2. La Poupée

Le temps passait. Même si la résolution d’Adelrune de devenir chevalier restait toujours aussi ferme, il était dans l’impossibilité de la mettre à exécution. Il avait depuis longtemps planifié comment il quitterait la maison ; c’était une tâche assez simple. Mais quand partir ? Là se situait le véritable problème. Un garçon pouvait devenir écuyer, apprenti chevalier, dès l’âge de douze ans, affirmait le Livre des Chevaliers. Mais il ne pouvait le faire dans un moment d’enthousiasme, sans raison particulière. Sire Elwydrell, par exemple, avait été refusé trois fois comme écuyer par le tuteur Hertullian, jusqu’au jour où il s’était présenté annonçant que des brigands avaient fait leur apparition et jurant d’en débarrasser la contrée. Alors seulement, maintenant que son but était clair, avait-il été accepté.

Que serait alors le but d’Adelrune ? Quelle quête pouvait-il donc ne remplir que comme chevalier ? Devait-il entreprendre de défendre Faudace contre des maraudeurs ? Mais il n’y avait jamais d’ennemis aux frontières de la ville. Qui autour de lui avait besoin de secours ? Personne. Privé d’un objectif chevaleresque, Adelrune sentait qu’il ne pourrait jamais légitimement en appeler à Riander pour être instruit.

Un après-midi, peu après son douzième anniversaire, Adelrune quitta la Maison Canoniale et passa par l’échoppe de Keokle. Ces derniers mois, les appâts de la boutique avaient commencé à se faner ; Adelrune avait en conséquence espacé ses visites, comme il aurait bu à gorgées de plus en plus petites d’un verre de jus, pour faire durer le plaisir. Il en était venu à penser qu’il devrait oser entrer ; il n’avait toujours pas un liard, mais il avait entendu certains de ses condisciples raconter leurs visites à la boutique et il en ressortait que Keokle n’exigeait pas que les clients achètent, tant qu’ils se montraient bien élevés.

Le garçon s’approcha de l’échoppe avec une agitation presque aussi intense que la première fois qu’il avait osé s’y rendre par lui-même. Il se posta sur le côté, balaya les étagères du regard. Il n’y avait rien de nouveau à voir. Le propriétaire non plus n’était pas visible. Quand il était absent, Keokle accrochait un petit écriteau à la porte. Dans ces cas-là, Adelrune en profitait pour se poster effrontément devant la boutique et observer tout son soûl. Cette fois-ci, pas d’écriteau. Il se pouvait que la porte soit déverrouillée.

Se risquerait-il à entrer ? Les profondeurs de la boutique recelaient des mystères qu’Adelrune aurait souhaité percer… Si Keokle était absent, il ne saurait jamais que quelqu’un était entré…

Portant le regard au-delà des objets suspendus près de la fenêtre, le garçon pouvait distinguer trois étagères le long du mur du fond, à droite de la porte qui menait aux appartements de Keokle. Divers jouets reposaient sur les étagères, en un fouillis de formes indistinctes. L’étagère la plus basse était vide, à part un jouet solitaire : on aurait dit une poupée de très grande taille, mais dans la pénombre elle se ramenait à une forme vague.

À ce moment quelqu’un ouvrit une fenêtre dans une pièce du troisième étage, de l’autre côté de la rue. La vitre inclinée refléta la lumière du soleil à l’intérieur de l’échoppe de Keokle. Un long rectangle de lumière orangée apparut sur le mur du fond.

C’était bien une poupée qui reposait sur la plus basse étagère. Elle avait peut-être deux pieds de haut ; ses proportions étaient parfaites. Elle portait une robe superbe, d’un bleu profond, dont les poignets et le col étaient garnis de dentelle. Ses cheveux étaient blond-brun, ses yeux foncés. Son visage semblait déformé ; non pas par une maladresse dans la taille, ni par une quelconque exagération de ses traits, mais parce qu’il était marqué d’une expression de désespoir absolu qui le convulsait complètement. Sur ses joues, du sang se mêlait aux larmes.

