22 Vers le sud

Alors que les cinq pierres – une rouge, une bleue et les autres striées d’intéressantes façons – décrivaient un cercle régulier au-dessus de ses mains, Mat guidait Pépin avec les genoux. D’un côté de sa selle, il avait glissé sous la sangle sa lance à hampe noire, et son arc faisait le pendant de l’autre côté. Les pierres le faisant penser à Thom Merrilin, qui lui avait appris à jongler, Mat se demanda si ce vieux forban était encore de ce monde.

Probablement pas… Une petite éternité plus tôt, Rand avait chargé le vieux trouvère de veiller sur Nynaeve et Elayne. S’il existait au monde deux femmes ayant moins besoin qu’on veille sur elles, le jeune flambeur ne les connaissait pas. Dans le même ordre d’idées, il n’avait jamais entendu parler de deux donzelles plus têtues – et plus susceptibles d’envoyer un homme au tombeau à cause de leur obstination.

Nynaeve… Une furie qui ne laissait rien passer de ce qu’un homme disait ou pensait, tirant sur sa natte de malheur pour bien montrer à quel point elle était furieuse. Et Elayne… Cette fichue Fille-Héritière convaincue qu’il lui suffisait de pointer le menton pour imposer sa volonté – en proférant à l’occasion des aménités comparables à celles de l’ancienne Sage-Dame. Mais Elayne était la pire des deux – parce qu’elle avait une arme secrète. Quand le coup de l’arrogance ne marchait pas, elle souriait et jouait de ses charmantes fossettes avec la certitude que tout un chacun se jetterait à ses pieds parce qu’elle était jolie…

Mat espérait que Thom avait survécu à une telle compagnie. N’étant pas un méchant garçon, il espérait que les deux femmes allaient bien aussi, mais il n’aurait pas été fâché d’apprendre qu’elles s’étaient retrouvées une ou deux fois dans la mouise, depuis qu’elles avaient levé l’ancre pour la Lumière seule savait où. Qu’elles voient donc ce que ça faisait, quand il n’était pas là pour les en tirer ! Chaque fois qu’il l’avait fait, inutile de dire qu’elles ne s’étaient pas fendues d’un mot de remerciements.

Pas une mouise catastrophique, cela dit… Seulement de quoi leur faire regretter que Mat Cauthon ne soit pas là pour voler à leur secours comme un parfait crétin.

— Et toi, Mat ? demanda Nalesean, qui chevauchait près du jeune homme. T’es-tu jamais demandé ce que ça fait d’être un Champion ?

Mat faillit laisser tomber ses pierres. Ruisselant de sueur, Daerid et Talmanes le regardaient, curieux d’entendre sa réponse. Alors que le soleil sombrait à l’horizon, l’heure de s’arrêter ne tarderait pas à sonner. À mesure que les jours raccourcissaient, le crépuscule s’allongeait, aurait-on dit, mais Mat tenait à être bien installé, sa pipe au bec, avant la tombée de la nuit. En outre, sur un terrain pareil, les chevaux se cassaient vite une jambe, quand on n’y voyait plus. Idem pour les hommes…

La Compagnie s’étirait comme un long serpent derrière ses officiers. Étendards au vent mais tambours muets, elle traversait des collines basses semées d’une végétation rare et décatie. Onze jours après avoir quitté Maerone, la colonne était à mi-chemin de Tear – peut-être même un peu moins –, une progression plus rapide que prévu. Tout ça en consacrant une journée entière à reposer les chevaux…

Même s’il n’était pas pressé de remplacer Weiramon, Mat ne pouvait pas s’empêcher de parier intérieurement sur la distance maximale que la Compagnie aurait pu parcourir en une journée. Jusque-là, le record était de dix-huit lieues – si on pouvait se fier aux méthodes de calcul. Bien entendu, il avait fallu la moitié de la nuit aux chariots de l’intendance pour rattraper la colonne, mais les fantassins avaient mis leur point d’honneur à démontrer qu’ils pouvaient tenir la dragée haute aux cavaliers sur les longues distances. Sur les courtes, bien entendu, c’était hors de question…

Un peu en arrière, vers l’est, des Aiels couraient le long d’une crête boisée, et ils gagnaient régulièrement du terrain. Selon toute probabilité, ils s’étaient mis en route dès le lever du soleil et ils ne s’arrêteraient pas avant la nuit, voire plus tard. S’ils dépassaient la Compagnie tant qu’il faisait encore jour, ça stimulerait les hommes. Chaque fois que ça arrivait, ils étaient partants pour une bonne lieue de plus, le lendemain.

Une lieue en avant, environ, la forêt reprenait ses droits. Avant d’atteindre ce point, il faudrait descendre plus près de l’Erinin. Arrivé au sommet d’une butte, Mat aperçut le fleuve et les cinq bateaux loués qui arboraient l’étendard de la Main Rouge. Quatre autres étaient déjà repartis vers Maerone afin d’embarquer du fourrage pour les chevaux.

De son point d’observation, Mat ne pouvait pas voir les gens qui allaient et venaient le long du fleuve, changeant parfois de direction lorsqu’ils rencontraient un groupe commandé par quelqu’un d’assez autoritaire. Pourtant, il savait que ces gens étaient là. Certains avaient des charrettes, qu’ils tiraient souvent eux-mêmes, et d’autres des chariots, mais la plupart n’emportaient rien, à part les frusques qu’ils avaient sur le dos. Parmi les brigands, même les plus idiots avaient compris qu’il ne servait à rien d’attaquer ces loqueteux.

