7. L’Énigme de la sorcière

Vers minuit, Adelrune trouva à la lisière de la forêt un endroit à l’abri où il pourrait se reposer. Il se rappelait avec une certaine inquiétude son voyage à travers la forêt qui recouvrait les collines entre Faudace et la demeure de Riander ; mais aucun bruit étrange ne parvint à ses oreilles, et nulle manifestation bizarre ne l’accueillit lorsqu’il se réveilla.

Le soleil était déjà haut dans le ciel ; Adelrune vida son sac des dernières bribes de nourriture qui s’y trouvaient et réfléchit à la suite des événements. Il n’avait vu aucun signe des habitants des rives du lac pendant la nuit. Ils pouvaient vivre n’importe où sur son périmètre, et rien ne garantissait qu’ils soient amicaux envers les étrangers. De plus, l’attention du magicien gris se portait souvent sur le lac, comme l’en avait averti Kadul. Adelrune préférait s’éloigner du mage le plus possible.

Semblait-il que la chose à faire était de continuer son chemin jusqu’à ce qu’il puisse en savoir davantage sur l’endroit exact où il se trouvait. Adelrune poussa un soupir triste. Un périple de cent lieues à tout le moins l’attendait. Pour se réconforter, il se remémora l’histoire de Sire Baldazel et des cinq années de labeur qu’il avait endurées avant de récupérer la maison qui lui appartenait de droit ; mais les résultats de cet effort ne furent pas concluants.

Adelrune s’enfonça parmi les arbres, attentif à tout ce qui l’entourait, espérant dénicher bientôt quelque chose à manger. Cette forêt était si différente de la première qu’il avait connue qu’il en vint à la considérer presque comme hospitalière ; même si la possibilité de menaces à sa vie demeurait, elle lui semblait lointaine. Sous la voûte de feuilles, l’air prenait une teinte vert sombre et une riche odeur d’humidité et de pourriture l’imprégnait. Il n’y avait trace d’aucun animal, mais Adelrune entendait des chants d’oiseaux. Il finit par repérer un groupe de champignons comestibles et les cueillit jusqu’au dernier ; il en mangea la moitié et rangea le reste dans son sac.

Vers la fin du second jour, ayant épuisé les champignons et n’ayant rien trouvé d’autre pour remplir son estomac, à part quelques tubercules faméliques, il croisa un sentier qui traversait la forêt. Le sentier était constitué de deux ornières parallèles peu profondes ; en leur centre, un troisième sillon se laissait deviner. Le sentier était de toute évidence peu fréquemment utilisé, mais il était indéniablement réel. Adelrune décida de le suivre, vers sa gauche, s’éloignant toujours du lac et du magicien gris.

Le sol descendait maintenant en pente douce. Les arbres étaient trop denses pour qu’Adelrune puisse se repérer. Les feuillus cédèrent la place aux conifères alors qu’il avançait ; un tapis orange foncé d’aiguilles mortes recouvrit le sol. Le sous-bois s’éclaircit, la visibilité s’améliorant d’autant. Mais tout ce qui s’offrait à sa vue, c’était une armée de pins et de sapins.

Les troncs écailleux des arbres étaient ponctués de globules de sève jaune foncé, sourdant des blessures de l’écorce. Des fourmis noires montaient et descendaient le long des troncs, se rassemblaient auprès des globes de sève, leurs antennes frémissantes. S’en nourrissaient-elles ? Adelrune tenta une expérience, rogna un petit morceau de sève durcie avec sa dague et y passa la pointe de la langue. Il eut beau cracher immédiatement, le goût infect lui emplit la bouche pendant de longues minutes.

