4. Le Prix à payer

Des jours et des semaines passèrent. Riander instruisait Adelrune sans relâche dans les diverses disciplines de la chevalerie : les titres corrects à utiliser dans la conversation selon les circonstances, la science héraldique, le combat au corps à corps et l’entretien des armes. Leurs journées commençaient avec l’aube et se terminaient tard. Adelrune souffrit au début de mille et une douleurs, crampes et élancements, surtout dans ses bras, dont les muscles n’étaient pas habitués à ce genre de traitement. Avec le temps, son inconfort s’atténua au fur et à mesure que croissait sa force. Riander l’entraînait à être à la fois souple et fort, à être conscient en tout temps de sa posture, afin qu’il puisse bouger de façon plus efficace et élégante.

La pratique des armes était ce qui exténuait Adelrune, mais elle n’occupait qu’une petite partie de sa journée. Riander et ses livres constituaient un puits de science, auquel Adelrune était censé s’abreuver profondément. Comme sa mémoire était vive de nature et avait de plus été aiguisée par toutes ces années passées à mémoriser la Règle et ses Commentaires, cette partie de sa formation se montrait plutôt aisée.

Il y avait des leçons de rhétorique, de diplomatie et même tout un cours sur l’art d’employer les faux-fuyants – car, bien que les chevaliers ne puissent mentir, cela ne voulait pas dire qu’ils étaient forcés de laisser échapper la vérité toute crue. Ainsi, pour sauver l’honneur de Dame Klianther, Sire Gliovold était parvenu à taire la participation de son frère au complot contre la vie du Baron Blindell, tout en donnant l’impression qu’il avait révélé tout ce qu’il en savait.

D’autres leçons suivirent celles-ci, portant sur les aspects plus subtils de l’étiquette, la symbologie élémentaire, les fondements de l’astronomie et les principes gouvernants de la magie. Adelrune éprouva un certain malaise en entreprenant son programme d’études magiques, mais il fut vite soulagé lorsqu’il comprit qu’il n’était pas question de le former comme enchanteur. Le talent était un trait inné et non appris. Et de toute façon, Riander, malgré l’étrangeté de la maison où il vivait, niait posséder un quelconque savoir pratique sur la sorcellerie. Il comprenait les principes par lesquels elle fonctionnait, qui valaient la peine d’être appris même par un profane, mais il ne connaissait aucun enchantement comme tel.

Ce fut alors que Riander discutait des diverses façons dont les armes pouvaient être enchantées et de quelques lames magiques légendaires qu’Adelrune se souvint de l’arme qu’il avait acquise dans la forêt. Il s’en fut la chercher dans la nappe rose qui reposait, encore attachée, sous le lit de sa chambre, et la rapporta à Riander.

— Croyez-vous que ceci puisse avoir un quelconque pouvoir ? demanda-t-il avant de raconter de quelle manière il l’avait trouvée.

— C’est douteux, répondit Riander. Certes, il est rarement possible de déterminer à première vue si un objet est enchanté, mais comme je te le disais à l’instant, il y a bien plus de rumeurs d’épées et de dagues ensorcelées qu’il n’y a de vraies lames magiques. Ce lustre est bizarre, mais justement cela me fait douter d’autant plus de son pouvoir.

Riander appliqua des poudres abrasives et des brosses métalliques sur la lame, mais, malgré tous ses efforts, il n’arriva pas à débarrasser la dague d’Adelrune de son étrange éclat verdâtre.

— De toute façon, c’est une arme solide, dit-il après avoir capitulé. Elle est petite, mais son tranchant est acéré, tout comme sa pointe. La gemme pourrait même être un saphir, quoique je n’en sois pas sûr. Je te conseille de la garder par-devers toi. Ce que l’on trouve sans qu’on l’ait cherché ne devrait pas être mis à l’écart.

