5. Un ami défunt

L’automne fut rude cette année-là, froid et humide. Du verger au fond de la combe, Riander récolta de pleins paniers de fruits, dont la plupart finirent en confitures. Quelques jours plus tard, Adelrune fut réveillé avant l’aube par un bruit étrange, comme d’immenses voiles claquant dans le vent. Regardant par la fenêtre de sa chambre, il distingua dans l’obscurité un tourbillon de mouvement confus devant la maison.

De crainte qu’un quelconque ennemi ne soit à leurs portes, il s’habilla en toute hâte, enfila une tunique de cuir clouté et ceignit une épée à son côté. Riander était déjà à la porte et sourit de le voir ainsi accoutré.

— Je suis heureux de te voir si rapide à réagir, dit-il. Tu as bien appris l’importance de la promptitude. Mais ceci n’est ni une urgence ni une menace ; j’aurais dû te dire que j’attendais une livraison ces jours-ci.

— Une livraison ?

Riander ouvrit grand la porte et montra à Adelrune un assortiment de sacs et de caisses sur le sol.

— De la nourriture, dit-il. Un vieil ami m’envoie ses bons vœux et une cargaison de marchandises chaque automne, par l’intermédiaire d’un courrier plutôt spécial. Viens, rentrons tout ça à l’intérieur, il pourrait se remettre à pleuvoir et je veux garder les sacs de farine au sec.

Ils transportèrent les sacs et les caisses jusqu’à la cuisine. Adelrune, qui n’était pas encore pleinement habitué à la transformation de son corps, s’étonna de la légèreté du fardeau, mais se montra maladroit à le manœuvrer.

— Quel ami est-ce donc qui vous fait de telles largesses ? demanda-t-il à Riander alors qu’ils terminaient d’entreposer le tout dans le garde-manger.

— Un homme mort, dit Riander d’une voix mélancolique. Je l’ai rencontré au début de ma vie, et il était déjà vieux alors. Il s’est éteint il y a bien longtemps, mais une empreinte de sa volonté demeure sur ce monde. Chaque année, ses serviteurs, qui lui obéissent toujours, m’apportent de la nourriture en complément de ce que je peux produire par mes propres efforts. Tant que perdureront les échos de sa volonté, cet endroit qu’il érigea pour moi tiendra debout, et j’y résiderai.

Riander parut attristé en prononçant ces paroles. Adelrune, quoiqu’il brûlât d’en apprendre davantage, s’abstint de poser d’autres questions sur le sujet pour cette fois.

*

L’automne laissa place à l’hiver. La neige tombait dru dans les collines. Quand les vents soufflaient, ils l’accumulaient en d’énormes congères qui rappelaient à Adelrune la Gravure Colérique de Sire Athèbre affrontant le serpent.

La maison de Riander était gardée chaude par de nombreux feux, mais l’air devenait quand même de plus en plus froid à mesure que l’on s’éloignait de l’avant d’une pièce, là où se trouvaient les âtres. Une fois, Riander fit la course contre Adelrune le long de la salle d’entraînement, leur but étant un couple de mannequins d’escrime. L’élève battit son maître par une avance d’au-delà de trois verges. Reprenant son souffle, il devint conscient de la froideur de l’air. Tout était plongé dans la pénombre, si loin de l’avant de la pièce, où de toute façon l’éclat du soleil ne pénétrait que faiblement à cette heure. Adelrune regarda autour de lui, distingua des formes dans la demi-obscurité. À part les deux mannequins, il y avait un râtelier d’armes à lames doubles, un grand cadre de bois supportant un arbre généalogique tracé sur du parchemin, et un petit chariot, qui aurait convenu au mieux à un jeune enfant, reposant sur ses trois roues. Adelrune, pris d’une impulsion soudaine, défia à nouveau Riander.

— Une autre petite course ! Disons, cent autres verges ?

— Ce ne serait sans doute pas sage, répliqua Riander, encore essoufflé. Il y aura du givre plus loin, et ensuite de la glace sur le plancher. Et il fera trop noir pour courir en sécurité. Si tu tiens à courir encore, retournons vers l’avant.

— Êtes-vous déjà… allé jusqu’au bout de ces pièces ? demanda Adelrune.

— Comment l’aurais-je pu ? Je croyais que tu avais compris ; elles n’ont réellement pas de fin.

— Alors, jusqu’où vous êtes-vous rendu ?