Adelrune suivait toujours le sentier, qui ne devenait ni plus ni moins distinct. À la tombée de la nuit, il choisit un endroit pour camper ; tandis qu’il ramassait des brindilles et des branches mortes pour son feu, il découvrit par hasard une plume roussâtre cachée sous les aiguilles de pins ; elle était aussi longue que son avant-bras. Le jeune homme leva un regard inquiet vers la cime des arbres. La plume était à moitié pourrie, sa position sous le tapis d’aiguilles confirmait qu’elle n’était pas récemment tombée ; il n’en restait pas moins que c’était un signe de la présence d’une effraie cuivreuse. Adelrune passa une nuit agitée ; ses rêves furent du genre dont nul ne souhaite se souvenir.

Le matin était frais et brumeux ; une vapeur blanche s’élevait plus haut que sa tête et enveloppait tout ce qui l’entourait. Sans le sentier pour se guider, Adelrune pressentait qu’il aurait tourné en rond ; le brouillard était si épais que sa vision ne portait pas plus loin qu’une douzaine de pas devant lui. La brume ne semblait pas vouloir se dissiper ; l’air ne se réchauffait pas. L’estomac d’Adelrune grondait douloureusement. Sa nourriture était épuisée et il n’avait rien trouvé d’autre pour se sustenter ; il aurait pu chasser, mais la forêt était vide d’animaux ; il avait grimpé à des arbres en espérant y trouver des nids d’oiseaux et des œufs, en vain ; et sa gourde d’eau était presque vide.

La pente du sol s’accentua ; le sentier descendait dans une vallée, perpendiculairement à son axe. Au fond de la vallée, raisonna Adelrune, il devrait trouver non seulement un ruisseau pour étancher sa soif, mais aussi diverses plantes comestibles.

Le ciel couvert ne laissait filtrer qu’une lumière pâle et grise. Adelrune continua sa marche pénible le long du sentier. Des voix faibles lui parvinrent. Il s’arrêta pour mieux écouter. Il s’était attendu à ce que les sons s’évanouissent aussitôt, mais des mots devinrent rapidement distincts – dans une langue qu’il ne connaissait pas. Plusieurs voix féminines de concert, chantant ou psalmodiant.

Adelrune continua sa route ; les voix devenaient de plus en plus nettes. Il gardait tous ses sens en alerte ; les circonstances exigeaient la plus extrême prudence. Le brouillard l’entourait toujours, mais il paraissait enfin vouloir se dissiper.

Adelrune entendit une exclamation de surprise étouffée provenant d’un peu plus loin devant lui et bondit à couvert derrière un arbre. Il lui avait semblé entrevoir une forme tenant ce qui aurait pu être un arc.

Un faible bruit de mouvement, puis plus rien. Adelrune, tendant l’oreille, ne perçut rien d’autre. Il se risqua à jeter un coup d’œil au-delà du tronc du pin ; cela n’entraîna aucune réaction, et il ne pouvait plus distinguer la silhouette. Il attendit de longues minutes ; la forêt demeurait silencieuse. Au loin résonna une trille comme celles qu’il avait entendues jusqu’ici – mais était-ce bien un chant d’oiseau ? Pouvait-il s’agir plutôt d’un signal ?

Adelrune se savait pris au dépourvu. Il ne pouvait se permettre de patienter indéfiniment, au contraire, probablement, de l’autre. Qui n’était sans doute d’ailleurs pas seul, ce qui empirait les choses.

Peut-être n’y avait-il pas lieu de s’inquiéter. Il décida de héler l’inconnu sur un ton de salutation amicale. En guise de réponse, une flèche émergea en sifflant du brouillard et s’enfonça dans le tronc de l’arbre. Adelrune marmonna un juron. Si seulement il avait eu un bouclier ! Du temps passa encore tandis qu’il se recroquevillait derrière l’arbre. Le brouillard se dispersa un peu, ce qui n’arrangeait rien. Les voix féminines s’étaient tues depuis longtemps ; maintenant Adelrune entendait des murmures proches. L’archer avait été rejoint par des alliés.

— Je ne voulais pas faire intrusion sur votre territoire, cria finalement Adelrune. Je m’excuse sincèrement de vous avoir porté offense. Ne pourrions-nous pas régler ceci à l’amiable ?