*

Le printemps laissa place à l’été. L’air devint tiède, puis chaud. Il y avait une mare derrière la maison de Riander – laquelle, de l’extérieur, avait une centaine de pieds de long – et Riander y apprit à Adelrune à nager et à plonger. L’eau était bien plus fraîche et profonde que ce à quoi Adelrune s’attendait ; même à midi, seule la surface en était réchauffée par le soleil. Une fois qu’Adelrune eut acquis une certaine confiance, il s’adonna à plonger profondément vers le milieu de la mare, ouvrant ses yeux une fois sous l’eau et appréciant l’étrange perspective que cela lui procurait. Même s’il avait d’abord craint que la mare, de l’intérieur, soit aussi infiniment profonde que la maison était longue, il pouvait en toucher le fond avec sa main tendue, une couche de terre boueuse une brasse et demie sous la surface.

Les soirées devenaient longues et douces, et Riander ralentit l’instruction d’Adelrune quelque peu, soit parce qu’il jugeait que le garçon avait besoin de repos ou parce que lui-même se sentait paresseux – Adelrune ne pouvait en être sûr. Quand le soleil disparaissait sous la crête des collines avoisinantes, la combe se retrouvait plongée dans l’ombre sous un ciel encore brillant. Tous deux s’asseyaient à l’extérieur, sur un banc que Riander avait installé près de la porte. Le tuteur racontait de longues histoires décousues qui parlaient de tout et de rien, tandis que son pupille écoutait d’une oreille distraite, sachant très bien que dans ce cas cela n’avait aucune importance qu’il se rappelle l’histoire ou pas.

En ces moments-là, Adelrune se sentait envahi par une joie qu’il n’avait jamais connue de toute sa vie. Il oubliait la Règle, ses Préceptes et ses Commentaires, la routine abrutissante de sa vie à Faudace. Sa longue et monotone enfance était enfin derrière lui.

Une fois l’histoire de Riander terminée, l’air était devenu presque froid par comparaison avec le reste de la journée. Adelrune, déjà bercé jusqu’aux portes du sommeil, se levait et s’étirait, puis souhaitait une bonne nuit à Riander et se rendait au lit. Quand il se laissait tomber sur le matelas, une ou deux larmes perlaient à ses yeux. Ce n’était pas le mal du pays, ni le sentiment que son enfance était finie. C’était quand il réfléchissait à la longueur des années, depuis ses premiers jours avec le Livre des Chevaliers jusqu’au présent, que la tristesse le prenait. Et aussi, même s’il gardait la pensée à distance et n’y songeait que comme on regarde quelque chose à travers un voile, il se rappelait la poupée dans l’échoppe de Keokle. La quête qu’il avait fait vœu d’accomplir taraudait sa conscience, comme une aiguille piquant la peau. Il éprouvait un pressentiment de son retour à Faudace, bien qu’il lui parût étrangement lointain dans le temps et l’espace, aussi éloigné dans l’avenir que sa découverte du Livre des Chevaliers l’était dans le passé.

*

À mesure que l’été se rafraîchissait et virait à l’automne, Riander augmentait le rythme de l’éducation de son pupille. Il montrait de plus en plus de zèle comme instructeur, au point qu’Adelrune aurait pu de bonne foi l’accuser de vouloir l’éreinter. Mais même si la formation qu’il subissait était impitoyable, Adelrune ne se flétrissait nullement ; au contraire, il s’épanouissait. Sa maîtrise des disciplines chevaleresques était maintenant suffisante pour qu’il en tire une certaine fierté ; peut-être était-ce pour cela que Riander se montrait si implacable : de crainte que son élève ne perde le sens des proportions et n’oublie combien encore il lui restait à apprendre.

Une soirée du début de l’automne, presque six mois après l’arrivée d’Adelrune, Riander l’emmena loin le long du salon sans fin, tous deux transportant une lanterne pour s’éclairer. Sur une longue distance, des portraits étaient suspendus aux deux murs de la pièce. Le mur extérieur montrait tous les chevaliers que Riander avait formés, et le mur intérieur d’autres chevaliers de renom.

