1 Le lion sur la colline

La Roue du Temps tourne et les Âges naissent et meurent, laissant dans leur sillage des souvenirs destinés à devenir des légendes. Puis les légendes se métamorphosent en mythes qui sombrent eux-mêmes dans l’oubli longtemps avant la renaissance de l’Âge qui leur donna le jour.

Au cœur d’un Âge nommé le Troisième par certains – une ère encore à venir et depuis longtemps révolue – un vent se mit à souffler dans les collines du Cairhien couvertes de végétation roussie. Sans être le Début, car il n’y a ni commencement ni fin à la rotation de la Roue du Temps, ce vent était un début.

Soufflant vers l’ouest, ce vent balayait des villages et des fermes abandonnés, la plupart n’étant plus que des ruines carbonisées. Car la guerre avait ravagé le Cairhien. La guerre classique, bien sûr, contre des étrangers, mais aussi la guerre civile. L’invasion et le chaos… Et maintenant que c’était terminé – en supposant que ça le fût vraiment – seuls de très rares téméraires revenaient vers leurs foyers dévastés. Alors que ce vent ne charriait aucune humidité, le soleil s’acharnait à détruire le peu qu’il en restait dans le pays.

À l’endroit où une petite cité, Maerone, faisait face à Aringill, une ville bien plus grande – chacune se dressant sur une berge du fleuve Erinin –, ce vent traversait le cours d’eau pour pénétrer dans le royaume d’Andor. Les deux agglomérations cuisaient au soleil. Et même si davantage de prières pour qu’il pleuve montaient d’Aringill, où les réfugiés du Cairhien se pressaient comme des poissons dans un aquarium, les soldats cantonnés autour de Maerone s’adressaient eux aussi au Créateur, souvent d’une voix avinée et plus rarement avec une sincère ferveur. À cette période de l’année, l’hiver aurait déjà dû étendre ses tentacules sur la région, les premières neiges étant depuis beau temps de l’histoire ancienne. Alors qu’ils suaient à grosses gouttes, les gens s’inquiétaient de cette anomalie climatique, même si fort peu d’entre eux osaient énoncer leurs craintes à voix haute.

Soufflant toujours vers l’ouest, ce vent agitait les feuilles desséchées et jaunies des arbres et ridait la surface des cours d’eau qui ruisselaient encore faiblement au centre de leur lit de boue durcie. En Andor, on ne trouvait pas de bourg calciné, mais les villageois lorgnaient nerveusement le soleil boursouflé et les paysans préféraient détourner le regard des champs qui n’avaient – et pour cause – produit aucune récolte en automne. Continuant sa route, ce vent soufflait au-dessus de Caemlyn, et, au cœur de la Cité Intérieure bâtie par les Ogiers, faisait onduler les deux étendards qui dominaient le palais royal. Le premier, rouge sang, arborait l’image d’un disque divisé par une ligne sinueuse, une moitié noire aussi mate que l’autre, d’un blanc parfait, pouvait être brillante.

Le second étendard, d’un blanc immaculé sur son écrin de ciel bleu, offrait l’image d’une étrange créature reptilienne dotée de quatre pattes et d’une crinière dorée. Avec ses yeux jaunes et ses écailles écarlate et or, ce monstre de beauté semblait chevaucher le vent.

Lequel des deux étendards inspirait le plus de crainte ? Une question difficile, car parfois, l’espoir pouvait faire vibrer une poitrine pourtant oppressée par la peur. L’espoir du salut et la peur de la destruction, les deux venant de la même source…

Caemlyn, disait-on, était la deuxième plus belle cité du monde. Et ce n’était pas seulement l’opinion des Andoriens – d’ailleurs, ceux-ci la nommaient le plus souvent en premier, déclassant la glorieuse Tar Valon. Alors que de grandes tours rondes se dressaient à intervalles réguliers le long du mur d’enceinte de pierre grise veinée d’argent et de blanc, d’autres tours, encore plus hautes, s’élevaient à l’intérieur, côtoyant des dômes ivoire et or qui brillaient intensément sous le soleil impitoyable. Construite sur une série de collines, la ville était en quelque sorte couronnée par la Cité Intérieure. Protégé par son mur d’enceinte blanc, cet ultime sanctuaire abritait son propre trésor de tours et de dômes qui scintillaient comme une mosaïque écarlate, or et blanc. On eût dit qu’il veillait sur la Nouvelle Cité, ainsi nommée parce qu’elle avait quand même bien moins de deux mille ans d’âge.

Alors que la Cité Intérieure était le noyau de Caemlyn – et pas seulement, loin de là, parce qu’elle se dressait en son centre – le palais royal en était le cœur palpitant. Tout droit sorti des récits d’un trouvère, ce feu d’artifice de minarets blancs, de dômes dorés et de sculptures fines comme de la dentelle avait effectivement tout d’un cœur. Mais désormais, il battait à l’ombre des deux étendards.

Torse nu, en équilibre sur la pointe des pieds, Rand n’avait pour l’heure pas le moins du monde conscience de se trouver dans une cour intérieure au sol de dalles blanches de ce fabuleux palais. Pareillement, il avait oublié la présence des spectateurs massés entre les colonnes qui entouraient ce qui n’était plus pour lui qu’un terrain d’exercice. Les cheveux collés sur le crâne par la sueur, la poitrine également lustrée de transpiration, il sentait la douleur monter de sa blessure jamais vraiment guérie, sur le flanc, mais il refusait de lui accorder la moindre importance. Sur chacun de ses avant-bras s’enroulait une créature en tout point semblable à celle de l’étendard. Des Dragons, comme les appelaient les Aiels, ce nom étant repris par de plus en plus de gens…

Très vaguement, Rand avait conscience du héron marqué au fer dans chacune de ses paumes. Mais uniquement parce qu’il en sentait le relief alors qu’il serrait la longue poignée de son épée d’entraînement en bois.

Ne faisant qu’un avec son arme, il passait instinctivement d’une figure à une autre, le Lion sur la Colline devenant l’Arc de la Lune puis la Tour au Matin. Torse nu comme lui, également en sueur, cinq hommes l’encerclaient, tentant d’esquiver ses assauts et de contre-attaquer. Et c’étaient eux qui mobilisaient toutes ses perceptions. Des escrimeurs expérimentés aux traits durs – les meilleurs qu’il avait pu trouver depuis le départ de Lan.

