6. Vert et gris

Adelrune s’en fut le matin suivant. Il emportait avec lui, dans un grand sac à dos de cuir, tout le bagage de son premier voyage et tout ce qu’il avait acquis durant, y compris la nappe rose et les cartes à jouer, peu importe qu’elles n’aient aucun usage pratique. Il ne prit rien à Riander sauf de l’eau et de la nourriture, une épée et une pierre de silex. Il se sentait curieusement mal à l’aise d’emporter l’arme avec lui. Quand il avait demandé à Riander s’il ne valait pas mieux la laisser derrière, son tuteur avait répondu, la bouche tordue en un sourire ironique : « Si tu emportes l’épée, tu découvriras sans doute que tu n’en avais nul besoin ; mais si tu la laisses ici, tu te rendras compte bien vite qu’elle t’aurait été essentielle. »

Adelrune gravit les flancs de la combe ; arrivé au point où elle s’ouvrait sur les collines, il se retourna, pour jeter un dernier regard à la maison. Le soleil ne s’était pas encore hissé au-dessus des crêtes, et la vallée restait dans l’ombre. Il parvenait néanmoins à distinguer Riander qui le saluait, debout sur le seuil de sa demeure. Adelrune se détourna, mais son esprit s’était imprégné de l’image ; il sentit que pendant longtemps elle se retrouverait à l’arrière-plan de toutes ses pensées.

L’apprenti chevalier choisit une direction parmi les collines. Plutôt que de les traverser perpendiculairement comme il l’avait fait en venant de Faudace, il choisit de voyager le long de la chaîne jusqu’à sa fin.

Il passa les premières journées plongé en alternance dans une lumière brûlante et une ombre glacée ; le soleil émergeait tardivement de derrière les collines pour darder ses rayons sur lui, et disparaissait bien vite derrière les pics à l’ouest, laissant le froid de ce début de printemps reprendre ses droits. Adelrune marchait le long des crêtes lorsqu’il le pouvait ; il passa toute une matinée à suivre un ruban de pierres usées par le vent au sommet d’une longue colline qui suggérait le dos d’un immense dragon ; le chemin se terminait dans une clairière pailletée de fleurs aux larges corolles.

À la fin du quatrième jour, les collines commencèrent à s’immerger dans le sol. Adelrune campa dans un creux de la roche, allumant un feu avec le silex que Riander lui avait donné. Il avait encore la scytale d’Œil-de-Braise dans son sac, mais il n’était pas question qu’il y touche, à moins que sa vie n’en dépende.

Le matin suivant, il quitta les collines pour une contrée dont le sol peu profond ne nourrissait qu’une herbe rare et de-ci de-là un buisson desséché. Il y avait malgré tout des signes d’habitation, mais il ne vit jamais la moindre silhouette humaine à l’horizon : tout ici fleurait l’abandon. Il passa sa cinquième nuit parmi les ruines d’une petite tour basse. C’était le domicile idéal pour un fantôme, mais s’il y avait déjà eu des fantômes ici, la solitude du lieu était devenue telle qu’eux-mêmes n’avaient pu la supporter ; le sommeil d’Adelrune ne fut pas dérangé.

Durant le sixième jour, il continua de voyager vers l’ouest et il commença à distinguer une odeur portée par le vent : la mer. Il l’atteignit à la fin du jour ; il se tint au bord d’une falaise et regarda le soleil se noyer, jusqu’à ce que la fraîcheur du vent le pousse à se chercher un abri.

Le septième matin, il dut prendre une décision : tourner vers le nord ou le sud ? Puisque Faudace était située au nord de la maison de Riander, il choisit de continuer vers le sud. Le soleil se levait à sa gauche, à sa droite les vagues se fracassaient sur le rivage.

Le relief s’adoucissait légèrement ; vers le milieu de l’après-midi, la falaise ne faisait plus qu’une vingtaine de verges de hauteur. La contrée restait déserte ; Adelrune en vint à s’inquiéter pour son épreuve. Tant qu’il avait voyagé, il avait pu s’abstenir d’y penser, mais maintenant le moment fatidique approchait. Il se mit à scruter l’horizon, mais il ne vit rien d’inhabituel, rien pour indiquer que , une épreuve attendait un apprenti chevalier.

La journée arriva à son terme, le soleil s’abîma sous l’océan. Adelrune laissa tomber les quelques branches qu’il était parvenu à amasser durant la journée – le combustible était rare dans cette contrée – et, tirant des étincelles de son silex, fit bientôt un feu dans une petite dépression du sol. Il s’enroula dans ses couvertures et frissonna. Il pensa un instant à la scytale, mais chassa aussitôt cette idée. Il était encore loin d’être assez désespéré pour y recourir.

Une bise se leva soudain et éteignit son maigre feu. Adelrune jura, s’accroupit devant les branches pour les protéger du vent, tandis qu’il fouillait dans son sac à la recherche de son silex. Il se rendit alors compte que ses mains luisaient faiblement dans l’obscurité, comme si elles réfléchissaient une lumière ; il se retourna et vit un nimbe verdâtre jaillissant de derrière le rebord de la falaise. Oubliant du coup ses imprécations contre le froid, il s’approcha précautionneusement du bord, l’épée à la main.

La source de la lumière était clairement visible : au pied de la falaise, une caverne s’ouvrait dans le roc, et de son entrée émanait une radiance froide, qui teintait de vert céladon les rochers et les vagues.

Adelrune examina la paroi de la falaise ; il découvrit rapidement une route praticable jusqu’à la plage rocheuse. Il alla aux ruines de son feu chercher son sac, qu’il attacha solidement à ses épaules ; puis il revint au bord de la falaise et se mit à descendre. Au fur et à mesure qu’il progressait, la lumière s’intensifiait ; bientôt, il put distinguer son ombre s’étirant sur la paroi de la falaise ; le haut de son corps se fondait dans la nuit : il pouvait s’imaginer que son ombre continuait verticalement au-dessus du bord de la falaise, invisible dans l’obscurité.

