18 Une goulée de solitude

— Vous voulez que je résolve d’autres problèmes ? demanda Rand.

À son ton, il parlait bien entendu de problèmes que Rhuarc et Berelain auraient déjà dû avoir résolus. Le chef aiel secoua la tête et Berelain s’empourpra.

— Parfait… Fixez une date pour l’exécution de Mangin…

Quand ça fait trop mal, railla Lews Therin, débrouille-toi pour que quelqu’un d’autre souffre.

C’était sa responsabilité et son devoir. Afin que cette montagne ne l’écrase pas, Rand raidit le dos et les épaules.

— Qu’on le pende demain. Dites-lui que c’est ma décision.

Marquant une pause, plein de défi, il s’avisa qu’il attendait les commentaires de Lews Therin, pas ceux de ses compagnons. En quête de l’avis d’un mort – pire encore, d’un fou mort !

— Je vais inspecter mon école…

Rhuarc souligna que les Matriarches étaient probablement en chemin vers le palais. Les nobles teariens et cairhieniens, ajouta Berelain, insisteraient pour savoir où elle cachait Rand, s’ils ne pouvaient pas le voir.

Le jeune homme conseilla à ses interlocuteurs de dire la vérité, tout simplement. Puis il ordonna qu’on ne le suive surtout pas. Quand il serait de retour, eh bien, ça se verrait…

Rhuarc et Berelain le regardèrent comme s’ils venaient d’avaler une prune verte, mais il récupéra le Sceptre du Dragon et sortit sans plus attendre.

Dans le couloir, Jalani et un Bouclier Rouge à peine plus âgé qu’elle se levèrent d’un bond et se consultèrent du regard. À part quelques domestiques affairés, le couloir était désert.

Une Promise et un Bouclier Rouge. Logique et équitable. Cela dit, Rand se demanda si Urien avait dû affronter Sulin en duel pour obtenir cet arrangement.

Après avoir fait signe aux deux jeunes gens de le suivre, il se dirigea vers les écuries les plus proches, où les stalles étaient composées du même marbre vert que les colonnes soutenant le haut plafond. Arborant sur son gilet de cuir le Soleil Levant du Cairhien, le palefrenier en chef, un type sec comme un coup de trique doté de grandes oreilles, fut tétanisé de voir Rand apparaître avec deux Aiels seulement en guise d’escorte. Lorgnant sans cesse les portes, comme s’il s’attendait à voir d’autres « sauvages » arriver », il ne cessa de s’incliner entre deux coups d’œil à la dérobée – à un moment, Rand se demanda si à ce rythme, il obtiendrait un jour une monture.

Mais l’homme finit par crier :

— Un cheval pour le seigneur Dragon !

Aussitôt, six garçons d’écurie coururent apprêter un grand hongre bai. Ne lésinant sur rien, ils l’équipèrent d’une couverture bleu ciel à franges ornée de broderie, d’une selle aux ornements d’or et de rênes également rehaussées de métal précieux.

Le palefrenier en chef s’éclipsa avant que ses employés, pourtant rapides, aient fini de préparer le cheval. Alors qu’il sautait en selle, Rand songea que messire Grandes Oreilles avait dû se mettre en quête de la meute de courtisans qui devaient suivre le Dragon Réincarné. À moins qu’il soit allé prévenir quelqu’un que ce dernier quittait le palais pratiquement seul. Les choses se passaient ainsi, à Cairhien…

Le superbe hongre semblait avoir des fourmis dans les jambes. Tout en s’efforçant de calmer ses ardeurs, Rand lui permit de sortir au trot des jardins du palais – et ce, bien entendu, sous l’œil de gardes stupéfaits.

Grandes Oreilles avait-il pu prévenir des tueurs, afin qu’ils tendent une embuscade au seigneur Dragon ? C’était possible, mais dans ce cas, les assassins en puissance s’apercevraient à leurs dépens qu’ils étaient venus participer à la tonte sans avoir emporté de tondeuse… En revanche, si Rand traînait, il aurait bientôt aux trousses une meute de nobles dont il ne réussirait plus à se débarrasser. Et être seul, de temps en temps, faisait un bien fou.

Rand jeta un coup d’œil à Jalani et au jeune Bouclier Rouge qui couraient sur les flancs du hongre. Le garçon, nommé Dedric, croyait-il savoir, était un Aiel Codara du clan de la Faille de Jaern…

Oui, être seul était délectable. Enfin, presque seul… Rand sentait toujours Alanna, et dans sa tête, très loin, Lews Therin se lamentait sur sa chère et défunte Ilyena. Pour l’instant, être totalement seul lui était impossible. Et il en serait peut-être ainsi jusqu’à la fin de ses jours. Mais savourer une goulée de solitude restait un plaisir d’esthète.

Cairhien était une ville immense dont les artères principales accueillaient sans difficulté une foule pourtant grouillante. Traversant en ligne droite des collines tellement taillées au carré et configurées en terrasses qu’elles semblaient avoir été érigées par la main de l’homme, toutes les rues se croisaient à angle droit, même les plus petites. Partout dans la cité, d’immenses tours encore entourées d’échafaudages – lesquels masquaient presque leurs contreforts aux angles rigoureusement carrés – semblaient vouloir tutoyer le ciel, et peut-être même caresser les étoiles. Vingt ans plus tôt, les légendaires tours de Cairhien, une des merveilles du monde, avaient brûlé comme des torches durant la guerre des Aiels. Et depuis, leur reconstruction n’était pas achevée…

Dans des rues bondées, il se révéla impossible de continuer au trot. Avec le temps, Rand s’était habitué à ce que les foules s’écartent devant son imposante escorte. Là, alors même qu’il voyait des centaines d’Aiels en cadin’sor dans la foule, c’était une autre paire de manches. Quoi de plus normal, quand deux personnes seulement vous accompagnaient ?

Parmi les Aiels, certains avaient reconnu Rand, il en aurait mis sa tête à couper. Mais ils l’ignoraient, peu pressés de se mettre dans l’embarras en attirant l’attention sur leur Car’a’carn alors qu’il portait une épée – un sacrilège – et qu’il paradait sur un cheval – un manquement moins grave, certes, mais qui ne méritait en aucun cas des applaudissements.

Pour les Aiels, la gêne et la honte étaient bien pires que la douleur, le ji’e’toh venant encore compliquer les choses dans une mesure que Rand ne parvenait pas encore à évaluer correctement. Des subtilités qu’Aviendha aurait été ravie de lui expliquer, puisqu’elle semblait vouloir faire de lui un Aiel.

Les guerriers n’étaient pas seuls à arpenter les rues, loin de là. On y voyait des Cairhieniens, reconnaissables à leurs tenues ternes, et d’anciens habitants de la Ceinture – adeptes des couleurs vives, eux – forcés de se réfugier en ville depuis que la « cité périphérique » avait brûlé. Plus grands que la moyenne, mais moins que les Aiels, les Teariens se repéraient de loin.

Compliquant encore le trafic, des chariots tirés par des bœufs ou des chevaux tentaient de se frayer un passage parmi les piétons – mais en laissant la priorité aux chaises à porteurs et aux carrosses en bois laqué, surtout quand ils arboraient les armes d’une maison noble.