Elle semblait le fixer. Adelrune croisa le regard de la poupée, étourdi, inconscient. Son visage le déchirait, éveillait en lui une chose qu’il n’aurait su nommer. Il était aussi bouleversé, sinon plus, que lorsqu’il avait vu pour la première fois les images du Livre des Chevaliers. Pendant dix ou vingt battements de cœur, il dévisagea la poupée, puis la fenêtre fut déplacée une nouvelle fois, ouverte davantage ou refermée. Le rectangle de lumière s’enfuit et l’échoppe redevint obscure.

Adelrune était trop tendu pour hésiter plus longtemps. Il alla à la porte, fit jouer la poignée. La porte était verrouillée. Adelrune y cogna vigoureusement, encore et encore, de plus en plus fort. Il entendit un mouvement à l’intérieur ; Keokle parlait, mais ses mots s’adressaient à quelqu’un d’autre. Un bref silence, puis des pas précipités, d’autres bruits. Adelrune abandonna la porte, alla regarder à travers la fenêtre. Il vit Keokle émerger de l’arrière-boutique, fermant la porte intérieure derrière lui, puis se rendre à la porte de devant.

Le fabriquant de jouets ouvrit, se tint sur le seuil, regardant de-ci de-là. Il paraissait troublé. « Oui ? Qu’est-ce que c’est ? » demanda-t-il.

C’était un homme d’âge moyen, ses cheveux noirs striés de mèches blanches, une barbe proprement taillée encadrant sa bouche volontaire. Il portait une chemise gris sombre, un pantalon brun foncé, des vêtements dont les couleurs et l’absence de décoration suggéraient l’austérité. Adelrune se tint face à lui, momentanément sans voix.

« Je… Je désirais m’enquérir auprès de vous concernant quelque chose », dit-il enfin. Il avait si bien mémorisé les cadences de la Règle et des Commentaires que ses propres paroles étaient contaminées par leur style châtié. Peut-être était-ce ce raffinement de langage qui convainquit Keokle de l’inviter à l’intérieur plutôt que de le laisser sur le seuil.

Adelrune entra, intimidé par le fabriquant de jouets mais poussé par son souvenir de la poupée. Keokle le regarda de longues secondes, si attentivement que son examen en était inquiétant. Puis l’expression de l’homme changea, comme si un masque était tombé de son visage – ou qu’il venait d’en enfiler un.

— Tu n’es jamais venu dans ma boutique, mon petit Adelrune, dit-il sur un ton de jovialité forcée. Que puis-je faire pour toi ?

Le garçon ne perdit pas une seconde à se demander comment il se faisait que Keokle connaissait son nom. Il s’éclaircit la voix, se força à prononcer les mots nécessaires.

— J’ai vu à l’instant une poupée à cet endroit…

Il pointait le doigt vers la plus basse étagère sur le mur du fond ; elle était vide.

— Quel genre de poupée ? Tu veux dire une des marionnettes ? Elles sont toutes très jolies, et moins chères que ce que les gens s’imaginent. Tu diras à tes parents que je leur ferais un bon prix s’ils venaient en acheter une.

— Non. Pas une marionnette ; une poupée… Une grande poupée représentant une jeune femme. Elle portait une robe bleue…

Adelrune observait Keokle et il vit clairement que l’homme savait très bien de quoi il parlait. Le fabriquant de jouets jeta un regard vers la porte qui donnait sur l’arrière-boutique. Adelrune n’avait pas rêvé ; Keokle avait fait disparaître la poupée tandis qu’il s’escrimait avec la porte.

— Je n’ai aucune poupée de ce genre, répliqua Keokle.

Le mensonge se lisait sur son visage.

Adelrune ne songea pas à se demander pourquoi Keokle mentait, non plus qu’il ne réfléchit que ce n’était pas une bonne idée d’insister. Il continua, obstinément.

— Je l’ai vue. Je sais qu’elle était là, sur l’étagère. Il y avait du sang sur son visage. Elle…

— Silence, espèce de petite ordure ! De quel droit oses-tu prétendre que je façonne des jouets aussi pervers ? (Le visage de Keokle était écarlate ; tout son corps tremblait.) Tu n’es qu’un bâtard, un sale petit menteur ! Dehors ! Dehors !