La descente était plus aisée qu’il ne lui avait semblé de prime abord ; il arriva rapidement au pied de la falaise. Il se tenait sur une plage rocheuse d’une dizaine de verges de largeur, mouillée par les vagues. L’ouverture était distante de quelque quinze verges. D’où il se trouvait, il ne pouvait pas voir à l’intérieur de la caverne ; même en avançant jusqu’au bord de l’eau, il ne pouvait distinguer que les murs, qui paraissaient lisses, peut-être même ouvragés – mais la lueur verte tendait à noyer les détails. Adelrune prêta l’oreille attentivement pendant quelques minutes, mais n’entendit aucun bruit à part le murmure incessant de l’eau sur la pierre. Finalement, il se rendit à l’ouverture.

La lueur n’avait pas de source visible dans l’entrée de la caverne ; on eût dit qu’elle émanait de l’air lui-même. L’ouverture était à peu près circulaire ; elle avait une douzaine de pieds de diamètre. Adelrune voyait clairement le passage, qui s’incurvait progressivement vers la droite après vingt ou trente pieds. Il était vide.

Adelrune entra dans la caverne et avança lentement, usant d’une technique que lui avait apprise Riander pour étouffer le bruit de ses pas. Au-delà du coude, le passage continuait tout droit pendant deux cents pas. La lueur verte était encore plus intense ici, plus brillante qu’une torche ne l’aurait été. Les murs avaient bel et bien été ouvragés : des formes régulières se révélaient à un regard attentif, une série d’élargissements séparés par des crêtes étroites, suggérant d’énormes côtes.

Le passage s’élargit et tourna vers la gauche. Juste au-delà de ce deuxième coude, il déboucha dans une vaste caverne noyée dans un pied ou deux d’eau. Adelrune s’avança dans la caverne, se tenant près du mur à sa gauche, le plus loin possible de l’eau. Il remarqua soudain qu’un grand coquillage blanc se trouvait sur son chemin. Et maintenant que ses sens avaient remarqué la présence de l’objet, il se mit à en apercevoir d’autres jonchant le sol et même les murs de la caverne. Certains étaient perchés à hauteur d’épaule. Il se pencha pour examiner celui qui était à ses pieds : on aurait dit la coquille d’un escargot, mais grosse comme deux poings et d’un blanc sans tache. Un opercule épais, jaunâtre, scellait l’ouverture de la coquille.

Adelrune prit la coquille dans ses mains ; il fut surpris de sa lourdeur. Alors qu’il en examinait la face inférieure, il entendit une voix ténue et flûtée qui se lamentait.

— Las, las ! Le monstre s’est emparé de Kidir et va maintenant le fracasser sur les rochers cruels !

Adelrune releva la tête d’un coup sec et se mit dos au mur. Il garda sa prise sur le coquillage d’une main, s’apprêtant à tirer son épée de l’autre. La voix provenait de non loin devant lui – et pourtant il ne voyait personne. Y avait-il ici des êtres invisibles, dissimulés par la lueur verte, qui lui tendaient une embuscade ?

— Voyez, continua la voix, comme il tient le pauvre Kidir haut dans sa main ; dans un instant, il l’abattra sur les rochers jusqu’à ce qu’il se fendille et répande sa vie sur la froide pierre !

Stupéfait, Adelrune comprit que la voix provenait de l’une des coquilles blanches près de lui ; elle était fixée à la paroi de la caverne, à hauteur de la poitrine. Il faillit laisser tomber le coquillage qu’il tenait, mais se força à le déposer doucement par terre, puis à reculer de deux pas.

— Miracle ! reprit la voix, tremblante d’émotion. Son attention distraite, l’ogre en oublie sa fureur meurtrière et laisse aller sa proie sans réfléchir ! Kidir, ta vie est sauve !

Adelrune vit l’opercule frémir, puis se retirer à l’intérieur de la coquille. Un moment plus tard une masse blanchâtre et luisante émergea ; elle s’épanouit rapidement, prenant la forme du haut d’un corps d’homme, complet dans tous les détails, mise à part l’absence de cheveux. Deux yeux noirs, comme deux gouttes d’encre, brillaient dans un visage finement ciselé. L’homoncule aperçut Adelrune et émit un sifflement : une expression de peur, de colère, de consternation peut-être. Dans sa main droite, il brandissait maintenant, avec des gestes menaçants, une lance de craie spiralée guère plus grosse qu’un cure-dents. La scène était à ce point ridicule qu’Adelrune ne put retenir un éclat de rire.

— Horreur ! Le signal de la curée ! Kidir, ta sotte provocation a suscité la colère de la bête. Il va maintenant te marteler d’une pierre, t’occire et se repaître de ton pitoyable cadavre !

— Assez de ce babillage absurde ! s’écria Adelrune. Je n’ai rien d’une bête, je n’ai aucune intention de vous tuer et encore moins de vous manger !

L’homoncule nommé Kidir le regardait, ses traits minuscules comprimés par un froncement de sourcils qu’aucune chair humaine n’aurait pu égaler.

— Je ne vous veux pas de mal, dit Adelrune. Vous pouvez ranger votre arme. (Voyant que Kidir brandissait toujours sa lance, il appela :) Vous ! Le bavard ! Montrez-vous donc !

L’opercule de l’autre coquillage trembla et un autre homoncule émergea. Adelrune contourna avec précaution la coquille de Kidir et s’approcha de l’autre. Le coquillage était plus grand que celui de Kidir, et son occupant ressemblait beaucoup à Kidir, en plus grand, quoique sa carrure et ses traits étaient subtilement différents.

— Je ne vous veux aucun mal, répéta Adelrune. Comment vous appelez-vous ?

— Les autres m’appellent Kodo, mais mon titre correct est Kodo de la Première Portée, Quatrième-Aîné, de facto Aîné des Rejetons.

Adelrune préféra ne pas s’interroger sur ces étranges titres honorifiques.

— Mon nom à moi est Adelrune, de Faudace, élève de Riander. Je suis venu ici simplement parce que je souhaitais connaître la source de la lumière qui règne dans votre caverne. Je ne suis pas votre ennemi.

— Fort bien, mais êtes-vous pour autant notre ami ? rétorqua Kodo.

