3 Les yeux d’une femme

Occultant son agacement – et les murmures de Lews Therin –, Rand se connecta au saidin et s’engagea dans la bataille désormais familière qui consistait à survivre et à prendre le contrôle au milieu du néant. Alors qu’il canalisait le Pouvoir, la souillure se déversa en lui. Même dans son cocon de Vide, il la sentit s’infiltrer jusque dans la moelle de ses os. S’il avait dû décrire ce qu’il faisait, il aurait parlé d’une pliure dans la Trame – ou d’un trou qu’il perçait au travers. Cette technique, il l’avait apprise seul, et son formateur n’étant déjà pas très bon quand il s’agissait d’expliquer ce qu’il lui enseignait, Rand n’avait pas pu compter sur lui pour ses créations.

Une ligne verticale brillante apparut dans les airs puis s’élargit jusqu’à former une ouverture de la taille d’un grand portail. Pour être plus précis, la structure sembla tourner sur elle-même afin de révéler l’image d’une clairière entourée d’arbres ravagés par la sécheresse.

Enaila et deux autres Promises se voilèrent puis bondirent dans l’ouverture avant même qu’elle ait cessé de tourner. Six autres guerrières suivirent le mouvement, certaines brandissant leur arc, une flèche encochée. Pourtant, Rand doutait fort qu’un quelconque danger le guette de l’autre côté du portail. Si l’autre bout de l’ouverture – en supposant qu’il y en ait un, car sans savoir pourquoi, Rand aurait juré qu’il n’existait pas vraiment d’entrée ou de sortie – donnait sur une clairière, c’était simplement parce que l’activation d’un portail pouvait être dangereuse pour les gens qui se trouvaient autour. Mais tenter de convaincre une Promise, ou n’importe quel Aiel, de relâcher sa vigilance revenait à vouloir persuader un poisson de renoncer à nager.

— C’est un portail, dit Rand à Taim. Si tu n’as pas pris le « truc », je te montrerai comment en faire un.

Taim regardait Rand avec de grands yeux. S’il avait été attentif, il avait dû voir le tissage que son compagnon venait de réaliser. Tout homme capable de canaliser pouvait faire ça…

Taim emboîta le pas à Rand, qui traversa l’ouverture pour entrer dans la clairière. Sulin et les autres Promises suivirent le mouvement. Alors qu’elles passaient devant lui, car il s’était immobilisé sur le seuil du portail, certaines guerrières jetèrent un regard méprisant à l’épée qui battait la hanche du Car’a’carn. Recourant à leur langage par signes, elles échangèrent des commentaires qui ne devaient rien avoir de flatteur.

Enaila et l’avant-garde s’étaient déjà dispersées parmi les arbres ratatinés. Qu’elles aient ou non ajouté une touche de vert, leur cadin’sor ocre se fondait parfaitement dans la pénombre. Alors que le Pouvoir coulait en lui, Rand put distinguer individuellement chacune des aiguilles, sur les pins. La plupart étaient mortes, constata-t-il tandis que l’odeur âcre de la sève des lauréoles montait à ses narines, se mêlant à un air sec, chaud et poussiéreux.

Ici, il ne risquait rien.

— Attends, Rand al’Thor ! lança une voix de femme, du côté cour du portail.

Aviendha…

Rand relâcha aussitôt son tissage, et le portail disparut en un clin d’œil. Il y avait plusieurs façons de courir des risques, tout compte fait…

Taim regarda le Dragon Réincarné sans dissimuler sa curiosité. Plusieurs Promises, voilées ou non, prirent le temps de lui jeter un coup d’œil désapprobateur, puis elles recommencèrent à parler entre elles par signes. Rand ayant mis les points sur les i à ce sujet, elles avaient néanmoins eu le bon sens de tenir leur langue.

Dédaignant la curiosité tout autant que la désapprobation, Rand se mit en chemin parmi les arbres, Taim à ses côtés. Alors que des brindilles et des feuilles mortes craquaient sous les pas des deux hommes, les Promises qui les entouraient ne faisaient aucun bruit avec leurs bottes souples lacées jusqu’aux genoux. Leur désapprobation oubliée, elles se concentraient de nouveau sur leur mission de gardes du corps. Un certain nombre avaient déjà fait ce « voyage » avec Rand, et pas qu’une fois, mais rien ne les convaincrait jamais que cette forêt n’était pas un site idéal pour une embuscade. Avant l’avènement de Rand, la vie, dans le désert des Aiels, avait été pendant trois mille ans une incessante succession de raids, d’escarmouches, de querelles et de guerres…

Taim pouvait sans doute lui apprendre pas mal de choses – bien moins qu’il le pensait, cependant – mais le processus serait à double sens, et il était temps que Rand commence à éduquer son aîné.