Comme dans toutes les grandes villes du monde, les camelots, les colporteurs et les marchands des quatre saisons se cassaient la voix pour vanter la qualité de leurs produits. À chaque coin de rue, des musiciens, des jongleurs et des acrobates faisaient leur numéro en échange de quelques pièces.

Si tout cela était la routine dans toutes les villes du monde, pour Cairhien, il s’agissait de changements radicaux. Car Cairhien, avant la destruction de l’exubérante Ceinture, était une mégalopole silencieuse et ordonnée. D’ailleurs, il subsistait des vestiges de cette sobriété. Dotées d’enseignes discrètes, les boutiques, par exemple, n’exposaient pas de marchandises à l’extérieur. Et si les anciens de la Ceinture, fidèles à eux-mêmes, ne se privaient pas de crier et de rire, les Cairhieniens de « pure souche », eux, continuaient à les lorgner avec une fervente désapprobation.

À part les Aiels, personne ne reconnaissait le cavalier tête nue vêtu d’une veste bleue rehaussée de fil d’argent. De temps en temps, un curieux regardait à deux fois sa somptueuse couverture de selle, mais rien de plus. Et le Sceptre du Dragon, ici, n’était pas encore connu.

Revers de la médaille, personne ne s’écartait. Du coup, Rand se sentait déchiré entre son impatience naturelle et le délectable plaisir de ne pas être, pour une fois, sous le feu de tous les regards.

L’école qu’il avait fondée était installée dans un palais, à moins d’un quart de lieue du complexe royal. Jadis propriété du seigneur Barthanes, désormais mort, enterré et oublié, le grand bâtiment carré aux tours et aux balcons austères n’avait rien pour attirer l’œil.

Dès qu’il eut franchi le portail ouvert de la cour d’honneur, Rand reçut un accueil auquel il ne s’attendait pas.

Vêtue d’une simple robe grise, la directrice de l’école, Idrien Tarsin, se tenait sur les larges marches de l’escalier d’honneur, au fond de la cour. Femme d’une nature solide, mais plutôt petite, elle parvenait, en tirant sur son dos, à paraître une bonne tête plus grande qu’elle l’était.

Des dizaines de personnes l’entouraient. Des hommes et des femmes, plus souvent habillés de laine que de soie et adeptes d’une stricte sobriété – par goût, ou par nécessité ? Un aréopage de gens d’âge mûr, pour ne pas dire plus, Idrien n’étant pas la seule, et de loin, à arborer plus de mèches grises que brunes. Certains de ses compagnons n’avaient d’ailleurs carrément plus de cheveux. Pourtant, quelques visages plus jeunes se distinguaient dans cette petite foule. Mais « jeunes », en l’occurrence, signifiait dix ou quinze ans de plus que Rand…

Bien que cet endroit ne fût pas vraiment une école, ces gens étaient en somme les professeurs. Ils avaient d’ailleurs des élèves – des jeunes gens des deux sexes massés derrière toutes les fenêtres –, mais l’idée fondamentale de Rand était de réunir des connaissances en un seul et même lieu. Plus souvent qu’à son tour, il avait entendu des lamentations sur les trésors artistiques et scientifiques perdus lors de la guerre des Cent Années ou des guerres des Trollocs. Et combien avaient disparu après la Dislocation du Monde ?

S’il était destiné à disloquer de nouveau le monde, il tenait à créer des sanctuaires où les connaissances seraient à l’abri. Une autre école venait d’ouvrir à Tear, et à Caemlyn, il était en train de chercher un local adapté.

Rien ne se passe jamais comme on l’attend, souffla Lews Therin. Si tu n’attends rien, tu ne seras jamais surpris. Ne rien attendre. Ne rien espérer. Rien !

Ignorant la voix, Rand mit pied à terre.

Idrien courut à sa rencontre et le salua d’une révérence. Comme toujours, quand elle se releva, Rand s’étonna qu’elle lui arrive à peine à hauteur de la poitrine.

— Bienvenue à l’École de Cairhien, seigneur Dragon.

Frappant contraste avec son visage austère, la voix d’Idrien était à la fois douce et juvénile. Mais avec les étudiants et les professeurs, Rand l’avait entendue parler d’un ton bien plus dur. Cette femme dirigeait l’école d’une main de fer.

— Combien d’espions as-tu au Palais du Soleil ? demanda Rand.

Idrien parut surprise. Probablement pas à cause de ce qu’il insinuait, mais parce qu’on ne posait pas ce genre de question dans le beau monde, à Cairhien.

— Nous vous avons préparé une petite exposition, seigneur…

Ne s’attendant pas à une réponse, Rand ne fut pas déçu.

Après avoir dévisagé les deux Aiels comme si c’étaient des molosses susceptibles de ne pas être dressés, Idrien soupira puis lança :

— Si le seigneur Dragon veut bien me suivre ?

Rand emboîta le pas à la directrice. Une exposition de quoi, par la Lumière ?

Un balcon de marbre blanc veiné de gris en faisant le tour à une dizaine de pieds de hauteur, le hall d’entrée de l’école, une grande salle au sol de dalles claires et aux grandes colonnes grises, était pour l’heure rempli de… eh bien, de maquettes d’objets divers et variés qui évoquaient des… maquettes d’objets divers et variés.

Entrant derrière Rand, les professeurs se précipitèrent vers ces mystérieux dispositifs. Berelain n’avait-elle pas parlé des choses qu’on fabriquait à l’école ? Mais de quoi s’agissait-il ?

Idrien répondit à cette question – indirectement, mais bon… Conduisant Rand devant chaque… article… elle l’invita à écouter les explications de son ou de ses inventeurs.

Contre toute attente, le jeune homme en comprit certaines.

À en croire son inventeur, l’étrange assemblage qu’il nommait une lisseuse – une série d’outils permettant de réaliser toutes les opérations (après le pelanage) nécessaires à la fabrication du parchemin (à savoir l’effleurage, le rinçage, le séchage et le ponçage) – permettrait de produire la qualité la plus fine et la plus parfaite du monde, rien de plus ni de moins.

Non loin de là, un autre génie vanta à Rand les mérites de sa nouvelle presse à imprimer, dix bonnes fois supérieure à celles qui existaient déjà. En Aiel digne de ce nom, Dedric fut fasciné par cette machine – jusqu’à ce que Jalani, sans ménagement, lui rappelle qu’il était là pour voir si quelqu’un avait de mauvaises intentions vis-à-vis du Car’a’carn. Après qu’elle lui eut cruellement marché sur un pied, il oublia la fabuleuse presse et repartit en trottinant dans le sillage de Rand.

Non sans satisfaction, celui-ci identifia une charrue montée sur roues conçue pour creuser six sillons à la fois. Un outil révolutionnaire, s’il fonctionnait. Tout comme la « cisailleuse », une curieuse combinaison de brancards et de lames destinée à être tirée par des chevaux et censée moissonner le blé à la place des habituels paysans munis d’une faux.

Un nouveau modèle de métier à tisser, plus facile à utiliser, selon l’homme qui en vantait les mérites, retint l’attention de Rand. Mais beaucoup moins, cependant, que les maquettes de viaducs exposées sur une table – une solution à la plupart des problèmes d’irrigation, semblait-il – ou que le plan d’un réseau de canalisations et d’égouts pour Cairhien.

Sur une table, une maquette où figuraient en miniature des ouvriers, des chariots, des grues et des rouleaux montrait comment on pouvait tracer et paver des routes aussi précisément qu’en une époque depuis très longtemps révolue.