Comme eux-mêmes, Mat n’avait pas la moindre idée de l’endroit où allaient ces fugitifs. En tout cas, ils étaient assez nombreux pour encombrer le semblant de piste qui longeait le fleuve. Refusant de les bousculer méchamment pour se frayer un chemin, la Compagnie progressait bien plus vite dans les hauteurs.

— Un Champion ? répéta Mat en rangeant les cinq pierres dans une de ses sacoches de selle.

Il aurait pu trouver n’importe où des cailloux similaires, mais il aimait les couleurs de ceux-là. Dans sa sacoche, il gardait une plume d’aigle et un fragment de pierre d’un blanc immaculé où avaient peut-être été gravées jadis des sortes de runes. Il avait également été fasciné par un rocher qui semblait être en réalité la tête d’une statue, mais pour l’emporter, il aurait fallu mobiliser un chariot.

— Jamais ! Les Champions sont des crétins qui se laissent mener par le bout du nez, et les Aes Sedai en profitent ! Qu’est-ce qui vous a mis une idée si farfelue dans la tête ?

Nalesean haussa les épaules. Alors qu’il transpirait d’abondance, il portait quand même une veste – rouge rayé de bleu, aujourd’hui – boutonnée jusqu’au menton. Mat avait entièrement ouvert la sienne, et il continuait pourtant à fondre.

— Je suppose que c’est toutes ces Aes Sedai…, répondit le Tearien. Que la Lumière brûle mon âme, ça fait réfléchir, non ?

Nalesean faisait allusion aux sœurs qui, disait-on, allaient et venaient également le long du fleuve, mais sur l’autre rive, et se déplaçaient beaucoup plus vite que les étranges vagabonds.

— Le mieux, c’est de ne pas penser à ces fichues bonnes femmes ! lança Mat.

À travers sa chemise, il toucha son médaillon en forme de tête de renard. Même avec cette protection, il n’était pas mécontent que les Aes Sedai soient de l’autre côté du fleuve.

Quelques-uns de ses soldats avaient embarqué sur les bateaux. Si rares que fussent les villages, sur l’autre rive, ils mettaient à l’eau un canot chaque fois qu’ils en croisaient un, afin d’aller aux renseignements, selon les ordres de Mat. Jusque-là, les nouvelles n’avaient rien eu de bouleversant. En revanche, elles étaient souvent déplaisantes. Comme cette affaire d’Aes Sedai grouillant partout.

— Et comment sommes-nous censés ne pas penser à elles ? demanda Talmanes. Tu crois que la tour tire vraiment les ficelles de Logain ?

Une des plus récentes rumeurs, datant d’à peine deux jours.

Avant de répondre, Mat retira son chapeau et s’épongea le front. Une fois la nuit tombée, il ferait un peu plus frais. Mais sans vin, sans bière, sans femmes et sans jeu, quelle importance ? Quel sombre crétin aurait volontairement choisi le métier de soldat ?

— D’après moi, les Aes Sedai sont capables de tout, alors, pourquoi pas ça ?

Mat tira sur le foulard qui dissimulait la cicatrice, sur son cou. À force d’observer Lan, il avait au moins appris une chose sur les Champions : ils ne transpiraient jamais !

— Mais Talmanes, on croirait entendre parler une Aes Sedai ! Tu n’en es pas une, pas vrai ?

Daerid se plia en deux de rire sur sa selle et Nalesean manqua en vider les étriers. D’abord crispé, Talmanes finit par sourire – encore un peu, et il aurait gloussé. S’il n’était pas réputé pour son sens de l’humour, il en avait quand même un peu.

Cela posé, il se reprit très vite :

— Et ce qu’on dit sur les fidèles du Dragon ? Si c’est vrai, c’est inquiétant.

La bonne humeur des autres officiers fondit comme neige au soleil.

Mat fit la moue. C’était la plus récente nouvelle – ou rumeur, au choix –, glanée la veille. Un village incendié au Murandy… Pire encore, les fidèles avaient disait-on tué tous les hommes qui refusaient de jurer allégeance au Dragon Réincarné, abattant aussi leur famille.

— Rand s’en occupera. Si c’est vrai… Les Aes Sedai et les fidèles du Dragon, c’est son affaire, et elle ne nous concerne pas. Nous avons la nôtre pour nous occuper, pas vrai ?

Une déclaration qui ne rasséréna personne, bien entendu. Après avoir vu une multitude de villages incendiés, ils s’attendaient à pire dès qu’ils seraient entrés en Tear.

Franchement, quel imbécile congénital aurait choisi le métier de soldat ?

Sur une butte, devant eux, apparut un cavalier qui galopait vers la colonne. Très pressé, il obligeait sa monture à sauter par-dessus les buissons au lieu de les contourner.

— Pas de trompettes…, dit Mat tout en levant le bras pour ordonner une halte.

Les hommes se passèrent le mot de rang en rang.

Quand il arriva devant Mat, le cavalier tira sur les rênes de sa monture, la faisant stopper net. Vêtu d’une veste rouge qui lui allait comme un sac, le corpulent Chel Vanin se tenait en selle avec la grâce d’un tas de saindoux. Pourtant, cet obèse – il n’y avait pas d’autre mot pour le qualifier – pouvait chevaucher n’importe quel animal, et il était de loin le meilleur cavalier que Mat eût rencontré.

Longtemps avant d’arriver à Maerone, Mat avait surpris Nalesean, Daerid et Talmanes en leur demandant le nom des meilleurs braconniers et voleurs de chevaux qu’ils comptaient dans leur troupe – des gaillards qu’ils savaient coupables, mais sans avoir les preuves nécessaires pour les confondre.