— Une fois, j’ai marché le long de ma chambre pendant une journée entière, chargé de lampes et de provisions ; j’avais aussi apporté de quoi prendre des notes sur ce que je voyais. Et puis j’ai pris peur ; entrer trop profondément dans toute magie est dangereux, peu importe la bienveillance de l’enchantement. Je suis revenu à l’avant de la maison, et quand j’ai vu mon lit, illuminé par un mince rayon de lune traversant la fenêtre, c’était comme de revenir chez soi après une longue, longue absence…

— Pourquoi a-t-il façonné votre maison ainsi, votre ami ?

Riander mena Adelrune vers l’avant de la pièce, tout en lui racontant l’histoire.

— Tu me pardonneras de ne pas prononcer son nom. Ce qui reste de lui en ce monde pourrait l’entendre et prendre davantage conscience de son délabrement. On ne peut agir d’au-delà de la tombe qu’à condition d’oublier que l’on est mort…

« C’était un homme étrange ; je ne prétendrai pas l’avoir jamais compris. Quant à moi, quand je l’ai rencontré, je n’avais presque rien appris de ma vie. Je pratiquais un métier, sans conviction ; mon travail était aussi médiocre que mes revenus.

« Il s’est présenté un jour à la petite échoppe où je travaillais ; il voulait un tabouret façonné d’une manière bien précise. J’ai accepté sa commande poliment, mais déjà je me disais en mon for intérieur que je façonnerais le tabouret comme je le jugerais bon et que j’exigerais d’être payé quand même. Puis il m’a agrippé le poignet et a insisté pour que je respecte ses spécifications à la lettre, car c’était un tabouret très spécial.

« J’étais interloqué : c’était comme s’il avait lu dans mon esprit. Et il a dit à cet instant : “ Bien sûr que je lis dans ton esprit, Riander, c’est pour cela que je t’ai averti. ”

« À ma crainte s’est mêlée de l’hostilité – à l’époque, je ne savais pas comment traiter autrement avec la peur. Je lui ai demandé pourquoi au juste c’était si important d’avoir des pattes de telle et telle forme, avec tel et tel angle entre elles, quand la seule fonction d’un tabouret était d’y poser son cul.

« Il a promis de me montrer à quel usage il le destinait, à condition que je le façonne comme il l’avait demandé ; il a ajouté qu’il me paierait le double de mon tarif habituel. J’ai accepté, prétendant être convaincu par sa promesse d’une explication, même s’il savait aussi bien que moi que c’était surtout l’argent qui me motivait.

« Et pourtant, quand j’ai eu terminé le tabouret, j’ai ressenti une réelle fierté. Pour la première fois, je savais avoir bien travaillé. Quand il est venu le chercher, j’étais presque plus désireux de recevoir ses compliments que de voir la couleur de son or.

« J’étais invité chez lui le lendemain soir ; là, il m’a montré comment il se servait du tabouret. Il l’avait ensorcelé, lui avait conféré le pouvoir de se déplacer par lui-même. Il s’asseyait dessus, posant ses pieds dans les étriers formés par les deux barreaux entre les pattes, et les pattes du tabouret se mouvaient d’elles-mêmes, le transportant partout où il voulait aller, sans plus d’effort de sa part. Il était déjà vieux, comme je te l’ai dit, et il avait commencé à ménager ses ressources.

« Personne dans la ville ne le savait magicien ; il avait gardé le secret toute sa vie. Nous avons visité sa maison, lui assis sur le tabouret que j’avais façonné, un coussin brodé sous son derrière, et moi marchant ; je ne cessais de me retourner pour voir tout ce qu’il y avait à voir. J’ai vu des merveilles, cent choses que je n’essaierai pas de te décrire – cela me prendrait une éternité. Quand nous avons terminé notre visite, j’avais été transformé ; je brûlais de désir. Oh, pas de celui d’être un magicien – ce qui était tant mieux, car je n’avais aucun don en la matière. Non, ce que les mystères de sa maison m’avaient montré, c’était que je pouvais aspirer à plus dans cette vie qu’à ma condition présente. Et même si je ne savais pas ce que je pouvais être, ce que je serais plus tard, je savais vouloir devenir autre que je n’étais. Je voulais vivre aussi intensément que vivait le magicien.

— Alors, il vous a appris à enseigner aux apprentis chevaliers ? demanda Adelrune.