Rand n’aurait su dire si une seule de ces inventions avait une chance de fonctionner. Mais certaines méritaient qu’on tente le coup. Si le Cairhien parvenait un jour à produire de nouveau de quoi nourrir sa population, la charrue, par exemple, pouvait se révéler très utile. Ce projet, il le dirait à Idrien, devrait être développé. Non, il le ferait dire par Berelain à la directrice de l’école !

Respecte toujours la voie hiérarchique, lui avait conseillé Moiraine, sauf quand tu entends délibérément miner la position d’une personne, afin de la chasser de son poste.

Parmi les professeurs qu’il connaissait, Rand repéra Kin Tovere, un fabricant de longues-vues replet qui passait son temps à éponger son crâne chauve avec un grand mouchoir à rayures. Non content d’exposer des modèles de longues-vues de toutes les tailles – « Assez puissantes pour qu’on puisse compter les poils dans le nez d’un homme à un quart de lieue de distance », affirmait-il –, il exhibait fièrement une lentille du diamètre de sa tête et le croquis d’un cylindre assez large pour l’y insérer en même temps que d’autres. Une lunette géante de six pieds de long, rien que ça, avec laquelle il entendait observer les étoiles selon un plan mûrement élaboré. Dans la vie, ce bon Kin n’avait qu’un objectif : voir ce qui était très loin de lui !

Tandis que Rand étudiait le diagramme de Tovere, Idrien afficha un sourire ravi. Cette femme avait une passion pour tout ce qui était technique. Durant le siège de Cairhien, elle avait conçu et construit une arbalète géante – manipulée par toute une série de leviers et de poulies – qui propulsait à plus de mille pas une lance parfaite pour traverser la poitrine d’un homme. S’il n’avait tenu qu’à elle, tout ce qui n’était pas concret et pratique aurait fini dans les oubliettes.

— Fabriquez votre lunette, dit Rand à maître Kin.

Contrairement à la charrue, cette invention ne serait peut-être pas très utile, mais le jeune homme aimait beaucoup cet artisan.

Déçue, Idrien soupira et secoua la tête. Tovere, lui, rayonna.

— Et je vous accorde un prix de cent couronnes d’or. Ce projet est des plus intéressants.

Cette annonce fit son petit effet et Rand eut du mal à déterminer qui, de Tovere ou d’Idrien, en eut le plus vite la mâchoire inférieure tombant sur la poitrine.

D’autres inventions, dans la salle, auraient aisément fait passer Tovere pour un homme dépourvu d’imagination, un peu comme l’assommant constructeur de route. Par exemple, celle d’un type au visage rond qui clamait avoir créé avec de la bouse de vache un instrument révolutionnaire. Au bout du compte, on voyait simplement une flamme bleue jaillir de l’extrémité d’un cylindre de cuivre, et le « génie » lui-même avait du mal à dire à quoi ce machin pouvait bien servir.

Une grande et mince jeune femme exposait une sorte de demi-coque de fine toile attachée à un socle par des ficelles et maintenue en suspension dans l’air par la chaleur produite par la flamme d’un petit brasero. De son discours, Rand retint qu’elle parlait de « voler » – ça, il en était sûr – et de la forme incurvée des ailes d’un oiseau. Sur ses croquis, on reconnaissait effectivement plusieurs types d’oiseaux, plus les plans de ce qui semblait être un moineau géant en bois. Troublée d’être en face du Dragon Réincarné, l’inventrice ne parvint pas vraiment à produire un discours cohérent, et Idrien se révéla parfaitement incapable d’éclairer la lanterne de Rand.

Vint ensuite un homme au crâne presque entièrement chauve qui se tenait derrière un assemblage de tubes de cuivre, de cylindres, de tiges et de rouages couvrant tout le plateau d’une longue table dont les parties visibles portaient des entailles, certaines assez profondes pour avoir quasiment transpercé le bois. Pour une raison inconnue, la moitié du visage du type et une de ses mains disparaissaient sous des pansements. Dès qu’il avait aperçu Rand, ce martyre de la science avait fébrilement entrepris d’allumer du feu sous un des cylindres. Lorsque Rand et Idrien s’arrêtèrent devant lui, il abaissa un levier et sourit fièrement.

L’incroyable machine se mit à vibrer, de la vapeur sortant de plusieurs orifices. Puis le sifflement se fit plus aigu, l’appareil sembla vouloir se disloquer sur place et la table elle-même trembla sur ses pieds.

Alors que le bruit devenait insupportable, le futur chauve se pencha, ouvrit une soupape sur le plus gros cylindre, et recula tandis qu’un jet de vapeur s’en échappait. Alors que son invention redevenait agréablement inerte, il suça le bout de ses doigts brûlés et eut un sourire un rien contrit.

— Une très belle structure en cuivre…, souffla Rand avant de laisser Idrien l’entraîner vers une autre merveille. Mais qu’est-ce que c’était ? demanda-t-il quand il fut sûr que le type ne l’entendrait plus.

— Merlin refuse de le dire. Parfois, il y a dans sa chambre des explosions assez fortes pour faire trembler toutes les portes du couloir. À ce jour, il s’est brûlé six fois avec des jets de vapeur, mais il affirme que sa machine, quand elle fonctionnera, marquera le début d’un nouvel Âge.

Idrien eut un regard gêné pour Rand.

— Eh bien, je l’invite à le faire, si c’est dans ses cordes… (Donner naissance à un nouvel Âge avec un machin qui paraissait conçu pour faire de la musique ? Ou plutôt, pour produire du vacarme…) Mais je ne vois pas Herid. Aurait-il oublié de venir ?

Idrien soupira de nouveau. Herid Fel, un Andorien, avait échoué on ne savait trop comment dans la bibliothèque royale, où il clamait haut et fort étudier l’histoire et la philosophie. Bref, pas le genre d’érudit susceptible de plaire à une passionnée de technique.

— Seigneur Dragon, il ne sort jamais de sa chambre, sauf pour rejoindre la bibliothèque…

Avant de partir, Rand dut se fendre d’un petit discours qu’il délivra debout sur un tabouret, son sceptre au creux d’un bras. Avec une conviction parfaitement feinte, il assura tous les « génies » que leurs inventions étaient extraordinaires. Pour ce qu’il en savait, c’était peut-être vrai, au moins dans certains cas.

Ensuite, le jeune homme put s’éclipser avec Dedric et Jalani. Sans oublier Lews Therin et Alanna…

Dans le dos de Rand, des conversations joyeuses éclatèrent. Ces savants vivaient dans un monde bien à eux. À part Idrien, il doutait que l’un d’eux ait jamais eu l’idée de fabriquer une arme…

La chambre de Herid Fel était située dans un des étages supérieurs, où la vue se limitait au toit de tuile sombre de l’école et à une petite partie d’une grande tour carrée. De toute façon, Herid ne regardait jamais par la fenêtre…

— Vous pouvez attendre là, dit Rand à ses deux gardes quand il eut atteint l’étroite porte de la chambre.

La pièce aussi était du genre exigu… Bizarrement, Dedric et Jalani obéirent sans discuter.