Se battre d’instinct, comme le Champion le lui avait enseigné. Ne faire qu’un avec sa lame… et avec ses cinq adversaires.

Soudain, Rand fonça en avant et les hommes qui le pressaient de plus en plus durent se déplacer très vite pour le garder au centre de leur cercle. À l’instant où cet équilibre géométrique sembla cependant sur le point de se rompre, parce que deux des cinq escrimeurs au moins esquissaient un mouvement qui tendait à le briser, Rand fit demi-tour à la volée et fonça dans la direction opposée. Ses cinq opposants tentèrent de réagir, mais il était trop tard. Dans un vacarme retentissant, le jeune homme bloqua une lame d’entraînement avec la sienne – une série de lattes de bois attachées ensemble – et, dans le même mouvement, il propulsa son pied droit dans le ventre d’un autre adversaire. Sonné, l’homme aux cheveux grisonnants se plia en deux. Lame contre lame, Rand avança sur son adversaire, un colosse au nez cassé, et en profita pour décocher un autre coup de pied à sa première victime, qui s’écroula cette fois comme une masse.

Nez-Cassé tenta de reculer pour dégager sa lame. Ce faisant, il libéra celle de Rand, qui lui fit décrire une spirale autour de l’arme de son ennemi – L’Entrelacs de la Vigne – puis la lui abattit sur la poitrine avec assez de force pour le faire tomber à la renverse.

Tout cela n’avait pris qu’une fraction de seconde. Pourtant, les trois escrimeurs encore valides approchaient déjà. Le premier, un petit type râblé et vif, montra que sa taille n’était pas un obstacle en sautant par-dessus Nez-Cassé alors qu’il ne s’était pas encore complètement étalé sur le sol.

Opportuniste, Rand abattit son arme sur les tibias de Sauteur, le faisant basculer en avant, puis il le frappa sur le dos et l’envoya rejoindre Nez-Cassé sur les dalles.

Plus que deux opposants, mais il s’agissait des meilleurs. Un grand type maigre dont la lame fendait l’air à la vitesse de la langue d’un serpent et un costaud au crâne rasé qui ne commettait jamais l’ombre d’une faute technique. Bien entendu, les deux gaillards s’écartèrent l’un de l’autre afin de prendre leur proie en tenaille. Mais Rand ne perdit pas de temps. Conscient que Crâne-Rasé aurait bientôt contourné les combattants gisant sur le sol, il engagea aussitôt le combat contre Maigrichon.

Un escrimeur rapide et précis. Pour attirer l’élite, Rand n’avait pas lésiné sur l’or, et ça avait fonctionné. Pour un Andorien, Maigrichon était plutôt grand, même si Rand le dominait d’une bonne tête, mais dans un combat à l’épée, la taille ne comptait pas. En revanche, il arrivait que la force fasse la différence. Quand Rand se déchaîna contre lui, Maigrichon eut une expression pincée avant de reculer. Le Sanglier qui Dévale la Colline eut aisément raison d’Écarter la Soie et se joua de l’Éclair aux Trois Fourches. Après que l’épée d’entraînement se fut écrasée sur le côté de son cou, Maigrichon s’écroula comme les trois escrimeurs précédents.

Aussitôt, Rand se jeta à terre, fit un roulé-boulé sur les dalles dures et exécuta la Rivière Longe la Rive à la vitesse de l’éclair. Même s’il n’était pas très rapide, Crâne-Rasé avait dû prévoir le coup, car il abattit sa lame sur la tête de Rand au moment même où ce dernier lui zébrait le ventre avec sa propre épée.

Un instant, Rand chancela, des points noirs dansant devant ses yeux. Après avoir secoué la tête pour éclaircir sa vision, il s’appuya sur son arme pour se redresser. Haletant, Crâne-Rasé le regarda avec méfiance.

— Paie-le, dit Rand.

Aussitôt, la méfiance s’effaça du visage de Crâne-Rasé. Comme si Rand n’avait pas promis une pièce de plus – par jour – à tout homme qui parviendrait à le toucher. Et trois à tous ceux qui le vaincraient en tête à tête. Un moyen de s’assurer que personne ne retiendrait ses coups pour flatter le Dragon Réincarné. Rand ne demandait jamais le nom de ses partenaires, et si cet oubli les énervait, c’était tant mieux, puisqu’ils s’en battraient avec plus d’énergie. Un adversaire, même lors d’un entraînement, était là pour le pousser au-delà de ses limites, pas pour devenir son ami. De toute façon, ses amis maudiraient un jour le moment où ils l’avaient rencontré – si ce n’était pas déjà fait.

Les autres escrimeurs remuaient déjà. En principe, un « mort » devait rester là où il était tombé afin de devenir un obstacle, comme l’aurait été un vrai cadavre. Mais alors qu’il avait quelque mal à tenir debout lui-même, Nez-Cassé était obligé d’aider Cheveux-Gris à se relever. Quant à Maigrichon, il tournait la tête à droite et à gauche en faisant la grimace.

Plus d’entraînement pour aujourd’hui !

— Paie-les tous.

Des applaudissements montèrent du public composé de seigneurs et de dames vêtus de leurs plus beaux atours – avec une inflation galopante de broderies et de galons, bien entendu.

Rand fit la moue alors qu’il jetait au loin son épée. Tout ce beau monde avait fait des ronds de jambes devant Gaebril à l’époque où Morgase – la reine légitime – était prisonnière dans son propre palais. Mais pour le moment, Rand avait besoin de ces girouettes.

Prends les ronces à pleines mains, et tu te piqueras…, songea-t-il.