— Que non. Il ne savait rien de la chevalerie. La maîtrise des armes, la science héraldique, tout cela c’était des sujets morts pour lui. Mais il pouvait m’apprendre à apprendre. Je suis souvent retourné à sa maison après notre première rencontre. Il m’a enseigné d’étranges syllabaires et m’a donné des leçons d’histoire, mais la seule chose vraiment importante que j’aie apprise de lui, c’était comment traquer la vérité.

« Avec le temps, je me suis trouvé d’autres tuteurs, mais toujours je revenais à lui, pour raviver mon désir de savoir. À travers lui, je me suis découvert, j’ai appris à comprendre qui j’étais. Il ne pouvait pas vraiment lire dans l’esprit ; plutôt, il voyait au plus profond des gens. Il n’avait pas entendu mes pensées quand il était entré dans l’échoppe commander un tabouret : il avait simplement vu quel genre d’homme j’étais et il avait su ce que ce genre d’homme ferait avec une telle commande.

« Il avait aussi vu le genre d’homme que je pourrais devenir. Ce talent-là, il me l’a transmis, et ce n’est qu’à ce titre que je peux prétendre posséder un quelconque talent magique. C’était parce qu’il avait vu ce que je pourrais devenir qu’il avait couru sa chance avec moi, qu’il avait risqué de m’emmener chez lui.

« J’ai rempli mes promesses. Et, après avoir été transformé par mon ami, j’ai cherché à m’acquitter de ma dette envers lui de la seule manière possible : en formant d’autres personnes à mon tour. Contrairement à lui, je ne pouvais pas transmettre sa soif de savoir ; mais j’avais découvert que j’étais doué pour les armes, ainsi que les disciplines du corps et de l’esprit. J’avais grandi en écoutant des histoires de chevaliers, particulièrement celles qui concernaient le brave Sire Vulkavar, qui était né dans ma propre ville, du temps de mon père. Je me sentais capable de former ceux qui désiraient suivre ses traces.

« Une fois que j’eus résolu d’enseigner la chevalerie, je suis allé trouver mon ami. Sa vie touchait à son terme ; les ravages du temps, que son art avait tenus longtemps à l’écart, s’abattaient maintenant sur lui avec une férocité accrue. Il s’affaiblissait de jour en jour ; il se déplaçait dorénavant, non plus assis sur le tabouret magique, mais couché de tout son long dans un lit équipé de six bras et d’une douzaine de jambes.

« Je lui ai parlé de mon projet. Je ne voulais recevoir que sa bénédiction, mais en fait il m’a donné bien plus. Il a bâti et meublé cette maison pour moi, par l’ultime et la plus grandiose dépense de sa sorcellerie. C’était, m’a-t-il dit, quelque chose qu’il avait voulu faire toute sa vie ; il était ravi que je lui aie donné une bonne excuse pour s’y essayer.

« Nous nous sommes quittés alors ; car il avait érigé la maison dans une contrée lointaine – elle se devait d’être bâtie en cet endroit, pour diverses raisons qu’il serait fastidieux d’énumérer. Je suis parti le matin suivant, à pied, en larmes, car je savais que mon ami ne vivrait plus longtemps et que je ne le reverrais jamais plus… Et voilà toute l’histoire. »

Adelrune se tut un moment, respectant la mélancolie de Riander. Ils avaient atteint l’avant de la maison, descendu l’escalier qui menait de la salle d’entraînement jusqu’au hall d’entrée. Une fois qu’ils furent au rez-de-chaussée, Adelrune ne se contint plus et demanda :

— Vous avez bien dit que Sire Vulkavar était un contemporain de votre père ?

— Oui. Ils avaient le même âge, à quelques mois près.

— Mais… d’après ce que j’ai lu dans le Livre… c’était il y a très, très longtemps.

— Bien sûr. Je suis beaucoup plus vieux qu’il n’y paraît. Tous ceux avec qui j’ai grandi sont morts ; le pays où je vivais a été déchiré en cinq duchés et raccommodé à plusieurs reprises. Je ne me suis pas tenu au courant de ce qui advenait aux descendants de mes frères et sœurs, ça m’aurait demandé trop d’efforts – et à dire vrai, je craignais de trop prendre leur destin à cœur, ou pas assez. J’ai choisi de centrer ma vie sur mon travail et de laisser le monde suivre son cours autour de moi. J’ai vécu presque toute ma vie dans cette maison, avec ses livres et ses merveilles, et je me suis contenté de me tenir aux marges du mystère de l’existence, en n’en comprenant qu’une toute petite fraction. Après tout, même la plus sage personne du monde ne peut prétendre à mieux.