— Voici Sire Hawkins, le premier chevalier que j’ai formé. Son blason est un faucon sable en champ gueules. Il utilise de préférence la masse et porte une armure de cuir teinte à ses couleurs. Et voici Sire Pellaunce, tout en vert à part le foulard bleu que lui donna une dame dont je tairai le nom. Et là…

Ils continuèrent le long de la galerie de portraits. Adelrune fut très impressionné par le portrait de Sire Gliovold, arborant une fière barbe noire et brandissant une arme étrange, comme une épée à la lame triple. Sur le mur en face, les peintures étaient plus vieilles, plus ternes, leur style moins audacieux. N’importe, les personnages de renom qu’elles représentaient avaient tout de même fière allure. Ici se tenait Sire Ancelin au destin tragique, qui paya de sa vie pour qu’un dragon puisse enfin être occis ; là le malheureux Sire Krag, dont l’armure blanc et or était noire du sang des amis tués de sa propre main ; là le mystérieux Sire Cobalt, qui dissimulait son identité derrière une visière bleue toujours baissée, et dont la lutte contre Wirt, le souverain corrompu de Cuevelar, avait duré vingt années entières.

Ce ne fut qu’à leur retour qu’une idée frappa Adelrune.

— Dites-moi, demanda-t-il à Riander, combien de temps vous faut-il pour former un chevalier ?

— Cela dépend. Une année, deux tout au plus. Mes élèves sont de la plus haute qualité.

— Mais… il y avait presque deux douzaines de chevaliers peints sur le mur. Vous ne pouvez pas être assez vieux pour leur avoir tous enseigné leur art !

Le ton de Riander s’assombrit. « Cela a à voir avec la question du paiement », dit-il.

— Le Livre affirmait que nul n’avait à payer s’il ne pouvait ou ne le voulait pas…

— Et tu n’aurais pas non plus à le faire, si tu devais refuser. Le prix à payer n’est pas grand-chose et il est en même temps énorme. Nous en reparlerons. (Riander fit une pause, puis continua :) Adelrune, je suis un homme honnête, et je t’assure que le Livre disait la vérité. Celui qui ne veut pas n’aura rien à payer. Mais sache que tous mes élèves, sans exception, ont payé le prix que je leur ai demandé. Tous, sauf deux, ont juré de payer avant même de savoir de quoi il s’agissait. Devenir un chevalier n’est pas aussi simple que faire une balade en forêt. Tu seras transformé plus profondément que tu ne peux te l’imaginer.

— Vous m’effrayez !

— T’es-tu jamais demandé pourquoi on dit de tant de chevaliers, comme Sire Actavaron et Sire Julver, qu’ils ne connaissaient pas la peur ? C’est parce que, durant leur apprentissage, ils ont appris à la connaître. Ils ont goûté à ses extrêmes si souvent qu’après coup les choses qui terrifient les gens normaux ne leur paraissaient pas plus effrayantes qu’un insecte agressif, comparées aux horreurs qu’ils avaient déjà affrontées.

Adelrune ne dit plus rien ; il se rendit directement à sa chambre. Cette nuit-là, il pleura un temps, rêva de cages noyées dans une lumière rougeoyante, de larmes et de sang et d’un immense amas de jouets brisés, comme des soldats démembrés. Le matin venu, il retourna à son entraînement et ses études avec apparemment la même énergie qu’avant ; et pourtant, un voile de tristesse recouvrait toutes choses à ses yeux et refusait de se dissiper.

*

Une semaine ou deux plus tard, un soir, Riander s’assit sur le tapis, près du foyer, et fit signe à Adelrune de le rejoindre. Un feu brûlait dans l’âtre, même si la journée avait été plutôt douce. Le garçon s’assit, regardant les dessins du tapis sans les voir. Son humeur ne s’était pas améliorée ; il gardait le souvenir de ce que Riander lui avait appris récemment, mais presque de la même manière qu’il avait retenu les Préceptes de la Règle. Il se remémorait les mots parfaitement, mais il ne les comprenait plus vraiment ; la peau du fruit était intacte, mais le cœur pourrissait.