Keokle leva une main pour frapper. Adelrune avait tellement pris l’habitude des coups des adultes qu’il broncha à peine et ne recula pas. Mais alors le fabriquant de jouets cria, le poing toujours levé : « Attends un peu que je le dise à tes parents ! Comment tu désobéis à la Règle en répandant des faussetés ! »

En entendant cela, Adelrune perdit son sang-froid ; il ouvrit la porte et s’enfuit de l’échoppe à toutes jambes. Durant tout le trajet, il s’attendit à voir apparaître Keokle à ses trousses, mais nul signe de poursuite ne se manifesta. Il se força à ralentir en approchant de la maison ; il devait continuer à feindre l’innocence.

Il passa le reste de l’après-midi dans la terreur d’être dénoncé, tressaillant au moindre bruit. Sa nervosité ne tarda pas à exaspérer Père et lui valut un bon coup de baguette. Mais malgré toutes ses craintes, personne ne parut à la porte pour dénoncer son manquement au devoir. La routine habituelle de la maison continua jusqu’en soirée. Adelrune eut à laver, sécher et ranger la vaisselle, puis on le laissa seul. Il monta à sa chambre et s’y enferma.

Sa nuit fut agitée ; il ne parvenait à dormir que pendant de brèves périodes. Peu avant l’aube, il se redressa en sursaut dans son lit : il venait de comprendre qu’il avait enfin trouvé le but qu’il cherchait depuis si longtemps. Même si ce n’était qu’une poupée qui était emprisonnée chez Keokle, elle avait tout autant besoin d’être secourue.

Il était maintenant prêt à partir. Rien ne le retenait, tout le poussait à s’en aller : si Keokle devait faire irruption chez lui et mettre à exécution sa menace, la vie d’Adelrune risquait de prendre une tournure déplaisante.

Il mit en œuvre le plan qu’il avait longuement préparé. Il se glissa hors de sa chambre, pieds nus, vêtu seulement de sa chemise de nuit. Il se rendit d’abord à un placard de l’autre côté du corridor, dans lequel on entreposait du linge que l’on n’utilisait plus. Il en sortit une vieille nappe rose, qu’il emporta au rez-de-chaussée, dans le garde-manger. Il déroba un peu de nourriture des tablettes, prit une vieille bouteille verte ébréchée et la remplit à demi avec l’eau de la carafe posée sur la table – il n’osait pas manœuvrer la pompe bruyante et risquer ainsi de réveiller la maisonnée.

Après avoir placé la nourriture et la boisson dans la nappe et noué solidement cette dernière, il remonta à sa chambre, où il réunit l’ensemble de ses possessions : treize feuilles de papier, une plume et un encrier, et quatre cartes de figures dépareillées provenant d’un paquet perdu depuis des lustres, dont Père lui avait fait don dans un moment de générosité irraisonnée.

Le cinquième Précepte retentissait dans son esprit : il était interdit de voler. Adelrune secoua la tête en un geste de défi : il passait déjà outre au neuvième Précepte, qui stipulait l’obéissance ; que signifiait une transgression de plus ou de moins ?

Il s’habilla soigneusement, noua la nappe à plusieurs reprises jusqu’à ce qu’elle lui semble solidement attachée et s’assit sur son lit. Le soleil allait se lever ; il était temps de partir. Il lui vint l’envie de récupérer le Livre des Chevaliers ; ne pourrait-il pas emporter ses merveilles avec lui pour le réconforter durant son voyage ? Mais l’idée même de retirer le livre de sa cachette derrière le grand coffre lui paraissait un blasphème. La place du Livre des Chevaliers était ici, dans cette maison où il l’avait trouvé. Adelrune pouvait se sentir coupable de s’approprier les possessions de ses parents adoptifs, mais cela ne venait que de la Règle. Emporter le Livre n’était pas une question d’obéissance à la Règle, mais de bien et de mal – et ce serait mal. De toute façon, cela faisait presque sept années qu’Adelrune l’avait trouvé, sept années durant lesquelles il l’avait lu constamment. Il le connaissait maintenant par cœur, du premier mot jusqu’au dernier.