Une salve de cris de rage accueillit cette avance et trois autres flèches furent tirées dans sa direction. Une voix solitaire s’éleva ensuite, le narguant dans un langage qu’il ne pouvait interpréter.

— Ce n’est pas juste ! s’exclama Adelrune, furieux. Je ne peux même pas parler votre langue ; vous ne me laissez aucune chance de m’expliquer !

— Nous connaissons bien la langue mâle, lui fut-il répondu. Explique-toi tant que tu veux, tu finiras quand même embroché.

— Quel est donc mon crime, dans ce cas ? Qu’ai-je fait pour mériter d’être tué ?

Après un moment de silence, la voix de la femme s’éleva de nouveau, tremblante de rage.

— Tu es un mâle, tu es venu dans cette forêt qui est la nôtre, pour nous défier. Tu savais quelle punition tu encourais ; ne t’avise pas de demander grâce !

Plusieurs autres flèches filèrent vers lui, deux d’entre elles provenant de sa gauche et de sa droite. On était en train de l’encercler : le tronc de l’arbre ne lui servirait plus longtemps de protection.

— Je n’étais au courant d’aucun châtiment, cria Adelrune. Pourquoi donc les mâles n’ont-ils pas le droit de se rendre dans cette forêt ?

— À cause des femmes que tu as maltraitées et souillées ! Nul homme qui a forcé une femme ne ressort vivant d’ici. Montre-toi et nous te tuerons prestement. Voilà toute la miséricorde que tu recevras !

— Je suis chaste ! répondit Adelrune après un instant. Je n’ai jamais connu aucune femme !

Il y eut une discussion à voix basse ; puis la femme parla de nouveau.

— La cloche n’a pas sonné. Si tu es pur, nous te laisserons vivre. Montre-toi ; il ne te sera fait aucun mal. Je le garantis.

Hésitant, Adelrune se leva et sortit de derrière l’arbre. Une demi-douzaine de femmes émergeaient du brouillard, vêtues de tuniques brun roux et de chausses couleur de boue. Chacune avait les cheveux coupés presque ras d’un côté et longs de l’autre, tressés de façon compliquée. Leur dirigeante marchait en tête. Celle qui l’accompagnait un pas derrière portait un étrange chapeau tissé de plumes et d’os ; elle tenait un bâton fourchu où se balançait une cloche de métal noir.

— Je suis Challed, dit la dirigeante.

— Je me nomme Adelrune.

— Et que fais-tu ici ?

— Comme je vous le disais, je ne voulais pas empiéter sur vos terres. Je tente de rentrer chez moi, mais je me suis égaré ; je ne sais plus dans quelle direction voyager. J’espérais, en suivant le sentier, arriver à un hameau.

Challed jeta un coup d’œil à la cloche, reporta son attention sur Adelrune.

— Cette forêt est la Vlae Dhras. Tout le monde sait dans les environs qu’aucun homme n’a le droit d’y poser le pied, sauf s’il est encore charnellement pur. Personne ne te l’a donc dit ?

— Je n’ai parlé à aucun habitant de cette région.

La cloche tinta doucement.

Challed fronça les sourcils et deux de ses archères pointèrent leurs arcs sur Adelrune.

— Je ne te conseille pas de mentir, l’avertit Challed.

— Je n’en avais pas l’intention, dit Adelrune d’un ton soucieux, comprenant tardivement la référence antérieure de Challed à la cloche. La dernière personne à qui j’ai parlé vit assez loin d’ici et je ne le considérais donc pas comme quelqu’un de cette région ; votre cloche n’a peut-être pas la même opinion.

— De qui s’agissait-il ?

— Il ne m’a jamais donné son nom. C’est un mage qui se vêt de gris.

Challed fronça davantage les sourcils.

— Nous le connaissons. T’a-t-il donc envoyé ici ?