Les deux nobles avaient d’abord refusé d’admettre qu’ils avaient de tels types sous leurs ordres. En insistant un peu, Mat avait fini par obtenir les noms de trois Cairhieniens, deux Teariens et – ô surprise ! – deux Andoriens.

Mat n’aurait pas cru que les Andoriens étaient depuis assez longtemps dans la Compagnie pour qu’on ait ce genre de renseignements sur eux, mais apparemment, les informations se répandaient vite.

Convoquant les sept gaillards, Mat leur avait annoncé qu’il lui fallait des éclaireurs. Et un bon éclaireur, selon lui, avait besoin des mêmes compétences qu’un braconnier ou un voleur de chevaux. Ignorant les dénégations des sept vauriens – de leur vie, ils n’avaient jamais commis ne serait-ce que l’ombre de ces crimes – qui se révélèrent plus enflammés encore que Talmanes et Nalesean (et beaucoup moins polis), Mat leur accorda à l’aveugle son pardon pour tout ce qu’ils avaient pu faire jusqu’à ce jour. Il tripla leur solde et assura qu’il se fichait de savoir comment ils procédaient, pourvu qu’ils lui rapportent des informations fiables.

Un seul mensonge, même par omission, et ce serait la pendaison. Car beaucoup d’hommes pouvaient perdre la vie à cause des manquements d’un éclaireur.

Malgré cette menace, les sept types avaient sauté sur l’occasion, sans doute moins par attrait de l’argent que par goût d’en faire le moins possible.

Sept éclaireurs ne suffisant pas, Mat avait demandé à ses recrues de lui indiquer d’autres candidats – sans perdre de vue qu’il fallait de réelles compétences, et en n’oubliant pas que la qualité des hommes qu’ils désigneraient aurait une lourde influence sur leurs chances de vivre assez longtemps pour toucher leur triple solde. Après bien des froncements de sourcils perplexes et pas mal de messes basses, les sept forbans avaient fourni à leur chef onze noms supplémentaires – en précisant bien que ce n’était pas une manière d’insinuer quoi que ce soit sur d’honnêtes soldats.

Onze personnages, assez bons braconniers et voleurs de chevaux pour n’avoir pas été remarqués par Daerid, Talmanes ou Nalesean, mais pas assez doués pour abuser leurs sept « collègues »… Mat leur fit la même proposition, puis leur demanda également des noms.

Bien entendu, un moment arriva où la source se tarit. Mais pas avant que le jeune flambeur dispose d’une équipe de quarante-sept éclaireurs. En des temps difficiles, ces artistes pourtant doués avaient dû se résigner à porter l’uniforme plutôt qu’à se consacrer à leur vocation.

Le dernier nom, unanimement fourni par les trois candidats le précédant, était celui de Chel Vanin, un Andorien ayant vécu à Maerone mais qui avait exercé ses activités des deux côtés du fleuve, et sur un large périmètre. Artiste jusqu’au bout des doigts, Chel aurait été capable de voler les œufs que couvait une poule faisane, et ce sans la déranger – en supposant qu’il ne décide pas de chaparder en même temps la pondeuse, tant qu’il y était. Dans le même ordre d’idées, il aurait pu subtiliser un cheval sous les fesses d’un noble sans que sa victime s’en aperçoive avant deux jours. En tout cas, c’était ce qu’avaient prétendu ses trois admirateurs.

Avec un sourire ébahi et l’air innocent de l’enfant qui vient de naître, Chel avait affirmé qu’il était palefrenier de son état, et maréchal-ferrant à l’occasion, quand on voulait bien lui donner de l’ouvrage. Mais pour quatre fois la solde normale de la Compagnie, il était prêt à oublier ses scrupules. Jusque-là, Mat n’avait jamais regretté la dépense…

Perché sur son louvet, face à Mat, Chel Vanin paraissait troublé. N’aimant guère s’incliner devant quelqu’un, il approuvait son jeune chef, qui refusait d’être appelé « seigneur ». Pourtant, il se toucha vaguement le front avec les phalanges, improvisant une sorte de salut rudimentaire.

— Je crois que vous devriez aller voir ça, dit-il. Je ne sais pas quoi en penser, vraiment. Oui, vous devriez jeter un coup d’œil.

— Attendez-moi ici, dit Mat à ses compagnons. Vanin, je te suis.

La chevauchée dura juste le temps de franchir deux collines et de remonter un cours d’eau sinueux aux berges boueuses. Avant même qu’il ait vu les vautours, l’odeur indiqua à Mat la nature de ce que Vanin voulait lui montrer.

Les charognards se disputaient un festin qui disparaissait sous la masse compacte de leurs plumes noires. Avisant une roulotte agressivement peinte en vert, jaune et bleu, Mat devina qu’il s’agissait d’un véhicule appartenant à des Zingari. En fait, c’était une caravane entière, mais la plupart des roulottes avaient été réduites en cendres.

Attaqués par les vautours, des cadavres d’hommes, de femmes et d’enfants, tous arborant des vêtements bigarrés, gisaient sur tout le périmètre.

Une partie de Mat analysa froidement ce qu’il voyait. Une autre aurait voulu vomir ou s’enfuir – enfin, n’importe quoi sauf rester perché sur Pépin à regarder ce charnier.

Les attaquants étaient d’abord venus de l’ouest, c’était facile à comprendre en voyant que la majorité des cadavres d’hommes et d’adolescents se trouvait dans cette direction, parmi les restes de ce qui semblait être de gros chiens, comme s’ils avaient voulu former une ligne de défense pour laisser le temps aux femmes et aux enfants de s’enfuir. En vain, hélas. Un deuxième « amas » de corps montrait que les pauvres fugitifs s’étaient simplement jetés tête baissée sur un deuxième groupe d’agresseurs. Désormais, à part les vautours, plus rien ne bougeait d’un côté comme de l’autre du site.