Plusieurs petits détails se combinèrent soudain dans l’esprit de Rand. Alors qu’elle n’y manquait jamais, d’habitude, Jalani n’avait jeté aucun regard réprobateur à l’épée qui battait son flanc. À l’instar de Dedric, elle n’avait pas davantage lorgné le cheval d’un œil maussade, ni lancé que les jambes d’un homme auraient dû lui suffire, lorsqu’il entendait se déplacer. Et ça non plus, ce n’était pas typique.

Ultime confirmation, alors que Rand s’apprêtait à entrer chez Herid, la jeune Promise regarda Dedric des pieds à la tête. Très rapidement, mais avec une attention soutenue – et un sourire qui en disait long. Le Bouclier Rouge fit un tel effort pour ne pas réagir qu’il aurait tout aussi bien pu rendre la pareille à la jeune femme. Mais chez les Aiels, la coutume exigeait qu’on fasse semblant de ne rien remarquer, incitant ainsi l’autre à préciser ses intentions. Si Dedric avait été le premier à lui manifester de l’intérêt, Jalani se serait comportée de la même façon…

— Passez un bon moment ! lança Rand par-dessus son épaule, faisant sursauter les deux tourtereaux.

Sur ces mots, il entra dans la chambre pleine de livres, de rouleaux de parchemin et d’autres documents. Des étagères couvraient les murs du sol au plafond, sauf à l’emplacement de la porte et des deux fenêtres ouvertes. Sur la table qui occupait presque tout l’espace disponible, des piles de livres tutoyaient le plafond. Le fauteuil réservé aux visiteurs en était également couvert, et pour faire un pas, il fallait slalomer entre des grimoires.

Herid Fel, un type plutôt costaud, paraissait avoir oublié depuis quelque temps de brosser ses fins cheveux gris. Entre ses dents, il serrait le tuyau d’une pipe éteinte, et des cendres froides maculaient le devant de sa veste marron froissée.

Regardant Rand un moment, l’air absent, il finit par balbutier :

— Ah !… Hum… Oui, bien sûr… J’étais sur le point de…

Baissant les yeux sur le livre qu’il tenait, il s’assit ensuite derrière l’extravagante table et feuilleta une liasse de feuilles de parchemin posée devant lui. Puis il s’intéressa au titre de son livre et se gratta la tête.

— Oui, oui… De quoi vouliez-vous parler, déjà ?

Rand débarrassa le second fauteuil de ses livres, posa son sceptre sur la pile qu’il venait d’ajouter sur le sol et s’assit. Dans cette école, il avait tenté de parler avec des philosophes, des historiens et des érudits des deux sexes, et ça s’était avéré aussi ardu que d’essayer de coincer une Aes Sedai lors d’une polémique. Comme les sœurs, tous ces savants étaient pétris de certitudes, et quand ils avaient des doutes, ils noyaient le poisson sous un flot de paroles inintelligibles. Si on insistait, ils s’énervaient, jugeant que mettre en question leur savoir était un sacrilège, ou dans le meilleur des cas redoublaient d’ardeur logorrhéique jusqu’à ce que Rand ne comprenne plus un mot de ce qu’ils disaient.

Herid était différent. Par exemple, il oubliait sans cesse que Rand était le Dragon Réincarné. Un « trou de mémoire » qui convenait parfaitement au jeune homme.

— Herid, que savez-vous au sujet du lien entre une Aes Sedai et un Champion ?

— Presque aussi peu de choses que tout profane, j’imagine… (Herid tira sur sa pipe comme s’il la pensait encore allumée.) Que voulez-vous savoir ?

— Peut-on briser le lien ?

— Le briser ? Non, je ne crois pas ! Ou parlez-vous du moment où la sœur meurt ? Ou le Champion ? Là, le lien est brisé. Je me souviens d’avoir entendu quelque chose à ce sujet, mais…

Herid s’empara d’une liasse de feuilles et commença à lire en secouant la tête. À première vue, ces notes semblaient de sa main, mais elles n’avaient plus l’air de lui convenir.

Rand soupira. S’il tournait la tête assez vite, aurait-il juré, il aurait pu voir la main d’Alanna tendue vers lui…

— Et la question que je vous ai posée la dernière fois ? Herid ? Herid ?

Le philosophe releva la tête.

— Une question ? La dernière fois ? Tarmon Gai’don Eh bien, je ne sais pas à quoi ça ressemblera. Il y aura des Trollocs, j’imagine. Et des Seigneurs de la Terreur. Oui, sûrement ! Mais j’ai réfléchi… Ce ne sera pas l’Ultime Bataille. Je crois que c’est impossible, parce qu’il en existe une pour chaque Âge. Ou pour la majorité…

Soudain, Herid plissa les yeux pour apercevoir le fourneau de sa pipe, puis entreprit de farfouiller sur la table.

— Je suis sûr d’avoir un briquet à silex quelque part dans ce fouillis…

— Ce ne peut pas être l’Ultime Bataille ? Que voulez-vous dire par là ?

Rand tenta de ne pas perdre patience. Herid finissait toujours par répondre, si on savait l’orienter dans le bon sens.

— Pardon ? Oui, c’est ça… Il ne peut pas s’agir de l’Ultime Bataille. Même si le Dragon Réincarné scelle de nouveau la prison du Ténébreux, aussi hermétiquement que le Créateur, en son temps. Entre nous, je doute qu’il y parvienne. (Herid prit un ton de conspirateur.) Quoi qu’on en dise dans les rues, le Dragon Réincarné n’est pas le Créateur. Cela dit, il faut que la prison soit scellée par quelqu’un. La Roue, comprenez-vous ?

— Non, je ne comprends pas…

— Mais si ! Vous feriez un très bon étudiant. (Herid saisit sa pipe, la sortit de sa bouche et dessina un grand cercle dans l’air avec la pointe du tuyau.) La Roue du Temps ! Pendant qu’elle tourne, les Âges s’en vont puis reviennent. Toute cette théologie…

Sans crier gare, Herid montra un point précis sur sa Roue imaginaire.

— Là, la prison du Ténébreux est intacte. Ici, on y a creusé une brèche, avant de la sceller encore. (Avec le tuyau de sa pipe, Herid suivit l’arc de cercle qu’il avait délimité.) Au bout, c’est notre position actuelle… Les sceaux faiblissent. Mais c’est sans importance. (Il finit de suivre le tracé du cercle.) Quand la Roue revient au point où la brèche fut forée, la prison du Ténébreux est de nouveau intacte, pas vrai ?

— Pourquoi ? La prochaine fois, nos ennemis perceront peut-être l’endroit qui fut réparé. Qui sait, c’est peut-être ce qu’ils ont déjà fait ? S’ils ont foré la Brèche dans une ancienne réparation, comment aurions-nous pu le savoir ?

