19 Des affaires de toh


Rand s’était dit qu’il dormirait bien cette nuit-là. Presque assez fatigué pour oublier Alanna, il était en plus débarrassé d’Aviendha, restée dans le camp des Aiels avec les Matriarches. En l’absence de cette femme qui se déshabillait devant lui sans vergogne, et sans le bruit de sa respiration pour le perturber, sûr qu’il se reposerait comme un nouveau-né.

Hélas, il y eut quand même quelque chose pour le déranger. Les rêves… Afin d’en tenir éloignés les Rejetés et les Matriarches, Rand protégeait toujours ses songes. Mais les tissages ne pouvaient rien contre ce qui était déjà à l’intérieur de sa tête.

Il rêva de grandes créatures blanches aux ailes d’oiseau – mais qui n’étaient pas des oiseaux – sillonnant le ciel bleu et de mégalopoles aux bâtiments incroyablement hauts, des silhouettes semblables à des scarabées et à des gouttes d’eau aplaties grouillant dans leurs rues. Des images qu’il avait déjà vues, en fait, dans le grand ter’angreal de Rhuidean, là où il avait gagné les Dragons qui couvraient désormais ses bras. C’étaient des visions de l’Âge des Légendes, il le savait. Mais cette fois, tout était différent, les couleurs paraissant… fausses… comme si ses yeux étaient frappés d’une quelconque maladie. Les ailes-sho tombaient en piqué, chacune entraînant des centaines de passagers vers la mort. Les bâtiments explosaient comme s’ils étaient en verre, des cités entières brûlaient et la terre se soulevait comme un océan en pleine tempête.

Régulièrement, Rand se retrouvait face à une splendide femme aux cheveux blonds, voyant l’amour qu’exprimait son visage se transformer en pure terreur. Une part de lui-même connaissait cette beauté et désirait la sauver – du Ténébreux, de toutes les menaces et de ce qu’il s’apprêtait lui-même à faire. Il existait tant de parts de lui-même – un esprit explosant en éclats –, et toutes hurlaient à la mort.

Il se réveilla dans le noir, tremblant et ruisselant de sueur. Les rêves de Lews Therin… Ça ne s’était jamais produit. Jusque-là, il n’était pas arrivé qu’il fasse les songes d’un autre… Effrayé à l’idée de fermer les yeux, Rand attendit le lever du soleil, le regard perdu dans le vide. Comme s’il pouvait s’en servir contre un mort, il se lia au saidin, mais Lews Therin ne se manifesta pas.

Lorsqu’une pâle lumière filtra des fenêtres, un gai’shain entra dans la pièce avec sur les bras un plateau recouvert d’une serviette. Voyant que Rand était réveillé, il ne dit pas un mot, posa son fardeau, s’inclina et sortit promptement. Les sens exacerbés par le Pouvoir, Rand sentit l’odeur d’une infusion aux baies, du pain frais, du beurre, du miel et de la bouillie de flocons d’avoine chaude que les Aiels mangeaient volontiers le matin. Se coupant de la Source, il s’habilla et boucla son ceinturon. Sans appétit, il ne souleva même pas la serviette qui couvrait son petit déjeuner. Le Sceptre du Dragon au creux d’un bras, il sortit de ses appartements.

Les Promises étaient de retour dans le couloir, Sulin à leur tête, ainsi qu’Urien et ses Boucliers Rouges. Mais les gardes aiels n’étaient pas seuls. Le corridor grouillait de monde, certaines personnes ayant réussi à franchir le périmètre de sécurité.

Aviendha se tenait au milieu d’une délégation de Matriarches : Amys, Bair, Melaine, Sorilea, bien entendu, Chaelin, une Miagoma du clan de l’Eau-Fumée aux cheveux roux déjà grisonnants, et Edarra, une Shiande Neder qui semblait à peine plus âgée que lui, même si ses yeux bleus exprimaient une équanimité en apparence inébranlable qui renforçait son aura d’autorité, au moins égale à celle de ses collègues.

Berelain était là aussi. Pas Rhuarc, en revanche, ni aucun des autres chefs de tribu. Rand leur avait dit tout ce qu’il entendait leur dire, et les Aiels n’étaient pas du genre à perdre leur temps. Mais dans ce cas, que fichaient ici les Matriarches ? Et la Première Dame ? Du coin de l’œil, Rand nota que la robe blanc et vert qu’elle portait avait un décolleté des plus agréables.

Des Cairhieniens se tenaient derrière la masse compacte d’Aiels. Bien entendu, il y avait là dame Colavaere, dans la fleur de l’âge et superbement belle avec ses cheveux noirs bouclés coiffés en une sorte de tour et sa robe aux rayures horizontales plus nombreuses que celles de tous les autres nobles présents – un signe de son importance dans la hiérarchie du Cairhien.