Vanin cracha de dégoût entre ses dents disjointes.

— On les chasse avant qu’ils aient trop volé – quand on n’y prend pas garde, ils enlèvent les enfants et les élèvent comme si c’étaient les leurs –, on peut même leur flanquer un bon coup de pied aux fesses pour les encourager à filer, mais on ne massacre pas ainsi des Gens de la Route. Qui pourrait faire une chose pareille ?

— Je n’en sais rien… Des brigands, peut-être…

Il ne restait plus un seul cheval… Mais les bandits de tout poil cherchaient à voler, pas à tuer, et les Zingari se résistaient jamais, même si on entendait les délester de leur dernier sou, de leur chemise et de leurs bottes.

Mat se força à serrer moins fort les rênes de sa monture. Impossible de regarder quelque part sans voir le cadavre d’une femme ou d’un enfant ! Les tueurs n’avaient voulu laisser aucun survivant. Tentant d’ignorer les vautours, Mat fit le tour du charnier. Même si le sol était trop sec pour qu’il y ait des empreintes, il aurait juré que les chevaux s’étaient éparpillés dans plusieurs directions.

— Tu aurais pu me décrire cette horreur, dit Mat quand il eut terminé son inspection. Je n’étais pas forcé de voir ça.

Par forcé du tout, non !

— J’aurais pu vous dire qu’il n’y avait pas de piste, grogna Vanin. (Il orienta son cheval et lui fit traverser le cours d’eau peu profond.) Mais venez donc voir ça.

Le feu avait bien endommagé la roulotte qui gisait sur un côté, mais le berceau du véhicule subsistait ainsi que ses roues jaunes aux rayons rouges. Vêtu d’une veste dont on pouvait encore deviner qu’elle avait été bleue, un homme était appuyé contre une de ses roues. Trempant une main dans son sang, il avait écrit en grosses lettres sur le fond de la roulotte :


« PRÉVENEZ LE DRAGON RÉINCARNÉ »


Le prévenir de quoi ? pensa Mat.

Que quelqu’un avait massacré toute une caravane de Zingari ? Ou l’homme était-il mort avant d’avoir fini d’écrire, comme pouvait le laisser penser l’absence de ponctuation ? Ce n’aurait pas été la première fois que des Zingari auraient recueilli des informations importantes. Dans un récit, l’homme aurait eu le temps, avant de mourir, d’écrire les deux ou trois mots faisant la différence entre un désastre et une victoire. Mais quel que soit le message, personne n’en saurait plus le fin mot, désormais.

— Tu as eu raison, Vanin…, dit Mat.

Avertir le Dragon Réincarné de quoi ? Eh bien, inutile de faire naître de nouvelles rumeurs. Il y en a assez comme ça…

— Avant de partir, brûle ce qui reste de cette roulotte. Et si on t’interroge, parle uniquement d’une multitude de cadavres d’hommes. Et de femmes… et d’enfants…

— Vermine de sauvages, grinça Vanin entre ses dents. (Il cracha de nouveau.) Ce pourrait bien être des copains à ceux-là…

Les Aiels venaient d’atteindre la zone – un groupe de trois ou quatre cents guerriers. Impassibles, ils traversaient le cours d’eau à moins de cinquante pas du charnier. Quelques-uns saluèrent même Mat de la main. Le jeune homme n’en reconnut aucun, mais bon nombre de guerriers avaient entendu parler de l’ami de Rand al’Thor, un type qui portait un chapeau noir à larges bords et contre lequel il valait mieux ne pas jouer…

Une fois le cours d’eau traversé, les fichus Aiels continuaient leur chemin comme si de rien n’était.

Fichus Aiels, oui…

Les guerriers du désert évitaient les Zingari, Mat le savait, même s’il ignorait pour quelle raison.

— Non, je doute que des Aiels aient fait ça, répondit-il à Vanin. Brûle cette roulotte, Chel !

Bien entendu, Talmanes et les autres attendaient Mat là où il le leur avait demandé. Quand il les eut informés de ce qu’il avait vu, ajoutant qu’il allait falloir former des équipes de fossoyeurs, Daerid lâcha, incrédule :

— Des Zingari ?

— Nous camperons ici, éluda Mat.

Il s’attendit à des commentaires, puisqu’il restait assez d’heures de jour pour avancer encore. Entrant dans le jeu, les officiers en étaient arrivés à parier sur la distance que la Compagnie couvrirait. Pourtant, Nalesean se contenta de dire :

— Je vais envoyer un homme avertir les bateaux, avant qu’ils aient pris trop d’avance.

Les officiers éprouvaient-ils la même chose que leur chef ? Sauf si elle bifurquait pour se diriger droit vers le fleuve, la colonne, si elle continuait d’avancer, ne pourrait éviter de voir au minimum les vautours s’envoler quand les équipes de fossoyeurs les dérangeraient. Lorsqu’un homme voyait souvent la mort, à cause de son métier, ça ne signifiait pas pour autant qu’il aimait ça. Quant à lui, Mat aurait juré que revoir les charognards lui aurait retourné l’estomac – sans qu’il puisse se retenir, cette fois. Au matin, il n’y aurait plus que des tombes, hors de vue pour la plupart.

Le souvenir du charnier ne s’effaça pourtant pas de la mémoire de Mat, même quand il fut en mesure de s’installer sous sa tente, dressée au sommet d’une colline où la brise venue du fleuve pourrait la caresser, si elle se décidait jamais à souffler.