Adelrune, se souvenant de l’histoire des amitiés malencontreuses de Sire Hydalt, choisit d’éluder la question.

— Je ne vois présentement aucun obstacle à ce que nous devenions amis dans l’avenir, Aîné Kodo.

— Eh bien, déclara Kodo, visiblement flatté par l’usage du titre, je vois qu’il n’y a nul besoin de s’inquiéter. Kidir ! Range ton arme, comme le Rejeton obéissant que tu es, et retourne à tes occupations antérieures.

— Pardonnez mon ignorance, dit Adelrune, mais jamais je n’avais rencontré d’êtres de votre espèce. Comment vous nommez-vous, collectivement ?

— Nous sommes les Rejetons de Kuzar, répondit Kodo, tous les cent dix-sept, divisés en Première, Deuxième et Troisième Portée.

— Et qui donc est Kuzar ?

— Notre progéniteur, naturellement, puisque nous sommes ses descendants. La relation logique aurait pourtant dû vous apparaître évidente. Malgré votre grande taille, je vous soupçonne de posséder une intelligence d’une classe inférieure.

— Je voulais dire, continua Adelrune, laissant passer l’insulte sans broncher, que j’aimerais connaître la réputation de Kuzar et ses hauts faits.

— Nous ne connaissons pas grand-chose de la réputation de Kuzar, car notre existence à tous a été retirée ; néanmoins, il est sans doute significatif qu’aucun navire n’osait s’aventurer à moins de trois milles de cet endroit. Quant à ses hauts faits, chaque jour il s’étirait dans la mer et avalait une grosse de poissons, la plupart plus volumineux que vous ; et, bien sûr, il nous a donné naissance.

— Et comment donc attrapait-il ces poissons ? demanda Adelrune, qui commençait à trouver les vantardises de Kodo agaçantes.

— Parfois il y allait de ses mains, mais la plupart du temps il se contentait d’ouvrir grand la bouche et de les attirer à l’intérieur par une vive lueur verte.

Le ton de Kodo était parfaitement candide ; Adelrune n’en sentit pas moins une sueur froide couler le long de son échine. Il approcha insensiblement la main du pommeau de son épée et tendit les muscles de ses jambes. Balayant la caverne du regard, il remarqua que plusieurs autres coquillages s’étaient ouverts ; leurs occupants le fixaient – l’éclat de leurs yeux noirs était-il amical ou menaçant ? L’homoncule continua :

— C’était une lumière du genre de celle qui imprègne cet endroit, je suppose. Cette lumière est l’un des cadeaux les plus prévenants que notre progéniteur nous ait laissés avant son départ : la vie serait nettement moins agréable sans elle, car nous ne voyons que très mal dans l’obscurité.

— Vous me dites que Kuzar est parti ; où se trouve-t-il au juste maintenant ? demanda prudemment Adelrune.

Kodo arqua un minuscule sourcil glabre.

— J’employais par là un euphémisme, ce qui, je présume, a causé votre perplexité. Il n’est pas considéré comme poli de parler de ce sujet en termes trop crus, mais je veux bien faire une exception par égard pour vous. Kuzar est « parti » dans le sens de « décédé ». Sa longue vie a atteint son terme, et son corps est retourné à l’onde primordiale. Bien sûr, il survit néanmoins, à travers nous.

— Bien sûr, approuva Adelrune.

Il se détendit enfin. Ces êtres ne présentaient vraiment aucun danger. Kodo s’exprimait d’une façon trop ingénue pour ne pas être sincère. Ainsi prenait fin cette aventure. Il avait appris la source de la lueur verte qui emplissait la caverne des hommes-mollusques, et elle ne concernait en rien un apprenti chevalier.

— Cela a été une visite fort instructive, Aîné Kodo. Je dois maintenant vous dire adieu, car il me faut poursuivre ma route.

— Un moment, Adelrune de Faudace. Vous êtes en mesure de me rendre un service.

— Lequel ?

— Il est plus que temps pour moi de quitter la chambre de couvée pour la mer extérieure ; j’ai longtemps remis le moment à plus tard, mais la maturation des trois Portées se poursuit inéluctablement et je ne puis tarder davantage. Voudriez-vous me détacher du mur et me transporter à l’extérieur ? Je peux le faire par moi-même, bien sûr, mais c’est une tâche éprouvante.

Adelrune acquiesça par un haussement d’épaules et tendit la main vers la coquille de Kodo.

— Un instant, dit celui-ci. Je dois transférer officiellement les rênes de l’autorité. Karel ! Tu es réveillé ?

Une voix aigre répondit de l’autre côté de la caverne.

— Je suis réveillé, Kodo. Récite la formule et va-t’en.

— Karel a longtemps convoité mon poste, murmura Kodo en aparté à Adelrune. J’ai retardé mon départ en grande partie afin de lui enseigner la patience, mais cela n’a pas porté le fruit escompté. Tant pis. (Il continua, d’une voix forte :) En tant que Rejeton Aîné de facto, moi, Kodo de la Première Portée, transfère mon autorité au Cinquième-Aîné Karel. Qu’il en soit ainsi !

La réponse de Karel se borna à un grognement ambigu. Kodo rentra dans sa coquille et sa voix en émana, assourdie : « Vous pouvez me détacher maintenant. » Adelrune empoigna le coquillage et parvint après quelques efforts à briser l’adhérence du disque de mucus qui le fixait au mur. Posant Kodo sur son épaule, il quitta la caverne.

Quand il eut atteint la mer, il déposa doucement le coquillage à la surface de l’eau. L’opercule s’ouvrit et Kodo émergea.

— Je vous remercie, Adelrune de Faudace. Je voyagerai maintenant sur les courants jusqu’à trouver un endroit approprié pour m’ancrer et y passer la phase sédentaire de mon existence.

— Je vous souhaite un paisible voyage, Rejeton Kodo, dit Adelrune poliment.

Il vit le coquillage de Kodo se refermer hermétiquement, s’enfoncer juste sous la surface, puis, mû par un moyen de propulsion qu’il n’avait pas remarqué, se diriger par à-coups vers le large.