Le devant du front rasé, à la façon des soldats, le seigneur Dobraine portait comme d’habitude une veste usée aux endroits où frottaient les sangles de son plastron. Ses cheveux blancs tombant sur les épaules, le dos toujours parfaitement droit, Maringil arborait une longue veste de soie noire ornée de rayures horizontales presque jusqu’aux genoux et assez somptueuse pour convenir à une soirée de gala.

Une vingtaine d’autres nobles – mineurs, à en juger par leur peu de rayures –, des hommes et des femmes plus jeunes que Colavaere et les deux autres, se tenaient un peu en arrière.

— Que la Grâce soit sur le seigneur Dragon, murmurèrent-ils en s’inclinant, une main sur le cœur. La Grâce nous honore de sa présence !

Le contingent de Teariens était exclusivement composé de Hautes Dames et de Hauts Seigneurs, tous resplendissants dans leurs plus beaux atours : veste de soie aux manches bouffantes à bandes de satin et chapeau pointu de velours pour les hommes, et pour les femmes, robe brillante à fraise de dentelle et coiffe ajustée ornée de perles ou de gemmes.

— La lumière brille sur le Dragon Réincarné ! lancèrent ces Teariens, Meilan se tenant au premier rang, bien entendu – un homme à la barbe pointue mince, dur et au visage inexpressif.

Un demi-pas derrière lui, la Haute Dame Fionnda faisait grise mine, une maussaderie qui, bizarrement, n’entachait en rien sa beauté, tandis que les sourires hypocrites de la fine Anaiyella, au contraire, faisaient de l’ombre à la sienne.

Ses yeux bleus le signalant comme un oiseau rare parmi les Teariens, Maraconn ne souriait pas davantage que le chauve Gueyam ou qu’Aracome, qui semblait deux fois plus svelte à côté de son replet compagnon, mais certainement pas deux fois moins solide. Ces deux Hauts Seigneurs, ainsi que Meilan, avaient été très proches de Hearne et Simaan.

La veille, Rand n’avait pas mentionné ces deux-là, ni leur trahison, mais à coup sûr, on en avait eu vent ici. Et tout aussi sûrement, chacun des trois Teariens interprétait son silence en fonction de son propre état d’esprit. Depuis qu’ils étaient à Cairhien, ils s’étaient accoutumés à une certaine forme d’insécurité, et ce matin, ils regardaient Rand comme s’il allait soudain ordonner qu’on les arrête.

À dire vrai, tout le monde surveillait tout le monde dans ce couloir. Tous les nobles lorgnaient les Aiels d’un œil mauvais et sans toujours dissimuler très bien leur colère. Berelain avait droit à une attention au moins équivalente. À sa grande surprise, Rand constata que les hommes, et même les Teariens, la considéraient avec plus de suspicion que de concupiscence.

Bien entendu, le Dragon Réincarné était le principal objet de curiosité. Rien de plus normal, sachant qui il était et ce qu’il était. Le regard glacial de Colavaere passait sans cesse de Rand à Aviendha, et là, il s’échauffait quelque peu. Une rancune tenace, semblait-il, même si Aviendha semblait avoir tout oublié. Dame Colavaere, elle, n’était sûrement pas près d’oublier la correction que l’Aielle lui avait flanquée après l’avoir découverte dans la chambre de Rand – d’autant moins que sa mésaventure était désormais de notoriété publique.

Comme toujours, Meilan et Maringil évitaient si ostensiblement de se regarder qu’un enfant aurait deviné à quel point ils se souciaient l’un de l’autre, et pas dans le registre de la bienveillance. Tous deux voulaient le trône du Cairhien, et chacun tenait l’autre pour son principal rival.

Dobraine, lui, surveillait Meilan et Maringil. Pourquoi ? Eh bien, ça, lui seul le savait.

Melaine étudiait Rand, Sorilea dévisageait Melaine, et Aviendha contemplait le sol.

Parmi les Cairhieniens, une femme aux grands yeux, les cheveux cascadant sur les épaules et non dressés sur sa tête comme une pièce montée, portait une robe d’équitation sombre ornée de six rayures seulement, et une épée battait sa hanche. Quand ils la regardaient, la plupart de ses compagnons ne prenaient pas la peine de cacher leur condescendance. Ne semblant pas s’en formaliser, la femme étudiait alternativement les Promises – avec une fervente admiration – et le seigneur Dragon, avec une tout aussi vibrante appréhension.

Rand n’avait pas oublié cette jeune beauté. Nommée Selande, elle avait appartenu au bataillon de charme que dame Colavaere avait lancé à l’assaut du Dragon Réincarné avec l’espoir de le prendre dans ses filets. Non sans peine, il avait convaincu la gente dame que son plan ne fonctionnerait pas. Et sans qu’il le lui ait demandé, Aviendha lui avait donné un sacré coup de main – un rien trop vigoureux, cependant. Avec un peu de chance, Colavaere le craignait trop pour se venger d’Aviendha et risquer ainsi de s’exposer à son courroux. En revanche, il aurait aimé persuader Selande qu’elle n’avait rien à craindre de lui.

