après.

— N’avez-vous donc aucune compassion pour le chagrin d’une mère ?

— Dans votre cas, presque aucune. Votre fils est donc emprisonné lui aussi ?

— Oui. Lorsqu’on m’a arrachée à l’emprise du charme, je n’ai pu l’emmener avec moi ; il est encore prisonnier de la chronospire. Donnez-moi la carte, je vous en supplie.

— Faisons un marché. Jurez sur ce que vous avez de plus cher que vous vous abstiendrez de me nuire d’une façon ou d’une autre, directement ou par le moyen d’une de vos créations ; que vous me laisserez quitter la Forêt comme bon me semble ; et, par-dessus tout, que vous cesserez à jamais de tourmenter ceux qui vivent à proximité de la Forêt, en particulier les habitants d’Harkovar. En retour, je jurerai de ne pas déchirer la carte.

— La peste soit de toi, mortel ! Donne-moi la carte, ou je te détruirai !

Adelrune déchira encore un peu la carte. Il y eut un autre jet de sang chaud sur ses mains.

— Arrête ! Ou je fais revenir les cacolyctes !

— Je peux déchirer cette carte en deux morceaux avant que vos cacolyctes n’aient le temps de me tuer. Et si votre fils est une horreur de votre trempe, ma vie est un bien petit prix à payer pour sa destruction. Je n’hésiterai pas une seconde.

La Reine de la Forêt hurla de nouveau : un cri de rage pure, qui finit par s’articuler en mots.

— Oui ! Oui, je jure de respecter tes conditions, je jure par tout ce qui m’a jamais été cher, par mon fils, par tous les pouvoirs qui m’appartiennent, par les arbres, par le feuillage et par la voûte du ciel !

Adelrune remit la carte en son sein. Du sang en sourdait encore, et un pouls qui n’était pas le sien tremblotait contre sa poitrine. La Reine était agenouillée au centre de son jardin, son visage toujours défait par la douleur. Adelrune revint vers le sentier, marchant de côté pour ne pas perdre la Reine de vue.

Alors qu’il sortait du jardin, une vaste masse s’éleva devant lui et l’engloutit. Les réflexes d’une année d’entraînement parlèrent alors : avant même d’avoir pris conscience de ses gestes, Adelrune avait abaissé sa lance et porté un coup de pointe. Il y eut un bruit de déchirure, comme si de lourdes draperies se fendaient, puis un cri voilé de souffrance : la stridulation d’un millier de grillons. Les poumons d’Adelrune s’emplirent de poussière. Suffoquant, il porta un nouveau coup, écarta les bras, se libéra enfin de ce qui l’entourait de toutes parts. Il pivota sur un pied, toussant avec violence, son inspiration retardée si longtemps qu’il lui sembla qu’elle ne viendrait jamais. Des lambeaux d’obscurité, où se voyaient une douzaine de clignotements rouges, disparurent dans l’ombre. Une voix de feuilles sèches s’éleva, les mots articulés avec peine « Je dois… Ma Reine… Je dois… » Puis une autre voix, identique, se joignit à elle ; elles parlaient en chœur, et pourtant leurs mots perdaient leur articulation, jusqu’à en devenir inintelligibles, des feuilles mortes frottées entre les mains, s’émiettant jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien.

Adelrune eut une autre quinte de toux, recracha un caillot de flegme charbonneux, prit une grande inspiration tremblante, expira, inspira. Un nuage noir flottait devant ses yeux, comme une meurtrissure de sa vision, mais il se dissipa rapidement.

La Reine n’avait pas brisé son serment : Œil-de-Braise n’était pas l’une de ses créations, mais il la servait de son plein gré. Adelrune ne l’avait même pas tué, simplement divisé en deux. Les deux moitiés étaient blessées et sans doute trop confuses pour l’attaquer de nouveau ; mais d’autres serviteurs de la Reine pouvaient rôder non loin.

Adelrune suivit le sentier aussi vite qu’il l’osa. Rien ne vint le menacer. Il atteignit l’escalier et l’escalada quatre à quatre, arrivant complètement hors d’haleine au sommet. Griffin l’avait attendu et l’accueillit par un hennissement de bienvenue. Adelrune le mena à travers les arbres, essayant de marcher en droite ligne. Finalement, la Forêt s’éclaircit ; Adelrune en profita pour monter en selle et exhorter Griffin à presser le pas. Au loin, des hululements et des cris perçants se faisaient entendre, et des lumières bleuâtres tremblotaient entre les troncs d’arbres.

Après un laps de temps impossible à mesurer, la monture et son cavalier sortirent de sous le couvert des arbres. La lune était redevenue visible ; elle allait disparaître sous l’horizon. Adelrune accéléra encore l’allure de Griffin, désireux de s’éloigner aussi vite que possible de la Forêt. Peut-être une demi-heure plus tard, ils passèrent non loin d’un grand bâtiment ; Adelrune reconnut une ferme. Des cris rauques et furieux éclatèrent à leur passage : l’aboiement caractéristique des noirdogues. Griffin se mit à trotter. Ils passèrent plusieurs autres fermes sur leur chemin, et enfin Adelrune, bien trop hébété pour ressentir la moindre surprise, aperçut Faudace de l’autre côté de la rivière Jayre.

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