Pendant un long moment, Riander s’absorba dans la contemplation des flammes. Adelrune voyait son visage du coin de l’œil. Puis, toujours sans regarder son élève, Riander dit : « As-tu déjà entendu parler de la fin du monde, Adelrune ? »

— Oui, fit le garçon d’une voix atone. Les Didacteurs à l’école en parlaient souvent. « Quand la Règle triomphera du désordre, des champs de la loi les hommes récolteront le bonheur dans l’obéissance… »

— Non, pas dans ce sens-là, l’interrompit Riander. Je ne te parle pas de la fin du temps, mais de l’espace. La fin du monde : l’ultime frontière, le pays au-delà duquel il n’y a plus que l’océan sans limites.

Adelrune leva les yeux. Riander le regardait maintenant.

— À la Maison Canoniale, dit le garçon, on m’a appris que le monde est rond comme une balle ; il n’a pas de bornes en tant que telles.

— Tu m’as dit plus d’une fois que tu n’as jamais cru à la Règle. Croyais-tu aux autres enseignements de la Maison Canoniale, mis à part les lettres et l’arithmétique ? Alors pourquoi celui-ci ? Les Didacteurs avaient tort : la véritable forme du monde ne saurait être exprimée par une métaphore aussi simple.

Riander avait maintenant capté toute l’attention d’Adelrune. Il poursuivit :

— Non loin de la fin du monde est situé un petit royaume appelé Ossué. Au-delà d’Ossué, à la toute fin du monde, est un autre, minuscule royaume, du nom de Yeldred. Or, les gens d’Ossué haïssent la mer et restent sur la terre ferme en toutes circonstances ; alors que ceux de Yeldred aiment l’eau et passaient jadis le plus clair de leurs vies à construire de grands vaisseaux dans lesquels ils voguaient sur l’océan sans fin.

« Vint un temps où toutes les forêts de Yeldred furent épuisées ; dans tout le pays, il ne se trouvait plus un arbre encore debout, à part les douze chênes sacrés du verger royal, lesquels ne sentiraient jamais la morsure de la hache. Yeldred cessa donc de construire des vaisseaux, son peuple se contentant de la vaste flotte qu’il possédait déjà. Mais le passage des années ne fut pas tendre avec les vaisseaux de Yeldred. Certains sombrèrent dans la tempête, d’autres brisèrent irrémédiablement leur coque sur des récifs ; d’autres encore naviguèrent si loin sur l’océan sans limites qu’ils ne revinrent jamais au port d’Argalve. Vint un jour où trois vaisseaux seulement restaient à Yeldred, tous les trois en urgent besoin de radoub – ils ne tenaient plus ensemble que par pur entêtement.

« Le roi de Yeldred conçut alors un plan grandiose, par lequel son peuple bâtirait de nouveau des vaisseaux ; ou plutôt, un vaisseau. Un seul vaisseau si vaste que sa nation tout entière pourrait vivre à son bord, un navire si lourd que les tempêtes le craindraient, un vaisseau si riche qu’il se suffirait presque à lui-même, qui voguerait au large des rives de l’humanité et ferait commerce pour les quelques bagatelles qu’il ne pourrait produire tout seul.

« Les trois navires survivants ne fourniraient jamais assez de bois pour ce projet. Ainsi Yeldred dut-il acheter son bois à Ossué. Voilà maintenant des décennies et des décennies que cela dure. Et le peuple d’Ossué vend son bois très, très cher. Chaque année, sept fois sept jeunes hommes et femmes parmi les plus beaux du pays doivent quitter Yeldred à jamais pour aller vivre en Ossué, engendrer des enfants vigoureux pour ce royaume.

« De cette manière, Ossué devient plus fort chaque année, tandis que Yeldred s’affaiblit. Le peuple de Yeldred le sait très bien. Mais, disent-ils, le Vaisseau se construit. Pour eux, cela est plus important que tout le reste.

— Vous me dites, soupira Adelrune, que je dois être prêt à faire des sacrifices pour atteindre mon but, comme le peuple de Yeldred.

— Pas du tout. Je crois que le peuple de Yeldred est un peuple de fous. Je crois que perdre le fleuron de leur jeunesse pour construire leur grand navire est une abomination. Un jour viendra où leur royaume sera taillé en pièces par les armées d’Ossué ; ce jour-là, ils se retrouveront crucifiés aux membrures de leur propre Vaisseau.