Herid secoua la tête. Un moment, il contempla pensivement sa pipe, s’apercevant qu’elle était éteinte. Alors que Rand allait le remettre sur la bonne voie de la conversation, il s’ébroua et lança :

— Quelqu’un a bien dû forer à un moment donné… Pour la première fois, je veux dire. Sauf si vous pensez que le Créateur a fait pour le Ténébreux une prison qui comportait dès l’origine une Brèche et une réparation ? (Cette éventualité arracha une moue dubitative au philosophe.) Non, au début, cette prison était intacte, et je crois qu’elle le redeviendra quand le Troisième Âge recommencera. Hum… Je me demande si on l’appelait le Troisième Âge, la fois précédente… (Herid trempa une plume dans un encrier et rédigea à la hâte une note dans la marge d’un livre ouvert sur la table.) Bon, ce n’est pas très important, aujourd’hui… Je ne veux pas dire que le Dragon Réincarné fera redevenir la prison intacte – pas dans cet Âge, en tout cas – mais il faut que ce soit fait avant que revienne le Troisième Âge. Et il faudra qu’assez de temps ait passé, depuis cette « reconstruction », pour que tout le monde ait oublié le Ténébreux et sa prison. Pour ça, un Âge entier devrait suffire, non ? Pour que tout le monde ait oublié… En fait, je me demande si…

Herid étudia ses notes, se gratta la tête et parut surpris d’avoir utilisé la main qui tenait sa plume. En revanche, avoir une tache d’encre sur la tête ne sembla pas le perturber.

— Tout âge durant lequel les sceaux faiblissent doit se souvenir du Ténébreux, puisqu’il devra l’affronter et l’emprisonner de nouveau.

Herid remit sa pipe entre ses dents, puis il tenta de rédiger une note sans avoir trempé la plume dans l’encrier.

— Sauf si le Ténébreux se libère, dit Rand. Pour briser la Roue, puis recréer le Temps et le monde à son image.

— Sauf, oui… (Herid regarda la plume d’un air accusateur, puis il se souvint que l’encrier était là pour une excellente raison.) Je doute que vous ou moi y puissions quelque chose… Pourquoi ne venez-vous pas étudier ici avec moi ? Je doute que l’Ultime Bataille éclate demain, et ce serait une façon de passer le temps pas plus désagréable qu’une autre…

— Voyez-vous une raison valable pour briser les sceaux ?

— Briser les sceaux ? Qui voudrait faire ça, à part un fou ? D’ailleurs, peuvent-ils seulement être brisés ? Je crois avoir lu que non, mais je ne me souviens plus de l’explication. Qu’est-ce qui vous fait penser à une chose pareille ?

— Je ne sais pas, soupira Rand.

Briser les sceaux ! psalmodia Lews Therin dans un coin de sa tête. Brise donc les sceaux et finis-en avec tout ça. Et laisse-moi mourir pour de bon.


S’éventant sans y penser avec un coin de son châle, Egwene sonda les deux côtés du couloir en priant pour ne pas s’être de nouveau perdue. Elle avait bien peur que si, et on ne pouvait pas dire que ça la ravissait. Le Palais du Soleil comptait des lieues de corridors – pas un n’étant plus frais que l’extérieur – et elle y avait passé trop peu de temps pour être en mesure de se repérer.

Par groupes de deux ou de trois, il y avait des Promises partout. Bien plus que Rand en avait d’habitude à sa traîne, et considérablement plus que lorsqu’il n’était pas là. Les Aielles paraissaient simplement aller et venir, mais Egwene leur trouvait quelque chose de… furtif. Beaucoup la connaissaient de vue, et elle aurait pu s’attendre à une parole amicale, car les guerrières semblaient considérer qu’être une disciple des Matriarches pesait plus lourd que le statut d’Aes Sedai qu’elles lui accordaient à tort – mais ça, ce n’était pas leur faute. Bref, aux yeux de ces femmes, elle n’était plus une sœur. Pourtant, en ce jour, lorsqu’elles la voyaient, elles semblaient aussi surprises qu’un Aiel pouvait l’être. Après un signe de la tête tardif, elles accéléraient le pas sans dire un mot. Un comportement qui n’encourageait pas Egwene à leur demander son chemin.

En lieu et place, elle regarda pensivement un serviteur qui arborait de fines rayures bleues et jaunes sur ses manches. Cet homme savait-il comment on allait là où elle désirait se rendre ? D’autant plus difficile à dire qu’elle n’était pas sûre de le savoir elle-même.

Manque de chance, le domestique se trouvait très mal à l’aise d’être ainsi entouré d’Aielles. En voyant une le dévisager – ces gens ne remarquaient jamais les yeux noirs d’Egwene, une caractéristique qu’aucune Aielle n’arborait –, il se détourna et détala. Encore les ravages des absurdités qu’on colportait sur les Aielles.

Egwene soupira de mécontentement. Mais au fond, elle n’avait pas besoin qu’on l’aide. Tôt ou tard, elle tomberait bien sur un endroit qu’elle connaissait. Rebrousser chemin n’aurait aucun sens, mais où aller ? Se décidant au hasard, elle continua droit devant elle d’un pas si décidé que certaines Promises s’écartèrent sur son passage.

En toute franchise, elle était d’humeur maussade. Après tout ce temps, revoir Aviendha aurait été merveilleux, si l’Aielle ne s’était pas contentée de la saluer de la tête avant d’entrer sous la tente d’Amys pour une réunion – privée, comme Egwene l’avait découvert en essayant de suivre son amie.

« Tu n’as pas été invitée », avait lâché Amys tandis qu’Aviendha s’asseyait en tailleur sur un coussin, le regard rivé sur un des tapis couvrant le sol. « Va donc te promener. Et n’oublie pas de manger. Une femme n’est pas faite pour ressembler à un roseau. »

Averties par des gai’shain, Bair et Melaine étaient arrivées sur ces entrefaites. Egwene, elle, s’était fait proprement éjecter. Voir plusieurs Matriarches subir le même sort qu’elle l’avait consolée, mais seulement un peu. Après tout, elle était l’amie d’Aviendha. Si celle-ci avait des ennuis, elle entendait l’aider.

— Que fais-tu ici ? demanda Sorilea dans le dos de la jeune femme.

À sa grande fierté, Egwene ne sursauta pas, mais fit lentement demi-tour pour se retrouver face à la Matriarche de la forteresse Shende. Aielle Chareen du clan Jarra, Sorilea avait la peau du visage tendue à craquer sur les os et ses cheveux blancs étaient presque aussi fins que des fils de la Vierge. Maigre et même décharnée, elle était capable de canaliser le Pouvoir mais se révélait moins puissante que bien des novices connues d’Egwene. À la tour, elle n’aurait sûrement pas dépassé le stade du noviciat, se faisant jeter à la porte. Mais parmi les Matriarches, la puissance dans le Pouvoir comptait peu. Et quelles que soient les règles mystérieuses qui déterminaient leur hiérarchie, quand Sorilea était présente, personne ne contestait son autorité.

Selon Egwene, c’était une affaire de force de volonté.

D’une bonne tête plus grande que la jeune femme, comme la plupart des Aielles, Sorilea la regarda avec des yeux qui auraient pu assommer un taureau en pleine charge. Un bon point, puisque c’était sa façon habituelle de considérer les gens. Si elle avait été lancée sur une piste, les murs se seraient effrités dès qu’elle posait les yeux dessus, et les tapisseries auraient pris feu. Enfin, c’était l’impression qu’avait Egwene…

— Je suis venue voir Rand, dit-elle. Venir du camp jusqu’ici m’a paru une bonne façon de prendre un peu d’exercice.

C’était sûrement plus adapté que faire cinq ou six fois le tour des murs de la ville – la conception aielle d’une promenade d’agrément.

Egwene espéra que Sorilea ne lui demanderait pas pourquoi elle voulait voir Rand. Mentir à une Matriarche lui déplaisait souverainement.