Enfin, il espérait que cette pensée venait de lui…

Sulin, la Promise aux cheveux blancs qui dirigeait l’escorte personnelle de Rand – et toutes les Far Dareis Mai, de ce côté de la Colonne Vertébrale du Monde – sortit de sa bourse une couronne d’or de Tar Valon et la lança avec une grimace qui tira sur la méchante balafre qui lui zébrait une joue. Les Promises de la Lance détestaient que Rand manie une épée, même en bois. Comme tous les Aiels, elles exécraient ces armes…

Crâne-Rasé rattrapa la pièce au vol et salua Sulin d’un hochement de tête prudent. Avec les Promises, tout le monde se montrait prudent. Vêtues d’ocre pour se confondre avec le paysage désolé de leur désert, elles avaient pour certaines ajouté un peu de vert à leur tenue afin de s’adapter à ce qu’elles nommaient les terres mouillées. Malgré la sécheresse, ces régions, comparées à la Tierce Terre, restaient de fait humides. Avant de suivre Rand de l’autre côté du Mur du Dragon, très peu d’Aiels avaient jamais vu un cours d’eau qui ne pouvait pas s’enjamber quasiment sans y penser. Chez eux, des querelles sanglantes avaient lieu à cause de mares de deux ou trois pas de large.

Comme tous les guerriers aiels, et à l’instar des vingt autres Promises présentes dans la cour, Sulin avait les cheveux coupés court, à l’exception d’une queue-de-cheval. Armée de trois courtes lances, elle serrait une rondache dans sa main gauche et un coutelas pendait à sa ceinture. Suivant l’exemple de tous les combattants aiels – même ceux de l’âge de Jalani, une Promise de seize ans encore joufflue comme une fillette – Sulin maniait toutes ses armes à la perfection et elle en faisait usage à la moindre provocation – en tout cas, selon la façon de voir des habitants des « terres mouillées ».

À part leur chef, les autres Promises surveillaient tout le monde, que ce soit dans la cour, au milieu des colonnes, ou sur le balcon qui en faisait le tour. Certaines avaient encoché une flèche sur leur arc de corne, d’autres projectiles attendant dans le carquois qu’elles portaient sur une hanche. À leur manière, parfois assez particulière, les Promises de la Lance étaient garantes de l’honneur du Car’a’carn. Pour Rand, elles étaient toutes prêtes à donner leur vie.

Une idée qui retournait l’estomac du jeune homme.

Sulin continua à distribuer des couronnes – Rand adorait payer ses dettes en monnaie de Tar Valon – en lançant une deuxième à Crâne-Rasé, puis une seule à chacun des quatre autres escrimeurs. Au moins autant que des épées, les Aiels se défiaient de presque tous les habitants des terres mouillées. Et en général, de toute personne qui n’était pas née et n’avait pas grandi parmi eux. Bien qu’il eût du sang aiel, Rand aurait dû entrer dans cette catégorie. Mais il y avait les Dragons, sur ses avant-bras. Un seul, gagné au péril de sa vie, permettait d’identifier un chef de tribu. Deux, c’était la marque du Car’a’carn, le chef de tous les chefs. Celui qui Vient avec l’Aube… Et les Promises avaient d’autres raisons encore de l’estimer…

Après avoir récupéré leurs épées de bois, leurs chemises et leurs manteaux, les cinq hommes saluèrent Rand.

— Demain ! leur lança le jeune homme tandis qu’ils se retiraient déjà. Très tôt !

Alors que les escrimeurs sortaient, les nobles jaillirent de la colonnade comme une marée de soie colorée et entourèrent Rand, certains se tamponnant le visage avec un mouchoir de dentelle, tant ils crevaient de chaud. Rien que de les voir, Rand sentit la bile lui remonter dans la gorge.

Fais flèche de tout bois, ou laisse les Ténèbres s’abattre sur le monde…

Le leitmotiv de Moiraine, formulé diversement selon les circonstances, quand elle était encore à ses côtés. Pourtant, Rand préférait encore la franche hostilité des Cairhieniens ou des Teariens à l’hypocrisie de ces Andoriens. Chez eux, il n’y avait décidément rien de franc, même si on cherchait longtemps.

— Vous avez été merveilleux, souffla Arymilla en posant une main sur le bras de Rand. Si fort et si rapide…

Ses grands yeux marron plus admiratifs encore qu’à l’accoutumée, cette idiote semblait croire dur comme fer qu’il était sensible à ses charmes. Sa robe verte brodée de feuilles de vigne argentées était audacieusement coupée, selon les critères andoriens. En d’autres termes, elle dévoilait l’ombre de l’ombre d’un décolleté. Plutôt jolie, Arymilla avait cependant largement l’âge d’être la mère de Rand. Parmi les dames, aucune n’était plus jeune – certaines étant même plus vieilles –, mais ça ne les empêchait pas de papillonner autour de lui.

— C’était extraordinaire, seigneur Dragon, dit Elenia en poussant quasiment sa rivale du coude.

Sur ses traits de prédatrice, le sourire d’Elenia semblait des plus étranges. Selon les rumeurs, c’était une mégère. Mais elle ne le montrait pas quand Rand était dans les parages, bien entendu.

— Le royaume d’Andor n’a jamais connu un escrimeur tel que vous. Même Souran Maravaile, le plus grand général d’Artur Aile-de-Faucon et l’époux d’Ishara, la première femme qui s’assit sur le Trône du Lion, perdit la vie lorsqu’il dut affronter quatre adversaires seulement. Des tueurs à gages, durant la vingt-troisième année de la guerre des Cent Années. Cela dit, il les abattit quand même tous les quatre…

Elenia ne ratait jamais une occasion de mettre en valeur ses connaissances historiques, surtout sur des périodes dont on ne savait pas grand-chose, comme celle qui avait vu éclater l’empire d’Artur, après sa mort. Au moins, elle ne crut pas bon d’ajouter la longue liste de fantaisies qui justifiait ses prétentions au Trône du Lion.

— Juste un peu de malchance, à la fin, fit Jarid, le mari d’Elenia.

Costaud, le teint sombre pour un Andorien, il arborait sur les poignets et le col de sa veste rouge les motifs géométriques et les sangliers dorés symboles de la maison Sarand. Également vêtue de rouge, Elenia avait choisi pour ornements les célèbres lions blancs d’Andor.

Rand se demanda si elle le pensait assez ignare pour ne pas capter le message. Si Jarid était la Haute Chaire de sa maison, toute l’ambition et toute l’énergie venaient d’elle.

— Fabuleuse démonstration, seigneur Dragon, déclara Karind.