Adelrune rit brièvement de la folie du peuple de Yeldred. Il voulut prendre une inspiration, mais se rendit compte que son rire n’avait pas cessé, qu’il s’était amplifié. Ses yeux le brûlaient. Puis il se mit à pleurer en face de Riander, lui qui s’était juré qu’il mourrait de honte avant de s’abandonner ainsi.

Il finit par s’essuyer les yeux et recouvrer son souffle. Sa crainte avait été lavée par les larmes ; il regarda son tuteur dans les yeux et demanda :

— Quel est le prix de votre enseignement, Riander ?

— Six ans de ta jeunesse. C’est par cet échange que je préserve ma propre existence des atteintes du temps. Mais je te le redis : tu n’es aucunement forcé de payer.

Adelrune se rappela ce qu’Œil-de-Braise avait dit sur sa richesse.

— Que m’arrivera-t-il si je paie ?

— Tu vieilliras de six ans. Dans un sens, ce sera à ton avantage, puisque cela te conférera le corps d’un homme. Mais en fin de compte, j’aurai volé six années de ta vie. Je ne te le cacherai pas.

— Le prix à payer m’effrayait bien davantage avant que je sache de quoi il s’agissait, dit doucement Adelrune.

— Il en est souvent ainsi.

— Et je le paierai.

Adelrune savait qu’un vrai chevalier n’aurait pu faire autrement.

*

La magie était contenue dans une coupe du verre le plus noir qui soit, opaque et luisant, comme de la pierre mouillée.

— Vois les anneaux de métal qui ont été sertis à l’intérieur, expliqua Riander à Adelrune. Une fois que la coupe aura commencé à se remplir, garde ton attention sur ces anneaux. Tu dois laisser le niveau du liquide atteindre le sixième, mais pas plus haut. Il te faut à tout prix garder ton attention sur les anneaux ! Si tu t’abîmes dans une transe, ta vie tout entière se déversera dans la coupe et il n’y aura rien à faire pour te sauver.

Adelrune hocha la tête. Il fixa son attention sur l’intérieur de la coupe, compta les six anneaux et les recompta, marquant la position du sixième fermement dans son esprit. Du coin de l’œil, il vit Riander reculer d’un pas et croiser les bras. Adelrune prit une profonde inspiration et amena la coupe à ses lèvres.

Il s’était attendu à une certaine douleur, mais il ne ressentait qu’une vague lassitude, comme à l’approche du sommeil. Du liquide coulait de sa bouche ; il n’était pas tout à fait insipide : en se concentrant, Adelrune pouvait y discerner comme un arrière-goût de vin… Il cligna des yeux. Dormait-il, un instant auparavant ? Il regardait dans le vide, l’image de la coupe était double à ses yeux ; les anneaux brillants, dédoublés, formaient un étrange dessin.

Les anneaux ! Où était rendu le liquide ? La panique se saisit de lui, força son esprit à sortir de la transe. Il se remémora la position du sixième anneau. Le liquide était à ce moment même en train de le noyer.

Adelrune arracha la coupe à ses lèvres et faillit s’effondrer, haletant, couvert de sueur. Riander se tenait à deux pas de lui, les bras toujours croisés. Son visage marqué par l’inquiétude se détendait, il poussait un soupir de soulagement.

Adelrune, outré, s’écria :

— Et pourquoi ne vous êtes-vous pas tenu à mes côtés, maître, pour m’enlever la coupe si je me perdais dans le charme ? Si mon attention avait vagabondé un instant de plus, c’en était fait de moi !

Riander baissa les yeux. Il dit d’une voix douce :

— Je pourrais te donner deux raisons. La première, c’est que le processus ne dure qu’un instant, justement, et que toi seul peux choisir le bon moment pour retirer la coupe. La seconde, c’est que ceci est l’une des épreuves de la chevalerie, que ceux qui y échouent n’étaient pas dignes.

« Ou je pourrais te donner la troisième raison : que pour mon élève Perradis, j’étais à ses côtés, que j’ai bel et bien arraché la coupe quand j’ai senti qu’il s’était perdu dans le charme – et que je n’oublierai jamais comment son corps s’est vidé de tout son sang, comme du vin jaillissant d’une outre fendue. La coupe est ainsi façonnée : seul celui qui en use peut impunément la retirer.