Il se leva, descendit l’escalier avec précaution, jusqu’au rez-de-chaussée, se rendit à la porte. Il déverrouilla celle-ci le plus silencieusement possible et l’ouvrit. Quand il l’eut refermée derrière lui, quand la clenche eut tinté, il sut qu’il était libre. Un fils débauché, un dépravé qui bafouait la Règle ; un homme libre.

Il se mit en route le long des allées étroites de la ville. Rares étaient les passants si tôt le matin, à part les paysans des fermes avoisinantes venus monter leurs éventaires sur la place du marché ; Adelrune évita donc de s’en approcher et put arpenter des rues désertes. En ce début de printemps, le froid de la nuit perdurait jusqu’à la matinée. Le garçon, frissonnant, accéléra le pas afin de se réchauffer.

Il était hors de question pour lui de prendre la grand’route qui traversait la ville ; on l’aurait remarqué et dénoncé aussitôt. Il prit plutôt le pont sur la rivière Jayre et coupa à travers champs, vers la chaîne de collines appelées les Bériodes.

*

Faudace s’étendait surtout d’un côté de la Jayre ; sur l’autre rive, il n’y avait que quelques rues, moins bien pavées, et dont les maisons allaient de vaguement miteuses à délabrées. Adelrune put quitter la ville sans être inquiété.

Bientôt, toutes les maisons de Faudace furent derrière lui. Pendant un temps, il suivit un chemin de terre, qui avait été de boue le jour d’avant, quand il avait plu, et où subsistaient des flaques çà et là. Il se dit que des carrioles venues des fermes passeraient tôt ou tard par ce chemin ; ne désirant être vu de personne, Adelrune quitta bientôt le chemin et s’aventura dans la végétation en bordure. Il poussait ici des herbes folles et divers buissons, en plus de petites étendues de bardane et d’occasionnelles touffes de fleurs. Adelrune cheminait à travers l’enchevêtrement de verdure comme à travers un labyrinthe, effectuant des détours autour des zones les plus denses, tentant de garder toujours la même orientation, vers les collines.

Au milieu de la matinée, il atteignit des champs cultivés. Au loin se voyaient des fermes. Le garçon n’avait aucune envie de s’en approcher, craignant en fait moins les fermiers eux-mêmes que leurs noirdogues. Il contourna donc les champs, restant sur leurs marges, profitant quand même d’un terrain dégagé lorsqu’il le pouvait.

Enfin, il laissa les fermes derrière lui. Il quitta les bordures du dernier champ. Une forêt s’étendait jusqu’à la base des collines ; il se dirigea vers ses contreforts.

Le jour prit fin alors qu’Adelrune arrivait à l’orée de la forêt. Parmi les arbres, il était plus facile de marcher, le sous-bois étant clairsemé ; mais il lui était très difficile de déterminer dans quelle direction il marchait, car la vue était la même tout autour de lui. Les jambes du garçon lui faisaient mal ; il lui était venu des ampoules aux pieds, les ampoules avaient crevé, la chair à vif avait saigné, le sang avait séché en croûtes rouge sombre. Ne serait-ce que pour mettre un terme à ces métamorphoses, n’était-il pas temps de prendre un peu de repos ?

Adelrune mangea une partie de ses provisions, but une modeste quantité de l’eau dans la bouteille. Quand il eut fini, l’obscurité envahissait la forêt ; il faisait bien plus noir sous les arbres que ce à quoi Adelrune s’était attendu. Il ne s’était jamais trouvé au milieu de quoi que ce soit de plus dense qu’un boqueteau de bouleaux, et s’était imaginé qu’une forêt n’était rien de plus qu’un très grand boqueteau.

