9. Le Vaisseau de Yeldred

Pendant un long moment, Adelrune regarda le Vaisseau poindre à l’horizon. Il était si vaste qu’Adelrune ne pouvait même se hasarder à estimer ses dimensions. Il vit les immenses voiles se froncer puis être carguées, comme des nuages se dissipant dans l’atmosphère. Le Vaisseau se rapprocha de la côte. Adelrune pouvait distinguer des volées d’oiseaux tourbillonnant au-dessus des centaines d’arbres qui poussaient sur le pont du Vaisseau.

Celui-ci était encore assez loin de la côte quand on jeta par-dessus bord une douzaine de fines cordes – ce devaient être des ancres. Et de fait, le Vaisseau de Yeldred cessa son mouvement peu après. Adelrune regardait tout cela avec fascination ; il remarqua une petite embarcation se détachant du Vaisseau comme un doris est mis à la mer à partir d’un bateau de pêche. Cette embarcation dressa sa propre voile et s’en vint vers la côte. Adelrune s’assit sur le sable et attendit qu’elle arrive.

Quand elle fut tout près de la rive, il fut abasourdi par sa taille ; ce qu’il avait pris pour une petite embarcation mesurait largement quatre-vingts pieds de la proue à la poupe. Elle transportait une douzaine de marins et peut-être quinze soldats en armure. Ils l’avaient remarqué très vite ; Adelrune avait pris soin de laisser ses mains loin de sa lance, qu’il avait toutefois enfoncée dans le sable de manière à pouvoir la ramasser d’un geste si le besoin s’en faisait sentir.

Le bateau atteignit la rive ; les soldats bondirent à terre avec panache. Leur armure était de bronze, leurs heaumes arboraient d’extravagants plumets teintés de vert ou de bleu. L’emblème de Yeldred était blasonné sur leurs boucliers : un vaisseau or en champ azur, surmonté d’une rune Y argent et sable.

— Salutations ! dit le chef. (Adelrune fut surpris d’entendre la voix d’une femme.) Je suis Sawyd, commandante du Kestrel. Nous sommes envoyés par le Vaisseau de Yeldred. Es-tu de la ville au nord ?

Même si ses mots étaient fort compréhensibles, elle avait un étrange accent et des intonations chantantes. Adelrune prit grand soin d’articuler clairement sa réponse.

— Non, je n’en viens pas. Je ne suis qu’un voyageur. J’arrive directement de l’est, et je ne sais rien de la ville au nord, sinon qu’elle se nomme Corrado.

— Et qui es-tu donc, avec ton armure et ta lance étrange ?

— Je suis Adelrune, de Faudace, un apprenti chevalier.

— Vraiment ? (La femme sourit.) Tu me rappelles mon frère quand il s’entraînait en vue d’être admis parmi la Garde royale. Quand passeras-tu ton épreuve de certification ?

— À vrai dire, je crois avoir déjà traversé un nombre adéquat d’épreuves. Je tente de revenir chez mon tuteur pour qu’il puisse enfin m’adouber.

— Si tu as franchi des épreuves, Sa Majesté aimerait sans doute en entendre l’histoire. Pourquoi ne pas rendre visite à la Cour ? Peut-être que Sa Majesté sera disposée à te conférer ton titre.

Adelrune hésita ; mais l’idée de visiter le Vaisseau était irrésistible.

— Je crois que cela me plairait.

— Fort bien. Maintenant, nous devons nous charger d’un travail pénible. À chaque accostage, on envoie des éclaireurs jusqu’à la cité la plus proche pour vérifier que leurs intentions sont pacifiques. Ce n’est pas que cette bourgade me paraisse receler grand danger, mais Sa Majesté est extrêmement prudente ces jours-ci. Si tu ne sais rien de la ville, tu pourras nous attendre à bord de notre corvette. Je délègue Urfil pour te tenir compagnie.

Les soldats s’en furent en direction de la ville. Urfil, un homme de forte taille, fit signe à Adelrune de le précéder à bord du navire. Adelrune franchit la passerelle et alla s’asseoir sur un rouleau de cordage ; Urfil prit une posture visant à impressionner : une jambe relevée, le pied appuyé sur une poutre de bois, l’arme desserrée dans son fourreau. Sawyd n’avait de toute évidence pas fait aveuglément confiance à Adelrune – et le sourire d’Urfil ne semblait guère amical. Malgré tout, Adelrune n’avait pas ressenti de vilenie de la part de Sawyd ; une soldate en territoire inconnu devait axer sa stratégie sur la prudence. Rien ne prouvait qu’il n’était pas un espion envoyé de la ville ; seul le temps établirait sa bonne foi.

Il demanda à Urfil :

— Votre Vaisseau vient de Yeldred, le royaume situé à la toute fin du monde ?

— Ouais. Voilà bientôt cinquante ans qu’on vogue. Moi, je suis de la Troisième Génération.

— J’avais entendu parler du Vaisseau, mais je n’avais jamais imaginé sa taille réelle.

Urfil poussa un grognement de sympathie.

— De la terre, même moi, je n’y crois pas. Il y a des villes, elles croient qu’on vient les envahir, alors elles nous envoient des flottes de guerre ou tirent des boulets de fer par des gros tubes de métal qui crachent le feu. Mais pourquoi est-ce qu’on voudrait faire du mal à des cités ? On vit sur la mer, tout ce qu’on veut, c’est commercer. Il y a des choses qu’on ne peut pas fabriquer nous-mêmes, et on est prêts à bien payer. Tout le monde devrait comprendre ça quand ils nous voient, mais c’est pas toujours le cas.

— Que se passe-t-il quand on ne vous comprend pas ?

— D’habitude, on met les voiles et on s’en va. Ça sert à rien de mener la guerre contre les terrestres. C’est pour ça qu’on est ancrés loin de la ville et qu’on envoie des soldats par voie de terre, pour qu’ils ne se sentent pas menacés. Sawyd est partie voir si ces gens-là veulent combattre ou commercer. On est raisonnable, par ici ?

— Je ne sais pas. Comme je le disais à votre commandante, j’ai traversé la steppe à l’est et je n’ai rencontré personne des environs.

— Hmm. Tu viens d’où, alors ?

— D’une ville appelée Faudace. Je sais qu’elle est assez loin à l’est d’ici, mais je me suis égaré et je ne sais pas dans quelle direction précise elle se trouve.

— Si tu obtiens une audience avec le roi, demande-lui de te montrer sa carte. Je l’ai vue une fois à un festival. Elle m’arrive à l’épaule et elle est plus large que je suis haut. Elle montre le monde entier, alors peut-être que Faudace y serait. Comme ça, tu pourrais retrouver le chemin de chez toi.

Adelrune sourit.

— Merci de la suggestion. Je serais vraiment ravi de voir cette mappemonde.

Une chape lui était tombée des épaules. Il avait trouvé la clef de sa délivrance. Bientôt il saurait comment rentrer chez lui. Il bavarda encore avec Urfil, essayant d’en apprendre davantage sur le Vaisseau, mais Urfil disait seulement que ce qu’il verrait de ses yeux répondrait à toutes ses questions.

Enfin, les soldats revinrent de Corrado. Sawyd annonça que les magistrats de la ville avaient consenti à commercer et qu’il n’y avait aucun signe de malveillance de leur part. Les soldats embarquèrent, le navire leva l’ancre et s’en fut vers le Vaisseau de Yeldred.

*

Le Vaisseau grandissait de plus en plus aux yeux d’Adelrune ; bientôt il ne fut plus possible de l’embrasser du regard. Alors qu’ils s’approchaient toujours, le flanc en vint à ressembler à une haute falaise de craie ; il sembla de nouveau à Adelrune qu’il était en route vers une île où poussait une dense forêt.