« Tu ne peux pas plaire à tout le monde, lui avait dit un jour Moiraine. Ni consoler tout un chacun. »

Une femme de tête…

Comme de juste, les Promises et les Boucliers Rouges surveillaient tout le monde, à part bien entendu les Matriarches. Et Berelain, bizarrement. En principe, ils se méfiaient de tous les habitants des terres mouillées, mais la Première Dame aurait tout aussi bien pu être une Matriarche parmi les autres…

— Vous m’honorez tous, dit Rand en espérant ne pas être trop laconique.

De nouveau en représentation ! Au fait, où était Egwene ? Sans doute occupée à faire la grasse matinée… Un moment, il envisagea d’aller la voir et de faire un ultime effort pour… Non, inutile. Si elle ne voulait rien lui dire, il ne pourrait pas la faire changer d’avis. Pour une fois qu’être ta’veren aurait pu lui servir, voilà que ça ne fonctionnait pas.

— Hélas, je ne vais pas pouvoir m’entretenir avec vous ce matin, car je dois retourner à Caemlyn.

La priorité, c’était en effet le royaume d’Andor. Et Sammael, bien sûr…

— Vos ordres vont être exécutés, seigneur Dragon, dit Berelain. Ce matin, afin que vous puissiez être témoin de l’événement.

— Mes ordres ? Et quel événement ?

— L’exécution de Mangin. On lui a annoncé l’heure il y a peu.

Si la plupart des Matriarches affichaient une prudente neutralité, Bair et Sorilea ne cachaient pas leur désapprobation. Étrangement, elles regardaient Berelain…

— Je n’ai aucune intention d’être là chaque fois qu’on pend un meurtrier, dit Rand, très froid.

En réalité, il avait oublié, ou plutôt, chassé l’affaire de son esprit. Faire pendre un homme qu’on appréciait, presque un ami, n’était pas le genre de décision dont on aimait se souvenir. Lors de leur conversation, Rhuarc et les autres chefs n’avaient même pas fait allusion à cette triste affaire.

De plus, Rand refusait que cette exécution apparaisse comme un événement particulier. Comme tous les autres, les Aiels devaient respecter la loi. Il fallait que les Cairhieniens et les Teariens le sachent, comprenant ainsi qu’il ne favorisait personne, et qu’il n’y avait rien à espérer dans ce domaine-là.

Tu fais vraiment flèche de tout bois…, songea Rand, l’estomac retourné.

Une pensée vraiment à lui ? Eh bien, il l’espérait…

De toute façon, il n’avait aucune envie d’assister à une exécution, et surtout pas à celle de Mangin.

Meilan semblait dubitatif, et de la sueur perlait sur le front d’Aracome – mais ça, c’était peut-être dû à la chaleur. Soudain blême, Colavaere semblait voir Rand pour la première fois.

Berelain adressa un regard attristé à Bair et à Sorilea, qui hochèrent la tête. Avaient-elles prévenu la jeune femme qu’il réagirait ainsi ? En principe, c’était impossible, mais…

Les autres exprimaient une palette de sentiments allant de la surprise à la satisfaction. Sauf Selande… Oubliant son admiration pour les Promises, elle rivait sur Rand un regard de pure terreur.

Eh bien, s’il fallait qu’il en soit ainsi…

— Je vais d’ailleurs partir sur-le-champ, annonça Rand.

Ce qui semblait être un soupir de soulagement collectif monta des rangs des Teariens et des Cairhieniens.

Rand ne fut pas vraiment étonné que tout ce petit monde l’accompagne jusqu’à la pièce réservée à ses « déplacements ».

À l’exception notable de Berelain, les Promises et les Boucliers Rouges tinrent à distance les nobles des terres mouillées. Les Aiels n’aimaient pas que des Cairhieniens approchent de leur Car’a’carn, et en ce jour très particulier, Rand se réjouit qu’ils frappent les Teariens du même ostracisme.

Il y eut beaucoup de regards rageurs, mais personne n’osa dire quoi que ce soit au seigneur Dragon. Pas même Berelain, qui le suivait pourtant de près, marchant au milieu des Matriarches et conversant avec Aviendha – l’une ou l’autre s’autorisant même un petit rire à l’occasion.

Rand en eut les sangs glacés. Berelain et Aviendha qui parlaient ensemble ? Et qui riaient ?

Devant la porte de sa salle de voyage, Rand s’efforça de ne pas regarder la Première Dame dans les yeux lorsqu’elle le salua d’une profonde révérence.