D’une coupe aussi austère que ses traits, sa robe gris brillant ornée de galons d’argent sur les manches et l’ourlet s’harmonisait presque parfaitement avec les mèches argentées de sa chevelure noire.

— Vous êtes sûrement le plus grand escrimeur du monde.

Malgré ses compliments, le regard de cette femme bâtie tout en puissance s’abattait sur ses interlocuteurs comme un marteau. Avec un minimum d’intelligence pour soutenir sa bestiale vitalité, elle aurait été des plus dangereuses.

Mince et d’une pâle beauté, Naean était dotée de grands yeux bleus et de cheveux brun brillant. Hélas pour elle, le rictus méprisant qu’elle avait adressé aux cinq escrimeurs, avant leur départ, ne s’effaçait presque jamais de ses lèvres.

— Je pense qu’ils avaient tout préparé afin que l’un d’eux réussisse à vous toucher… Ils se partageront la prime.

Contrairement à Elenia, la Haute Chaire de la maison Arawn, comme en attestaient les trois clés d’argent qui décoraient les manches de sa robe bleue, ne mentionnait jamais ses ambitions royales lorsque Rand était dans les parages. Officiellement, elle se prétendait satisfaite de diriger une très ancienne maison. Une lionne qui voulait faire croire qu’elle aimait jouer les chattes domestiques…

— Puis-je toujours escompter que mes ennemis ne s’uniront pas contre moi ? demanda Rand.

Naean ne put retenir une grimace. Loin d’être stupide, elle semblait penser que tous ceux qui s’opposaient à elle devaient se soumettre à sa volonté dès qu’elle les affrontait. Et quand ils s’en abstenaient, elle prenait ça pour un affront personnel.

Ignorant les nobles, Enaila, une des Promises, tendit à Rand une serviette blanche afin qu’il éponge sa sueur. La chevelure d’un roux flamboyant, elle était assez petite – en tout cas pour une Aielle – et s’agaçait ouvertement que quelques-unes de ces femmes des terres mouillées soient nettement plus grandes qu’elle. De fait, presque toutes les Promises auraient pu regarder droit dans les yeux la majorité des hommes présents dans la cour.

Les Andoriennes s’efforcèrent d’ignorer également l’Aielle, mais leur manque de naturel gâcha leur effet. Enaila, en revanche, s’éloigna en se comportant comme si elles avaient été invisibles.

Le silence, hélas, ne dura pas longtemps.

— Le seigneur Dragon est un sage, dit le seigneur Lir en esquissant une révérence, le front plissé.

Haute Chaire de la maison Baryn, l’homme vêtu d’une veste jaune aux galons d’or était fin comme une lame et probablement tout aussi solide. Mais il se montrait bien trop courtois – mielleux aurait encore mieux convenu – pour être honnête. À part d’occasionnels plissements de front – dont il ne semblait pas avoir conscience – rien ne venait jamais troubler cette surface trompeusement lisse. Cela dit, il n’était pas le seul à considérer Rand avec une certaine perplexité. Tous, ici, avaient tendance à regarder le Dragon Réincarné comme s’ils n’en croyaient pas leurs yeux.

— Les ennemis d’un homme finissent toujours par coopérer. Le grand art, c’est de les identifier avant qu’ils aient eu le temps de s’unir.

D’autres louanges visant la sagesse de Rand retentirent dans la cour, sortant de la bouche du seigneur Henren, un chauve massif au regard dur, de la dame Carlys aux boucles grises – une femme au visage ouvert et à l’esprit tordu –, de la replète dame Daerilla, encline à glousser pour un oui ou pour un non, du seigneur Elegar, si nerveux qu’il pinçait en permanence ses lèvres déjà très fines, et d’une dizaine d’autres nobles mineurs qui avaient tenu leur langue pendant que s’exprimait le haut du panier de la cour.

Tous ces nobliaux se turent dès qu’Elenia ouvrit de nouveau la bouche.

— Il n’est jamais facile d’identifier ses ennemis avant qu’ils se fassent connaître. Et à ce moment-là, il est souvent trop tard.

Jarid approuva sagement ces propos.

— Comme je le dis toujours, fit Naean, ceux qui ne sont pas avec moi sont contre moi. C’est une règle très utile, comme je m’en suis aperçue avec le temps. Quiconque ne marche pas à mes côtés peut traîner derrière moi avec l’intention de m’enfoncer un couteau entre les omoplates.

Ce n’était pas la première fois que ces gens tentaient d’affirmer leur position en lançant des insinuations sur des seigneurs ou des dames qui n’embrassaient pas leur cause. Rand aurait aimé pouvoir faire cesser ces manœuvres sans être obligé de leur ordonner d’arrêter. Quand ils s’essayaient au Grand Jeu, ces Andoriens n’arrivaient pas à la cheville des Cairhieniens voire même des Teariens. De plus, ils étaient hautement agaçants. Mais Rand n’aurait surtout pas voulu leur donner l’idée de s’améliorer…

Bizarrement, le salut vint du seigneur Nasin, la Haute Chaire aux cheveux blancs de la maison Caeren.

— Un nouveau Jearom…, dit Nasin avec un sourire obséquieux qui semblait déplacé sur son visage austère.

Cette sortie lui valut des regards courroucés, y compris de la part des nobliaux, avant qu’ils se ressaisissent. Depuis l’arrivée de Rand à Caemlyn, marquée par de terribles événements, Nasin était très nettement perturbé. Au lieu de l’étoile et de l’épée symbolisant sa maison, les revers de sa veste bleue étaient ornés de fleurs, de larmes de lune et de lacs d’amour. Comme un jeune paysan qui fait sa cour, il lui arrivait de porter une fleur dans les cheveux.

Malgré tout, la maison Caeren était trop puissante pour que Jarid ou Naean puissent écarter Nasin de la cour.

— Votre façon de manier l’épée est impressionnante, seigneur Dragon, dit le seigneur lunatique en inclinant la tête. Vous êtes un nouveau Jearom.

— Pourquoi ? lança soudain une voix, ce mot retentissant dans toute la cour.

Les Andoriens se rembrunirent avec une belle unanimité.