Les mains de Riander se refermèrent sur la coupe, mais ne la retirèrent pas de la prise d’Adelrune. Il dit :

— Tu peux encore reculer ; bois la part de ta vie qui est dans la coupe, et tout sera comme avant.

Mais son visage trahissait la soif qui l’habitait. Adelrune ne reviendrait pas sur sa décision ; il laissa aller la coupe. Riander la porta à ses lèvres et but.

— Tu as triomphé d’une des horreurs de ton apprentissage, Adelrune, dit-il quand il eut fini. Va te coucher, maintenant. Tu es épuisé et tu as davantage besoin de sommeil que tu ne peux le comprendre.

Adelrune hocha la tête et sortit. Il savait que ce dont Riander avait le plus besoin, c’était d’être seul avec sa propre honte et son remords.

*

La douleur et une faim vorace le réveillèrent. Une brûlure partait de la moelle de ses os, s’épanouissait le long de sa colonne vertébrale, enfonçait des clous de souffrance dans ses extrémités. Le couvre-lit le serrait comme un linceul ; Adelrune le rejeta d’un mouvement convulsif des bras. Il s’assit dans le lit ; un vertige le saisit. Il appela Riander ; sa voix se brisa à mi-syllabe, le nom se termina en un croassement rauque.

Une démangeaison féroce naquit le long de sa mâchoire ; il leva une main pour se gratter, sentit les poils de sa barbe râper ses doigts. Puis il remarqua sa main, ses doigts énormes, osseux, les veines saillant sous la peau, un duvet noirâtre recouvrant la chair jusqu’aux jointures.

Adelrune avait su qu’il changerait, mais la peur le tenaillait quand même face à la réalité. Il posa ses pieds par terre – sa chemise de nuit était absurdement courte, elle dévoilait ses parties génitales, qui s’ornaient maintenant de poils aussi rudes et bouclés que de la paille de fer ; son sexe se gonflait monstrueusement de son propre chef, une note supplémentaire dans le concert de douleurs qui le torturaient ; il tenta de faire un pas, mais ses jambes étaient si longues qu’elles refusaient de lui obéir comme avant ; il s’affala sur les dalles du plancher.

Puis Riander fut là ; il aida Adelrune à enfiler ses propres vêtements, car ils avaient maintenant tous deux presque la même taille ; Riander l’emmena à la cuisine, et la bouche d’Adelrune s’emplit soudain de salive ; frénétiquement, il se gava, incapable d’apaiser la faim qui lui tordait l’estomac plus férocement à chaque bouchée. Une vague de souffrance éclôt en lui ; il vit sa main grandir sous ses yeux, ses jambes s’allonger encore ; sa dernière dent de lait tomba de sa bouche en tintant sur l’assiette de porcelaine, pour être remplacée par sa sœur permanente.

Après une éternité, ce fut fini ; Adelrune se retrouva couché sur son lit, lequel avait épouvantablement rapetissé, au point qu’il s’attendait à en tomber au moindre mouvement.

— Tu as grandi de presque un pied, dit Riander, qui se tenait à son chevet, et tu me dépasses maintenant d’un pouce entier. Ta carrure est nettement plus forte que la mienne. Je vais devoir te coudre de nouveaux vêtements.

Adelrune tourna la tête pour regarder Riander. Les rides au coin des yeux de son tuteur s’étaient légèrement estompées, et peut-être son visage était-il plus rond, mais c’était le seul indice que Riander avait récupéré six ans de sa vie. Cela, et la honte qui brûlait au fond de son regard.

— Demain, nous devrons revenir au tout début de ton apprentissage ; tu as le corps d’un homme, maintenant, et tu dois réapprendre jusqu’au moindre réflexe. Par contre, tu t’apercevras que toutes tes armes se sont mystérieusement allégées.

— Je ne regrette rien, Riander, dit Adelrune de la voix grave qui était désormais la sienne.

Son tuteur ne répondit que par un sourire triste.

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