Adelrune se tourna vers la falaise. Il allait devoir grimper jusqu’en haut et revenir à son feu mort ; il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il pourrait faire d’autre.

Il y eut un formidable bruit d’éclaboussures derrière lui. Adelrune se retourna, vit une créature ailée cauchemardesque émerger de l’eau en étreignant un coquillage blanc dans une de ses serres difformes. Du coquillage provenait un grêle gémissement de terreur.

Adelrune, pris de court, resta une seconde immobile. Puis sa main se porta à son épée. Non, non, hurlait une voix – la sienne – dans sa tête, jette-toi sur le côté, imbécile ! L’instant d’après, la créature ailée fut sur lui. Deux des trois serres libres le saisirent sous les épaules. Avec un choc qui faillit lui briser la colonne vertébrale, Adelrune fut emporté dans la nuit.

*

Son réveil avait un goût de défaite. Pauvre fou, l’admonestait sa voix, c’était cela, ton épreuve, et tu as complètement échoué. Avec un effort de volonté, Adelrune parvint à faire taire sa voix intérieure. Rien n’était perdu tant qu’il vivait. Il se rappela l’aventure de Sire Aldyve et des Épouses de la Cendre, et un peu de son courage lui revint.

Il prit conscience de sa situation. Un vent de tourmente soufflait contre son dos, et l’obscurité l’entourait de toute part. Les serres de la créature l’étreignaient toujours. Leur emprise l’avait complètement engourdi. Il pouvait à peine bouger ses bras ; il était certainement incapable de dégainer son épée. Sa lèvre supérieure était tiède, et il goûtait le sel en y passant sa langue : il avait eu un bon saignement de nez.

Adelrune inspira douloureusement et appela Kodo, mais la tourmente emportait sa voix ; il n’y eut pas de réponse. Il essaya d’imaginer un moyen de se sortir de cette situation, mais son incapacité physique actuelle présentait un problème apparemment insurmontable.

Le temps jouait peut-être pour lui. La bête se fatiguerait tôt ou tard ; elle déciderait de se poser. Adelrune pourrait l’attaquer à ce moment – sauf si elle décidait de lâcher prise alors qu’elle planait encore à deux cents pieds d’altitude, ce qui impliquait une mort particulièrement déplaisante.

Adelrune comprit soudain que ce n’était pas dans cette direction qu’il devait réfléchir. Plutôt que de se questionner sur le futur, il lui fallait examiner les motifs de son enlèvement. De telles horreurs avaient-elles coutume de pêcher la nuit des proies aussi maigres que Kodo ? Pourquoi alors Adelrune n’avait-il vu aucun signe de leur présence ? Les livres de Riander, ou ses enseignements, parlaient-ils de telles créatures ? Et sinon, pourquoi ?

Adelrune ne se souvenait pas d’avoir vu mention de tels êtres dans un quelconque bestiaire. De fait, la forme même de la créature n’était pas naturelle ; ses caractéristiques physiques étaient grotesquement désassorties. Il y avait tout à parier qu’il s’agissait d’un démon. Et si c’était un démon, il avait selon toute probabilité été appelé au service d’un magicien. Adelrune ne pouvait s’imaginer ce qu’un magicien voulait faire d’un Rejeton de Kuzar ; et ce qu’un magicien pourrait vouloir à Adelrune lui-même couvrait une telle étendue de possibilités qu’encore une fois il n’y avait aucun moyen de le savoir.

Le vent de tempête faiblit soudain, changea de direction. Regardant sous ses pieds, Adelrune distingua une lumière grise tremblotante, qu’il supposa provenir de la fenêtre d’une habitation. Le démon ailé descendait en spirale tout en ralentissant. Adelrune vit que la fenêtre était une grande ouverture dans le mur d’une tour large et basse, de pierre grise, qui s’élevait au-dessus d’une structure en dôme. Le démon décrivit une dernière boucle, puis s’y engouffra en droite ligne. Adelrune retint un glapissement de terreur : il aurait juré qu’il allait être fracassé contre le mur. L’extrémité des ailes de cuir frôla les bords de la fenêtre, puis le démon relâcha Adelrune, qui atterrit sur le plancher sans plus de force que s’il avait raté la dernière marche d’un escalier. Le démon se posa quelques pieds plus loin, tenant toujours Kodo dans l’une de ses quatre serres.

Un homme se tenait près d’Adelrune ; il était habillé d’une robe de laine grise, portait une calotte de feutre, couleur de cendres, et des pantoufles en peau de souris. D’une voix qui s’élevait à peine au-dessus d’un chuchotement, il demanda :

— Et qu’est-ce donc que cette chose toute débraillée que tu me rapportes, Melcoréon ?

La voix du démon était un cri strident, comme le son d’une trompette infernale.

— Il se tenait sur la plage et il m’a vu, maître, et puis il a essayé de tirer son épée, il a essayé, alors je l’ai fait prisonnier comme vous m’aviez dit, maître, comme vous m’aviez dit !

— Que faisiez-vous sur la plage, jeune homme, et pourquoi avez-vous menacé mon serviteur ?

Adelrune essaya de secouer la tête en signe de dénégation, mais ses épaules étaient tordues par de féroces crampes et il ne put que produire un frémissement.

— Je croyais qu’il m’attaquait, messire. J’ai agi par réflexe, et non par menace. Quant à ce que je faisais sur la plage…

Adelrune marqua une pause, le temps d’avaler sa salive, et en profita pour réfléchir à ce qu’il allait dire. Un chevalier ne mentait jamais, mais pouvait user de faux-fuyants.

— Je voyageais depuis plusieurs jours. Quand j’ai remarqué la lueur qui émanait de la caverne, j’en ai conçu de la curiosité ; je suis descendu pour voir de quoi il retournait.

Le magicien gris pinça les lèvres.

— Soit. Puisqu’aucun tort n’a été causé à mon serviteur, il ne sera nullement question de châtiment. La situation pencherait plutôt dans l’autre sens, puisque vous avez été emmené jusqu’ici à la suite d’une méprise. Hum. Un moment, je vous prie. (Il se tourna vers le démon.) Donne-moi l’homme-mollusque, Melcoréon. Il est intact, j’espère… Oui ; tu as bien travaillé.