Sorilea la dévisagea un moment, soupçonneuse, puis elle tira sur son châle et lâcha :

— Il n’est pas ici. Parti visiter son école. Berelain Paeron a estimé qu’il n’était pas judicieux de le suivre, et j’ai souscrit à son analyse.

Egwene eut quelque peine à ne pas faire la moue. Surprise des surprises, les Matriarches semblaient s’être prises de sympathie pour la Première Dame, la traitant comme si elle était avisée et digne de respect. Une absurdité, aux yeux d’Egwene, et que Berelain tienne son autorité de Rand n’y changeait rien. En principe, les Aielles se fichaient comme d’une guigne des titres et du pouvoir des habitants des terres mouillées. Alors, pourquoi cette exception ? La dirigeante de Mayene s’exhibait dans des tenues indécentes, et elle fricotait avec tous les hommes – quand elle ne faisait pas plus que ça. Bref, pas le genre de femme à qui Amys aurait dû sourire maternellement. Idem pour Sorilea.

Des images de Gawyn flottaient encore dans la tête d’Egwene. Il ne s’était agi que d’un rêve, et celui du jeune homme, par-dessus le marché. Rien à voir avec les frasques de Berelain.

— Quand une jeune femme rougit sans raison, dit Sorilea, il y a en général un homme quelque part… Lequel a attiré ton attention ? Pouvons-nous espérer te voir bientôt déposer une couronne nuptiale à ses pieds ?

— Les Aes Sedai se marient rarement, répliqua Egwene.

Sorilea eut un ricanement aigu. Les Promises et les Matriarches – tous les Aiels, en fait – avaient décidé qu’elle ne serait plus une sœur tant qu’elle étudierait avec Amys et les autres. Sorilea allait plus loin, comme si elle pensait qu’Egwene était devenue une Aielle. Outre cette théorie audacieuse, elle estimait avoir le droit de fourrer son nez partout, et elle ne s’en privait pas.

— Toi, tu le feras, petite… Tu n’es pas du genre à devenir une Far Dareis Mai et à considérer les hommes comme du gibier. Tes hanches sont faites pour porter des nourrissons, et tu en auras.

— Voulez-vous bien me dire où je peux attendre Rand ? demanda Egwene d’une voix moins assurée qu’elle l’aurait voulu.

Incapable de marcher dans les rêves et de les interpréter, Sorilea n’avait pas le don de prédiction. Pourtant, ses phrases sonnaient souvent comme des prophéties… Des nourrissons ? Ceux de Gawyn ? En réalité, les Aes Sedai ne se mariaient pratiquement jamais. Quel homme aurait voulu d’une épouse en mesure, grâce au Pouvoir, de le manipuler comme une marionnette, si l’envie lui en prenait ?

— Suis-moi, petite… N’est-ce pas Sanduin, ce superbe Vrai Sang, que j’ai vu tourner autour de la tente d’Amys, hier ? Sa cicatrice met en valeur le reste de son beau visage…

Sorilea continua à citer des noms tandis qu’elle guidait Egwene dans le dédale de couloirs du palais. Guettant du coin de l’œil les réactions de la jeune femme, elle s’efforça de citer tous les avantages de chaque mari potentiel. Les Aiels des deux sexes prenant les bains de vapeur ensemble, les descriptions anatomiques ne manquèrent pas de faire virer Egwene au rouge foncé.

Lorsque la Matriarche et elle atteignirent les appartements où Rand passerait la nuit, Egwene fut plus que soulagée de remercier Sorilea puis de refermer sur elle la porte du salon. Par bonheur, l’Aielle devait avoir quelque tâche en souffrance. Sinon, elle aurait sans doute insisté pour entrer.

Après avoir inspiré à fond, Egwene tira sur le devant de sa jupe puis ajusta son châle. Sa tenue n’avait pas besoin d’être rectifiée, mais elle avait le sentiment d’avoir roulé au pied d’une colline.

Sorilea adorait jouer les marieuses. Au point d’être capable de fabriquer une couronne nuptiale pour une femme, puis de la forcer à la déposer aux pieds d’un homme – quitte à tordre un peu le bras de l’heureux élu pour qu’il l’accepte. « Forcer » et « tordre » n’étaient pas les bons verbes, mais ça revenait à ça. Avec Egwene, la redoutable Matriarche n’irait pas jusque-là. Une idée assez réjouissante, au fond… Malgré tout, Sorilea ne la prenait pas pour une Aielle, se souvenant qu’elle était une Aes Sedai – ou plutôt, croyant qu’elle l’était.

Bref, la jeune femme n’avait aucune raison de s’inquiéter.

Alors qu’elle remettait en place le foulard gris qui tenait ses cheveux, Egwene se pétrifia en entendant des bruits de pas dans la chambre. Capable de passer de Caemlyn à Cairhien en un clin d’œil, Rand pouvait s’être transporté ainsi dans sa chambre. Mais peut-être aussi que quelqu’un, ou quelque chose, l’attendait. S’unissant au saidar, la jeune femme tissa de quoi se défendre et attaquer, si nécessaire.

Une gai’shain sortit de la chambre, une pile de draps froissés sur les bras. En apercevant Egwene, elle sursauta.

L’amie d’enfance de Rand se coupa de la Source et pria pour ne pas s’empourprer une fois de plus.

Niella était quasiment le portrait craché d’Aviendha – n’était la robe blanche à capuche, bien entendu. Puis on s’avisait qu’il fallait ajouter six ou sept ans à un visage de toute façon bien moins bronzé et un peu plus rondelet.

La sœur d’Aviendha n’avait jamais été une Promise de la Lance. Tisserande de son métier, elle avait accompli bien plus de la moitié de son service d’un an et un jour.

Egwene ne la salua pas, car ça l’aurait embarrassée.

— Rand devrait arriver bientôt ?

— Le Car’a’carn sera là quand il sera là, répondit Niella, les yeux humblement baissés.

Egwene eut un drôle de sentiment. Les traits d’Aviendha, même en plus rond, n’étaient pas faits pour l’humilité.

— C’est à nous d’être prêts pour sa venue.

— Niella, sais-tu pourquoi Aviendha s’est enfermée sous une tente avec Amys, Bair et Melaine ? Ce n’est sûrement pas lié à l’aptitude à marcher dans les rêves, puisque Aviendha est aussi peu douée pour ça que Sorilea.

— Aviendha est ici ? Non, je ne sais pas pourquoi elle agit ainsi…

Mais les yeux bleu-vert de Niella claironnaient qu’elle ne disait pas tout.

— Tu sais quelque chose, insista Egwene. (Autant tirer parti de la soumission des gai’shain, non ?) Dis-moi tout, Niella.

— Je sais qu’Aviendha me fouettera jusqu’à ce que je ne puisse plus m’asseoir si le Car’a’carn me trouve ici avec des draps sales dans les bras.

Sans savoir si ça avait un rapport avec le ji’e’toh, Egwene avait remarqué qu’Aviendha traitait sa sœur deux fois plus durement que n’importe quel autre gai’shain.

Niella fila vers la porte, mais la jeune femme la retint par la manche.

— Quand ton service sera terminé, retireras-tu ta robe blanche ?

Une question vraiment inconvenante. En un éclair, la soumission fut remplacée par un air de défi que n’aurait pas renié une Promise.