Des corps taillés en pièces par des bouchers puis dévorés par des vautours… Pire que la bataille contre les Shaido, autour de Cairhien. Des Promises étaient tombées durant les combats, mais il n’en avait vu aucune, et les enfants ne participaient pas aux guerres. Même pour défendre sa vie, un Zingaro ne se serait pas battu. Personne ne tuait les Gens de la Route…

Dès qu’il fut en possession de sa ration de bœuf aux haricots, Mat se retira sous sa tente. Nalesean lui-même ne semblait pas d’humeur à bavarder, et Talmanes semblait plus renfrogné que jamais.

La nouvelle du massacre s’était répandue dans le camp, sur lequel régnait le silence peu naturel qui suivait en général les catastrophes. D’habitude, l’obscurité était troublée par quelques éclats de rire, parfois par des chansons lestes braillées à tue-tête, et ce jusqu’à ce que le porte-étendard pousse vers leur couverture les gaillards s’entêtant à prétendre qu’ils n’étaient pas fatigués. Ce soir ressemblait à ceux où la Compagnie avait traversé un village uniquement peuplé de cadavres ou découvert les corps mutilés d’un groupe de réfugiés assez fous pour avoir voulu défendre leurs maigres possessions contre des brigands. Après de telles expériences, peu d’hommes avaient encore le cœur à rire et à chanter – et les autres se montraient prompts à leur faire fermer le bec.

Mat s’étendit et savoura une bonne pipe. Hélas, l’atmosphère se révéla étouffante et le sommeil se refusa à lui – à cause des Zingari morts, bien entendu, et du souvenir de plus anciens cadavres. Trop de batailles, trop de dépouilles… Saisissant sa lance, Mat relut les mots écrits en ancienne langue sur la hampe noire de l’arme.

« Ainsi sont rédigés nos accords et nos pactes.

Si la pensée est la flèche du temps

Les souvenirs jamais ne disparaissent.

La demande est satisfaite,

Et le prix est payé. »

Bien beau tout ça, mais c’était lui le pigeon, dans cette affaire…

Après un moment, Mat se leva, s’empara d’une couverture, ramassa la lance et sortit en sous-vêtements, le médaillon en forme de tête de renard reflétant aussitôt la lumière de la lune en croissant. La brise s’était levée, à peine assez forte pour faire onduler l’étendard de la Main Rouge planté dans le sol à côté de la tente. Pas extraordinaire, comme fraîcheur, mais toujours mieux que l’étuve de toile…

Étendant sa couverture dans les broussailles, Mat s’allongea dessus. Enfant, quand il peinait à s’endormir, il jouait souvent à nommer les constellations. Dans un ciel sans nuages, la lumière de la lune faisait pâlir celle de presque toutes les étoiles, mais il en restait quand même assez pour bercer un insomniaque. Mat repéra le Char à Foin, très haut dans le ciel, puis les Cinq Sœurs et les Trois Oies, orientées vers le nord. L’Archer, le Laboureur, le Forgeron, le Serpent… Celle-ci, les Aiels l’appelaient le Dragon. Le Bouclier… Également connu sous le nom de Bouclier d’Aile-de-Faucon…

Mat s’agita nerveusement. Dans certaines de ses mémoires – puisqu’il en possédait plusieurs – il n’aimait pas du tout Artur Paendrag Tanreall.

Le Cerf et le Bélier… La Coupe et la Voyageuse, avec son bâton nettement visible.

Mat capta un bruit qu’il ne parvint pas à identifier. Dans une nuit moins silencieuse, ce son étouffé n’aurait pas semblé furtif, mais là, il intriguait et alarmait. Qui pouvait rôder dans le coin ? Curieux, le jeune homme se redressa sur un coude… et se pétrifia.

Sous la lumière de la lune, des silhouettes se déplaçaient autour de sa tente. Des silhouettes voilées, semblait-il. Des Aiels ? Mais que fichaient-ils ici ? Quand ils eurent encerclé la tente, des lames brillantes apparurent dans leurs mains, il y eut un bruit de toile coupée, et les inconnus entrèrent sous la tente.

Ils en ressortirent très vite pour regarder autour d’eux.

Mat se redressa à demi. S’il restait baissé, il aurait une chance de filer sans se faire repérer.

— Mat ! appela soudain Talmanes d’une voix avinée.

S’il pensait que son chef dormait, ce fichu soiffard finirait peut-être par rebrousser chemin. Les Aiels semblaient avoir disparu, mais Rand aurait juré qu’ils s’étaient simplement jetés à terre.

Talmanes approchait toujours.

— Mat, j’ai de la gnôle ! Un bon coup te fera du bien. C’est parfait en ce qui concerne les rêves, puisqu’on n’en garde aucun souvenir.

S’il filait maintenant, se demanda Mat, les Aiels l’entendraient-ils, avec le vacarme que faisait Talmanes ? Environ à dix pas, les hommes les plus proches devaient dormir à poings fermés. Les soldats du Premier Étendard de Cavalerie, des hommes de Talmanes, avaient remporté l’honneur, ce soir – à savoir le droit de dormir les premiers. Jusqu’à la tente et aux Aiels, il y avait moins de dix pas… Les guerriers étaient rapides, mais sur une si courte distance, ils ne le rattraperaient pas avant qu’il soit au milieu de cinquante hommes capables de se réveiller en un éclair.

— Mat, n’essaie pas de me faire croire que tu dors. J’ai vu la tête que tu tirais. Quand on tue les rêves, ça va tout de suite mieux. Crois-moi, je sais de quoi je parle.

Mat se prépara à bondir.

— Mat ? Mat ?

Ce crétin de Talmanes allait bientôt marcher sur un Aiel. Et se faire trancher la gorge avant d’avoir eu le temps de crier.