— Je vous assure que non. Je ne suis en aucun cas un de ses amis.

— De toute façon, l’Owla doit entendre ton histoire. Nous t’emmenons la voir.

Ce disant, elle mena Adelrune le long du sentier. Quand celui-ci eut atteint le fond de la vallée, il s’incurva vers la droite et déboucha bientôt sur une grande clairière au centre de laquelle coulait un ruisseau au vif débit. Le brouillard s’était enfin levé, mais le soleil restait partiellement obscurci par des nuages gris agités.

Un campement occupait la clairière, plus de cinquante tentes de feutre noir dispersées de-ci de-là. À l’extrémité de la clairière, sur une petite éminence, se dressait une yourte de belle taille entourée d’une série de poteaux croisés deux à deux. On convia Adelrune à attendre le bon plaisir de l’Owla. Il demanda la permission de s’abreuver au ruisseau ; une archère lui prêta un gobelet d’étain, une autre lui offrit des tubercules bouillis qu’il mangea avec reconnaissance.

En attendant d’être appelé, Adelrune examina le camp. Il pouvait bien y avoir soixante-dix femmes ici, toutes maniant l’arc et le javelot. Il en vit plusieurs s’adonner au tir à la cible : leur adresse était remarquable. En plus des guerrières, il y avait aussi deux ou trois femmes comme l’assistante de Challed. Celles-là n’avaient ni arc ni javelot, mais des couteaux qui semblaient particulièrement dangereux, à manche court, sanglés à leur ceinture. Elles seules parmi les femmes portaient des couvre-chefs, de fragiles constructions d’os et de plumes, toutes différentes les unes des autres.

Voyant que ses gardiennes le traitaient maintenant avec une vague cordialité, Adelrune se sentit contraint de faire la conversation.

— Je vous remercie encore de m’avoir nourri.

L’une des femmes lui répondit par un mot étranger.

— Pourriez-vous me dire quel langage vous parlez ?

— La langue des femmes, bien sûr. En ce lieu nous ne gardons aucune trace de masculinité. C’est pourquoi nous utilisons notre propre langue, que les cervelles des mâles ne peuvent appréhender.

Adelrune hocha la tête et mit fin à ses tentatives de conversation. Peu après, Challed revint de la yourte et lui fit signe.

— L’Owla est prête à te recevoir. Tu dois en tout temps l’appeler « Sage Aïeule » et répondre en détail à toutes ses questions.

— Devrais-je laisser mes armes à l’entrée ?

Challed eut un haussement d’épaules éloquent.

— Rien de ce que tu pourrais tenter ne saurait causer du tort à l’Owla. Peu importe.

Adelrune choisit de conserver sa lance et sa dague et entra timidement dans la yourte. À l’intérieur, de la fumée de bois résineux emplissait l’atmosphère. Juste après un bref hall, délimité par des murs de toile, il pénétra dans l’espace central de la yourte, une salle circulaire au centre de laquelle une fosse avait été creusée ; d’énormes bûches de pin s’y consumaient lentement.

De l’autre côté des flammes, une forme humaine était assise la tête rentrée dans les épaules, enveloppée d’une cape. Dès qu’Adelrune fut entré, elle se leva. La lumière du feu fit briller les vastes plumes cuivrées qui composaient la cape. L’Owla leva son visage vers lui, et Adelrune réprima un hoquet de surprise. Sous un chapeau compliqué tissé des mêmes plumes, le visage de l’Owla avait été peint afin de donner l’illusion d’une paire d’immenses yeux dorés.

— Assieds-toi, Adelrune, dit l’Owla d’une voix sèche.

Adelrune replia ses jambes sous lui, posa sa lance en travers de ses cuisses.

— Je vous salue avec humilité et respect, Sage Aïeule, dit-il, se remémorant ses leçons d’étiquettes, utilisant une formule recommandée pour les chefs tribaux de haut rang.

— Dis-moi comment tu es arrivé parmi nous.