Le Kestrel accosta enfin le Vaisseau de Yeldred, butant contre une grande masse d’une substance spongieuse flottant à fleur d’eau et conçue pour coussiner tout impact sur la vaste coque. Depuis de petits balcons à trois hauteurs d’homme au-dessus d’eux, des marins jetèrent des cordages au Kestrel ; les cordages furent solidement attachés à des anneaux d’acier placés tout autour de la coque. Les marins fixèrent leur extrémité des cordages à d’épais câbles de métal tressé descendant du bastingage, vingt-cinq verges plus haut. Les câbles se tendirent, et le Kestrel fut doucement soulevé hors de l’eau, s’élevant lentement jusqu’à un ber dix pieds sous le bastingage, où il fut arrimé par une autre équipe de marins. Adelrune observa la procédure avec émerveillement, tandis que Sawyd et l’équipage du Kestrel attendaient avec impatience que tout soit fini.

Dès que la procédure le permit, Sawyd et ses soldats débarquèrent, emmenant Adelrune avec eux. Ils montèrent un escalier qui émergeait sur le pont principal. À un palier à mi-course, ils furent accueillis par un homme rubicond en uniforme militaire, ne portant pas d’armure. Sawyd fit son rapport d’un ton respectueux, et l’homme rubicond hocha la tête pour marquer son approbation. Sawyd ajouta alors :

— Et vous avez ici un jeune homme qui dit se nommer Adelrune, un apprenti chevalier venant de l’est, qui se trouvait sur la côte quand nous avons débarqué. Au début, j’ai cru qu’il nous espionnait, mais les citoyens de Corrado n’ont ni la ruse ni la prévoyance nécessaire pour envoyer ce genre d’espion ; je suis donc portée à croire son histoire. Et je me suis dit que Sa Majesté pourrait apprécier l’entendre raconter ses aventures.

L’homme rubicond plissa les paupières et parut jauger la totalité du caractère d’Adelrune à partir d’un simple examen de son apparence extérieure.

— Eh bien… pourquoi pas. Le roi Joyell est d’humeur à être diverti, ces jours-ci. Cet… Adelrune, avez-vous dit ? fera l’affaire. Attribuez-lui une des cabines réservées aux visiteurs et faites-lui bien comprendre qu’il est attendu au banquet au coucher du soleil, très précisément.

L’homme rubicond monta la dernière volée de marches. Sawyd et ses soldats le suivirent, Adelrune sur leurs talons.

Ils émergèrent sur le pont principal. Adelrune regarda autour de lui et fut pris pendant un instant d’un terrible vertige. Le long du bastingage, le pont était libre d’obstacles : la vue portait jusqu’à la proue. Sans système de référence, on aurait dit simplement un grand navire. Mais des gens étaient présents partout sur le pont ; vers la proue, ils se réduisaient à de minuscules taches de couleur, révélant l’échelle démesurée du Vaisseau.

Adelrune tituba, les bras écartés pour garder son équilibre, même si le pont restait rigoureusement horizontal. Il se disait Ce n’est pas si horrible. Vois ceci comme une île ou une grande cité. Ou plutôt, pense à la maison de Riander. Rappelle-toi les pièces qui s’étendent à l’infini. Ce Vaisseau est bien moins long que la maison de Riander ne l’était. À force de concentration, il retrouva son calme. Sawyd et les soldats, qui l’avaient regardé avec amusement au début, semblèrent approuver la rapidité de son adaptation. Puis ils le menèrent vers l’intérieur du Vaisseau, qui s’élevait en un étalement désordonné de constructions de bois. Derrière les bâtiments se dressait la forêt et derrière les arbres, les écrasant de toute sa taille, un des titanesques mâts du Vaisseau s’élevait jusqu’au ciel. Adelrune éprouvait un tel malaise à le regarder qu’il se mit à l’abstraire de ses pensées, comme on peut regarder le ciel nocturne distraitement, sans réfléchir aux effarantes distances qu’il révèle.

Sawyd et les soldats se séparèrent. Tandis qu’ils se dirigeaient vers la poupe, Sawyd continua seule avec Adelrune vers le centre du Vaisseau.

— Quelle taille a donc ce bouquet d’arbres ? demanda Adelrune.

— Trois milles de diamètre, répondit Sawyd, et la moitié du Vaisseau en longueur.

— Mais comment parvenez-vous à les faire pousser ?

— Comme poussent les arbres partout ailleurs : avec le soleil et la pluie. (Sawyd eut un petit rire.) Et bien sûr un peu de terre. Le centre du pont principal est rempli de terre, à une profondeur de vingt verges. Même si le sol ne change pas perceptiblement d’année en année, il faut le fertiliser constamment, ou les arbres souffrent. Chaque année, nous en coupons quelques-uns et nous replantons des semis à leur place. Dans un demi-siècle, la forêt sera à son apogée et nous produirons plus de bois que nous n’en utilisons… Évidemment, nous ne verrons peut-être jamais ce jour…

Elle se tut brusquement et emmena Adelrune avec un brin de rudesse vers une petite maison à deux étages, sise à une centaine de verges de l’orée du cœur du Vaisseau.

— Dans ce que nous appelons la Ville, l’informa-t-elle, on emploie un système d’orientation simple. L’adresse de ta demeure est gravée sur sa porte : Tribord, Cinquante en Poupe, Trois Intérieur.

— Je saisis « tribord », mais « cinquante » quoi, et « en poupe » de quoi au juste ?

— Cinquante carrés en poupe du grand mât, et à trois carrés du bastingage, expliqua patiemment Sawyd. Tu n’as pas remarqué le dessin des planches du pont ? Ces bandes plus foncées que tu vois là délimitent les « carrés » du Vaisseau. Rappelle-toi ton adresse ; si tu te perds, n’importe qui pourra t’aider à retourner chez toi.

Ce disant, elle ouvrit la porte du bâtiment et lui indiqua une petite chambre confortable au rez-de-chaussée.

— Aucun autre invité ne loge ici présentement : la maison est à ton entière disposition. Mais toutes les pièces sont pareilles, de toute façon. On te servira un léger repas à douze cloches et une collation à quatre cloches ; le banquet de ce soir débute au coucher du soleil. Promène-toi comme le cœur t’en dit sur le Vaisseau, mais sois sûr d’être arrivé à la salle des banquets avant le coucher du soleil ! Sa Majesté n’aime pas le manque de ponctualité.

— Où est la salle des banquets ?

— Juste en avant du mât d’artimon, dans le palais royal. Il est maintenant… (Sawyd remonta la manche de sa cotte de bronze, révélant une minuscule horloge attachée à son poignet par un bandeau de cuir) la demie entre dix et onze cloches. Je te laisse, à moins que tu n’aies d’autres questions. Non ? Eh bien, je te verrai au banquet. Ah, un dernier conseil : notre roi se préoccupe fort peu des apparences, mais il craint l’ennui par-dessus tout. Ne perds pas de temps à te donner l’air brave et fringant ; assure-toi plutôt que les aventures que tu raconteras seront palpitantes ; si tu sais t’y prendre, brode sur les faits. Si tu divertis Sa Majesté, il pourrait te récompenser au-delà de tes rêves les plus fous, mais si tu l’ennuies, tu risques de susciter son mécontentement.

*

Adelrune s’assit dans une confortable chaise d’osier et secoua la tête, émerveillé. Puis il se releva pour aller poser son sac à dos à côté du lit et s’étira. Se promenant dans la maison, il trouva une salle de bains avec une petite baignoire pleine d’eau de mer froide. Une sphère de savon dur, embaumant les algues et les épices, reposait sur une étagère adjacente. Adelrune se déshabilla et se lava, frissonnant au contact de l’eau. Il n’osa pas laver ses vêtements dans le bain et les remit donc, tout froissés et défraîchis soient-ils. Tandis qu’il se rhabillait, il entendit une cloche sonner onze fois, un bourdon auquel les murs semblaient faire écho.