— J’administrerai le Cairhien sans crainte ni favoritisme, et ce jusqu’à votre retour, seigneur Dragon.

Malgré cette affaire avec Mangin, la Première Dame était-elle venue ce matin afin de prononcer cette phrase devant tous les autres nobles importants ? En tout cas, Sorilea eut un sourire indulgent des plus surprenants.

Rand décida qu’il devrait tirer cette histoire au clair. Pas question de laisser les Matriarches influencer Berelain !

Les collègues de Sorilea avaient attiré Aviendha à l’écart, chacune lui tenant à son tour un petit discours – avec une grande fermeté, semblait-il, même si Rand était trop loin pour comprendre.

— Quand vous reverrez Perrin Aybara, ajouta Berelain, faites-lui mes chaleureuses amitiés. Même chose pour Mat Cauthon.

— Nous attendrons impatiemment le retour du seigneur Dragon, mentit dame Colavaere, le visage de marbre, sans doute histoire de ne pas en rajouter.

Après l’avoir foudroyée du regard parce qu’elle avait parlé la première, Meilan se fendit d’une tirade qui disait exactement la même chose que la phrase lapidaire de sa rivale. Bien entendu, Maringil se sentit obligé de surenchérir, au moins en matière de fioritures verbales. Fionnda et Anaiyella se mirent de la partie, ajoutant des compliments si appuyés que Rand jeta un coup d’œil inquiet à Aviendha. Par bonheur, les Matriarches mobilisaient toujours son attention.

— Jusqu’au retour du seigneur Dragon, dit Dobraine avec une sobriété louable.

Sans cacher leur agacement, Maraconn, Gueyam et Aracome marmonnèrent quelques mots inintelligibles.

Rand fut plus que soulagé de franchir le seuil de sa salle de voyage. Mais ça ne dura pas, car il vit que Melaine lui avait emboîté le pas, Aviendha sur les talons.

— Je dois consulter Bael sur des affaires concernant les Matriarches, répondit Melaine quand le jeune homme l’eut interrogée du regard.

Sur ces paroles lapidaires, elle lança un regard dur à Aviendha – dont l’air innocent, telle que la connaissait Rand, cachait sûrement quelque chose. Au naturel, la jeune Aielle pouvait exprimer bien des choses, mais sûrement pas l’innocence. Et surtout pas ce type d’innocence !

— Si c’est votre choix…, dit Rand.

Selon lui, les Matriarches avaient saisi au vol la première occasion d’envoyer Melaine à Caemlyn. Pour empêcher Rand de trop influencer Bael, qui pouvait être mieux qualifiée que l’épouse du chef ? Comme Rhuarc, Bael en avait deux – selon Mat, ça pouvait être un rêve ou un cauchemar, et il s’avouait incapable de trancher.

Sous le regard attentif d’Aviendha, Rand ouvrit un portail donnant directement dans le hall d’honneur du palais de Caemlyn. Un jour, la jeune Aielle avait créé toute seule un portail, mais c’était dans un moment de panique, et elle n’avait jamais pu recommencer. En cet instant, la Lumière seule savait pourquoi, la ligne lumineuse qui tournait sur elle-même semblait lui rappeler ce qui était arrivé ce fameux jour. Les joues rouges, elle cessa aussitôt de regarder Rand – voire de simplement tourner la tête dans sa direction.

Grâce au Pouvoir, le jeune homme sentait l’odeur du savon aux herbes de l’Aielle, mêlée à celle d’un parfum léger qu’il ne se souvenait pas d’avoir capté sur elle. Pressé pour une fois de se couper du saidin, il fut le premier à débouler dans le hall d’honneur désert.

Alanna revint en force dans son esprit, sa présence aussi palpable que si elle avait été en face de lui.

Elle avait pleuré, sentit-il. Parce qu’il était parti ? Eh bien, qu’elle pleure donc ! D’une manière ou d’une autre, il allait devoir se libérer d’elle.

Qu’il soit passé le premier n’était pas du goût des Promises et des Boucliers Rouges, bien entendu. Alors qu’Urien se contenta de grogner et de secouer la tête, Sulin, blanche comme un linge, vint se camper devant Rand, dressée sur la pointe des pieds afin de le regarder dans les yeux.

— Le grand et puissant Car’a’carn a confié son honneur aux Far Dareis Mai, siffla-t-elle. S’il venait à mourir alors qu’elles le protègent, par exemple en tombant dans une embuscade, les Promises n’auraient plus d’honneur. Si le Car’a’carn, ce génial conquérant, n’en a cure, il se peut qu’Enaila ait raison, et qu’il soit un sale gosse entêté qu’il faut tenir par la main afin qu’il ne tombe pas de la première falaise venue, faute d’avoir regardé où il mettait les pieds.