*

Riander demeura mélancolique tout l’hiver, sa bonne humeur habituelle peut-être affectée par la brièveté du jour et par le froid. Néanmoins, il continua la formation d’Adelrune avec la même intensité qu’auparavant, mettant l’accent maintenant sur la maîtrise physique. Il ne passait plus que peu de temps sur les considérations théoriques, mais il racontait quand même beaucoup d’histoires sur les chevaliers qu’il avait formés et sur d’autres aussi, ayant toujours à l’esprit les principes généraux que l’on pouvait en déduire.

À force d’entraînement physique et philosophique, Adelrune atteignit enfin le degré d’équilibre qui avait été le sien juste avant la perte de sa jeunesse, et commença à progresser au-delà. Après une longue période de confusion, son image de lui-même s’était mise à correspondre à son nouveau corps ; maintenant, elle s’affinait, ses proportions adultes devenant fixées dans son esprit, ses réflexes s’améliorant. Il en vint rapidement à préférer les armes lourdes aux légères : la dague qu’il avait trouvée dans la forêt lui paraissait désormais une arme dérisoire, qui lui convenait bien moins qu’une claymore ou une masse. Il s’essaya même pendant un temps à diverses armes exotiques, lesquelles demandaient toutes une force énorme pour être maniées correctement, jusqu’à ce qu’il prenne conscience de ses limites : eût-il été un géant du calibre de Sire Tachaloch, qui frisait les sept pieds de haut, il aurait profité de ces lames colossales, de ces chaînes et boulets massifs. Vu sa taille, il se débrouillait mieux avec des armes un peu plus légères.

Vint un matin de printemps où Adelrune entra dans le salon pour y trouver Riander fixant sombrement les cendres de l’âtre. Sentant que quelque chose n’allait pas, le jeune homme s’assit en silence et attendit que son tuteur prenne la parole. Finalement, Riander déclara :

— Voilà un an jour pour jour que tu es venu à moi, Adelrune. Et je me dois de conclure que ton apprentissage est aujourd’hui terminé.

Pris de court, Adelrune protesta :

— Mais il y a tant de choses que vous ne m’avez pas encore enseignées ! Nous n’avons jamais dépassé le premier chapitre du manuel d’étiquette des royaumes du désert ; je me suis à peine entraîné avec le double-coutel ; et puis…

Riander secoua la tête.

— Tu voulais devenir un chevalier, pas un expert en chevalerie. Si je continuais mon enseignement, je ferais de toi un savant, et non un combattant. Ce qu’il te reste à apprendre, tu l’apprendras par la pratique.

— Je n’ai pas encore choisi mon arme personnelle, objecta Adelrune. Et qu’en est-il de mon armure ? Nous n’avons jamais abordé ce sujet, j’étais sûr qu’il restait encore des mois avant que, que…

— Ce que tu es en train de me dire, c’est que tu ne veux pas partir.

Adelrune ne trouva rien à répondre. Riander continua, d’un ton doux :

— Moi non plus, je ne veux pas que tu t’en ailles. De tous mes élèves, tu es celui qu’il me coûte le plus de laisser partir. Mais tu le dois, ou j’aurai échoué.

« Il reste la dernière leçon de ton apprentissage, celle qui doit se dérouler hors de ces murs, hors de ma portée. De cette épreuve, tu obtiendras ton armure, et tu sauras quelle arme sera ton emblème. Lorsque tu auras terminé cette épreuve, reviens-moi, et je te confirmerai comme un véritable chevalier, digne de ton titre, prêt à écrire ta propre histoire.

— Vous n’aviez jamais parlé de cela auparavant. De quelle épreuve s’agit-il ?

— Je ne touche jamais mot de l’épreuve finale avant que l’heure en soit venue. L’élève ne doit pas savoir qu’elle approche. Quant à ce en quoi elle consiste, cela dépend de l’aspirant. Sois certain qu’elle portera sur les vertus essentielles que je t’ai inculquées. Tu dois quitter cette maison et voyager pendant sept jours et sept nuits, dans la direction de ton choix. À la tombée du septième jour, tu atteindras le lieu de ton épreuve. Là, fais ce que tu croiras être ton devoir, puis reviens. Je t’attendrai.

— Mais si je ne revenais pas ?

— Tu reviendras. Quoi qu’il advienne, on ne peut jamais que revenir.

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