Il ressortit de la maison, laissant ses armes derrière, à part sa dague. Une nouvelle fois, l’échelle du Vaisseau le renversa. Des gens par centaines arpentaient le pont, où que portât le regard. Certains le dévisageaient avec curiosité ; Adelrune, pris d’une soudaine timidité, leur sourit mais demeura silencieux. Il erra çà et là, traversa la Ville et arriva à la région plantée d’arbres. Il y pénétra sur quelques centaines de verges et ce fut comme s’il marchait de nouveau dans le cœur d’une forêt. Il vit un écureuil roux perché sur une branche de chêne, entendit le gazouillis de petits oiseaux. Dans une clairière, un anneau de champignons émergeait de sous un tapis de vieilles feuilles mortes. Des arbres l’entouraient dans toutes les directions, comme si la forêt s’étendait sans limites.

Sous l’emprise d’une émotion qui n’était pas tant la terreur qu’une impression de suffocation psychique, Adelrune se mit à courir éperdument en direction de la Ville, s’arrêta net, haletant, à la lisière de la fausse forêt, là où les planches du pont principal du Vaisseau devenaient visibles.

Il revint à sa chambre, l’humeur assombrie, et vit qu’on lui avait servi un repas. Il mangea seul, après quoi il sortit sur le pont et marcha jusqu’au bastingage, où il resta à contempler la rive. De la ville de Corrado, quelques petits bateaux chargés de marchandises – de son point de vue, on aurait dit des jouets – venaient jusqu’au Vaisseau, pour s’en retourner peu après en transportant des ballots de tissus et d’autres marchandises.

Le soleil s’approcha de l’horizon occidental. Adelrune revint à sa chambre pour récupérer sa lance, puis se rendit au mât d’artimon.

Le Palais était un grand édifice de pierre et de bois, aux hautes tourelles et aux vastes ailes, aux fenêtres de verre coloré. Les murs de bois étaient taillés pour représenter des scènes mythiques et légendaires : dieux à demi humains et héros sans noms en train de combattre, d’aimer, de mourir. Adelrune demanda à un vieil homme où il pourrait trouver la salle des banquets. Suivant ses indications, Adelrune pénétra dans le Palais et atteignit bientôt un grand hall au fond duquel deux portes massives étaient fermées. Un groupe de personnes s’étaient assemblées juste devant les portes, attendant qu’elles s’ouvrent. Conscient de son apparence inhabituelle, Adelrune se tint à l’écart, les yeux baissés. Sawyd le retrouva peu après. Elle avait quitté son armure et portait maintenant une élégante veste couleur de tabac par-dessus une blouse grise et des braies foncées, ainsi que des bottes luisantes en cuir de baleine. Ses cheveux bruns bouclés étaient ramassés à l’arrière, rappelant la queue d’un cheval.

— Je me suis arrangée pour que tu sois assis à côté de moi, dit-elle. Quand Sa Majesté te demandera de raconter ton histoire, lève-toi, parle fort et clairement, et ne regarde que lui. S’il agite la main, c’est que tu l’ennuies : tais-toi immédiatement et rassieds-toi. S’il hoche la tête, continue et ne t’arrête pas avant qu’il ne te le dise.

Les portes s’ouvrirent presque sur ces paroles, et les convives entrèrent l’un derrière l’autre dans la salle des banquets. Ses murs et son plancher étaient de pierre ; un feu ronflait dans un grand âtre. Chacun trouva la place qui lui était assignée. La table centrale, où trois places avaient été dressées, resta vide.

Sawyd avait emmené Adelrune à une table près de l’extrémité de la salle, peut-être à quinze pieds de la table royale.

— C’était une bonne idée d’apporter ta lance, remarqua-t-elle. C’est une défense de narval ? Sa Majesté aime les bêtes marines exotiques.

— Non, elle ne vient pas d’un narval, répondit Adelrune. (Après une pause, il reprit :) Sawyd, mon histoire est pleine de mort et de douleur, et je crains qu’en tant qu’aspirant chevalier je ne puisse la déformer. Plaira-t-elle malgré tout au roi ?

— Oh, j’en suis sûre, opina Sawyd. Tais-toi maintenant, il arrive ! Lève-toi et courbe la tête jusqu’à ce qu’il soit assis.

Le roi Joyell fit son entrée. Il devait approcher de la fin de la cinquantaine. Son visage s’ornait d’une grande barbe fourchue, du gris de la poussière, mais ne portait nulle ride ; il semblait appartenir à un homme bien plus jeune. Ses yeux d’un bleu surprenant brillaient comme ceux d’un enfant. Le mince bandeau d’or de sa couronne était presque caché par les ondulations de sa chevelure.

Une jeune femme marchait à ses côtés ; elle lui ressemblait trop pour ne pas être sa fille. Elle avait les yeux bleus de son père ; ses cheveux drus, blond foncé, étaient mieux disciplinés que les siens. Tandis que son père portait de longues robes de violet et d’écarlate, brodées d’or, elle était vêtue d’une simple tunique à manches courtes ceinturée à la taille et d’une jupe, toutes deux noires, de bas fauves et de chaussons noirs. À son poignet gauche, elle portait une petite horloge comme celle de Sawyd, attachée par un ruban de soie. Le roi s’assit à la table centrale, puis sa fille à sa gauche, laissant la troisième place vide. Tout le monde s’assit à son tour, et les serviteurs arrivèrent avec l’entrée.

Un faible brouhaha de conversations s’éleva, et Adelrune murmura une question à l’adresse de Sawyd. « Pourquoi la troisième place est-elle vide ? »

Sawyd lui répondit avec un sourire narquois.

— J’aurais pensé que tu m’aurais demandé son nom d’abord. C’est la princesse Jarellène, qui a récemment célébré son dix-septième anniversaire ; la place vide est celle de feu sa mère. Par décret royal elle doit toujours être dressée, même si personne ne s’y assied jamais.

Le repas progressa. La nourriture, riche et préparée avec art, ne comportait toutefois aucune viande, seulement du poisson, jusqu’à l’avant-dernier plat : des lamelles de caille rôties dans une sauce légère, auxquelles tout le monde s’attaqua avec appétit. Adelrune avait tout ce temps discrètement observé la table royale. Sa Majesté mangeait d’un air préoccupé, son regard brillant fixé sur un panorama invisible. À sa gauche, la princesse Jarellène goûtait sa nourriture une petite bouchée à la fois. Adelrune était fasciné par les mouvements de son poignet délicat, mis en valeur par le ruban de soie et la minuscule horloge.

— Gaspiller la viande de caille serait une impolitesse, lui murmura Sawyd à l’oreille. Si tu ne veux pas de la tienne, je peux m’en occuper.

Adelrune haussa les épaules en signe d’assentiment ; Sawyd fit glisser les petits morceaux de volaille jusque dans son assiette puis les dégusta sans se presser.

Le dernier plat était un choix de sorbets, qu’Adelrune prit au début pour de la neige colorée. Sawyd lui expliqua que des blocs de glace étaient entreposés dans des coffres de pierre au fond des cales ; pour une raison qu’elle ignorait, ils ne fondaient pas.

— On racle la glace pour en tirer des copeaux très fins, puis on ajoute du jus de fruit. Nous avons appris la technique d’une ville loin à l’Orient. C’est devenu le mets préféré de Sa Majesté.