— Tôt ou tard, à force de me suivre, tu devras affronter les Rejetés. Peut-être avant l’Ultime Bataille – probablement, même. Tu ne sembles pas surpris ?

— J’ai entendu des rumeurs… C’était évident qu’ils finiraient par s’évader…

Ainsi, la nouvelle se répandait. Rand sourit involontairement. Les Aes Sedai ne seraient pas contentes. Et quoi qu’il en soit par ailleurs, les remettre à leur place était toujours assez agréable.

— Tu peux t’attendre à n’importe quoi, et à n’importe quel moment. Des Trollocs, des Myrddraals, des Draghkars, des Hommes Gris, des gholams…

Rand hésita, sa paume marquée d’un héron glissant le long de la longue poignée de son épée. Des gholams ? Même sous la torture, il n’aurait su dire de quoi il s’agissait. Même si Lews Therin ne s’était pas manifesté, il savait que ce nom venait de lui. Parfois, des bribes d’informations passaient à travers l’étrange et fine barrière qui le séparait de la « voix ». Dans ces cas-là, les données en question devenaient parties intégrantes des souvenirs de Rand, mais trop souvent sans les explications qui auraient dû aller avec. Ces derniers temps, le phénomène devenait plus fréquent. Et il ne pouvait pas le combattre, contrairement à la voix.

Le jeune homme se ressaisit assez vite et continua :

— Pas seulement dans le Nord, près de la Flétrissure… Tout peut arriver ici ou n’importe où ailleurs, car nos ennemis utilisent les Chemins.

Un autre problème que Rand devrait régler. Mais comment ? Conçus grâce au saidin, les Chemins étaient désormais obscurs et tout aussi souillés que la moitié masculine de la Source. Alors que les créatures des Ténèbres ne pouvaient pas éviter, quand elles les empruntaient, les pièges qui tuaient les humains – ou leur infligeaient un sort encore pire –, ces monstres continuaient à les utiliser. Et si ce moyen de se déplacer était moins rapide qu’un portail – et que « voyager », voire « planer » –, il permettait quand même de couvrir des centaines de lieues en une journée.

Une difficulté à résoudre plus tard… Il y en avait tellement qui l’attendaient dans un futur proche ou lointain. Et tellement d’autres dont il devait s’occuper sur-le-champ. Agacé, il frappa un arbre avec le Sceptre du Dragon, lui arrachant des feuilles mordorées.

— Si tu as entendu une légende au sujet d’un monstre quelconque, alors, prépare-toi à le rencontrer. C’est vrai pour les Chiens des Ténèbres. Cela dit, s’ils sont vraiment la Horde Sauvage, le Ténébreux, pour l’instant, n’est pas en état de chevaucher avec eux. De toute façon, ils sont déjà assez redoutables comme ça. Certains de ces monstres, on peut les tuer de la façon qu’indiquent les légendes, mais d’autres refusent de crever, sauf quand on recourt aux Torrents de Feu. Tu sais de quoi il s’agit ? Si la réponse est « non », c’est une des choses que je ne t’enseignerai pas. Si c’est « oui », alors, ne t’en sers que sur les créatures des Ténèbres. Et n’apprends à personne la façon d’utiliser cette arme.

» La source de certaines rumeurs que tu as entendues peut être… Eh bien, je ne sais quel nom utiliser, à part « bulles maléfiques »… Imagine le genre de bulles qui se forment dans un marécage, sauf que celles-là nous viennent du Ténébreux, parce que les sceaux de sa prison s’affaiblissent. Au lieu de dégager des vapeurs putrides, elles sont remplies… de mal, tout simplement. Et elles dérivent à travers la Trame jusqu’à ce qu’elles explosent. Quand ça se produit, n’importe quoi peut arriver. N’importe quoi, vraiment ! Ton propre reflet peut sortir d’un miroir et tenter de te tuer. Crois-moi, je sais de quoi je parle.

Si cette tirade troubla Taim, il n’en montra rien.

— J’ai été dans la Flétrissure, dit-il simplement. Et j’ai déjà tué des Trollocs et des Myrddraals. (Il écarta une branche basse et la tint pendant que Rand passait.) Je n’ai jamais entendu parler des Torrents de Feu, mais si un Chien des Ténèbres m’attaque, je trouverai un moyen de le tuer.