Le magicien plaça Kodo sous une large cloche de verre. Adelrune ouvrit la bouche, mais se ravisa et tint sa langue. Le démon dit d’un ton à la fois blessé et triomphant :

— Maître, c’est le troisième que je vous apporte, et avec l’homme ça fait quatre, quatre, et il n’en reste plus que trois !

— Le jeune homme ne compte pas, Melcoréon, et tu le sais aussi bien que moi. Ne t’avise pas de tenter de m’escroquer, ou il t’en cuira.

— Non, non, maître, je ne vous escroque pas, non, pas moi. Vous comptez mieux que moi. Mais le matin arrive, il arrive, et je suis fatigué.

— Tu es toujours fatigué. Mais soit, je te congédie jusqu’à la nuit prochaine. Va !

Melcoréon étendit ses ailes et fit mine de prendre l’air ; mais plutôt que de s’élever, il parut se déplacer dans une direction qui n’avait sa place le long d’aucune des trois dimensions de l’espace. L’instant d’après, il avait disparu, ne laissant comme seul souvenir de sa présence qu’un âcre remugle.

— Ceux de son espèce sont des travailleurs efficaces, mais très récalcitrants à servir, remarqua le magicien. Leurs plaintes et leurs doléances sont incessantes. Mais cela ne vous concerne pas. Je vois que vous avez quelque peu souffert du voyage. Laissez-moi vous aider à vous relever… J’ai des baumes dans la pièce d’à côté qui pourraient vous aider, et des tampons d’ouate pour votre nez.

Adelrune laissa le magicien le mener à travers une porte fermée par un rideau – lequel s’ouvrit de lui-même à leur approche – jusqu’à une petite pièce où s’entassaient jarres, pots et fioles de verre, de céramique, d’os et de métal. Le magicien choisit un petit pot de verre trouble et frotta un peu de l’onguent gras qu’il contenait sur les épaules et les côtes d’Adelrune. La chaleur emplit les muscles meurtris du jeune homme, et après quelques secondes il était capable de bouger ses bras aussi facilement que s’il ne souffrait que d’une douleur résiduelle après une séance de pratique à l’épée. Le magicien trempa ensuite deux tampons d’ouate dans le liquide que contenait une jarre de céramique vernissée, puis les enfonça dans les narines d’Adelrune. Un froid âcre se répandit jusqu’au fond de sa gorge.

— Retirez-les dans une minute environ. Vos vaisseaux sanguins auront été cautérisés.

Le magicien revint à la première pièce ; Adelrune le suivait avec une certaine hésitation dans ses gestes. C’était là enfin son épreuve, il en était sûr ; l’affrontement ne pouvait donc être retardé plus longtemps.

— Eh bien, dit le magicien gris, vous souhaitez certainement être ramené là où Melcoréon s’est emparé de vous, ce qui remplira la dernière de mes obligations envers vous. L’aube est imminente, toutefois, et Melcoréon refuserait de voler en plein jour. Je dois vous demander de patienter jusqu’à la tombée de la nuit prochaine, quand…

— Un moment, messire magicien. Nous devons avant tout régler une question de première importance.

Adelrune indiqua du doigt la cloche de verre sous laquelle le magicien avait enfermé Kodo. Ce dernier avait émergé de sa coquille et tambourinait en vain sur le mur transparent de sa prison, la détresse décomposant ses traits minuscules.

— Cet… homme-molluque est… est un de mes amis. Je me dois de vous demander pourquoi vous le gardez prisonnier et quelles sont vos intentions envers lui.

— Un de vos amis ? (La voix du magicien restait toujours à peine plus forte qu’un murmure, mais son ton laissait comprendre qu’il éprouvait de l’agacement, et plus que de l’agacement.) Jeune homme, ce que vous prétendez être votre ami est maintenant ma propriété ; ce que j’entends tirer de lui comme usage ne vous regarde pas.

— On ne peut pas posséder quelqu’un d’autre, messire. Cela, c’est de l’esclavage.

— Je m’étonne d’une telle arrogance de la part de quelqu’un qui est entré dans la demeure d’un magicien sans y avoir été invité. Et de toute façon, cet être n’est pas un homme, c’est un Rejeton de Kuzar.

— Il est intelligent ; il possède le libre arbitre ; pourquoi lui refusez-vous le même droit à la liberté qu’un homme ?

Adelrune avait grand-peur, mais il ne céderait pas. C’était devenu une question d’honneur ; la vertu fondamentale d’un chevalier.

Les sourcils du magicien se froncèrent dangereusement.

— Parce que, laissée à elle-même, cette vermine s’ancre dans les fissures des falaises marines et atteint une taille colossale, au point de poser un sérieux danger pour la navigation. Kuzar atteignait deux cents pieds de long au bas mot, et un simple accès de mauvaise humeur de sa part pouvait couler une caravelle. Et, de toute façon, je ne concède à rien ni personne un quelconque « droit à la liberté ». Fin de la discussion.

Le magicien tendit la main vers la cloche de verre. Adelrune soupesa sa décision. Devait-il accepter sa défaite pour l’heure, quitte à revenir plus tard et redresser le tort ? C’était indubitablement le choix le plus sage ; aussi le prit-il, pour s’entendre dire l’instant d’après :

— La discussion n’est pas finie, messire magicien. J’insiste pour que vous relâchiez le Rejeton de Kuzar à l’instant même !

Le magicien foudroya Adelrune du regard. Il ouvrit la bouche pour parler, mais se retint.

— Je sais quelle question vous voulez me poser, dit Adelrune avec audace. Celle qu’aucun magicien n’ose poser parce que les principes d’équilibre le forceraient à y répondre à son tour. Vous n’avez nul besoin de demander ; je vous dirai mon nom. Je suis Adelrune de Faudace, élève de Riander, et j’exige que vous libériez mon compagnon immédiatement.