Avec ses yeux inclinés presque noirs, son nez crochu et sa moustache striée de gris aux pointes inclinées vers le bas, Davram Bashere ne ressemblait pas du tout à un Andorien. Un peu plus grand qu’Enaila, ce gaillard élancé portait une veste grise courte brodée de fil d’argent aux poignets et sur les revers et un pantalon large sur une paire de bottes au bord retourné à hauteur de ses genoux. Alors que les Andoriens étaient restés debout pour regarder Rand à l’œuvre, le Maréchal du Saldaea avait fait transporter un fauteuil orné de dorures au milieu des colonnes. Il y était encore assis, une jambe passée au-dessus d’un des accoudoirs, la poignée de son épée aux quillons terminés par des anneaux orientée de manière qu’il puisse la saisir sans peine. Alors que de la sueur lustrait son visage au teint mat, il semblait s’en soucier aussi peu que de la brochette de nobles andoriens.

— Que voulez-vous dire ? demanda Rand.

— Pourquoi ces entraînements ? explicita Bashere. Et contre cinq adversaires ? Personne n’en affronte autant. C’est absurde ! Tôt ou tard, dans des mêlées de ce genre, vous finirez avec le crâne fracassé, même avec des épées en bois. Et tout ça pour rien…

— Jearom est un jour venu à bout de dix adversaires, lâcha Rand entre ses dents serrées.

Se tortillant dans son fauteuil, Bashere éclata de rire.

— Vous pensez vivre assez longtemps pour devenir l’égal du plus grand escrimeur de l’histoire ?

Un murmure rageur monta des Andoriens – une indignation feinte, Rand l’aurait parié – mais le Maréchal l’ignora superbement.

— Après tout, vous êtes ce que vous êtes…

Sans crier gare, Bashere se détendit comme un ressort. Le couteau qu’il avait dégainé en se « tortillant » vola droit vers le cœur de Rand.

Le jeune homme ne bougea pas un muscle. D’instinct, exactement comme il respirait, il se connecta au saidin, la moitié masculine de la Source Authentique. La souillure du Ténébreux vint avec le Pouvoir, immonde flot de pourriture qui tenta de l’emporter à la manière d’un torrent. Rand résista, chevauchant cette déferlante comme un homme qui se tient en équilibre au sommet d’une montagne en train de s’écrouler.

Canalisant un fin tissage d’Air, il l’enroula autour du couteau, qui s’immobilisa à un peu plus d’un pied de sa poitrine. Dans son cocon de Vide, coupé de toute émotion et à une distance respectable de ses propres pensées, Rand n’éprouva ni angoisse ni colère.

— Meurs ! cria Jarid.

Sa lame au clair, il se rua sur Bashere. Lir, Henren, Elegar et les autres seigneurs – même Nasin, bien qu’il parût prêt à la lâcher dans le même mouvement – dégainèrent leur épée et toutes les Promises, voilées de noir en un clin d’œil, braquèrent leurs lances sur Bashere.

Avant de tuer, les Aiels se voilaient toujours…

— Arrêtez ! cria Rand.

Tout ce petit monde lui obéit. Alors que les Andoriens ne cachèrent pas leur surprise, les Promises restèrent simplement figées sur la pointe des pieds. Une jambe toujours posée sur le bras de son siège, Bashere n’avait pas bronché, n’était qu’il s’était confortablement calé contre le dossier du fauteuil ornementé.

Rand saisit le couteau à manche de corne immobilisé en plein vol, puis il se coupa de la Source. Même avec la souillure qui lui déchirait les entrailles – et qui finirait un jour par le tuer, comme tout homme capable de canaliser – cette « séparation » était toujours un crève-cœur. Quand le saidin coulait en lui, sa vision et son ouïe étaient amplifiées. En un paradoxe qui le dépassait, lorsqu’il flottait dans son cocon de Vide, comme coupé de ses émotions et de ses sensations physiques, tous ses sens étaient comme magnifiés. En conséquence, sans le saidin, il avait souvent l’impression de n’être qu’à moitié vivant. Hélas, s’il restait des traces de la souillure, après qu’il eut canalisé, l’extase liée à cette expérience se dissipait totalement. Cette mortelle extase qui lui coûterait la vie s’il lui laissait gagner trop de terrain dans le combat impitoyable qui les opposait.

Rand avança vers Bashere en jonglant avec le couteau.

— Si j’avais été moins rapide d’une fraction de seconde, dit-il, je serais mort. Je pourrais vous tuer dans votre fauteuil, et aucune loi en Andor, ou n’importe où ailleurs, ne me donnerait tort…

Rand s’avisa qu’il s’apprêtait à exécuter le Maréchal. Une colère froide avait remplacé le saidin. Rien ne pouvait justifier le comportement de Bashere, même après quelques semaines passées à plus ou moins fraterniser…

Le Maréchal resta aussi calme que s’il était en train de se prélasser dans une cour de sa propre demeure.

— Ma femme n’aimerait pas ça… Et vous non plus, au bout du compte. Deira prendrait sans doute le commandement, et elle recommencerait à traquer Taim. Elle n’approuve pas que j’aie accepté de me rallier à vous.

Rand secoua la tête, le tranchant de sa colère un peu émoussé par la sérénité de son interlocuteur. Et par ses propos… Apprendre que tous les nobles et presque tous les officiers, parmi les neuf mille cavaliers du Saldaea, avaient amené leur épouse s’était révélé une sacrée surprise. Comment pouvait-on exposer ainsi sa femme au danger ? Rand n’aurait jamais agi ainsi, mais au Saldaea, c’était une tradition, sauf quand l’armée entrait en campagne dans la Flétrissure.

Rand évita de regarder les Promises. Des guerrières-nées, certes, mais également des femmes. Pourtant, il avait juré de ne pas les tenir éloignées du danger, même au risque de leur vie. Cela dit, il n’avait jamais juré d’aimer cette idée – qui lui déchirait le cœur – et rien ne lui interdisait de tenir parole sans éprouver le moindre enthousiasme. Mais ces derniers temps, il avait appris à faire ce qui s’imposait, même quand il se détestait à cause de ça…

Avec un soupir, il jeta au loin le couteau.

— Votre question, dit-il poliment. Pourquoi ?