— Agir autrement, c’est insulter le ji’e’toh. (Un sourire s’afficha soudain sur les lèvres de Niella.) De plus, quand le moment sera venu, mon mari viendra me chercher, et je ne crois pas qu’il aimerait ça. (Le masque de soumission se remit en place.) Puis-je me retirer ? Si Aviendha est ici, je préférerais l’éviter, autant que possible, et elle viendra sûrement dans ces appartements.

Egwene n’insista plus. De toute façon, elle n’en avait pas le droit. Parler de la vie d’un ou d’une gai’shain avant ou après son service était un sacrilège. Même si elle ne cherchait pas à respecter le ji’e’toh – sauf pour faire plaisir aux Aiels – la jeune femme se sentit vaguement honteuse.

Une fois seule, elle s’installa dans un fauteuil sobrement sculpté et se sentit étrangement bien après tant de temps passé à s’asseoir en tailleur sur des coussins. Les jambes repliées sous elle, elle se demanda de quoi Aviendha pouvait bien parler avec Amys, Bair et Melaine. De Rand, probablement… Pour les Matriarches, c’était un sujet d’inquiétude. Si elles se fichaient comme d’une guigne des Prophéties du Dragon des terres mouillées, elles n’ignoraient rien de la Prophétie de Rhuidean. Quand Rand détruirait les Aiels, ainsi qu’il était prédit, il resterait les « vestiges de vestiges », et ces femmes avaient l’intention de tout faire pour que ces « vestiges » soient le plus substantiels possible.

Voilà pourquoi elles forçaient Aviendha à rester près de Rand.

Trop près de Rand, même, pour que la décence n’en souffre pas. Si Egwene entrait dans la chambre, elle y trouverait sûrement la paillasse de la jeune Aielle, non loin du lit de Rand.

Mais les Aiels ne se scandalisaient pas de telles choses. Les Matriarches entendaient qu’Aviendha enseigne à Rand les us et les coutumes de son peuple, lui rappelant ainsi que du sang aiel coulait dans ses veines, même s’il n’avait pas été élevé par les siens. Apparemment, elles estimaient que c’était une mission à plein-temps, et on ne pouvait pas leur donner tort, sachant le retard qu’avait Rand en la matière. Cela dit, il n’était pas normal de forcer une femme à dormir dans la même chambre qu’un homme.

Hélas, Egwene ne pouvait rien faire pour Aviendha – et ce d’autant plus que l’Aielle ne semblait pas vraiment voir où était le problème…

Confortablement installée dans son fauteuil, Egwene essaya d’imaginer comment elle allait s’y prendre avec Rand. Des idées tourbillonnèrent dans sa tête, mais quand il finit par arriver, elle n’avait toujours pas arrêté une stratégie. Alors qu’il murmurait quelque chose à deux Aiels restés dans le couloir, puis refermait la porte derrière lui, la jeune femme bondit sur ses pieds :

— Rand, tu dois me soutenir auprès des Matriarches. Toi elles t’écouteront !

L’approche directe ? Mais ça n’était pas du tout ce qu’elle avait l’intention de faire !

— Je suis également ravi de te revoir, ironisa le jeune homme.

Egwene vit qu’il trimballait toujours l’étrange moignon de lance seanchanienne qu’il avait déniché elle ne savait où. Une vision qui la fit frissonner, car elle détestait tout ce qui touchait de près ou de loin au Seanchan.

— Oui, je vais bien, merci d’avoir demandé. Et toi, Egwene ? Tu as l’air d’être redevenue toi-même, plus pétulante que jamais.

Rand avait l’air fatigué. Et bien plus dur qu’avant, au point que son sourire semblait faux. Chaque fois qu’Egwene le revoyait, il paraissait un peu plus dur…

— Ne va surtout pas te croire drôle…, grogna la jeune femme. (Partie comme elle était partie, autant continuer sur sa lancée.) M’aideras-tu ?

— Et comment m’y prendrai-je ?

Se mettant à l’aise – après tout, il était chez lui –, Rand posa le moignon de lance sur une table aux pieds sculptés en forme de léopards, puis il retira son ceinturon d’armes et enleva sa veste. Pourtant, il ne transpirait pas davantage qu’un authentique Aiel.

— Les Matriarches m’écoutent, mais elles entendent seulement ce qui les arrange. J’ai appris à identifier le regard qu’elles me jettent quand elles jugent que je débite des âneries. Au lieu de m’embarrasser en le disant haut et fort, elles ignorent mes fadaises…

Rand s’assit dans un fauteuil, en face de celui d’Egwene, et tendit voluptueusement les jambes. Alors qu’elle le regardait, la jeune femme songea qu’il réussissait à paraître arrogant en faisant les gestes les plus simples de la vie. Une dérive inévitable, quand trop de gens se prosternaient devant quelqu’un.

— De fait, il t’arrive de débiter des âneries…, marmonna Egwene.

Pour une raison inconnue, ne plus avoir le temps de réfléchir lui remit de l’ordre dans les idées. Tirant sur son châle, elle vint se camper devant Rand.

— Tu aimerais avoir des nouvelles d’Elayne, je le sais…

Pourquoi cette soudaine tristesse, sur les traits de Rand ? Et que signifiait la froideur qui suivit aussitôt ? Eh bien, il attendait sûrement depuis trop longtemps qu’on lui parle d’Elayne…

— Je doute que Sheriam ait transmis aux Matriarches les messages qu’elle voulait te faire parvenir.

Sheriam n’en avait transmis aucun, pour ce qu’en savait Egwene. Et de toute façon, Rand n’était pas assez souvent à Cairhien pour les recevoir, s’il y en avait eu.

— C’est moi, l’intermédiaire à qui Elayne ferait confiance, le cas échéant. Et je ne vous décevrai pas, si tu parviens à convaincre Amys que je suis assez rétablie pour… reprendre mes études.

Egwene regretta son hésitation, mais de toute manière, Rand en savait déjà très long sur l’art de marcher dans les rêves, sinon au sujet de Tel’aran’rhiod. En fait, il savait presque tout sur cet art, à part le nom qu’on donnait au Monde des Rêves, un secret bien gardé parmi les Matriarches – et surtout connu par celles qui avaient ce don si particulier.

Egwene n’avait aucun droit de trahir ce secret.

— Vas-tu me dire où est Elayne ? s’enquit Rand comme s’il demandait à avoir une tasse d’infusion.

Egwene hésita. Mais l’accord passé entre Nynaeve, Elayne et elle – Lumière, ça semblait remonter à une éternité ! – tenait toujours. Rand n’était plus le garçon avec qui elle avait grandi. C’était désormais un homme imbu de lui-même qui exigeait une réponse, même quand il parlait d’un ton détaché. Si les Aes Sedai et les Matriarches entretenaient des rapports orageux, entre les sœurs et lui, la tempête devait être permanente. Pour éviter ça, il fallait que quelqu’un fasse tampon, et Nynaeve, Elayne et elle étaient les seules susceptibles de jouer ce rôle. Il fallait que ce soit fait – en espérant qu’elles ne finissent pas écrasées entre les deux.

— Rand, je ne peux pas te le dire. Je n’en ai pas le droit…

C’était la stricte vérité. Car enfin, elle ne pouvait pas lui dire que Salidar était quelque part au-delà de l’Altara, le long du fleuve Eldar.

Rand se pencha en avant sur son siège.