Rand serra les dents. En privé, il acceptait des remontrances – moins vigoureuses que celles-ci, cependant – à cause de tout ce qu’il devait aux Promises. Mais en public, Enaila et Somara, même elles, ne l’avaient jamais tancé ainsi.

L’ourlet de sa jupe relevé, Melaine avait déjà traversé la moitié de la salle. Apparemment, elle était très pressée de rétablir l’influence des Matriarches sur Bael. Urien avait-il entendu ? C’était difficile à dire, même s’il semblait concentré sur ses Boucliers Rouges, leur donnant des instructions tandis qu’ils inspectaient la salle et ses colonnes en compagnies des Promises. Le genre d’activité que les Aethan Dor, tous voilés, n’avaient pas besoin d’ordres pour exercer…

Les bras croisés et l’air perplexe, Aviendha, elle, avait sans nul doute capté la tirade de Sulin.

— Hier, tout s’est très bien passé, dit Rand à la Promise qui le défiait toujours du regard. À partir de maintenant, je crois que deux gardes du corps suffiront.

Les yeux de Sulin faillirent jaillir hors de leurs orbites. Le souffle coupé, elle semblait incapable de parler.

Après le bâton, Rand allait devoir passer à la carotte, s’il ne voulait pas que l’Aielle explose comme le feu d’artifice d’un Illuminateur.

— Bien sûr, ce sera différent quand je sortirai du palais. Là, l’escorte que tu m’as affectée sera utile. Mais ici, au Palais du Soleil ou dans la Pierre de Tear, deux gardes suffiront.

Rand se détourna avant que la Promise ait recouvré sa voix.

Aviendha marcha à ses côtés tandis qu’il contournait l’estrade où se dressait le trône afin de gagner les petites portes dérobées. S’il avait choisi le hall plutôt que ses appartements, c’était avec l’espoir de semer la jeune Aielle. Même sans le saidin, il sentait encore son odeur enivrante. Ou était-ce sa mémoire qui le torturait ? Quoi qu’il en soit, adorant ce parfum, il aurait donné cher pour avoir un rhume et ne rien sentir…

Son châle serré autour du torse, Aviendha regardait droit devant elle, comme si quelque chose la troublait. Quand il lui tint la porte d’un des vestiaires, elle entra sans remarquer ce petit geste de galanterie qui l’agaçait pourtant d’habitude, la poussant à demander, par exemple, s’il croyait qu’elle s’était cassé un bras.

Quand Rand voulut savoir ce qui n’allait pas, la jeune Aielle sursauta :

— Rien… Sulin avait raison. Mais… (Aviendha eut un petit sourire.) Tu as vu son visage ? Personne ne l’a plus bouleversée ainsi depuis… Eh bien, depuis « jamais », je crois. Même pas Rhuarc.

— Je suis un peu étonné de te voir presque dans mon camp, pour une fois…

Aviendha le dévisagea avec ses grands yeux – bleus ou verts ? Eh bien, Rand aurait pu passer une journée entière à tenter de le déterminer. Mais il n’avait pas le droit de penser à des choses pareilles. Ce qui était arrivé ce jour-là, quand elle avait ouvert un portail – pour le fuir – ne changeait rien. Dans sa situation, il lui était interdit de rêver aux yeux d’une femme.

— Tu me troubles tellement, Rand al’Thor, dit la jeune Aielle d’un ton dépourvu d’agacement. Parfois, je me dis que le Créateur t’a fait venir au monde uniquement pour ça : me troubler.

Rand s’apprêta à dire qu’elle avait ce qu’elle cherchait, puisqu’il lui avait souvent proposé de la renvoyer auprès des Matriarches – et tant pis si celles-ci se seraient simplement contentées de lui fourguer une autre espionne ! Mais Jalani et Liah déboulèrent avant qu’il ait pu ouvrir la bouche, très vite suivies par deux Boucliers Rouges, dont le plus vieux, déjà grisonnant, arborait encore plus de cicatrices sur le visage que Liah.

Rand renvoya Jalani et le multibalafré dans le hall d’honneur, ce qui faillit provoquer une polémique. Pas à cause du Bouclier Rouge, qui se contenta de regarder son frère d’armes puis de sortir en haussant les épaules, mais de Jalani, qui se dressa aussitôt sur ses ergots.

Rand désigna la porte qui donnait sur le hall d’honneur.

— Le Car’a’carn attend des Far Dareis Mai qu’elles aillent là où il le leur ordonne.

— Pour les gens des terres mouillées, tu es un roi, Rand al’Thor, mais pas pour les Aiels.

Un rien de bouderie, chez Jalani, rappela à Rand à quel point elle était jeune.

— Quand il s’agit de danser avec les lances, les Promises ne te décevront jamais. Mais là, il n’est pas question de la danse…

Sur ces mots, Jalani sortit quand même après avoir échangé un regard avec Liah.