— C’est une longue histoire, Sage Aïeule.

L’Owla s’assit en silence ; après un moment, Adelrune se mit à narrer ses aventures depuis qu’il avait quitté la maison de Riander.

Quand il eut terminé, l’Owla se racla la gorge et cracha dans les flammes, qui s’élevèrent, hautes et brillantes, le temps d’un battement de cœur.

— Je n’entends aucune fausseté dans ton histoire. En tant qu’apprenti chevalier, même si tes principes sont infectés par bien des idéaux mâles absurdes, ils s’approchent quand même davantage de notre vérité que ceux de la plupart des hommes. Tu as contrecarré les plans du magicien gris, qui n’est pas parmi nos amis. Et ton histoire était divertissante. En contrepartie de ces trois qualités, je t’offre trois faveurs et une énigme.

— Je vous suis très reconnaissant, Sage Aïeule.

— Formule tes souhaits d’abord, ensuite tu me remercieras.

Après un instant de réflexion, Adelrune débuta.

— En premier lieu, je suis épuisé et affamé…

— Nous te laisserons te reposer ici et te fournirons d’amples provisions pour le reste de ton voyage. Voilà ta première faveur.

— En second lieu, je n’ai aucune idée du chemin à suivre…

— Je n’ai jamais entendu parler de la ville de Faudace, ni d’aucun des endroits que tu m’as décrits. Mais je vais te dire ce que je vois.

L’Owla ferma ses paupières, qui avaient été peintes d’un noir brillant afin de simuler d’énormes pupilles.

— Je te vois marchant vers l’ouest, continua-t-elle, arrivant à une étendue de sable et à l’eau qui continue au-delà. Tel est le chemin que tu dois suivre pour rentrer chez toi. Voilà ta seconde faveur.

— En troisième lieu, dit Adelrune, osant se fier à son intuition, j’ai voyagé jusqu’ici sans armure, sachant que j’obtiendrais ma véritable armure durant mon épreuve…

— Lève-toi et va chercher ce qui est accroché à la cheville à ta gauche.

Adelrune se remit sur ses pieds et décrocha un bien étrange vêtement d’une cheville fixée au mur de tissu.

— Voilà ta troisième et dernière faveur.

— Je vous remercie du fond du cœur, Sage Aïeule, dit Adelrune en s’inclinant.

L’Owla eut un sourire ambigu. Ses dents étaient très blanches, intactes ; Adelrune la vit soudain, non pas comme la vieillarde qu’il avait cru au début discerner sous la cape et le maquillage, mais comme une femme dont la jeunesse ne s’était pas encore fanée.

— Et maintenant, je te soumets mon énigme, annonça-t-elle.

Une maison dans la forêt, portes et fenêtres closes.

Le premier vient, on lui refuse entrée.

Puis vient le second, frère du premier.

Si petit qu’il parvient à entrer

Pour ouvrir la porte au premier.

Et maintenant la maison n’est plus que ruines.

Adelrune médita sur ces mots un long moment, puis demanda timidement :

— Combien de temps ai-je pour réfléchir, Sage Aïeule ?

— Tu n’as pas compris. Je ne m’attends pas à ce que tu trouves la réponse tout de suite. Ce ne sera qu’avec le temps que tu trouveras la clef. Tu peux partir, maintenant.

Adelrune s’inclina, remercia encore l’Owla, sortit de la yourte. Challed l’attendait au-dehors. Elle l’emmena à une tente inoccupée et lui enjoignit de se reposer.

— Demain matin, nous t’escorterons à la frontière de la Vlae Dhras.

Dans la tente, Adelrune examina le vêtement qu’il avait acquis en tant que troisième faveur. Il était fait de larges bandes entrecroisées de cuir bouilli, renforcé par de fins fils de métal perpendiculaires aux bandes. Bizarre armure. Elle avait de longues manches qui couvraient ses bras jusqu’aux poignets et descendait jusqu’à ses genoux. Adelrune ne fut pas vraiment surpris de découvrir qu’elle lui faisait aussi bien que si on l’avait fabriquée spécialement pour lui. Bien que moins résistante qu’une cotte de mailles, elle était légère et n’entravait pas ses mouvements.