Le garçon s’accroupit, tira sa plume et son encrier de son paquetage, en plus de deux feuilles de papier. Dans la lumière mourante, il écrivit en haut de la première feuille : Appris la réelle densité de la forêt, puis sur la deuxième il esquissa une carte de ses voyages jusqu’ici. Un grand cercle figurait Faudace, trois ou quatre petites croix indiquaient les fermes qu’il avait évitées ; il décida qu’il valait mieux ne pas dessiner les noirdogues, car ils prendraient trop de place. Une ligne pointillée indiquait son chemin ; près de sa fin, Adelrune dessina une frange d’arbres, la limite de la forêt. Il traça un petit cercle à la fin de la ligne, avec en guise de légende Le premier camp. Tout le long de la ligne, il écrivit Une journée de voyage. Il terminait tout juste le dernier e quand le jour mourut entièrement.

Le garçon rangea son attirail et fit le point sur ce qui l’entourait. La lune entamait son cycle ; c’était assez pour qu’il voie son chemin, mais à peine. Non loin de lui un trio de chênes poussaient, leurs troncs ridés si près les uns des autres qu’ils délimitaient un espace enclos entre eux, comme une hutte infiniment haute. Adelrune y pénétra en se glissant à grand-peine entre deux des troncs et atterrit sur un paillis de feuilles séchées. L’air était riche d’odeurs étranges, un relent sucré d’ancienne pourriture végétale mêlé à un parfum musqué. Adelrune accrocha la nappe à une brindille et s’endormit.

*

Au lever du jour, une lumière verte s’infiltra entre les troncs massifs et l’éveilla. Adelrune se déplia en grognant de douleur – il avait dormi replié sur lui-même, le dos en point d’interrogation – et étendit le bras vers son sac.

Il s’arrêta net, ébahi et quelque peu effrayé. Ce qu’il avait pris, dans l’obscurité, pour une brindille courte et épaisse, poussant de façon plutôt incongrue perpendiculairement au tronc principal, était en fait une mince dague, cloquée de rouille et tavelée de mousse. La lame était aux deux tiers enfoncée dans le bois, qui s’était froncé tout autour, comme une bouche qui se plisse dans une moue de dégoût. Serti dans le pommeau de la dague, un petit joyau jetait des éclats bleutés.

Adelrune décrocha précautionneusement son bagage de la dague. Puis il considéra ce qu’il valait mieux faire. Un chevalier avait besoin d’une arme. Il n’avait rien pu trouver à la maison qui puisse décemment servir à cet usage ; que l’on parle de poêle à frire ou d’aiguilles à tricoter, on restait dans le domaine du déshonorant, sinon du ridicule. Mais voilà qu’une arme véritable, conçue pour le combat, se présentait à lui : un chevalier pouvait la manier sans y perdre son honneur.

Hélas, l’arme ne lui appartenait pas. Au vu de son état, il y avait tout lieu de croire qu’elle avait été laissée à l’abandon depuis longtemps et pouvait donc être réclamée par quiconque – mais comment en être sûr ?

Après un temps, Adelrune trouva une issue à son dilemme. Il prit la troisième des treize feuilles de papier et y écrivit, de sa plus belle écriture :

À qui de droit,

La dague que vous avez laissée ici est maintenant en possession du chevalier Adelrune de Faudace, qui a pris la liberté de l’emprunter en votre absence. Si vous en avez à nouveau besoin, n’hésitez pas à vous rendre auprès du chevalier Adelrune, lequel se fera un devoir de vous la rendre immédiatement.

(Signé) Adelrune, de Faudace, Chevalier

Adelrune signa, réfléchit encore un moment, puis reprit la plume et ajouta un post-scriptum :

(Dans le cas où une bataille serait en cours, un certain délai serait naturellement inévitable.)

Le garçon coinça la feuille de papier dans une crevasse de l’écorce, s’assura qu’elle était bien fixée. Puis il saisit la poignée de la dague et tira. La lame résista un moment, puis elle céda et jaillit presque du tronc. La portion qui avait été enfoncée dans le bois n’avait pas rouillé ; toutefois, elle avait acquis un lustre moucheté vert jaunâtre. Adelrune la rangea dans son bagage ; il la nettoierait dès qu’il en aurait les moyens. Puis il sortit de son refuge.