Suivi par la Promise et le Bouclier Rouge – Cassin, un type blond qui le dépassait d’un bon pouce –, Rand traversa le palais en direction de ses appartements. Bien entendu, Aviendha lui colla également aux basques. Et sa jupe volumineuse, malgré ce qu’il espérait, ne l’empêcha pas de tenir le rythme.

Liah et Cassin restèrent dans le couloir quand il entra dans son salon – une grande pièce avec au plafond une frise représentant des lions et des tapisseries illustrant des scènes de chasse ou offrant à la vue des paysages de montagne bucoliques – mais Aviendha le suivit.

— Tu ne devrais pas être avec Melaine ? lui demanda Rand. Pour t’occuper d’affaires de Matriarches…

— Non, Melaine serait très mécontente de m’avoir dans les jambes en ce moment.

Peut-être, mais Rand, lui, n’en était pas davantage satisfait. Posant le Sceptre du Dragon sur un guéridon aux pieds sculptés de feuilles de vigne, il défit son ceinturon et l’abandonna sur le moignon de lance.

— Amys et les autres t’ont-elles dit où est Elayne ?

Un long moment, Aviendha resta immobile, l’air impénétrable.

— Elles ne le savent pas, dit-elle enfin. J’ai posé la question…

Rand n’en fut pas étonné. Après s’en être abstenue pendant des mois, Aviendha, avant de venir pour la première fois à Caemlyn avec lui, lui avait sans cesse répété qu’il appartenait à Elayne. Pour elle, il en allait ainsi, et ce qui était arrivé entre eux, de l’autre côté du portail qu’elle avait ouvert, n’y changeait absolument rien. En outre, ça ne se reproduirait plus – là-dessus, elle s’était montrée très claire.

Rand était parfaitement d’accord. Et pour le regretter en secret, il fallait vraiment qu’il y ait en lui quelque chose de malsain…

Ignorant les sièges rembourrés, Aviendha s’assit en tailleur à même le sol.

— Elles ont parlé de toi, cela dit.

— Je me demande bien pourquoi ça ne m’étonne pas ?

Aviendha s’empourpra. Rougir n’était pas son genre, alors, deux fois dans la même journée…

— Elles ont partagé des rêves, et certains te concernaient.

La jeune Aielle s’interrompit pour s’éclaircir la voix, qu’elle avait un peu rauque et étranglée, sembla-t-il à Rand.

— Melaine et Bair ont rêvé que tu étais sur un bateau… (Après des mois passés dans les terres mouillées, ce mot sonnait encore bizarrement dans la bouche de l’Aielle.) Tu étais avec trois femmes dont elles n’ont pas vu le visage, et il y avait une balance dont le plateau s’inclinait d’abord d’un côté, puis de l’autre. Melaine et Amys ont rêvé d’un homme qui se tenait près de toi, une dague plaquée sur ta gorge, mais tu ne le voyais pas. Bair et Amys, elles, t’ont vu couper les terres mouillées en deux avec une épée.

Un instant, Aviendha baissa des yeux brillants de mépris sur le fourreau qui reposait à demi sur le Sceptre du Dragon. Un mépris teinté de culpabilité, puisque c’était elle qui lui avait offert cette épée ayant jadis appartenu au roi Laman – après l’avoir soigneusement enveloppée dans une couverture, afin de ne pas avoir à la toucher.

— Elles n’ont pas pu interpréter ces rêves, mais elles pensent que tu sais de quoi il s’agit.

Le premier rêve était aussi obscur pour Rand que pour les Matriarches. En revanche, le deuxième semblait limpide. Un tueur avec une dague qu’il ne pouvait pas voir ? Un Homme Gris, à l’évidence. Ayant livré leur âme aux Ténèbres – pas simplement voué, mais abandonné –, ces assassins étaient invisibles, même quand on aurait dû les voir comme le nez au milieu de la figure, et ils n’avaient qu’une idée en tête : abattre leurs proies. Comment les Matriarches avaient-elles pu passer à côté d’une chose si élémentaire ?

Le troisième songe ne posait pas davantage de difficulté. N’était-il pas déjà en train de couper en morceaux des pays ? Le Tarabon et l’Arad Doman étaient en ruine, les révoltes en Tear et au Cairhien risquaient à tout moment d’embraser ces nations, et l’Illian sentirait très bientôt le poids de sa lame… Et il ne mentionnait même pas le Prophète et les fidèles du Dragon qui sévissaient en Altara et au Murandy.

— Je ne vois rien de mystérieux à deux de ces rêves, Aviendha…

Quand il eut précisé sa pensée, la jeune Aielle lui coula un regard dubitatif. Rien d’étonnant. Si des Matriarches capables de marcher dans les rêves ne parvenaient pas à interpréter des songes, qui était-il pour le faire ?