Adelrune avait senti sa voix se raffermir à mesure qu’il parlait. Elle dégageait maintenant une autorité qu’il n’aurait jamais rêvé de pouvoir manier. Il aurait dû en toute logique être terrifié, mais il ne ressentait qu’une euphorie féroce.

— Diantre. (Le magicien paraissait maintenant amusé ; il s’adossa à la table en se croisant les bras.) Il semble, Adelrune de Faudace, que votre tendance à la bravade dépasse de loin votre intelligence. C’est une attitude fort recommandable dans certains cas, mais pas dans la situation présente, je le crains.

Il décroisa les bras, joignit ses mains sur son ventre et noua ses doigts. Le regard fixé sur ses mains, il continua :

— Je me rends compte que vous êtres très jeune, Adelrune, et que vous voyez encore le monde en tons de noir et de blanc, si l’on peut dire. Et pourtant, la réalité est bien plus complexe, plus ambiguë, que vous ne le comprenez et que vous n’êtes prêt à l’admettre.

Adelrune commença à protester, mais le magicien gris leva une main pour lui demander le silence.

— S’il vous plaît, Adelrune, je n’ai pas terminé. Si j’étais à votre place, je suis sûr que je serais affligé que mon compagnon se retrouve emprisonné, mais jamais je ne me risquerais à défier un magicien dont la puissance m’était inconnue.

Il leva l’autre main.

— Et, par-dessus tout, dit-il en frappant ses mains l’une contre l’autre pour souligner ses paroles, je tairais mon nom, et je ne lui laisserais jamais le temps de s’en servir pour un enchantement !

Ce disant, le magicien gris écarta les mains. Une corde épaisse comme deux doigts se tendait maintenant entre ses paumes. Il la jeta sur Adelrune, négligemment. Avant que l’apprenti chevalier n’ait eu le temps de bouger, la corde s’était enroulée autour de lui, comme un serpent de velours gris, et l’avait solidement ligoté. Une de ses extrémités s’était enfoncée dans sa bouche, pour lui servir de bâillon.

Le magicien gris dévisagea Adelrune d’un air dégoûté.

— Je puis difficilement me permettre les conséquences karmiques qu’entraînerait votre mort. Je ne vous donnerai donc pas en pâture à Melcoréon, même s’il serait ravi de se repaître de votre foie et s’acquitterait de ses tâches avec d’autant plus d’enthousiasme. Je me contenterai de vous garder prisonnier jusqu’à la nuit prochaine ; vous serez alors transporté de retour à l’endroit d’où vous avez été enlevé. Sachez, Adelrune de Faudace, que vous êtes extraordinairement chanceux. Vous direz de ma part à Riander que si ce sont la stupidité et la naïveté qu’il enseigne, il a réussi à la perfection en ce qui vous concerne.

Sur un geste presque imperceptible du magicien, les jambes d’Adelrune furent libres de bouger à partir des genoux.

— Suivez-moi maintenant, dit le magicien. Si vous vous écartez du chemin, la corde se resserrera autour de vos chevilles ; inutile donc de perdre votre temps.

Il se rendit à un escalier, qu’il entreprit de descendre. Adelrune le suivait ; il décochait des regards à gauche et à droite, mémorisant l’agencement des pièces et des corridors.

Au bas des marches, un long couloir rejoignait le centre du dôme et donnait accès à un second escalier qui descendait en spirale jusqu’à un hall souterrain, éclairé par une lumière sans source visible et sans couleur. Le magicien fit signe à Adelrune d’entrer dans une grande pièce nue. Alors qu’il franchissait la porte, Adelrune banda soudain tous ses muscles, essayant de briser ses liens. Il sentit la corde de velours commencer à céder, puis le magicien gris chuinta avec agacement, et la corde se resserra. Adelrune jeta un coup d’œil au magicien, vit la sueur perler à son front.

— Puisque vous ne voulez pas mettre un terme à vos sottises, je vais devoir vous placer sous une surveillance plus active, dit le magicien. Allez vous tenir au fond de la pièce.

Adelrune obéit, et au moment où il allait essayer une nouvelle fois de se libérer, la corde se resserra encore davantage, un de ses anneaux l’étranglant carrément.

Adelrune vit, à travers un brouillard rouge sombre, le magicien quitter la pièce. Il tenta de régler sa respiration, se demandant combien de temps il pourrait résister.

Le magicien revint en transportant un grand miroir ovale sur pied, qu’il installa au milieu de la pièce, face à Adelrune.

— Aimeriez-vous que la corde se desserre ? Oui ? Eh bien soit.

La corde grise relâcha sa prise sur Adelrune ; il haleta, portant les mains à sa gorge meurtrie.

— Ne regardez pas le miroir, l’avertit le magicien gris.

Le regard d’Adelrune se porta sur le miroir, pour s’en détourner immédiatement. Il n’avait rien discerné dans ce coup d’œil, mis à part un reflet de lui-même et de la pièce.

— Vous êtes vraiment trop coopératif, dit le magicien d’un ton ironique en emportant le miroir avec lui.

Le reflet d’Adelrune resta derrière. Le magicien fit signe à la corde, laquelle rampa docilement jusqu’à lui et vint s’enrouler le long de son bras ; sans un mot de plus, il quitta la pièce et ferma la porte derrière lui.

*

Adelrune dévisagea longuement son reflet. Il fit un pas en avant ; le reflet aussi. Il leva la main ; son geste fut copié. Six autres pas, et il fut assez près pour le toucher. Sa main rencontra une autre main, froide et dure. Il essaya de toucher les vêtements du reflet, mais la main du reflet imitait les mouvements de la sienne, et il ne pouvait toucher que des doigts glacés. Il fit un pas de côté, et son reflet de même : tout mouvement au-delà du centre de la pièce était bloqué. Adelrune dégaina son épée et la projeta vers le fond de la pièce : l’épée-miroir fut projetée symétriquement, les armes s’entrechoquèrent, rebondirent dans des directions précisément inverses. Quand Adelrune ramassa son épée, son double resta en synchronisme parfait.