Au début, la marche fut douloureuse : non seulement son dos lui faisait-il mal, mais ses pieds couverts d’ampoules souffraient le martyre. C’était comme de marcher sur de petits charbons ardents ; mais avec le passage du temps, les charbons refroidirent, et son pas s’accéléra un peu.

La forêt était maintenant baignée de soleil ; pourtant, elle paraissait bien moins hospitalière de jour que de nuit. La chaleur attisait une odeur fétide émanant du sol, et des bruits lointains troublaient Adelrune : il lui semblait entendre des bribes de conversation, un tintement de clochettes, un cri étouffé, sanglotant, répété encore et encore. Il se disait que ce n’étaient là que des oiseaux, le vent dans les branches, peut-être le murmure de l’eau – mais il ne parvenait pas à y croire.

Il avait toujours su, d’une manière vague, quasi abstraite, que la forêt recelait des dangers. Les autres garçons dans la cour de la Maison Canoniale parlaient des effraies cuivreuses et des serpents-menteurs, de la pierre sanguine, des Trois Terreurs, mais de telles choses n’ayant aucun rapport avec sa vie à Faudace, il s’était abstenu d’y penser. Dans plusieurs des histoires que racontait le Livre des Chevaliers, un chevalier triomphait de monstres, mais cela se déroulait toujours au milieu d’une lande désolée, sur une île lointaine, ou au plus profond des donjons du château d’un sorcier. Il n’avait pas eu l’impression qu’à peine sa ville natale quittée, les choses se passeraient ainsi ; il comprit qu’il avait eu tort. Les dangers qu’il courait maintenant n’étaient plus les mêmes. Il n’était plus question de noirdogues, d’être rattrapé par ses parents adoptifs, d’oublier un des Préceptes de la Règle. Maintenant, toutes les menaces qui lui avaient toujours paru distantes étaient proches ; maintenant, il devait leur faire face.

Pendant un long moment Adelrune regarda en direction des champs, des fermes qu’il pouvait presque voir, de Faudace elle-même, qui dans son imagination s’était rétrécie à une ville-jouet, ses maisons hautes et étroites alignées comme des dominos dans une boîte ; et son plus cher désir était d’y retourner. Puis il se détourna, face aux profondeurs de la forêt, et essuya ses yeux humides. Les chevaliers devaient affronter le danger tous les jours, où qu’ils aillent. Telle était la vie qu’il avait souhaité vivre ; telle serait la vie qu’il mènerait.

Avant de se mettre en chemin, il ressortit sa première feuille de papier et y écrivit Surmonté la peur et le mal du pays. Puis il se mit en marche, droit devant lui.

*

Plus profondément il s’aventurait dans la forêt, plus forts et plus étranges devenaient les sons qui l’entouraient. Pourtant leurs sources demeuraient invisibles. Adelrune entendait des mots marmonnés si rapidement qu’ils s’estompaient en une suite de consonnes aléatoires. Il y avait de lointaines sonneries de cloches et des raclements métalliques. Une fois, il entendit un rire gloussant provenant de derrière un grand pin ; il s’élança vers l’arbre, mais il n’y avait rien derrière, sinon l’impression d’une présence qui persistait encore.

Le jour s’avançant, Adelrune commença à apercevoir de la vie animale. Des oiseaux voletant de branche en branche, des écureuils croisant son chemin, une fois un couple de hérissons s’abritant sous un buisson. Ils ressemblaient aux animaux qu’il avait vus toute sa vie à Faudace, et pourtant il avait l’intuition qu’ils n’étaient pas complètement ce qu’ils semblaient être. Lorsqu’il arriva enfin à un ruisseau, il y but tout son soûl, remplit sa bouteille et nettoya la dague de son mieux, la lavant d’abord puis la récurant avec une poignée de mousse. Il parvint à la débarrasser de la plupart de la rouille, mais le lustre sur les deux derniers tiers de la lame demeurait rebelle à tous ses efforts. Il essaya de garder l’arme dans sa main par après, mais il lui vint bientôt une terrible crampe de la paume. Il finit par la glisser sous sa ceinture, contre sa hanche.