Quand il ne resta plus une goutte de sorbet, les serviteurs emportèrent les dernières assiettes. Des fioles de vin rouge sang furent placées sur les tables. Sawyd fronça les sourcils quand elle versa le vin dans sa coupe. « Quelque chose ne va pas ? » demanda Adelrune. « Rien », répondit-elle, mais elle gardait son expression soucieuse.

Le roi fit alors signe à quelqu’un au-dehors de la salle des banquets ; un groupe d’acrobates fit irruption, effectuant culbutes par-dessus culbutes, jonglant avec des poignards et de petites sphères de métal. Le roi, son attention fixée sur les acrobates, afficha un large sourire tout le long de leur numéro. Adelrune remarqua que Sawyd fronçait encore les sourcils et jouait nerveusement avec sa coupe de vin ; mais son attention se portait surtout sur la princesse Jarellène, qui considérait les acrobates avec apathie, laissant parfois son regard dériver, et même, pendant un instant électrisant, croisant celui d’Adelrune. Ce demi-sourire lui avait-il été destiné ou s’agissait-il d’un masque visant à dissimuler son ennui ? Une partie de l’esprit d’Adelrune, qui parlait avec une voix ressemblant à celle de son tuteur Riander, jugeait sardoniquement que la première hypothèse était la moins probable.

Les acrobates, leur numéro terminé, s’éclipsèrent, vivement applaudis par toutes les tablées – et pourtant, il sembla à Adelrune que les applaudissements avaient quelque chose de forcé. Le roi fit un geste à l’adresse d’un vieil homme assis à une table à sa gauche, directement en face de celle d’Adelrune. Le vieillard, arborant une ample moustache et portant un collier de métal ouvragé, s’éclaircit la gorge et commença à réciter un conte datant d’un lointain passé. Adelrune fut immédiatement fasciné par l’histoire, qui concernait le long labeur d’un homme de minuscule stature ayant fait le vœu de tuer cinq géants pour venger la mort de sa famille, mais après une minute ou deux le roi agita la main en direction du vieil homme, qui se tut à l’instant et se rassit.

Une tension palpable emplissait la salle ; l’expression du roi était devenue aigre. À sa gauche, la princesse Jarellène rougit, les yeux baissés ; la gorge d’Adelrune se serra.

Le roi se tourna vers Adelrune.

— On m’a affirmé, déclara-t-il, qu’un jeune homme ici a des histoires neuves à raconter. Où est-il ?

La voix du monarque était rauque, presque grinçante, la voix d’un homme amer et vieillissant.

Adelrune se leva, inclina la tête.

— Me voilà, Votre Majesté, dit-il. S’il plaît à Votre Majesté, je vais vous raconter mes aventures en tant qu’aspirant chevalier.

Se rappelant les recommandations de Sawyd, il leva les yeux et regarda le roi Joyell, et incidemment la princesse Jarellène. Le roi hocha la tête avec brusquerie. « Eh bien, racontez votre histoire, messire », dit-il.

Adelrune commença, un peu intimidé.

— Mon nom est Adelrune. Enfant, je vivais dans la ville de Faudace, loin à l’orient. Dans la maison de mes parents adoptifs, j’avais découvert un livre, le Livre des Chevaliers, et j’en avais conçu le désir de devenir un jour moi-même chevalier…

En poursuivant sa récitation, Adelrune constata que le visage du roi exprimait l’intérêt, et bientôt le plaisir ; il se détendit et sa récitation devint plus assurée. Quand il remarqua que la bouche de la princesse Jarellène était tordue par une moue de déplaisir, il pensa qu’il parlait peut-être trop bas et haussa la voix, mais la princesse n’en parut pas davantage satisfaite.

Ainsi raconta-t-il son voyage à travers la forêt jusqu’à la maison de Riander, sa formation, son équipée vers l’océan, sa rencontre avec les Rejetons de Kuzar, puis avec Melcoréon et le Magicien Gris. Il raconta sa traversée de la Vlae Dhras et sa rencontre avec l’Owla.

— Le lendemain matin, Challed et deux de ses camarades m’escortèrent hors de la Vlae Dhras. Je continuai mon voyage pendant encore trois jours avant d’atteindre une steppe. Sur cette steppe se dressait une auberge, l’Auberge des Cinq Vents…

Un large sourire avait éclos sur les traits du roi Joyell. Quand Adelrune narra sa mésaventure avec les trois créatures ailées, le monarque écarquilla les yeux d’émerveillement ; alors qu’Adelrune décrivait la Manticore et la façon dont il s’était protégé de ses attaques, le visage royal rosit sous l’effet de l’excitation.

Adelrune en arriva à la conclusion.

— Et ainsi j’atteignis le rivage de cette mer, juste au sud de Corrado, et je regardai à l’horizon, où je crus voir un banc de nuages ; mais c’étaient vos voiles que j’avais aperçues, et je restai là à regarder le Vaisseau de Votre Majesté poindre à l’horizon, et j’attendis que le Kestrel accoste, et finalement m’amène à votre bord.

Adelrune se tut, ne sachant trop comment indiquer la fin de son récit ; peut-être devait-il simplement se rasseoir ? Mais ce fut le roi Joyell qui se leva, son visage rosi et ses yeux brillants. « Merveilleux ! » cria-t-il, et les applaudissements s’élevèrent soudain, tous les convives se hâtant de se lever à leur tour. « Salue l’assistance », murmura Sawyd à l’oreille d’Adelrune ; il s’exécuta.

— Ah, Adelrune, mon jeune ami, un tel récit a tout pour fouetter le sang ! s’exclama le roi. (Sa voix était transformée, puissante et mélodieuse comme celle d’un jeune homme.) Je suis enfin redevenu moi-même. Je me retire à l’Octogone et je t’invite à m’y rejoindre quand le cœur t’en dira. Quant à vous tous, allez avertir vos amis ; dites-leur que de grandes choses se préparent ! Le vent s’est levé et gonfle nos voiles !

Des acclamations inégales s’élevèrent des convives alors que le roi tournait les talons et quittait la salle des banquets d’un pas martial. La princesse Jarellène, à ses côtés, jeta par-dessus son épaule un regard à Adelrune ; sur son visage se lisait un mélange de désolation et de compassion qu’il ne put s’expliquer.

— Oh, par Dagon, gémit Sawyd, qu’est-ce que tu as fait ?

Les convives sortaient maintenant de la salle des banquets ; la plupart regardaient Adelrune avec une expression ambiguë, mais certains tournaient vers lui des sourires épanouis tandis que quelques autres lui jetaient des regards assassins.

— J’ai simplement fait ce que tu m’as dit de faire, répondit Adelrune, dérouté. Que se passe-t-il ? Qu’est-ce que l’Octogone, et que suis-je donc censé avoir fait de si terrible ?

« Suis-moi », dit Sawyd d’un air fortement contrarié ; elle l’entraîna hors de la salle des banquets, frayant son chemin à coups de coude parmi la foule. Une fois à l’extérieur, ils franchirent une porte gardée par un soldat en uniforme cérémoniel, qui obéit à l’ordre lancé sèchement par Sawyd de les laisser passer.

Ils étaient dans une petite antichambre, son sol dallé de minces plaques de marbre. Sawyd prit une grande inspiration et exhala avec force. Adelrune, plus confus qu’inquiet, éprouvait néanmoins le pressentiment qu’un désastre menaçait de s’abattre sur eux.

Sawyd se mordit les lèvres un moment avant de se décider à parler.