— Parce que vous êtes ce que vous êtes…, répondit Bashere. Comme les hommes que vous rassemblez sont ce qu’ils sont, je suppose…

Dans son dos, Rand entendit des piétinements nerveux. Si fort qu’ils essaient, les Andoriens ne parvenaient pas à cacher l’horreur que leur inspirait son amnistie.

— Vous pouvez réussir chaque fois ce que vous venez de faire avec mon couteau, continua Bashere. (Il reposa sa jambe par terre et se pencha en avant.) Mais pour vous atteindre, un tueur devrait d’abord briser le cercle protecteur de vos Aielles. Et de mes cavaliers… Allons, si un assassin parvient à approcher de vous, gageons que ce ne sera pas un être humain… (Il écarta les mains et se radossa à son siège.) Si vous entraîner à l’épée vous amuse, ne vous gênez pas. L’exercice ne fait jamais de mal à un homme. Et il faut bien se divertir un peu… Mais ne vous faites pas ouvrir le crâne en deux. Trop de choses dépendent de vous, et je ne vois dans le coin aucune Aes Sedai susceptible de vous guérir.

Bashere sourit sous sa moustache.

— S’il vous arrivait malheur, je crains que nos amis andoriens se montrent soudain bien moins hospitaliers avec mes hommes et moi…

S’ils avaient rengainé leur lame, les seigneurs continuaient à foudroyer Bashere du regard. Et pas parce qu’il venait de passer à un cheveu de tuer Rand. D’habitude, et bien qu’il fût un officier étranger présent sur leur sol avec son armée, ils se gardaient bien de manifester de l’hostilité au Maréchal. À partir du moment où le Dragon Réincarné voulait qu’il soit là, ces gens se résignaient à sa présence, et ils auraient fait de même s’il s’était agi d’un Myrddraal. Mais si Rand changeait d’avis… Plus besoin de faire bonne figure ! Ces vautours qui auraient été prêts à dévorer Morgase, avant qu’elle meure, n’hésiteraient pas à déchiqueter Bashere s’ils en avaient l’occasion. Idem pour Rand, bien entendu…

Comme il était impatient d’être débarrassé de cette engeance !

La seule façon de vivre c’est de mourir…

La phrase avait comme explosé dans sa tête. On lui avait dit quelque chose comme ça un jour, dans des circonstances où il avait été obligé de le croire, mais cette pensée ne lui appartenait pas.

Je dois mourir. La mort, voilà tout ce que je mérite…

Se détournant de Bashere, Rand se prit la tête à deux mains.

Le Maréchal se leva d’un bond et saisit Rand par l’épaule, bien que celle-ci soit un bon demi-pied plus haut que le sommet de son crâne.

— Que vous arrive-t-il ? Ce coup vous a pour de bon fracassé la tête ?

— Je vais très bien…

Rand laissa retomber ses mains. Ce n’était jamais douloureux, mais avoir dans son esprit les pensées de quelqu’un d’autre faisait toujours un choc. Bashere n’était pas le seul à avoir réagi. Toutes les Promises le lorgnaient du coin de l’œil, tout particulièrement Enaila et la blonde Somara, la plus grande du groupe. Quand elles ne seraient plus de service, ces deux-là lui apporteraient sans doute quelque infusion bienfaisante, le foudroyant du regard jusqu’à ce qu’il ait enfin consenti à boire.

Elenia, Naean et les autres Andoriens fixaient Rand, le souffle court. Tirant sur le devant de leur veste ou de leur robe, tous devaient se demander, terrorisés, s’ils n’assistaient pas aux premières manifestations de la folie qui le guettait.

— Je vais bien, répéta-t-il plus fort.

Seules les Promises se détendirent, Enaila et Somara respirant un peu mieux.

Les Aiels se fichaient comme d’une guigne du Dragon Réincarné. Pour eux, Rand était le Car’a’carn, destiné selon les prophéties à les unir et à les briser. Ils l’admettaient sans discuter, même si ça les inquiétait, et il en allait de même avec sa capacité de canaliser le Pouvoir et tout ce qu’elle impliquait d’autre.

Les autres peuples – ceux des terres mouillées, songea-t-il, ironique – lui donnaient du « Dragon Réincarné » sans jamais se demander ce que ça signifiait vraiment. Pour eux, il était la réincarnation de Lews Therin Telamon, le Dragon qui, plus de trois mille ans auparavant, avait fermé la Brèche dans la prison du Ténébreux et mis fin à la Guerre des Ténèbres. Par la même occasion, ces événements avaient aussi mis un terme à l’Âge des Légendes. Mais lorsque la dernière contre-attaque du Ténébreux avait souillé le saidin, tous les hommes capables de canaliser avaient sombré dans la folie, à commencer par Lews Therin et ses Cent Compagnons.

Les gens l’appelaient le Dragon Réincarné sans jamais se douter qu’il y avait probablement en lui une part de Lews Therin au moins aussi démente, et peut-être plus, qu’à l’époque où il avait donné naissance à l’Ère de la Folie et provoqué la Dislocation du Monde. Lews Therin… aussi fou que les Aes Sedai mâles qui avaient altéré la face du monde au point qu’il en devienne méconnaissable.

Le processus avait été très lent. Mais plus Rand en avait appris sur le Pouvoir de l’Unique, gagnant en puissance dans la maîtrise du saidin, plus la voix de Lews Therin était devenue forte dans sa tête, le contraignant à lutter pour que les pensées d’un mort ne finissent pas par dominer les siennes. Entre autres raisons, ça expliquait son goût pour les exercices d’escrime. Quand il agissait d’instinct, sans penser, une sorte de barrière invisible l’aidait à rester plus aisément lui-même.

— Nous devons trouver une Aes Sedai…, marmonna Bashere. Si ces rumeurs sont vraies… Que la Lumière me brûle ! Nous n’aurions jamais dû laisser partir celle que nous avions sous la main.