Il recula d’un pas, s’assit sur le sol en se laissant tomber comme une masse. Un éclat de rire qui bouillonnait dans sa gorge franchit soudain ses lèvres. Il ne broncha même pas quand le son du rire de son reflet empiéta sur le sien, lui conférant un timbre inhumain. Il ne faisait aucun doute qu’il était sot parmi les sots. Et pourtant, il n’en demeurait pas moins sottement heureux.

Riander avait souvent traité du paradoxe au cœur même de la chevalerie : il ne pouvait y avoir aucun code de conduite simple pour un chevalier. Les exigences fondamentales étaient claires : l’honneur et la justice. Mais ces concepts étaient infiniment emmêlés et devaient être en tous temps confrontés avec les limites qu’imposait le monde réel, l’équilibre entre l’idéal et le possible. La Règle, par contraste, n’était rien d’autre qu’une interminable liste de commandes et de contraintes ; et sous la surface courait quelque chose de suspect que nul à Faudace n’aurait osé nommer.

La Règle l’aurait obligé à abandonner Kodo et à faire amende honorable auprès du magicien gris. Les exigences de la chevalerie étaient plus complexes. En fin de compte il devait les soupeser lui-même et décider. Et même si, rétrospectivement, il avait été fort peu sage de défier le magicien, son cœur insistait qu’il avait agi comme il le fallait. S’il ne pouvait faire coïncider la justice et la sagesse, tant pis.

Il ne lui restait maintenant plus qu’à trouver un moyen de se dépêtrer de ce guêpier.

Pendant une demi-heure, Adelrune essaya diverses façons de vaincre son reflet : il avait l’intuition que si leur synchronisme devait se briser, même légèrement, cela mettrait fin à l’enchantement, mais il ne trouvait aucun moyen d’y parvenir. Il effectua une expérience afin de déterminer à quel point leur contact était proche : il prit son épée, la plaça tout contre l’épée-miroir, et traça une ligne parfaitement droite d’un mur de la pièce à l’autre. La ligne était double et non pas simple, mais l’intervalle entre les deux était aussi fin qu’un cheveu de bébé.

Adelrune s’adossa au mur, l’épaule presque contre celle de son reflet. N’avait-il d’autre choix que d’attendre le coucher du soleil, en espérant que le magicien respecte sa promesse de le ramener à la plage ? Cela laisserait Kodo dans ses griffes. N’y avait-il donc rien dans les enseignements de Riander qui puisse l’aider dans une telle situation ?

Riander lui avait exposé les principes généraux de la magie, qu’Adelrune comprenait dans les limites accessibles à un profane. Les enchantements, tout puissants soient-ils, pouvaient toujours être défaits – si l’on trouvait leurs points faibles. Mais à part briser le synchronisme avec son reflet, Adelrune ne pouvait imaginer aucun angle d’attaque sur le charme.

Son regard revenait à l’extrémité de la ligne qu’il avait tracée sur le plancher de pierre. Quelque chose n’allait pas, d’une façon ou d’une autre ; mais quoi ? Ce n’était pas la ligne elle-même qui était en cause, mais son point de contact avec le mur…

Puis il comprit. Les murs de la salle étaient faits de gros moellons séparés par de minces lignes de mortier. Les murs à sa gauche et à sa droite avaient exactement vingt blocs de large. Le milieu de la pièce était donc délimité par la ligne de mortier entre le dixième et le onzième moellon.

La ligne qu’il avait tracée du bout de sa lame se trouvait un demi-pas au-delà. Le magicien gris avait déposé son miroir un peu plus près de la porte que du mur du fond – ce qui voulait dire qu’Adelrune disposait de légèrement plus d’espace que son reflet.

Il tourna le dos à son reflet et se dirigea vers le mur. Il fut stoppé quand il s’en trouvait encore à un demi-pas de distance. Regardant par-dessus son épaule, il constata que le reflet avait atteint le mur de son côté et ne pouvait avancer davantage. Adelrune y alla de toutes ses forces contre l’obstacle, mais ne parvint pas à avancer d’un pouce. Il poussa un rugissement de fureur.

Il devait y avoir un moyen. Avec une volonté inflexible, Adelrune recula jusqu’à ce que son dos se bute au dos froid et dur du reflet. Puis il banda ses muscles et s’élança à toutes jambes vers le mur. Au moment de l’atteindre, il sauta dans les airs.

Juste avant de percuter la pierre, il eut l’impression que quelque chose s’arrachait de son corps. Quand les étoiles se furent dissipées de sa vision, il se retourna, une main pressée contre son nez de nouveau ensanglanté. Au pied du mur opposé scintillait un tas d’éclats de verre.

Adelrune se rendit jusqu’à la porte, l’ouvrit avec précaution. Devait-il rebrousser chemin jusqu’à la tour du magicien ? Pas encore. Mû par la curiosité, il s’avança furtivement le long du hall et examina les autres portes. Aucune n’avait de serrure ; toutes donnaient sur des pièces vides. L’autre extrémité du hall, juste passé l’escalier, se terminait par une double porte. Une faible odeur de sel en émanait. Adelrune colla son œil à la fente entre les deux battants et vit un fil de brillante lumière verte. Il poussa lentement le battant de droite.

La salle était large, haute de plafond. Il n’y avait aucune autre ouverture visible. Un large bassin, d’où provenait l’éclat vert, dominait l’endroit.

Comme Adelrune s’approchait, une grande forme pâle émergea soudain de l’eau. Adelrune se retint de dégainer son épée ; il écarta plutôt les bras, afin de signifier ses intentions pacifiques.

— Je ne vous veux pas de mal, dit-il à voix basse. Vous êtes un Rejeton de Kuzar, n’est-ce pas ? Je suis un ami de votre frère Kodo.

Le Rejeton acquiesça d’un hochement de tête. Il déclara, retenant à grand-peine toute la force de sa voix caverneuse :

— Je suis Kadul, de la Première Portée, Deuxième-Aîné, mais de fait je suis dorénavant l’Aîné.

Il ressemblait beaucoup à Kodo, mis à part deux détails : il n’avait plus de coquille et il dépassait Adelrune de quelques pouces.

— Et vous, qui êtes-vous ? poursuivit-il. Je sens que vous n’êtes pas un ami du magicien.