— Tu dois comprendre que le roi Joyell est enclin à de soudains changements d’humeur. Parfois il est mélancolique et il passe ses journées à compulser ses vieilles cartes et à jouer de la viole. Parfois au contraire son énergie bouillonne, et alors le Vaisseau met le cap vers de nouveaux horizons, et il nous faut déployer nos chaluts à la recherche de nouveaux animaux étranges, et l’armée s’entraîne et nous forgeons des épées avec le peu de métal que nous avons en surplus…

« Ses humeurs se succèdent ; habituellement elles ne durent pas plus de quelques semaines chaque fois, et elles ne sont pas trop intenses. Mais cela faisait au-delà de deux saisons que Sa Majesté devenait de plus en plus abattue. Nombreux craignaient que sa tristesse ne le pousse à la tombe, mais ceux d’entre nous qui faisons partie de son cercle intime savaient très bien ce qui allait se passer : il allait basculer dans son humeur ardente, qui risquait d’être tout aussi vive que sa tristesse l’avait été. J’espérais que ton histoire apaise l’esprit de Sa Majesté, qu’elle contribue à un changement d’humeur progressif.

« Or, le changement avait commencé avant le repas. Je l’ai su à cause du vin – il n’affectionne ce cru que quand il se sent agressif – et des jongleurs. Ce n’était plus une bonne idée de lui raconter ton histoire. Si j’avais osé, je t’aurais fait quitter la salle, mais j’avais peur que cela ne le mette hors de lui.

« Si j’avais su ! Je t’aurais mis à la porte et affronté sa colère… Tu aurais dû m’avertir, conclut-elle d’un ton amer.

— T’avertir de quoi ?

— Que tu n’avais aucun besoin de broder. Ton histoire était meilleure que toutes celles que nous avons entendues à bord du Vaisseau depuis des années, et elle était vraie ! Elle avait les accents de la vérité, toute la salle s’en rendait compte. Si tu avais raconté un tissu de mensonges, Sa Majesté l’aurait su : il aurait été diverti, mais pas enflammé comme il l’a été. Tu as ravivé les passions de sa jeunesse, et maintenant il t’attend dans l’Octogone, et… (Sawyd poussa un profond soupir.) Pardonne-moi. Tout cela, c’est ma faute, pas la tienne. Essuie ta manche, il y a des miettes de pain dessus. L’Octogone est la pièce où se tiennent les conseils de guerre du Vaisseau, et Sa Majesté t’attend là, sans nul doute accompagnée de ses chefs militaires, Gérard le Molosse et le vieux Possuyl. Je suis presque certaine qu’il a décidé qu’il était temps de rentrer chez nous et de venger les offenses des générations passées.

— Il veut ramener le Vaisseau à son port d’attache ? À la fin du monde ?

— En effet. Quelqu’un t’a dit d’où nous sommes partis ?

— Mon tuteur Riander m’en a parlé. Il m’a conté l’histoire de Yeldred et d’Ossué, du tribut que votre royaume a payé pendant la construction du Vaisseau…

— Exact. Et maintenant, nous allons nous venger d’avoir dû payer ce tribut. Toi et moi nous noierons dans le sang avant que cette insanité ne finisse.

— Pourquoi « toi et moi » ?

— Tu ne quitteras pas ce Vaisseau avant longtemps, cher Adelrune. (Sawyd secoua la tête avec tristesse.) Il faut que je te conduise à l’Octogone. Viens ; Sa Majesté n’aime pas attendre quand il est dans cette humeur.

*

Sawyd emmena Adelrune le long de couloirs étroits, richement décorés, jusqu’à une haute porte d’ébène cerclée de fer.

— Si tu le peux, essaie d’être apaisant, prudent, calme. Sa Majesté sautera sur la moindre excuse pour entreprendre des projets extravagants. Si tu pouvais faire en sorte que tes suggestions soient timorées… je crois que ce serait pour le mieux.

— Sawyd, pourquoi ne veux-tu pas prendre une revanche sur Ossué ?

— Seuls les plus vieux à bord de ce Vaisseau ont déjà vécu sur terre. Le roi lui-même n’était qu’un garçon de cinq ans quand nous avons pris la mer. La plupart d’entre nous ne veulent rien savoir des terrestres ; nous avons plongé nos racines dans l’océan. C’est de la folie pure d’attaquer Ossué : leur peuple était dix fois plus nombreux que le nôtre quand nous sommes partis ; ils ont certainement accru leur nombre proportionnellement depuis. Ce Vaisseau a peut-être l’air terrible, mais en réalité nous sommes épouvantablement fragiles. Si nous nous approchons trop près de la côte, nous nous échouerons sur les hauts-fonds et briserons net notre quille. Nous sommes capables de nous défendre, mais nous ne pouvons porter qu’une attaque dérisoire. (Elle eut un geste de colère.) Et puis, assez de tout ça. Le Molosse dirait que c’est de la trahison que de parler ainsi. Peut-être bien que je ne suis qu’une lâche. Je commande le Kestrel, mais je ne souhaite pas mourir à sa barre. Passe la porte, Adelrune, et oublie tout ce que je t’ai dit.

Elle s’en fut d’un long pas mécanique. Adelrune toqua à la porte, puis, voyant qu’il ne venait aucune réponse, se décida à l’ouvrir.

Derrière s’ouvrait une pièce pourvue de huit murs lambrissés de bois sombre. Une grande table basse où l’on avait étalé une multitude de cartes prenait presque toute la place. Dans un coin de la pièce, une horloge grand-père émettait un bruit métallique étouffé. Trois hommes étaient penchés sur la table et étudiaient une carte. L’un d’eux était le roi, qui portait maintenant un léger corselet de mailles brillant ; à sa gauche se tenait un homme aux cheveux blond roux et aux grandes oreilles, sans cesse en train de renifler ; à sa droite, un vieillard en robe noire, son crâne brun tavelé par l’âge.

Le vieillard leva la tête, adressa un regard furibond à Adelrune.

— Qui ose entrer ?

Le roi Joyell leva la tête à son tour et accueillit Adelrune chaleureusement.

— Viens ici, mon garçon, dis-nous ce que tu penses de la situation. Gérard, faites de la place pour notre jeune ami chevalier.

— Euh… je ne suis pas encore chevalier, Majesté. On ne m’a pas encore accordé ce rang.

— Et moi je te dis, jeune homme, que tu en es un. Je t’adouberai dès que possible, pour que les esprits étroits en soient convaincus, mais dans cette pièce, tu es et seras toujours un chevalier !

Gérard le Molosse désigna la carte avec un grognement. Adelrune se pencha pour mieux la voir, essayant de déchiffrer les indications. Gérard indiqua la position du Vaisseau, symbolisée par une petite figurine de métal. Adelrune laissa son regard dériver vers l’est et un peu au sud sur la carte, et avec un soudain serrement de gorge il trouva un petit point portant le nom « Foddas » à côté d’une ligne bleue nommée « fleuve Jarr ». La distance du Vaisseau à la ville était trois fois la longueur de son pouce. « Quelle est l’échelle de cette carte, je vous prie ? » demanda-t-il. Ce fut Possuyl qui répondit : « Trente lieues au pouce, plus ou moins. »

— Voici le trajet sur lequel nous nous sommes entendus, Adelrune, dit le roi en plaçant la pointe de l’index contre le Vaisseau et en lui faisant décrire un arc de cercle, vers le nord et l’est, à travers deux mers. Nous nous arrêterons aux îles de Chakk, ici. Possuyl nous recommande d’entraîner nos forces aux manœuvres de débarquement à ce moment. Quand nous repartirons, nous suivrons ce chemin… (le doigt continua sa course, sud-sud-est, puis s’incurva brusquement de nouveau vers le nord) en évitant la mer Silencieuse, comme vous l’avez suggéré, Gérard, et ainsi nous atteindrons Ossué par l’ouest. Nous attaquerons quelques heures avant l’aube, et alors…

La voix de Joyell, qui n’avait cessé de hausser le ton, se brisa d’émotion. Il essaya en vain de poursuivre, puis s’effondra dans un fauteuil, à bout de nerfs.