Après que Rand et ses Aiels se furent emparés de la capitale, beaucoup de gens avaient fui, le palais lui-même se vidant presque en vingt-quatre heures. Parmi ces fugitifs, il y avait des personnes que le jeune homme aurait aimé retrouver, parce qu’elles l’avaient aidé, mais toutes avaient disparu. Et ça continuait… Au nombre de ces « désertions », on comptait celle d’une Aes Sedai si jeune que son visage n’avait pas encore pris la « patine » sans âge typique chez toutes les sœurs. L’ayant localisée dans une auberge, des hommes de Bashere avaient signalé sa présence, mais dès qu’elle avait su qui était Rand, elle s’était enfuie en hurlant. Au propre, pas au figuré… Le jeune homme n’avait même jamais su le nom de son Ajah. Selon certaines rumeurs, une autre Aes Sedai était restée quelque part en ville. Mais des centaines de bruits couraient à Caemlyn – des milliers, plus vraisemblablement –, tous aussi faux les uns que les autres. Inutile d’espérer que l’un d’eux conduise pour de bon à une Aes Sedai…

Des éclaireurs aiels avaient par ailleurs vu plusieurs sœurs passer à distance de Caemlyn – avec l’air pressé des gens qui ont une destination urgente – et aucune n’avait manifesté l’intention d’entrer dans une ville tombée sous la coupe du Dragon Réincarné.

— Le cas échéant, pourrais-je me fier à une Aes Sedai ? demanda Rand. Ce n’était qu’une migraine… Ma caboche n’est pas assez dure pour ne pas me faire mal quand on lui cogne dessus.

Bashere eut un ricanement assez fort pour faire onduler son épaisse moustache.

— Que votre crâne soit solide ou non, vous aurez tôt ou tard besoin de vous fier aux Aes Sedai. Sans elles, vous n’obtiendrez jamais le ralliement de toutes les nations, sauf à les conquérir les unes après les autres. Les peuples attendent ce signe-là. Même s’ils entendent dire que vous avez accompli un tombereau de prophéties, certains auront besoin que les Aes Sedai vous aient en quelque sorte « estampillé ».

— Je ne me déroberai pas s’il faut combattre, et vous le savez… Même si Ailron m’accepte en Amadicia, les Capes Blanches ne m’y accueilleront pas à bras ouverts, et Sammael n’abandonnera pas l’Illian sans résistance.

Sammael, Rahvin, Moghedien et…

Non sans peine, Rand chassa cette pensée de son esprit. Ces intrusions étaient toujours inattendues, et les combattre ne se révélait pas aisé.

Entendant un bruit sourd, Rand jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Arymilla gisait sur les dalles et Karind s’était agenouillée près d’elle pour lui tirer la jupe sur les chevilles et lui frictionner les poignets. Elegar titubait comme s’il risquait lui aussi de tomber dans les pommes. De leur côté, Nasin et Elenia ne paraissaient guère plus vaillants. Les autres oscillaient entre teint blême et carrément verdâtre… La moindre mention des Rejetés pouvait avoir cet effet, surtout depuis que Rand avait appris à ces gens que le « seigneur Gaebril » était en réalité Rahvin. L’avaient-ils cru ? Il ne l’aurait pas juré, mais cette simple possibilité suffisait à les faire défaillir… De plus, ils se demandaient pourquoi ils étaient encore vivants. Et pour être franc, si Rand avait pensé qu’ils étaient consciemment complices du Rejeté…

Non, s’ils étaient tous des Suppôts des Ténèbres, tu les utiliserais quand même.

Parfois, il se dégoûtait tant qu’il aurait été pour de bon prêt à mourir.

Au moins, il disait la vérité. Parce qu’elles redoutaient que ça sème la panique, les Aes Sedai tentaient de cacher aux gens que les Rejetés arpentaient le monde. Lui, il essayait de répandre la vérité. Si un vent de panique soufflait, il aurait le temps de retomber. Avec la façon de procéder des sœurs, la vérité et la panique risquaient d’arriver trop tard pour que les peuples s’en remettent. De plus, ils avaient le droit de savoir ce qui les attendait.

— L’Illian ne tiendra pas longtemps, dit Bashere.

Rand regarda nerveusement autour de lui, mais le Maréchal était un vétéran bien trop aguerri pour lâcher des informations quand des oreilles malvenues auraient pu les entendre. Non, il cherchait simplement à faire dériver la conversation sur un autre sujet que les Rejetés. Cela dit, si les évoquer – eux ou toute autre chose – le rendait nerveux, il l’avait fort bien caché jusque-là…

— L’Illian craquera comme une noix qui reçoit un coup de marteau.

— Avec Mat, vous avez imaginé un très bon plan.

L’idée de départ était de Rand, mais Mat et Bashere avaient fourni les milliers de détails qui la rendraient réalisable. Et Mat avait été encore plus productif que le Maréchal.

— Un garçon intéressant, ce Mat Cauthon, souffla Bashere. J’ai hâte de m’entretenir de nouveau avec lui. Il n’a jamais voulu me dire qui était son mentor. Agelmar Jagad ? J’ai entendu dire que vous étiez tous les deux allés au Shienar…

Rand ne dit rien. Les secrets de Mat lui appartenaient, et, de toute façon, il n’était pas bien sûr de les connaître.

— Il est bien jeune pour avoir étudié sous la coupe d’un maître, fit Bashere en se lissant la moustache. Pas plus vieux que vous, n’est-ce pas ? A-t-il déniché une bibliothèque quelque part ? Je serais curieux de savoir quels livres il a lus.

— Vous devrez lui poser la question, dit Rand, parce que je n’en sais rien.

Dans sa vie, Mat avait bien dû ouvrir un livre, un jour ou l’autre. Mais il n’avait rien d’un fou de lecture.

Bashere acquiesça pensivement. Quand Rand éludait ses questions, il n’était pas du genre à insister. En règle générale…

— La prochaine fois que vous ferez un saut à Cairhien, pourquoi ne ramèneriez-vous pas la sœur verte qui s’y trouve ? Egwene Sedai… J’ai entendu des Aiels parler d’elle. Il paraît qu’elle vient de votre village natal. Elle serait digne de confiance, non ?

— Egwene a d’autres devoirs…

Rand sourit. Une sœur verte ! Si Bashere avait su…

Somara approcha avec la chemise de Rand et sa veste rouge en laine andorienne décorée de dragons sur le col et de feuilles de laurier sur les revers et le long des manches. Très grande, même pour une Aielle, la Promise faisait à peine quelques pouces de moins que lui. Comme les autres Aielles, elle avait abaissé son voile, mais son shoufa dissimulait encore une bonne partie de son visage.