— Je sais qu’elle est avec des Aes Sedai. Des sœurs qui me soutiennent, selon toi, ou sont en tout cas disposées à le faire. Ont-elles peur de moi ? S’il en est ainsi, je peux jurer de rester loin d’elles. J’ai l’intention d’offrir à Elayne le Trône du Lion et celui du Soleil. Elle y a droit, et le Cairhien l’acceptera aussi aisément que le royaume d’Andor. Egwene, j’ai besoin d’elle !

La jeune femme ouvrit la bouche… et s’aperçut à temps qu’elle était sur le point de tout révéler à Rand au sujet de Salidar. De justesse, elle parvint à fermer la bouche – si brutalement qu’elle en eut mal aux mâchoires. Puis elle s’unit au saidar et la douceur extatique du Pouvoir fit lentement et paisiblement disparaître son envie d’en dire trop.

Rand se radossa à son siège et soupira.

Egwene le dévisagea, les yeux ronds. Certes, il était le plus puissant ta’veren depuis Artur Aile-de-Faucon, mais être exposée à son influence vous secouait, même quand on savait à quoi s’en tenir. Si elle ne s’était pas retenue, la jeune femme se serait enroulé les bras autour du torse, tremblant comme une feuille.

— Tu ne me diras rien…

Ce n’était pas une question…

Sans crier gare, Rand frotta ses avant-bras l’un contre l’autre, rappelant à Egwene qu’elle était toujours unie au saidar. Si près d’elle, il devait sentir comme un picotement.

— Tu crois que je vais te forcer à parler ? demanda Rand, furieux. Suis-je devenu un tel monstre, pour que tu recoures au Pouvoir afin de te défendre ?

— Pour me défendre contre toi, répondit Egwene, aussi calmement qu’elle put, je n’ai besoin de rien.

Elle était en face de Rand – et il s’agissait d’un homme capable de canaliser le Pouvoir. Une partie d’Egwene eut envie de gémir et de hurler. Cette réaction lui fit honte, mais ça ne la libéra pas pour autant de son envie. Avec un rien de réticence dont elle eut honte aussi, elle se coupa de la Source. Pourtant, ça ne tirait pas à conséquence. S’ils en venaient à s’affronter sur ce plan-là, Rand la vaincrait aussi aisément qu’au bras de fer, sauf si elle parvenait à l’isoler de la Source avec un bouclier.

— Rand, je suis désolée de ne pas pouvoir t’aider, mais ça m’est impossible. Malgré ça, je continue à demander ton assistance. Tu sais très bien que ça reviendrait à t’aider toi-même.

Chez Rand, la colère disparut, remplacée par un sourire plein de défi. Décidément, il passait d’une humeur à l’autre à une vitesse fulgurante.

— « Un chat pour un chapeau et un chapeau pour un chat », cita-t-il.

« Mais rien du tout pour rien du tout… », compléta mentalement Egwene.

Enfant, elle avait entendu ce dicton dans la bouche de gens de Bac-sur-Taren.

— Fourre donc ton chat dans ton chapeau, et mets le tout dans ton pantalon, Rand al’Thor…, lâcha froidement la jeune femme.

En sortant, elle réussit à ne pas claquer la porte, mais ce ne fut pas facile.

Remontant le couloir à grands pas, elle se demanda ce qu’elle allait faire. D’une manière ou d’une autre, elle devrait convaincre les Matriarches de la laisser retourner dans le Monde des Rêves – officiellement, en tout cas. Tôt ou tard, Rand rencontrerait les Aes Sedai de Salidar, et une entrevue préliminaire entre Nynaeve, Elayne et elle pourrait arrondir bien des angles.

À ce propos, il était étonnant que Salidar n’ait pas encore contacté Rand. Qu’est-ce qui retenait Sheriam et les autres ? Rien qu’elle pouvait influencer, et de toute façon, ces femmes savaient ce qu’elles faisaient.

En revanche, il était urgent qu’elle dise une chose à Elayne. Rand avait besoin d’elle. Et il semblait plus sincère, en le disant, que jamais dans sa vie. Sans nul doute, ce serait suffisant pour que la Fille-Héritière cesse de se demander s’il l’aimait encore. Quand un homme avouait avoir besoin d’une femme, ça ne pouvait pas signifier autre chose.


Un moment, Rand resta à contempler la porte qui venait de se refermer sur Egwene. Depuis leur enfance commune, elle avait tellement changé. Avec sa tenue aielle, elle ressemblait à s’y méprendre à une Matriarche. N’était la taille – une petite Matriarche, et aux yeux noirs, par-dessus le marché. Mais quand elle s’engageait sur une voie, Egwene allait toujours jusqu’au bout. Là, elle était restée aussi calme qu’une Aes Sedai, s’unissant au saidar quand elle avait cru qu’il la menaçait.

Il devait garder ça en mémoire. Quelle que soit sa tenue, elle voulait devenir une sœur, et elle ne trahirait aucun secret des Aes Sedai, même après qu’il lui eut avoué avoir besoin d’Elayne pour maintenir la paix entre deux nations. Oui, il devait penser à elle comme à une Aes Sedai, si attristant que ce soit.

Se sentant très las, Rand se leva et remit sa veste. Il lui restait encore à voir les nobles cairhieniens : Colavaere, Maringil, Dobraine et les autres. Puis il devrait rendre visite aux Teariens. Meilan, Aracome et compagnie lui en voudraient s’il leur accordait ne serait-ce qu’une minute de moins qu’aux Cairhieniens.

Les Matriarches aussi voudraient le voir, ainsi que Timolan et les autres chefs de tribu qu’il n’avait pas encore rencontrés aujourd’hui. Bon sang ! pourquoi était-il parti de Caemlyn ?

Au moins, la conversation avec Herid avait été agréable. Pas les sujets abordés, certes, mais il était reposant de parler avec quelqu’un qui oubliait en permanence avoir affaire au Dragon Réincarné. De plus, il avait réussi à passer un peu de temps sans être entouré d’une horde d’Aiels. Il devrait refaire ça un de ces quatre…

Du coin de l’œil, Rand aperçut son reflet dans un miroir.

— Au moins, tu ne lui as pas laissé voir ta fatigue…, dit-il à son image.

Ne jamais afficher ses faiblesses face à un adversaire…

Le conseil le plus lapidaire que lui ait jamais donné Moiraine. Il allait seulement devoir s’habituer à compter Egwene parmi ses adversaires.


Apparemment très décontractée, Sulin, assise sur les talons dans le jardin situé sous les appartements de Rand, jouait à lancer en l’air un petit couteau afin qu’il se plante dans la terre. Provenant d’une fenêtre, le cri parfaitement imité d’un hibou des rochers la fit se relever d’un bond. Lâchant un juron, elle remit le couteau à sa ceinture. Rand al’Thor avait encore quitté ses appartements ! Le surveiller à distance ne servait décidément à rien. Si Enaila ou Somara avaient été là, elle les lui aurait collées aux basques, et voilà tout. En général, elle s’efforçait de lui épargner ce genre de choses, comme elle l’aurait fait pour un premier-frère…

Gagnant la porte la plus proche, Sulin rejoignit trois autres Promises – aucune n’était venue avec elle – et entreprit de patrouiller dans le labyrinthe de couloirs tout en ayant l’air de se promener. Quoi que veuille le Car’a’carn, il ne devait rien arriver au seul fils d’une Promise qui soit jamais revenu vers les Sœurs de la Lance.


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