Possuyl hocha sentencieusement la tête.

— Oui, mon roi, dit-il d’une voix rauque. Et alors… nous accomplirons ce que nous avons tant tardé à accomplir. Ossué tombera, comme l’a toujours voulu le destin.

Gérard le Molosse renifla bruyamment. Le roi Joyell jeta un regard jubilant à Adelrune, lequel lui rendit son sourire malgré le malaise qui le glaçait.

— Et que désire Votre Majesté de moi ? demanda-t-il.

Le roi avait recouvré l’usage de la parole. Il déclara :

— Tu es celui qui m’a ouvert les yeux ; je te garderai toujours à mes côtés. Nous irons au combat ensemble, brave Adelrune, et le jour où nous entrerons dans la capitale du royaume d’Ossué, je ferai de toi un Baron, ou quoi que ce soit d’autre que tu désires.

— Votre Majesté est trop bonne, dit Adelrune.

Pendant un instant il pensa à demander que le roi le libère immédiatement et le laisse rentrer chez lui ; mais il savait que Joyell n’accéderait pas à une telle requête. « Combien de temps Votre Majesté pense-t-elle que prendra le voyage ? » demanda-t-il.

« Combien de temps, Gérard ? » demanda à son tour le roi. Le Molosse répondit : « Toutes voiles dehors, avec des vents favorables, disons quatre ou cinq mois. » Adelrune réprima un soupir de découragement. Il se serait écoulé presque un an quand il reviendrait dans les parages de chez lui – si jamais il revenait.

Se souvenant que Sawyd lui avait conseillé d’exprimer la prudence, il demanda, essayant de donner un ton innocent à sa question :

— Sire Gérard, quelles sont d’après vous nos chances contre Ossué, en combat ?

Gérard le Molosse lui jeta un regard furieux et dit simplement : « Nous vaincrons. »

— Mais bien sûr que nous vaincrons ! s’écria le roi, qui se leva de son fauteuil et prit le bras d’Adelrune comme un grand-père affectueux. Ne crains rien, Adelrune ! Avec ces deux hommes pour me conseiller, avec tous mes précieux sujets, et avec toi à mes côtés, nous ne pouvons pas perdre ! Je vais te montrer. Possuyl, examinons les listes de service maintenant…

Pendant deux ou trois heures, le roi et ses chefs de guerre analysèrent la situation de leur armée, évaluèrent leurs besoins en nourriture, calculèrent divers plans logistiques pour le long voyage qui les attendait. Le roi Joyell répétait avec insistance qu’il ne fallait pas perdre un seul instant et balayait du revers de la main toute objection fondée sur les dangers de la navigation, de sorte que lorsque Gérard suggéra un chemin différent, plus long mais moins coûteux et un peu moins risqué, Joyell ne voulut rien entendre.

— Je ne peux pas patienter si longtemps. Et de plus, Ossué ne doit pas avoir le moindre soupçon de notre proximité. Dès que nous nous en approcherons à moins de cent lieues, une rumeur pourrait les en atteindre ! Non, nous ferons comme je l’ai déjà dit.

Après cela, Adelrune abandonna tout espoir de présenter un quelconque argument en faveur de la prudence.

Quand la réunion prit fin, ce ne fut pas sur la décision du roi, mais à la demande de Possuyl, qui se plaignait d’être complètement épuisé et demanda que la suite fût remise au lendemain. Le roi y consentit d’assez mauvaise grâce. Possuyl se retira, sur quoi Gérard se déclara lui-même quelque peu fatigué ; il indiqua l’horloge, qui annonçait que minuit approchait. Adelrune se joignit à lui avec un murmure. Il ne se sentait pas tant fatigué qu’étourdi par les discussions et l’avalanche de chiffres.

— Bah, faites comme il vous plaira ! dit le roi avec autant de mauvaise humeur que de bonne. Quant à moi, je vais aller sur le pont et parler au navigateur en poste. Nous partons à l’aube.

Il quitta l’Octogone à grands pas. Adelrune resta seul avec Gérard le Molosse. Il y eut un instant de silence.

— Je ne veux pas me quereller avec vous, messire, dit Adelrune. Mais je vous prie de bien vouloir répondre franchement à la question que je vous ai déjà posée – je vous jure de garder votre réponse par-devers moi.

Le Molosse renifla.

— Je suis mon roi où qu’il aille. S’il part en guerre, je continuerai à le servir et à le conseiller, mais je ne perdrai pas mon temps à lui dire ce qu’il ne saurait entendre. Je n’ai aucune idée de nos chances contre Ossué ; je me contenterai de combattre pour mon roi jusqu’à mon dernier souffle.

— Vous n’êtes pas homme à changer d’idée aisément, dit Adelrune.

— Ne m’insultez pas avec vos accusations, dit le Molosse. Quand l’humeur de mon roi change, je change avec elle, sans jamais me plaindre. Les jours où il ne trouve de goût à rien sauf à la poésie, je m’assieds à côté de son lit et je récite des sonnets jusqu’à en perdre la voix. C’est Possuyl qui ne change jamais d’idée. Il était un jeune homme de vingt ans quand le Vaisseau a pris la mer. Sa dulcinée fut emportée : elle faisait partie du paiement à Ossué pour la dernière cargaison de bois utilisée pour parachever le Vaisseau. Sa haine d’Ossué est la seule chose qui l’ait gardé en vie depuis tout ce temps. Je me suis souvent demandé si je ne devrais pas le tuer, mais mon roi fait grand cas de son conseil, et Possuyl est assez rusé pour ne pas l’importuner quand son humeur n’est pas appropriée. Et je dois vous avertir : si vous tentez d’imposer votre volonté à mon roi, je vous tuerai sans le moindre scrupule.

Et Gérard le Molosse quitta la pièce sans un autre mot.

*

Adelrune retrouva son chemin hors du Palais non sans quelque difficulté et s’en retourna à ses quartiers, pour y découvrir un jeune serviteur assoupi dans sa chaise. Quand il l’eut réveillé, le garçon lui expliqua qu’il devait le conduire à ses nouveaux quartiers, dans une des ailes du Palais. Adelrune haussa les épaules et revint sur ses pas, suivant le garçon.

On lui avait assigné une suite de trois pièces, au troisième étage de l’aile ouest. La taille de ses appartements l’insultait presque ; il se souvenait de sa chambre minuscule au dernier étage de la maison de ses parents adoptifs avec un serrement de cœur doux-amer.

Le garçon posa le bagage d’Adelrune sur un tabouret et se mit en devoir de lui expliquer les divers agréments. Adelrune l’interrompit, le remercia et le mit à la porte. Puis il alla s’asseoir sur le bord du lit, plaça une main devant ses yeux ; tout son corps aspirait au sommeil, mais son esprit tourbillonnait.

On frappa à la porte. Adelrune poussa un grognement exaspéré : qu’est-ce que le garçon avait bien pu oublier ? Il se leva, ouvrit la porte, une phrase bourrue au bord des lèvres. La princesse Jarellène se tenait sur le seuil.

« Puis-je entrer ? » demanda-t-elle. Adelrune battit en retraite. Elle franchit le seuil et ce fut seulement alors qu’il retrouva ses manières et exécuta la courbette à demi formelle que Riander lui avait enseignée un après-midi d’hiver, « pour le cas d’une conversation en privé avec un membre de la royauté mineure ».

— Votre Altesse, dit-il.

— Par pitié, ne dansez pas pour moi, je déteste cela. (Elle avait une voix aussi douce et veloutée que ses cheveux.) Asseyez-vous, Adelrune. Je dois vous parler.