— Qu’ont-elles rêvé d’autre ? demanda-t-il en se laissant tomber dans un fauteuil.

— Eh bien, je peux te parler d’un autre songe, même s’il ne te concerne pas.

En d’autres termes, il y avait bien d’autres rêves, mais elle ne les lui révélerait pas. Dans ce cas, alors qu’elle n’avait pas le don de marcher dans les songes, pourquoi les Matriarches lui en avaient-elles parlé ?

— Elles ont toutes les trois eu ce rêve, ce qui le rend très important. La pluie venant d’une coupe… Une coupe entourée de pièges et de chausse-trappes. Mais si les bonnes mains la saisissent, elles trouveront un trésor peut-être aussi précieux que cette coupe. Si ce sont les mauvaises mains, le monde sera condamné. Et pour découvrir la coupe, la clé est de trouver celui qui n’est plus.

— Celui qui n’est plus quoi ? (Ce point était sans nul doute bien plus important que le reste.) Tu veux parler d’un mort ?

Aviendha secoua la tête, faisant osciller sa chevelure rousse.

— Les Matriarches n’en savent pas plus long.

À la grande surprise de Rand, l’Aielle se leva et tira sur ses vêtements, comme les femmes le faisaient sans y penser dans ce genre de circonstances.

— Dois-tu… ? commença Rand.

Dois-tu vraiment partir ? avait-il failli demander.

Mais par la Lumière ! il voulait qu’elle s’en aille ! Chaque minute passée près d’elle le mettait à la torture. Hélas, chaque minute passée loin d’elle était également un calvaire. Mais il devait agir correctement, faisant ce qui était bon pour lui et encore meilleur pour elle.

— Aviendha, as-tu envie de retourner auprès des Matriarches ? Pour reprendre ta formation ? Il n’y a aucune raison que tu restes plus longtemps avec moi. Tu m’as appris tant de choses que je me sens plus aiel qu’un Aiel.

Aviendha eut un soupir qui disait tout, mais bien entendu, il fallut qu’elle développe.

— Tu en sais moins long qu’un gamin de six ans. Pourquoi un homme écoute-t-il sa seconde-mère davantage que la première ? Et pourquoi une femme en fait-elle autant avec son second-père ? Quand une femme peut-elle épouser un homme sans avoir fabriqué une couronne nuptiale ? En quelle occasion une Maîtresse du Toit doit-elle obéir à un forgeron ? Si tu prends pour gai’shain une orfèvre, pourquoi dois-tu la laisser travailler pour elle-même un jour pour chacun de ceux qu’elle passe à ton service ? Pourquoi la même chose ne vaut-elle pas pour une tisserande ?

Peu désireux d’avouer qu’il ne savait rien de tout ça, Rand essaya de trouver une réponse lui permettant de sauver la face, mais Aviendha se désintéressa soudain de lui.

— Par moments, le ji’e’toh a vraiment le sens de l’humour. J’en rirais aux larmes, si je n’étais pas la cible de cette plaisanterie-là. Mais je ferais face à mon toh.

Même si Aviendha parlait toute seule, Rand lui répondit – très prudemment :

— Si tu fais allusion à Lanfear, ce n’est pas moi qui t’ai sauvée, mais Moiraine. Elle est morte pour nous sauver tous.

L’épée de Laman avait libéré Aviendha de l’autre toh qu’elle avait envers Rand – et dont il n’avait jamais compris la nature.

La seule obligation dont elle avait conscience. Rand espérait qu’elle ne saurait jamais, pour l’autre. Car elle la verrait bel et bien pour une obligation, alors qu’il ne partageait pas cette vision des choses.

La tête inclinée, Aviendha le regarda avec un petit sourire. Elle s’était reprise en main avec une maestria qui lui aurait valu les félicitations de Sorilea.

— Merci, Rand al’Thor. Bair dit qu’il est bon de s’entendre rappeler de-ci de-là qu’un homme ne sait pas tout. Fais-moi savoir quand tu voudras te coucher. Je ne voudrais pas venir trop tard et te réveiller.

Quand Aviendha fut sortie, Rand contempla un long moment la porte. Un Cairhienien en train de jouer au Grand Jeu était en général plus facile à comprendre qu’une femme ne faisant aucun effort pour être mystérieuse. Mais les sentiments qu’il éprouvait pour Aviendha, quelle que fût leur nature profonde, ne facilitaient sûrement pas les choses.

Ce que j’aime, je le détruis ! ricana Lews Therin. Et ce que je détruis, je l’aime !

Ferme-la ! pensa Rand, furieux.

La voix de dément se tut. Pour sa part, s’il ne savait pas qui il aimait, il savait très bien qui il entendait sauver. De tous les dangers possibles, mais avant tout de lui.