Que la Lumière le brûle ! Il m’aurait suffi de deux enjambées…

— Armes au clair ! cria Mat en se redressant. Des Aiels dans le camp ! Tous autour de l’étendard ! Ralliez-vous à la Main Rouge ! Rappliquez, espèces de pilleurs de tombes montés sur des fichus cabots !

Comme il convenait, ces hurlements réveillèrent tout le monde. Des cris retentirent, des tambours ordonnèrent le rassemblement et des trompettes leur firent écho. Les hommes du Premier de Cavalerie jaillirent en rugissant de sous leur couverture et, arme au poing, se précipitèrent vers l’étendard.

Mais les Aiels avaient toujours un peu moins de distance à couvrir que les soldats. Et ils connaissaient leur cible. Alors qu’il ne pouvait rien entendre dans le vacarme, quelque chose poussa Mat à se retourner. Son instinct ? Sa nature de ta’veren ? En tout cas, il eut tout juste le temps de dévier avec la hampe de sa lance le premier coup d’un Aiel voilé qui bondissait sur lui.

Le guerrier bloqua la contre-attaque de Mat avec sa rondache, puis il décocha au jeune homme un coup de pied dans le ventre. Le souffle coupé, Mat parvint pourtant – la force du désespoir – à rester debout puis à esquiver le fer d’une lance qui se contenta de lui entailler le flanc. D’un balayage exécuté avec la hampe de sa lance, il faucha les jambes de son adversaire, puis lui traversa le cœur avec l’étrange fer de son arme.

Un tueur de moins ! En espérant qu’il ne s’agissait pas d’une tueuse.

Mat dégagea sa lance et fut bien obligé de se jeter dans la mêlée.

J’aurais dû filer quand j’en avais encore la possibilité !

Maniant sa lance comme un bâton de combat – à une vitesse qu’il n’avait jamais atteinte –, Mat para une pluie de coups sans jamais avoir le temps de riposter.

Pourquoi n’ai-je pas fermé ma grande gueule, histoire de dévisser de là ?

— Rappliquez, tas de voleurs de moutons aux tripes de pigeons ! Vous êtes sourds ? Nettoyez-vous les oreilles, et ramenez-vous !

Se demandant pourquoi il n’était pas déjà mort – il avait eu de la chance contre un Aiel, mais personne n’était assez veinard pour faire face à toute une bande –, Mat s’avisa soudain qu’il n’était plus seul. En sous-vêtements, un Cairhienien maigrichon tomba non loin de lui avec un cri perçant pour être aussitôt remplacé par un Tearien à la chemise flottant au vent et à l’épée meurtrière. D’autres hommes arrivèrent, poussant toutes sortes de cris de guerre :

— Pour le seigneur Matrim et la victoire !

— Pour la Main Rouge !

— Massacrez la vermine aux yeux noirs !

Mat recula et laissa ces braves ferrailler à leur aise.

Un général qui prend la tête de ses troupes est le dernier des imbéciles…

Un souvenir venu d’une de ces mémoires qui ne lui appartenaient pas, sans qu’il connaisse le nom de son propriétaire.

Et quand on prend ce genre de risque, on peut se faire tuer.

Ça, c’était du pur Mat Cauthon !

Au bout du compte, tout se résuma à une affaire de nombres. Une dizaine d’Aiels contre – eh bien, pas toute la Compagnie, mais des centaines d’hommes, quand même. Résultat ? Dix Aiels morts et, face à de tels adversaires, une quinzaine parmi les soldats et deux fois plus de blessés mal en point mais assez vivants pour gémir pendant qu’on s’occupait d’eux. Même s’il s’était fort brièvement impliqué dans l’affaire, Mat saignait d’une dizaine de plaies dont trois, au moins, auraient besoin d’être recousues.

Utilisant sa lance comme un bâton de marche, Mat trottina jusqu’à l’endroit où Daerid posait un garrot sur la jambe gauche de Talmanes, allongé sur le sol.

La chemise du blessé arborait deux taches rouges en train de noircir.

— On dirait bien que Nerim va encore pouvoir exercer sur moi ses douteux talents de couturier ! Que la Lumière brûle ce fichu garçon-boucher !

Serviteur de Talmanes, le pauvre Nerim raccommodait son maître aussi souvent qu’il reprisait ses vêtements.

— Il va s’en tirer ? demanda Mat à voix basse.

— Il saigne moins que vous, répondit Daerid en haussant ses épaules nues, car il portait seulement son pantalon. (Quand il releva la tête, Rand vit que l’officier allait pouvoir ajouter une balafre à sa collection.) Tu as bien fait de t’écarter des Aiels, Mat. C’était toi qu’ils visaient.

— Bravo de ne pas leur avoir donné ce qu’ils voulaient…, fit Talmanes.

Grimaçant de douleur, il s’accrocha à l’épaule de Daerid et se releva.

— Il aurait été dommage de perdre la mascotte de la Compagnie par une sombre nuit et contre une poignée de sauvages.

— Je souscris à cette analyse, admit Mat.

Repensant aux guerriers qui s’étaient introduits sous sa tente, il frissonna. Pourquoi des Aiels en voulaient-ils à sa peau ?

Venant de l’endroit où on avait couché les uns contre les autres les Aiels morts, Nalesean approcha. Même après le combat, il portait toujours sa veste – ouverte, cependant. Pensif, il étudiait une tache de sang – le sien, ou non ?

— Que la Lumière brûle mon âme ! Je savais que ces sauvages se retourneraient tôt ou tard contre nous. Ils devaient être avec ceux qui sont passés par ici un peu plus tôt.