Il s’assit ; la princesse Jarellène l’imita, dans le siège à côté du sien. Elle était si proche qu’il pouvait sentir son parfum, un délicat mélange de fragrances où des fleurs des jardins du Palais se mêlaient à un parfum marin. Il sentait son cœur battre avec une intensité presque douloureuse.

— Il semble que vous ayez guéri l’abattement de mon père. Je l’ai entendu dire qu’il vous garderait à ses côtés jusqu’à ce que nous ayons rejoint Ossué et jeté ce royaume à bas. C’est un grand honneur. Peut-être vous offrira-t-il aussi ma main.

Adelrune était trop stupéfait pour articuler un mot. Jarellène fixait le plancher.

— Ce n’est pas que je cherche à dénigrer qui que ce soit, dit-elle. Vous êtes un homme vertueux, et d’apparence agréable. En toute franchise, je vous préfère à Gérard, ne serait-ce que parce que votre âge correspond au mien.

« … Plus ou moins », murmura Adelrune, mais Jarellène n’y prêta pas attention ; peut-être ne l’avait-elle pas entendu.

— J’ai déchiré le ventre de ma mère quand je suis née, dit-elle, et elle est morte au bout de son sang. J’ai moi-même failli mourir. On m’a raconté que cinq sages-femmes ont monté la garde à mon chevet la première nuit, chacune, à tour de rôle, me prêtant son souffle quand j’oubliais de respirer. Je voulais rejoindre ma mère au royaume des morts, mais on a fini par me persuader de donner une chance à la vie.

« Je vais vous révéler un terrible secret. Je n’aime pas l’océan. Je n’ai aucun désir de régner sur le Vaisseau quand mon père mourra. Depuis que je suis petite, je rêve de vivre sur terre. Cela vous choque-t-il ? N’importe quel habitant du Vaisseau serait horrifié. Si mon père s’était remarié, il aurait eu d’autres héritiers, et j’aurais pu me libérer de l’océan d’une quelconque manière. Maintenant que nous revenons enfin vers Yeldred et Ossué, il y a peut-être pour moi une chance de m’échapper. Quand nous aurons jeté Ossué à bas, il retrouvera son équilibre. Il pourrait bien se remarier alors – ce ne sont pas les dames disponibles qui manquent à la cour. Si cela se produit, je demanderai à mon père de me laisser régner sur le pays de nos ancêtres et de léguer le Vaisseau à ses autres héritiers. Il m’est venu à l’idée que si j’épousais un chevalier terrestre, je serais en mesure de présenter de meilleurs arguments en faveur de ce plan.

— Je… je ne sais que vous dire, votre Altesse.

— Quand vous avez raconté votre visite aux sorcières, vous avez expliqué qu’elles vous avaient permis d’entrer eu égard à des circonstances spéciales ; sur quoi vous m’avez jeté un regard et vous vous êtes mis à bredouiller, même si vous n’avez pas rougi comme vous le faites maintenant. Vous n’avez jamais connu une femme, n’est-ce pas ? C’est pour cela que les sorcières vous ont laissé entrer dans leur forêt.

— Il est exact que je suis chaste, dit Adelrune avec le peu d’aplomb qu’il pouvait encore rassembler.

— Il n’y a là aucune raison de gêne. Je suis moi-même vierge. Le Vaisseau a visité de nombreuses contrées ; dans certains pays, les femmes vivent voilées et même leurs époux ne voient leur visage nu pour la première fois qu’après la cérémonie du mariage ; dans d’autres, les femmes choisissent leurs compagnons et il existe des mariages à l’essai, de sorte qu’une jeune fille de dix-sept ans sans expérience est chose rare. À bord du Vaisseau de Yeldred, la tradition veut qu’un père choisisse l’époux de sa fille, mais on considère comme archaïque de ne pas tenir compte des sentiments de la jeune femme. Mais si une femme se compromet avec un homme, elle est généralement contrainte de l’épouser. Je pourrais de cette manière forcer la main à mon père s’il se montrait récalcitrant.

Adelrune émit une protestation incohérente, la voix étranglée.

— Je sais que je suis sans cœur, dit Jarellène d’une voix soudain voilée. Je ne suis pas une personne ordinaire. Je suis une princesse du sang de Yeldred, et ma propre vie ne m’appartient pas. Une fois j’ai laissé un page m’embrasser. Nous avons été surpris et mon père a fait fouetter le garçon jusqu’à ce qu’il soit plus mort que vif. Nul citoyen de ce Vaisseau n’est digne de moi à ses yeux, à part peut-être Gérard. Il me jettera à lui comme il le ferait d’un os.

Son visage était rouge. Elle se leva de son siège, empoigna Adelrune par les épaules avant qu’il ait eu la chance de réagir, l’embrassa sur les lèvres avec une intensité qui frôlait la violence, recula la tête ; ses yeux brillaient de larmes.

— Je ne suis pas folle ! s’écria-t-elle. Je suis sa fille, mais je ne partage pas ses humeurs ! Et d’ailleurs, il n’est pas dément, il est seulement triste, peu importe ce que vous croyez ! S’il apprenait ce qui vient de se passer, il…

Elle lâcha prise abruptement et s’enfuit. Pendant un long moment, Adelrune resta assis à attendre, mais Jarellène ne revint pas. Il ferma la porte, s’allongea sur le lit et s’endormit peu après.

*

Dès que parut le soleil, le Vaisseau de Yeldred déploya ses immenses voiles, qui furent gonflées par la brise ; après un moment, son énorme masse se mit en mouvement. Quand Adelrune s’éveilla, le Vaisseau était depuis longtemps en route. Il emplit une baignoire d’eau chaude pour se laver, enfila les vêtements splendides qu’il trouva dans sa garde-robe. Il avait l’impression de porter un costume.

Il resta un long moment assis mélancoliquement contre la petite fenêtre au cadre ouvragé de sa chambre, qui lui offrait une vue sur le pont principal du Vaisseau et sur la mer qui s’étendait au-delà du bastingage. Chaque instant l’éloignait de son but. Tout cela avait-il été un piège tendu par l’Owla ? Ou avait-ce depuis toujours été son destin que de voyager sur le Vaisseau de Yeldred, peut-être même de mourir en terre étrangère ? Adelrune poussa un soupir amer. Cette façon de voir les choses se rapprochait par trop des Préceptes de la Règle pour qu’il puisse l’accepter. Il ne croyait pas en un futur fixe et immuable – mais cela, hélas, n’entraînait pas qu’il fût facile pour quiconque de contrôler sa destinée.

Quand onze cloches sonnèrent, un domestique vint le chercher pour le repas du midi, auquel le roi Joyell était présent, mais pas sa fille. Le repas avait lieu dans une petite salle à manger, non pas la grande salle de la veille ; le roi assit Adelrune à sa droite, Gérard le Molosse à sa gauche et divers autres personnages de la cour à l’unique table. Joyell était de meilleure humeur que jamais et plaisantait avec tout le monde. Gérard le Molosse s’esclaffait à chaque plaisanterie du roi et finit par se laisser convaincre de chanter une chanson égrillarde tout en grattant le luth pour s’accompagner. Adelrune le regardait avec un mélange d’émotions auquel il n’essaya pas d’accoler un nom.

Dans les semaines qui suivirent, une routine se cristallisa autour de lui. Au milieu de la journée, il dînait avec le roi Joyell ; en après-midi avaient lieu de longues conférences dans l’Octogone, tandis que les soirées étaient occupées par de copieux repas et des divertissements vigoureux : aux jongleurs et acrobates se joignaient des combats à l’épée simulés, de plus en plus frénétiques. Le plus souvent, la princesse Jarellène était absente du repas du soir.