— Le Car’a’carn va prendre froid, murmura-t-elle.

Rand en doutait fort. Pour les Aiels, cette chaleur n’avait rien d’extraordinaire, mais sans bouger, il transpirait presque autant qu’en s’entraînant. Il enfila pourtant sa chemise, sans la fermer, et mit également la veste. En public, Somara n’aurait probablement pas tenté de l’habiller de force, mais en agissant ainsi, il s’épargnerait un sermon – sans compter celui d’Enaila, puis d’autres Promises, avec l’inévitable infusion…

Pour la majorité des Aiels, il était le Car’a’carn, et les Promises ne faisaient pas exception à la règle. En public. En privé, avec ces femmes qui avaient choisi la lance plutôt que le mariage et un foyer, les choses se révélaient plus compliquées. Rand aurait pu y mettre le holà – enfin, il le supposait – mais il leur devait de n’en rien faire. Certaines de ces femmes étaient mortes pour lui, et d’autres tomberaient encore – il avait juré, que la Lumière le brûle ! –, et s’il les laissait risquer leur vie, il ne devait pas les priver de certaines compensations…

Cela dit, la chemise s’imbiba de sueur en un clin d’œil et la veste ne tarda pas à suivre.

— Vous avez besoin des Aes Sedai, al’Thor.

Rand espérait que Bashere se montrait aussi opiniâtre au combat. Il en avait la réputation, certes, mais comment en être sûr ?

— Vous ne pouvez pas vous offrir le luxe de les avoir contre vous, et si elles ne croient pas vous avoir attaché quelques fils dans le dos, elles risquent de choisir cette option. Ces femmes sont rusées. Aucun homme ne peut savoir ce qu’elles font ni pour quelles raisons elles le font…

— Et si je vous disais que des centaines d’Aes Sedai sont déjà prêtes à me soutenir ?

Conscient que les Andoriens tendaient l’oreille, Rand songea qu’il ne devrait pas trop en dire… De toute façon, il ne savait pas grand-chose. À part des exagérations, sans doute, et des souhaits invérifiables… Quant aux « centaines », il avait ses doutes, quoi qu’ait pu laisser entendre Egwene.

Bashere plissa les yeux.

— Si une délégation de la tour était en route, je le saurais… (Il baissa la voix.) La division ? Il y aurait vraiment un schisme à la tour ?

Le Maréchal semblait incapable de croire les mots qui sortaient de sa bouche. Tout le monde savait que Siuan Sanche avait été renversée et calmée – puis exécutée, selon certaines rumeurs ; pourtant, une scission, à la tour, continuait à paraître invraisemblable. Trois mille ans durant, tel un monolithe, la Tour Blanche avait dominé les nations. Alors…

Mais Bashere était homme à envisager toutes les possibilités. Approchant de Rand, afin que les Andoriens ne l’entendent pas, il souffla :

— Ce sont sûrement les « rebelles » qui prévoient de vous soutenir… Avec elles, vous conclurez un meilleur accord, parce qu’elles auront besoin de vous – plus encore que vous avez besoin d’elles – mais des « renégates », Aes Sedai ou non, auront moins de poids que la Tour Blanche, surtout vis-à-vis des dirigeants. Les peuples ne feront peut-être pas la différence, en revanche, les rois et les reines…

— Ce sont quand même des Aes Sedai, fit Rand, aussi serein que son interlocuteur. Qui qu’elles soient…

Et où qu’elles soient… Des Aes Sedai… Au service de tous… Mais le Hall des Serviteurs est détruit, désormais… Détruit pour toujours… Ilyena, mon amour…

Rand occulta impitoyablement les pensées de Lews Therin. À l’occasion, elles lui avaient été utiles, lui fournissant des informations qui lui manquaient, mais elles devenaient bien trop puissantes. S’il y avait eu une Aes Sedai ici – une sœur jaune, particulièrement experte en guérison – elle aurait peut-être pu… En ce monde, il n’y avait qu’une Aes Sedai en qui il ait eu confiance – et encore, très peu de temps avant qu’elle disparaisse. Et cette sœur, Moiraine, lui avait donné un conseil radical concernant toutes les femmes qui portaient la bague et le châle.

— Je ne me fierai jamais à une Aes Sedai, dit-il. J’utiliserai les sœurs, parce que j’ai besoin d’elles, mais que ce soient des renégates ou des loyalistes, je sais qu’elles tenteront de me manipuler, parce que c’est dans leur nature. Bashere, je ne leur ferai jamais confiance.

Le Maréchal acquiesça.

— Dans ce cas, servez-vous d’elles, si vous le pouvez. Mais souvenez-vous de ça : personne ne s’écarte très longtemps du chemin que les Aes Sedai ont décidé. (Il eut un rire sec.) À ma connaissance, Artur Aile-de-Faucon est le premier et le seul homme à avoir réussi cet exploit. Que la Lumière me brûle les yeux ! Vous serez peut-être le deuxième…

Un martèlement de bottes annonça que quelqu’un venait de débouler dans la cour. Un des hommes de Bashere, carré d’épaules et plus grand d’une bonne tête que son chef. Le nez aquilin, la moustache et la barbe noires luxuriantes, il se déplaçait avec la relative maladresse d’un homme plus habitué à monter à cheval qu’à utiliser ses jambes. Une main sur la poignée de son épée, il s’inclina cependant avec une certaine grâce. Devant Bashere plus que devant Rand… Si le Maréchal était loyal au Dragon Réincarné, Tumad Ahzkan – c’était son nom, si Rand ne se trompait pas – suivait fidèlement le Maréchal…

Enaila et trois autres Promises rivèrent les yeux sur le soldat. Dès qu’un nouvel habitant des terres mouillées approchait du Car’a’carn, leur niveau de vigilance augmentait d’un cran.

— Un homme s’est présenté aux portes du palais, annonça Tumad, mal à l’aise. Il dit… Il s’agit de Mazrim Taim, seigneur Bashere.


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