Adelrune continua son chemin. Il suivit le ruisseau pendant un moment : en toute logique, l’amont du cours d’eau se situait en direction des collines. Mais il arriva bien vite à la source du ruisseau, un trou moussu dans le sol ; il dut donc poursuivre sa route sans plus de guide. Il escaladait des troncs d’arbres abattus qui barraient le chemin, contournait des halliers de ronces. Et toujours il s’enfonçait plus profondément dans la forêt. La pente du sol devenait perceptible ; il devait approcher des collines.

Tard dans l’après-midi, il entendit un soudain fracas ; il avait à peine tiré sa dague que quelque chose émergea d’entre les arbres, courant tête baissée. L’être interrompit sa course, se retourna à demi vers lui pour le dévisager. Il marchait sur deux jambes aux sabots fourchus ; il avait les bras d’un homme, et sa tête s’ornait d’andouillers. Des yeux flamboyants étaient sertis dans un visage si inhumain qu’Adelrune faillit en hurler.

L’apparition se détourna et s’enfuit d’un bond ; le bruit de son passage mourut bientôt. Adelrune s’appuya contre un arbre, ferma les yeux, se rappela une histoire du Livre. Sire Avary avait affronté les spectres de tous ses ancêtres, en remontant jusqu’à la dixième génération, et survécu à ce qui avait été fatal à tant d’autres. Non pas seulement parce qu’il avait su que les esprits ne pouvaient rien de concret contre lui – cela, beaucoup de ceux qui l’avaient précédé l’avaient su aussi –, mais parce qu’il avait réussi à s’en persuader, sans l’ombre d’un doute. Tout comme Sire Avary, du moins l’espérait-il, le garçon se convainquit que l’être était parti et ne reviendrait pas. Après de longues minutes, il constata qu’il était de nouveau capable de marcher et il se contraignit à avancer.

Le sol, maintenant assez fortement en pente, devenait accidenté. Le chemin d’Adelrune le menait donc perpendiculairement aux crêtes et aux plateaux, et sa progression devint ardue. Il n’avait guère couvert de distance à vol d’oiseau quand vint le moment où il dut préparer un second camp. L’après-midi touchait à sa fin, la température baissait déjà. Des plaques de roc émergeaient du sol çà et là, et à la base de l’une d’entre elles il trouva une caverne peu profonde. Elle ne promettait pas d’être aussi chaude que son refuge entre les troncs des chênes l’avait été ; le garçon ramassa donc des branches mortes pour faire un feu. Quand il jugea en avoir suffisamment accumulé, il les entassa devant la caverne. Tant qu’il restait encore assez de lumière, il dessina le parcours du second jour. La ligne pointillée partait du cercle figurant le premier camp et s’enfonçait dans la forêt. Adelrune dessina le sol accidenté et les contreforts des collines. Il traça un autre petit cercle, le nomma Le second camp (caverne). Puis il écrivit Une autre journée de voyage le long du deuxième segment de la ligne.

Il avait terminé avant que la lumière ne fasse défaut. Il rangea son bagage plus loin dans la caverne puis s’affaira à allumer un feu.

Il fut vite cruellement déçu. L’on était censé pouvoir allumer un feu en frottant deux branches sèches l’une contre l’autre ; Sire Oldelin s’était servi de cette méthode, tout comme Sire Khlaum lorsque ce dernier s’était retrouvé perdu au milieu de la Grande Steppe. Et pourtant, malgré tous ses efforts – il avait persévéré jusqu’à ce que ses bras tremblent d’épuisement –, Adelrune se montra incapable de les imiter. Il s’adossa contre une des parois de côté de la caverne. Ses efforts l’avaient mis en nage ; mais cela ne durerait pas, et la nuit risquait d’être glaciale.