— Parfait.

Un commentaire qui visait autant l’ignorance de Taim que sa confiance en lui. Si tout souvenir des Torrents de Feu disparaissait de la surface du monde, Rand n’en aurait pas le cœur brisé.

— Avec un peu de chance, tu ne feras pas ce genre de rencontre ici, mais il vaut mieux être prêt à tout.

Émergeant de la forêt, le petit groupe se retrouva dans une cour de ferme. De la fumée sortant d’une de ses cheminées, une masure à deux niveaux et au toit de chaume jouxtait une grande étable tellement penchée qu’on se demandait comment elle tenait encore debout. Ici, il ne faisait pas moins chaud qu’en ville – à une ou deux lieues de distance – et le soleil tapait tout aussi fort. Bien que des volailles aient creusé le sol desséché à coups de bec, et alors que deux vaches, dans un enclos, étaient en train de ruminer paisiblement – non loin de là, des chèvres noires attachées à des piquets broutaient les feuilles des buissons assez basses pour qu’elles les atteignent –, on ne se serait pas vraiment cru dans une ferme. Et la charrette à grandes roues rangée à l’ombre de l’étable ne faisait bizarrement rien pour contredire cette impression.

Pour commencer, il n’y avait aucun champ en vue, car la forêt entourait la cour et les deux bâtiments, la seule trouée étant la piste de terre battue qui permettait de gagner la cité. Mais surtout, il y avait beaucoup trop de monde.

Quatre femmes, toutes sauf une d’âge moyen, étaient en train d’étendre du linge sur une corde. Dans la cour, au milieu des volailles, près d’une dizaine d’enfants, le plus vieux devant avoir neuf ou dix ans, jouaient en riant. Il y avait aussi des hommes, la plupart occupés à quelque corvée. Vingt-sept en tout, même si dans certains cas, utiliser le mot « homme » pouvait paraître exagéré. Eben Hopwil, présentement occupé à tirer de l’eau du puits, prétendait avoir fêté son vingtième printemps, mais en réalité, il devait être de quatre ou cinq ans plus jeune. Très maigre, il se distinguait par un nez et des oreilles d’une taille hors du commun.

Bien plus costaud et presque épargné par l’acné, Fedwin Morr, un des trois types qui suaient sang et eau à remplacer du chaume sur le toit, n’était guère plus âgé que son compagnon. En fait, plus de la moitié des « hommes » présents ici avaient à peine trois ans de plus que ces deux-là.

Rand avait failli en renvoyer certains chez eux. Eben et Fedwin, en tout cas. Mais la Tour Blanche ne recrutait-elle pas des novices si jeunes, voire encore plus près de l’enfance ?

Quelques-uns de ces types avaient quand même du gris dans les cheveux. Jouant les maîtres d’armes avec une branche morte, histoire d’apprendre à deux jeunots comment on tenait une épée, Damer Flinn, un gaillard au visage parcheminé, avait tendance à boiter et n’arborait plus sur son crâne que de très rares cheveux blancs. En son temps, il avait appartenu aux Gardes de la Reine, mais une lance murandienne fichée dans sa cuisse avait mis fin à sa carrière. S’il n’était pas un escrimeur émérite, il semblait assez compétent pour apprendre à la bleusaille à ne pas se planter une lame dans le pied.

La plupart de ces hommes venaient du royaume d’Andor et quelques-uns du Cairhien. Pour le moment, il n’y avait pas de Teariens. L’amnistie avait été proclamée dans leur pays, certes, mais venir de si loin prenait du temps.

Damer fut le premier à remarquer les Promises. Jetant sa branche morte, il fit signe à ses élèves de regarder Rand. Puis Eben cria et lâcha son seau, s’éclaboussant d’abondance, et tout ce petit monde courut en lançant des appels à l’intention des occupants de la masure. Alors que tout un chacun se regroupait derrière Damer, deux autres femmes sortirent de la ferme – en tablier, elles avaient les joues rouges typiques de cuisinières qui s’affairent sur leurs fourneaux – et vinrent aider leurs compagnes à rassembler les enfants derrière les adultes.

— Les voici, annonça Rand. Il te reste à peu près la moitié de la journée. Combien de candidats peux-tu mettre à l’épreuve ? Je dois savoir le plus vite possible lesquels pourront être formés.