— J’en doute, dit Mat. S’ils avaient voulu m’avoir, ils m’auraient embroché et mis à cuire pour le dîner avant que l’un de vous s’en aperçoive.

En boitillant, il alla étudier les cadavres à la lumière d’une lanterne qu’un soldat lui tendit. Soulagé de voir exclusivement des visages d’hommes, il craignit un moment que ses jambes se dérobent – le choc, sans doute. Parmi les tueurs, il n’identifia personne, mais après tout, il connaissait fort peu d’Aiels.

— Des Shaido, dit-il en retournant vers ses compagnons, lanterne à la main.

Ce pouvaient être des Shaido. Ou des Suppôts des Ténèbres. D’expérience, il savait qu’il y en avait parmi les Aiels. Hélas…

— Demain, dit Daerid, nous devrions essayer de trouver une Aes Sedai, de l’autre côté du fleuve. S’il ne perd pas toute la gnôle qui lui tient lieu de sang, Talmanes vivra, mais d’autres blessés risquent de ne pas avoir cette chance.

Nalesean ne pipa pas mot, mais son grognement en dit long. En bon Tearien, il se méfiait des Aes Sedai – encore plus que Mat, et ça n’était pas peu dire.

Le jeune homme n’émit aucune objection. S’il interdirait à toute sœur d’utiliser le Pouvoir sur lui – au fond, chaque cicatrice était une preuve qu’il avait réussi à éviter une Aes Sedai – il ne pouvait pas condamner des hommes à mort.

En revanche, il avait l’autorité requise pour demander les choses les plus incongrues.

— Un fossé ? s’écria Talmanes quand son chef eut formulé son ordre.

— Tout autour du camp ? demanda Nalesean, la barbe frémissant d’indignation. Chaque nuit ?

— Et une palissade ? renchérit Daerid.

Il regarda autour de lui, vit qu’il y avait encore quelques soldats, et baissa le ton :

— Mat, ça provoquera une mutinerie.

— Pas du tout. Au matin, tous les hommes sauront que des Aiels se sont introduits sous ma tente. Du coup, la moitié d’entre eux n’oseront plus fermer l’œil de peur de se réveiller avec une lance dans le torse. Vous trois, faites-leur bien comprendre qu’une palissade a de bonnes chances d’arrêter les Aiels.

Ou au moins, de les ralentir.

— Bon, si vous filiez, maintenant, que je puisse dormir un peu ?

Après le départ des officiers, Mat étudia sa tente. Les ouvertures découpées par les Aiels laissant entrer la brise, autant dormir dehors, sur sa couverture.

Soudain, une pensée lui traversa l’esprit. Le bruit qui l’avait alerté… Les Aiels n’en avaient pas fait d’autre. Et de toute façon, une ombre était plus bruyante qu’un guerrier du désert. Alors, de quoi s’était-il agi ?

Appuyé à sa lance, Mat fit le tour de la tente, inspectant le sol. Sans savoir ce qu’il cherchait, mais bon… Bien entendu, les bottes souples des Aiels n’avaient laissé aucune empreinte visible à la lumière d’une lanterne. Deux cordes qui tenaient la tente avaient été coupées, et…

Mat posa la lanterne et saisit les cordes. Ce bruit avait pu être celui de cordes tendues qu’on coupait. Mais pour entrer, les Aiels n’auraient pas eu besoin de faire ça.

L’angle des coupures, parfaitement droit, attira l’attention du jeune homme. Reprenant la lanterne, il balaya les alentours avec le faisceau lumineux. Non loin de là, un buisson avait été taillé d’un côté, de petites branches lestées de feuilles gisant sur le sol. Du travail soigneux, rigoureusement géométrique, les extrémités des branches semblant avoir été polies par un ébéniste.

Mat sentit se hérisser tous les poils de sa nuque. On avait ouvert ici un de ces trous dans l’air qu’utilisait volontiers Rand.

Mat se rembrunit. Des Aiels avaient tenté de le tuer, une nouvelle déjà mauvaise. Pour ne rien arranger, ils avaient été envoyés par une personne capable de générer un de ces… portails.

S’il n’était pas à l’abri des Rejetés au milieu de ses hommes, où le serait-il ? Et comment allait-il pouvoir dormir, avec des feux de surveillance autour de sa tente ? Et une cohorte de gardes ? Des gardes d’honneur, tiens, ça ferait plus glorieux, appelés comme ça ! Mais la prochaine fois, ce serait sans doute cent Trollocs, voire mille, qui lui tomberaient dessus à la place de dix malheureux Aiels. Était-il assez important pour ça ? Si ses adversaires décidaient qu’il était trop important, le coup suivant, ce serait un Rejeté qui viendrait lui régler son compte. Par le sang et les cendres ! Quand avait-il demandé à être un ta’veren lié à ce maudit Dragon Réincarné ?

— Par le fichu sang et les fichues cendres !…

Entendant le sol crisser dans son dos, Mat se retourna, sa lance prête à frapper. De justesse, il retint son coup quand il reconnut Olver – qui cria comme un goret et se jeta en arrière, atterrissant le dos dans la poussière.

— Par la maudite Fosse de la Perdition ! que fiches-tu ici ?

— Je… Je… (Le gamin déglutit péniblement.) J’ai entendu dire que cinquante Aiels avaient tenté de te tuer dans ton sommeil, seigneur Mat. Mais tu les as massacrés, il paraît, alors je suis venu prendre de tes nouvelles. Voir si tu vas bien… Tu sais, le seigneur Edorion m’a acheté des souliers.

Olver leva fièrement un pied chaussé.

En râlant entre ses dents, Mat aida le gamin à se relever.