— Je suis Adelrune de Faudace. J’ai rencontré Kodo dans la caverne de Kuzar et je l’ai aidé à entamer son voyage. Mais un démon l’a capturé à la sortie de la caverne et m’a capturé moi aussi. Nous avons tous les deux été emmenés ici. Le magicien m’a gardé prisonnier dans l’une des pièces par un charme, mais j’ai pu me libérer. Je ne sais ce qu’il est advenu de Kodo.

— Moi, si. Pour l’instant, il réside dans un bocal de verre, à l’avant-dernier étage de la tour ; le magicien le gave afin d’accélérer sa croissance. Quand il aura atteint un pied de longueur, il sera transporté dans un bassin comme celui-ci.

— Quel sort le magicien vous réserve-t-il ?

Kadul pinça ses lèvres élastiques.

— Je suppose qu’il prévoit se servir de nous pour faire avancer ses plans. Non loin d’ici se trouve un lac dont il a essayé de soumettre les habitants, mais ses enchantements ne sont guère efficaces sur un grand nombre de personnes. Il espère sans doute intimider le peuple du lac en se servant de nous. Peut-être qu’il nous enracinera près des couloirs de navigation et exigera une rançon auprès des navires de passage. À moins qu’il ne veuille simplement nous étudier. L’une de ses expériences a coûté la vie à mon frère cadet Koryon.

— Vous devez être libéré. Je vous aiderai à vous enfuir.

— Voilà de braves paroles, mais elles sont irréalistes. J’ai déjà atteint le stade où je ne peux survivre longtemps hors de l’eau. De plus, je suis trop lourd pour pouvoir me traîner sur le sol. J’aurais dû m’ancrer il y a des semaines. Je crains que vous ne puissiez guère m’aider directement.

— Comment puis-je laisser tout cela continuer sans protester ? Combien d’entre vous le magicien a-t-il déjà capturés, et combien d’autres subiront le même sort ?

— Il a pris les quatre premiers d’entre nous. Kyad l’Aîné n’a pas survécu à son rapt, mais ensuite le magicien a eu l’idée d’employer son démon pour s’emparer de nous alors que nous sortions un par un. (Kadul se tut pendant un moment. Puis il reprit :) Si je pouvais vous demander une faveur, je vous réclamerais votre épée, dont le tranchant me paraît fort affilé. Je suis prêt à vous offrir une arme en échange.

Kadul fit jouer un muscle et une lance spiralée de presque quatre pieds de longueur émergea d’un fourreau à sa taille. Adelrune se souvint de l’arme minuscule qu’avait brandie Kidir. Il hocha la tête pour accepter l’offre de Kadul, le cœur lourd.

— Frappez à la base, pour la sectionner de mon corps, lui expliqua Kadul.

L’épée d’Adelrune trancha net la chair du Rejeton ; cela fait, il la remit à Kadul.

— Écoutez-moi bien, dit Kadul. Voici ce que je sais : la caverne de Kuzar est située à cent lieues d’ici, mais j’ignore si c’est au sud, au nord ou à l’est. À une demi-journée de marche vers l’ouest se trouve un grand lac, et au-delà du lac une forêt. Le magicien dort durant le jour et ne vit que la nuit, quand ses démons sont actifs. Il se fie totalement à sa magie, aussi pouvez-vous vous échapper maintenant. L’entrée principale est en haut de l’escalier, à votre gauche.

— Mes possessions sont encore dans sa tour. Je dois les récupérer.

— Soit, mais c’est courir un grave danger. Ne prenez rien qui ne vous appartienne pas ! La loi de l’équilibre lui permettrait de vous châtier sévèrement en retour.

— Et Kodo ? Le magicien n’a pas de droit de propriété sur lui.

— Si vous deviez secourir Kodo, que la faveur de Kuzar vous accompagne.

Adelrune remercia gravement Kadul et quitta la pièce, refermant la porte derrière lui. Puis il monta l’escalier à pas de loups. Il ne rencontra aucun garde ensorcelé, aucun enchantement de protection, peut-être parce qu’il conservait sans cesse à l’esprit son intention de récupérer ses possessions et de s’en aller.

Enfin il atteignit l’étage supérieur de la tour. Il retrouva son sac à dos dans un coin, l’inspecta soigneusement pour vérifier que rien ne s’y trouvait qui ne lui appartienne. Il alla jusqu’à l’épousseter pour que même la poussière de la maison du magicien n’y adhère pas.

Il descendit une volée de marches et entrouvrit une autre porte. La pièce qui se trouvait derrière était remplie de cuves de verre ; Kodo se morfondait dans l’une d’elles. Adelrune n’eut aucune difficulté à le sortir de son bocal et à l’abriter dans son sac. Il lui fut beaucoup plus ardu de tarir le flot de remerciements que balbutiait Kodo.

Adelrune redescendit les escaliers, passa par la sortie que lui avait indiquée Kadul et se retrouva dehors, sous un soleil aveuglant. Il se mit à courir à toutes jambes, et ce ne fut que lorsque le dôme gris eut disparu à sa vue qu’il se permit de ralentir.

À la tombée de la nuit, il avait atteint les rives du lac. Kodo, à force d’être au sec, était entré dans une torpeur. Adelrune le sortit de son sac, le réveilla et se prépara à le déposer dans le lac. Il ressentit soudain une vague de tristesse, et Kodo frémit de tout son corps au même instant.

— Kodo, dit Adelrune, tu es maintenant l’Aîné des Rejetons de Kuzar. Je ne peux pas t’emporter avec moi plus loin. Je te souhaite longue vie, mais je te conseillerais de t’ancrer de l’autre côté de ce lac, si tu peux le rejoindre.

— Adieu, Adelrune de Faudace. Tu as été pour moi un ami fidèle ; je me souviendrai de toi même lorsque j’aurai atteint ma maturité.

Adelrune laissa tomber la coquille, la regarda disparaître sous les vagues. Puis il chargea son sac sur l’épaule et s’en fut en direction de la forêt qui se dressait contre le rivage occidental, comme une nuée menaçante.

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