Dans le couloir, Aviendha s’appuya contre la porte et inspira à fond pour se calmer. Enfin, pour essayer, en tout cas, puisqu’on disait que c’était apaisant. Dans sa poitrine, son cœur continuait à battre comme un tambour. Être près de Rand revenait à s’étendre nue sur des charbons ardents, avec le sentiment que son corps s’étirait au point que ses os risquaient de se briser. En elle, il faisait naître une honte qu’elle n’aurait jamais cru éprouver.

Elle avait parlé d’une plaisanterie, et une part d’elle-même désirait effectivement en rire. Si elle avait un toh envers lui, c’était encore plus fort envers Elayne. Après tout, il lui avait simplement sauvé la vie. Sans lui, Lanfear l’aurait tuée. Et la Rejetée avait eu l’intention de l’éliminer en la faisant beaucoup souffrir. Comme si elle avait su…

Comparé à sa dette envers Elayne, ce toh vis-à-vis de Rand était une fourmilière posée à côté de la Colonne Vertébrale du Monde.

Accroupi dans le couloir, sa lance sur les genoux, Cassin accorda à peine un regard à la jeune Aielle. Cet Aiel Goshien – ça se voyait à la coupe de sa veste – ne savait rien, bien entendu. En revanche, Liah sourit à Aviendha avec bien trop de chaleur et d’amicale complicité pour quelqu’un qu’elle ne connaissait pas – et même pour quelqu’un qu’elle aurait bien connu.

À sa grande surprise, Aviendha songea que les Chareen – là aussi, la tenue de Liah la trahissait – étaient souvent des petites pestes sournoises. Jusque-là, elle n’avait jamais pensé à une Promise comme à autre chose qu’une Promise, un point et c’était tout. Rand al’Thor la rendait folle.

Pourquoi souris-tu, petite ? demanda-t-elle pourtant par gestes. Tu n’as rien de mieux à faire ?

Liah plissa le front, comme si la situation l’amusait.

Qui appelles-tu « petite », petite ? répondit-elle également par gestes. Tu n’es pas encore une Matriarche, mais déjà plus une Promise. Je crois que tu fourreras ton âme dans une couronne afin de la déposer aux pieds d’un homme.

Entre les Far Dareis Mai, il n’existait guère de pire insulte. Aviendha fit un pas en avant, puis elle s’immobilisa. Si elle avait porté un cadin’sor, Liah n’aurait pas pu lui résister, mais avec cette fichue jupe… Une défaite assurée ! Pire encore, Liah refuserait sûrement de la prendre comme gai’shain. Ayant été attaquée par une femme qui n’était plus une Promise et pas encore une Matriarche, elle en aurait parfaitement le droit. Elle pourrait exiger aussi de battre Aviendha comme plâtre devant tous les Taardad qu’on pourrait rassembler. Une humiliation moindre que d’être refusée, mais pas de beaucoup.

Enfin, qu’elle gagne ou qu’elle perde, Melaine trouverait sûrement un moyen de lui graver dans l’esprit qu’elle avait renoncé à la lance – un châtiment qui lui ferait regretter que Liah ne l’ait pas rouée de coups dix fois devant toutes les tribus réunies. Entre les mains d’une Matriarche, la honte coupait plus cruellement qu’un couteau à équarrir.

Liah ne broncha pas, car elle savait tout ça aussi bien qu’Aviendha.

— Et à présent, vous vous défiez du regard, dit Cassin. Un de ces jours, il faudra que j’apprenne votre langage par signes.

Liah regarda le guerrier et gloussa.

— Tu seras très beau en jupe, Bouclier Rouge, quand tu viendras demander à devenir une Promise.

Aviendha soupira de soulagement lorsque Liah cessa de la fixer. En de telles circonstances, elle n’aurait pas pu détourner le regard sans se déshonorer.

D’instinct, ses doigts composèrent la première phrase du langage par gestes qu’une Promise apprenait – parce qu’elle en avait besoin en permanence.

J’ai un toh !

Liah répliqua du tac au tac :

Tout petit, sœur de la Lance.

Aviendha eut un sourire reconnaissant, car Liah avait omis de plier le petit doigt – un détail qui aurait tout changé, ajoutant de l’ironie à l’expression « sœur de la Lance ». Ainsi « accentuée », elle était réservée aux femmes qui avaient renoncé à la lance mais tentaient de se comporter comme s’il n’en était rien.

Un domestique déboula soudain dans le couloir. Cachant le mépris que lui inspiraient les gens qui consacraient leur vie à servir les autres – une particularité des terres mouillées –, Aviendha partit dans l’autre direction afin de ne pas croiser le déprimant personnage.

Tuer Rand al’Thor l’aurait libérée d’un toh, et se suicider aurait annulé le second. Mais chaque solution contrariait l’autre, rendant la situation inextricable.

Quoi qu’en disent les Matriarches, elle allait devoir trouver un moyen de concilier l’inconciliable.


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