Adelrune réfléchit encore à l’énigme de la sorcière, mais ne pouvait formuler aucune hypothèse valable. La maison était certainement une métaphore, mais de quoi ? Il dressa mentalement une liste de toutes les énigmes et devinettes que mentionnait le Livre des Chevaliers, et de celles que lui avait apprises Riander. Aucune ne ressemblait à celle-ci.

Vers la fin de l’après-midi, les femmes du campement s’assemblèrent et recommencèrent le chant qu’il avait entendu plus tôt dans la journée. Cette fois-ci, toutes y participaient ; elles chantèrent pendant des heures, une mélodie à la fois superbe et subtilement menaçante.

Adelrune pensa soudain à sa mère adoptive Eddrin, ce qu’il n’avait pas fait depuis des mois ; il se demanda comment la vie avait pu lui paraître. Il connaissait par cœur les Préceptes de la Règle concernant les femmes, comme tous les Préceptes, mais il n’avait jamais pris la moindre peine de les comprendre, puisqu’ils ne l’affectaient pas. Il les avait rejetés implicitement, puisqu’ils faisaient partie de la Règle, mais ne s’y était jamais opposé.

Il les récita mentalement, essayant de comprendre leurs implications plutôt que de simplement se rappeler les mots par cœur. Il se remémora des extraits des Commentaires, les « Exhortations contre l’Épouse Paresseuse » du Didacteur Maltrevane, les déclarations du Didacteur Mornude lors de ses visites, essayant de les percevoir à travers les yeux de Mère.

Si ces femmes étaient traitées dans leur contrée natale comme la Règle conseillait de traiter les femmes à Faudace, conclut-il après un temps, rien de surprenant à ce qu’elles décident de s’enfuir dans la forêt, de se regrouper entre elles et de parler un langage réservé à leurs seules oreilles…

Et alors ses pensées se tournèrent vers la poupée dans la boutique de Keokle. Un brusque élan de remords lui noua les entrailles. Il frissonna, serra ses bras contre lui-même et dit à voix haute : « Je n’avais pas oublié. » Mais c’était un mensonge, car il avait bel et bien oublié. Absorbé par sa formation, puis par ses aventures, il n’avait pas eu la moindre pensée depuis longtemps pour la poupée qu’il avait fait vœu de secourir.

Ses yeux étaient humides ; il les essuya d’un geste empreint de colère. Qui donc pourrait lui reprocher de perdre son temps ? N’essayait-il pas sans cesse de retourner à la maison de Riander, d’où il repartirait immédiatement vers Faudace pour remplir sa quête ? Même s’il avait oublié son but quelque temps, cela n’avait nui en rien à sa résolution. Il se jura néanmoins de ne plus laisser ses pensées s’écarter si loin de la poupée dans l’avenir, et scella son serment par une cérémonie puérile, traçant une croix dans la terre et crachant en son centre.

Il se calma après un moment, même si le remords couvait encore en lui. Il regardait la clairière, baignée par le crépuscule roux, emplie de la lamente des femmes. L’épuisement le submergea et il s’endormit.

Au matin, Challed vint le réveiller, accompagnée d’une archère et d’une des sorcières de second rang. Elle avait apporté de l’eau et des provisions suffisantes pour des journées de voyage. Le groupe s’en fut à travers la forêt, grimpa hors de la vallée. Peu avant le coucher du soleil, ils atteignirent l’orée de la Vlae Dhras. Challed lui dit cérémonieusement adieu et la jeune sorcière prononça une invocation incompréhensible, mais présumément bienveillante. Adelrune les salua à son tour et s’en fut son chemin.

Загрузка...