Durant tout ce temps, le roi Joyell garda une bonne humeur et une énergie inépuisables. Le personnel affecté à sa chambre murmurait qu’il dormait à peine trois heures par nuit. Les procédures à bord du Vaisseau se mirent à changer, sur ordre direct du roi. Des traditions de longue date furent balayées, un ensemble totalement nouveau de signaux entre le Vaisseau et ses navires d’escorte fut mis au point. Le Kestrel, comme les dix-neuf autres corvettes, fut déposé sur l’océan et l’on testa divers schémas de déploiement.

L’humeur du roi avait infecté le Vaisseau tout entier, de sorte que la plupart de ses habitants étaient devenus agités, emplis d’une tension qu’ils ne savaient comment dissiper. Les querelles devinrent beaucoup plus fréquentes, et on en venait souvent aux coups ; les forces de l’ordre durent incarcérer des gens par douzaines dans les cachots situés à fond de cale, juste au-dessus de la sentine.

Adelrune fut présenté aux chevaliers de Yeldred ; ils étaient au nombre de six. Il dut admettre, tout arrogante que fût cette opinion, qu’ils ne lui faisaient pas aussi bonne impression qu’il l’avait espéré. C’étaient des hommes de qualité, habiles au maniement des armes ainsi que dans divers autres domaines chevaleresques (à part, bien évidemment, l’équitation : il n’y avait pas de montures sur le Vaisseau de Yeldred) et ils respectaient un code d’honneur. Mais quelque chose manquait. Ces hommes n’avaient pas dû surmonter des épreuves pour affirmer leur valeur : ils avaient hérité leur statut de leur père. Il n’empêche qu’Adelrune ne pouvait prendre en défaut leur vertu ou leur bonté. Et il se lia d’une amitié réservée avec Sire Heeth et le jeune Sire Blume. Des autres chevaliers, seul Sire Childerne se montrait froid envers lui.

*

Un soir, la princesse Jarellène visita Adelrune dans ses quartiers. Elle était accompagnée d’une servante et passa une heure ou deux à bavarder de sujets sans importance. En le quittant, elle remercia Adelrune de son hospitalité ; il était clair que cette fois-ci elle s’attendait à une révérence, aussi s’exécuta-t-il. S’agissait-il d’une excuse ou d’un nouveau plan d’attaque ? Elle s’était montrée charmante et vive d’esprit, malgré la simplicité de leur conversation. Quand il essayait de s’imaginer à sa place, Adelrune ne pouvait vraiment lui reprocher son désespoir. N’avait-il pas lui-même cherché à s’échapper de la suffocation de la Règle ? Le visage du Didacteur Mornude lui revint à l’esprit et il ne put réprimer une grimace de dégoût. Fallait-il blâmer Jarellène de vouloir subvertir sa destinée ? Les plans dont elle l’avait entretenu n’étaient peut-être que des projets extravagants qu’elle ne concoctait que pour se soulager l’esprit…

Elle lui rendit visite une autre fois le surlendemain, et la semaine suivante ils se rencontrèrent par accident – du moins en apparence – dans les jardins du Palais. À cette occasion, nulle servante n’accompagnait Jarellène. Elle convia Adelrune à s’asseoir à ses côtés sur un banc délicat en face d’une mare emplie de poissons gris-vert.

— Vous ne devriez tenir aucun compte de ce dont je vous ai parlé dans notre première conversation, dit-elle.

Adelrune reconnut là des excuses royales et répondit de la façon correcte :

— Ces mots ont fui ma mémoire, Votre Altesse.

Elle inclina la tête gravement. Puis elle ajouta :

— Mais je maintiens mon jugement initial, Adelrune. Vous êtes un jeune homme valeureux, et votre compagnie me plaît bien davantage que celle de Gérard le Molosse. J’en parlerai à mon père si les circonstances s’y prêtent. En passant, vous pouvez vous attendre à être adoubé chevalier d’ici peu. Les serviteurs s’affolent tant mon père les presse de préparer au plus vite le Grand Hall à cet effet.

— Je suis reconnaissant à votre père ainsi qu’à vous-même, Votre Altesse.

— Peut-être aurai-je la chance de vous rencontrer de nouveau bientôt.

— J’en serais ravi.

La princesse Jarellène se leva et s’en fut, laissant Adelrune troublé par diverses émotions contradictoires.

*

La cérémonie eut lieu le surlendemain. Dans le Grand Hall, entouré par les six autres chevaliers de Yeldred, Adelrune s’agenouilla devant le roi Joyell, qui le frappa doucement sur les deux épaules avec une épée cérémonielle et le sacra chevalier de Yeldred, maintenant et à jamais. Adelrune se releva parmi les acclamations. Sawyd s’approcha de lui pour l’embrasser sur les deux joues. Gérard le Molosse et le vieux Possuyl lui offrirent leurs félicitations officielles, tandis que Jarellène lui adressa un sourire et une délicate inclinaison de la tête qui semblait chargée de signification.

Adelrune fut dispensé du conseil de guerre ce jour-là ; d’humeur rêveuse, il erra dans la forêt qui croissait au cœur du Vaisseau. Pendant un moment, il se promena le long des chemins bien entretenus près du Palais, mais il se trouva bientôt à les quitter, s’enfonça parmi des arbres de plus en plus denses. En peu de temps, ce fut comme s’il traversait une forêt terrestre. Au contraire de sa première visite, il ne ressentait aucun malaise.

Il tomba sur une jolie petite clairière entre les troncs de hauts chênes et s’assit sur le sol. Il aurait dû être gonflé d’orgueil, son cœur aurait dû battre très fort sous l’effet de la joie ; mais, à dire vrai, il se sentait étrangement vide. Il avait attendu si longtemps de devenir chevalier ; maintenant, c’était chose faite. Et pourtant, on aurait dit qu’il ne parvenait pas à y croire. Comme si un élément important manquait à l’appel. Que pouvait-ce bien être ?

La présence de Riander ? Le tuteur d’Adelrune lui manquait ; il n’était pas convenable qu’il ait été absent de la cérémonie. Peut-être s’agissait-il d’autre chose aussi. En plein milieu de la célébration, il avait senti le remords ronger les fondements de son âme, puis le souvenir de la poupée dans l’échoppe de Keokle lui était abruptement revenu à la conscience. Encore une fois, il avait été pris d’un malaise, d’une honte secrète, en pensant à la tâche qu’il devait accomplir et qu’il repoussait sans cesse. Le remords était venu gâcher sa joie.

Et pourtant, il ne pouvait rien y faire. Il devait se montrer inébranlable et serein, se rappeler tous les chevaliers avant lui qui avaient passé des semaines, des mois, des années, incapables de remplir leurs promesses, mais qui avaient persévéré. Il ne pouvait pas davantage plonger dans la mer et nager jusqu’à Faudace que de commander au Vaisseau de Yeldred de rebrousser chemin…

Il vit en pensée le visage de la poupée, déformé par la douleur, sentit une bouffée de pitié. « Je reviendrai, je le jure », murmura-t-il, et son remords s’apaisa en partie. Il passa une main sur son visage. La cérémonie d’adoubement l’avait troublé ; nul doute que son tourment se dissiperait sous peu ; il retrouverait son sens des proportions et il pourrait se réjouir…

La princesse Jarellène apparut soudain, émergeant d’entre les arbres, portant une robe brune et verte comme le costume d’une chasseresse. Elle s’assit à ses côtés sans dire un mot, puis se pencha contre son épaule, approcha son visage pour demander un baiser. Adelrune ne parvenait plus à penser ; il la prit dans ses bras. Il ne pouvait s’opposer à la volonté de sa chair. Jarellène ne protesta pas ; bientôt ses vêtements jonchèrent l’herbe de la clairière.

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