— Tu n’as pas répondu à ma vraie question ! Pourquoi n’es-tu pas à Maerone ? Edorion n’a pas trouvé quelqu’un pour s’occuper de toi ?

— Cette femme voulait l’argent du seigneur, mais moi, je ne l’intéressais pas. C’est normal, quand on a déjà six enfants… Maître Burdin me nourrit très bien, et en échange, je dois seulement faire boire ses chevaux, leur donner de l’avoine et les étriller. Seigneur Mat, j’adore ça. Hélas, il ne me laisse pas monter…

Quelqu’un se racla soudain la gorge.

— Seigneur, c’est le seigneur Talmanes qui m’envoie.

Même pour un Cairhienien, Nerim était franchement petit. Le cheveu grisonnant, sec comme un coup de trique, il arborait sur son visage long et étroit une expression sinistre – une manière de dire que rien n’allait, certes, mais que, l’avenir étant encore pire, la journée en cours était finalement meilleure que la plupart.

— Si mon seigneur me le permet, je lui ferai remarquer que les taches de sang, sur ses sous-vêtements, ne partiront jamais. En revanche, avec la permission de mon seigneur, je pense pouvoir repriser sa peau. (Nerim portait sous un bras son nécessaire de couture.) Petit, va chercher de l’eau. Et ne traîne pas en chemin. (Il s’inclina, en profitant pour ramasser la lanterne.) Si mon seigneur veut bien entrer sous la tente ? Les courants d’air ne sont pas bons pour les blessures.

En un éclair, Mat se retrouva allongé à côté de son lit de camp.

— Bien entendu, avait dit Nerim, mon seigneur ne voudrait pas tacher ses couvertures…

Le domestique nettoya les plaies puis entreprit de les recoudre. Talmanes n’avait pas exagéré. Avec du fil et une aiguille, ce type faisait montre de toute la délicatesse d’un garçon-boucher. En présence d’Olver, revenu avec un seau d’eau, Mat n’eut d’autre choix que de serrer les dents, plutôt que de perdre la face.

Pour oublier son calvaire, Mat désigna la besace en toile élimée qu’Olver portait à une épaule.

— Qu’y a-t-il là-dedans ?

Le gamin serra son trésor contre lui.

Depuis leur rencontre, Olver n’était pas devenu plus beau, mais il semblait beaucoup moins crasseux. Ses souliers semblaient solides, et ses vêtements paraissaient neufs.

— C’est à moi, seigneur Mat. Je n’ai rien volé…

Après une longue hésitation, Olver ouvrit la besace et en sortit ses possessions. Un pantalon de rechange, deux chemises propres, des chaussettes… Rien d’intéressant à ses yeux, visiblement. En revanche, il agrémenta d’un commentaire tous les autres objets.

— Voici ma plume de faucon rouge, seigneur Mat, et ça, c’est une pierre de la même couleur que le soleil. Tu vois ? Dans cette bourse, j’ai cinq pièces de cuivre et un sou d’argent. Et dans ce morceau de toile enroulé, le jeu des Serpents et des Renards que mon père avait fabriqué pour moi… La toile, c’est le plateau de jeu, dessiné par lui…

Olver se rembrunit, ravala ses larmes et continua :

— Et dans ce caillou, il y a une tête de poisson. J’ignore comment elle est arrivée là. Enfin, voici ma carapace de tortue à dos bleu. Tu vois les rayures ?

Secoué par un coup d’aiguille impitoyable de Nerim, Mat tendit un bras pour toucher le morceau de toile enroulé. Dès qu’il respirait par le nez, ça allait beaucoup mieux… Ses vrais souvenirs étaient bizarres – constellés de trous. Par exemple, il se souvenait des règles de « Serpents et Renards », mais il ne se rappelait pas y avoir joué un jour.

— C’est une jolie carapace de tortue. J’en avais une, dans le temps… Une verte.

Tendant le bras dans l’autre sens, Mat s’empara de sa bourse et en sortit deux couronnes d’or du Cairhien.

— Ajoute ça à ta fortune, Olver. Un homme a besoin d’un peu d’or pour lester ses poches.

Vexé, le gamin entreprit de tout remettre dans sa besace.

— Je ne mendie pas, seigneur Mat. Pour manger, je travaille…

— T’ai-je parlé de mendicité ?

Mat chercha désespérément un prétexte pour donner deux couronnes au petit garçon.

— Je… J’ai besoin d’une estafette. Je ne peux pas demander ça à un de mes hommes, ils sont trop occupés à jouer aux soldats. Bien entendu, tu devras prendre soin de ton cheval. Je ne peux pas demander à quelqu’un d’autre de s’en charger.

— J’aurai un cheval ? s’émerveilla Olver.

— Bien évidemment… Un détail encore : je m’appelle Mat. Si tu me donnes encore du « seigneur » Mat, je ferai un nœud marin avec ton nez… (Hurlant de douleur, Mat se redressa à demi.) Nerim, c’est une jambe, pas un quartier de bœuf !

— Si mon seigneur le dit…, marmonna le domestique. Je le remercie de m’apprendre de telles choses.

Se tâtant le nez, Olver semblait se demander si on pouvait faire un nœud avec – marin ou autre.

Mat se rallongea en grommelant. Voilà qu’il s’était acoquiné avec un gamin, et la Lumière savait qu’il ne lui faisait pas une faveur. Surtout si Olver avait la mauvaise idée d’être là quand les Rejetés tenteraient de nouveau de réduire d’une unité le nombre de ta’veren présents dans le monde. Cela dit, si le plan de Rand fonctionnait, il y aurait bientôt un Rejeté de moins. Et si on lui en laissait le loisir, Mat entendait se tenir loin des problèmes et du danger jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus du tout.


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