Il entendit un bruissement : de la fourrure ou du tissu frottant contre la pierre. Il dégaina sa dague, même si l’arme valsait au bout de son bras affaibli. « Qui va là ? » s’écria-t-il, parlant pour la première fois en presque deux jours.

Une forme massive remua puis se dressa, occultant les étoiles. Le mince croissant de lune jetait trop peu de lumière sur la scène pour qu’Adelrune voie clairement. Des étincelles rougeâtres scintillaient au sein de la masse sombre ; elles auraient pu provenir de tout petits rubis cousus sur une vaste cape ou d’une douzaine d’yeux dispersés sur de grandes ailes membraneuses. Adelrune pointa sa dague en direction de l’intrus.

— N’approchez pas ! croassa-t-il. Je suis un chevalier, et nul n’ose me chercher noise !

— Votre arme ne me ferait aucun mal, déclara une voix que l’on aurait pu croire émanant de feuilles mortes frottées les unes contre les autres. Je suis immunisé contre les métaux.

Il y eut un bref silence, puis la voix ajouta :

— Baissez votre arme. Je ne vous veux point de mal.

Adelrune baissa sa dague, mais la garda dans sa main. « Qui êtes-vous ? » demanda-t-il dans un murmure.

L’être ne répondit pas à la question. Il observa plutôt :

— Vous n’êtes pas parvenu à allumer un feu. Je prévois que cette nuit vous mourrez de froid.

— Je connais une douzaine de façons de rester au chaud, dit Adelrune, le ton de sa voix trahissant le mensonge.

— Je puis vous fournir un moyen de faire du feu, mais vous devrez me payer en retour.

— Je ne possède rien qui ait une très grande valeur, dit Adelrune.

— Au contraire, répliqua son interlocuteur. Vous êtes riche en chair, en vie, en jeunesse. Qu’y a-t-il donc qui puisse avoir une plus grande valeur ?

Adelrune fouilla dans son sac à l’aveuglette et en sortit les quatre cartes à jouer. Il tenta désespérément de donner le change.

— J’ai quand même d’autres richesses. Ces quatre portraits d’une incomparable qualité. Je vous en céderai un, en échange d’un feu.

Et ce disant, il tendit une des cartes au hasard : c’était la Reine de Coupes.

Il sentit la carte être non pas saisie et arrachée de sa prise, mais doucement, presque imperceptiblement retirée, comme si l’être ne l’avait pas réellement touchée. Il entendit un long chuintement. Puis la voix de feuilles mortes s’éleva de nouveau.

— La Reine. C’est bien elle. Tout espoir n’est donc pas perdu.

Adelrune sentit plus qu’il ne vit un mouvement au sein de la forme sombre. Quelques-uns des rubis ou des yeux s’éteignirent puis réapparurent. Il se rendit compte qu’un long ruban de parchemin et un bâton blanc étaient posés à ses pieds.

— C’est un marché équitable, chuchota l’être. Sur la scytale est écrit un puissant cantrappe. Enroulez le parchemin autour du bâton ; lisez les mots ainsi révélés, et le feu jaillira.

Alors tous les yeux ou les rubis s’éteignirent d’un coup ; il y eut un bruissement liquide, et Adelrune fut seul.

Il prit le ruban de parchemin et l’enroula autour du bâton blanc. Des lettres s’alignèrent ; elles avaient été tracées à l’encre argentée et renvoyaient la lumière du croissant de lune juste assez pour être lues ; Adelrune parvint à déchiffrer cinq mots.

Bien qu’il ne les ait pas prononcés à voix haute, une longue flamme tremblotante naquit instantanément parmi les branches sèches et les brindilles qu’il avait empilées. À la lumière de la flamme magique, Adelrune déroula le parchemin, puis le rangea, ainsi que le fémur taillé sur lequel il avait été enroulé, dans son paquetage. Puis il prit la première feuille et y écrivit Négocié l’achat d’un enchantement pour créer le feu avec Œil-de-Braise ; et maintenant qu’il avait nommé la source de son effroi, il n’était plus capable de le nier. Il enfouit sa tête entre ses bras et poussa un gémissement de terreur.

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