— Tu les as ramassés au fond d’une…, commença Taim d’un ton méprisant.

Il ne finit pas sa phrase, mais s’immobilisa dans la cour, au milieu des volailles, et dévisagea Rand.

— Tu n’as pas… Enfin, au nom de… Bon sang ! tu n’es pas capable de repérer l’aptitude à canaliser ? Tu sais ouvrir un portail, mais ça, c’est trop pour toi ?

— Certains n’ont aucune véritable envie de canaliser, dit Rand.

Il desserra sa prise sur la poignée de son épée. Devant Taim, il détestait reconnaître ses lacunes en matière de maîtrise du Pouvoir.

— Quelques-uns n’ont vu dans cette histoire qu’une occasion de se couvrir de gloire et de se remplir les poches… Mais j’entends garder tous ceux qui peuvent apprendre, indépendamment de leurs motivations.

Les disciples – ou plutôt, les futurs disciples – regardaient Rand et Taim avec ce qu’on aurait pu prendre pour du calme, à condition de ne pas être exigeant. Tous étaient venus à Caemlyn avec l’espoir d’être formés par le Dragon Réincarné – ou l’illusion qu’ils le seraient. C’étaient donc les Promises, qui avaient déjà formé un cordon autour de la cour et commencé à fouiller la ferme et l’étable, qui suscitaient leur réaction un rien affolée – un mélange de fascination réticente et d’appréhension, si on entendait être gentil.

Les yeux rivés sur Taim et Rand, les femmes avaient rassemblé les marmots dans leurs jupes, et elles semblaient osciller entre une neutralité armée et une franche inquiétude.

— Viens, fit Rand à l’intention de Taim. Il est temps de faire connaissance avec tes étudiants.

Taim recula d’instinct.

— C’est ça que tu attends de moi ? Essayer de former ce ramassis de minables ? Si l’un d’eux est en mesure d’apprendre, bien entendu… Combien de candidats sérieux espères-tu trouver dans cette bande de loqueteux venus vers toi au hasard ?

— Taim, c’est important. Si c’était dans mes cordes, je m’en chargerais moi-même, en admettant que j’aie le temps.

Le temps, voilà ce qui manquait toujours… Et même si ça lui avait écorché la langue, Rand venait de reconnaître son incompétence. Certes, il n’aimait pas beaucoup Taim, mais il n’était pas obligé de l’apprécier…

Rand se mit en chemin. Après une brève hésitation, Taim le rattrapa en quelques longues enjambées.

— Tu as parlé de confiance, tout à l’heure. Eh bien, sur ce point, je me fie à toi.

Non, méfie-toi ! cria Lews Therin depuis ses limbes. Ne fais jamais confiance. La confiance, c’est la mort !

— Mets ces types à l’épreuve, puis forme ceux qui sont capables d’apprendre.

— Je suis aux ordres du seigneur Dragon, marmonna Taim alors qu’ils arrivaient devant le petit groupe d’hommes, de femmes et d’enfants.

Des têtes s’inclinèrent et il y eut même quelques révérences maladroites.

— Voici Mazrim Taim, dit Rand.

Bien entendu, il y eut des yeux écarquillés et des cris muets de surprise. Parmi les hommes, certains des plus jeunes semblaient penser que Rand et Taim étaient venus pour se battre en duel. Apparemment, trois ou quatre gaillards paraissaient avides d’assister au spectacle.

— Présentez-vous à lui, continua Rand. À partir d’aujourd’hui, c’est votre professeur.

Alors que les « disciples » défilaient devant lui en ânonnant leur nom, Taim eut une moue dubitative à l’intention de Rand.

Les hommes eurent des réactions assez diverses. Tandis que Fedwin jouait des coudes pour passer le premier, juste à côté de Damer, Eben, blanc comme un linge, traîna volontairement en arrière. Les autres se montrèrent plus ou moins hésitants, mais presque tous finirent par décliner leur identité. Pour certains d’entre eux, ce que Rand venait de dire signifiait la fin de longues semaines d’attente. Pour d’autres, ça mettait un terme à des années passées à rêver.

Quoi qu’il en soit, la réalité commençait aujourd’hui, et l’aptitude à canaliser en faisait partie, quoi que ça puisse impliquer pour un homme.

Un costaud aux yeux noirs en veste grossière de paysan, de six ou sept ans plus vieux que Rand, ignora Taim et s’écarta du groupe. En triturant nerveusement son chapeau mou, il vint se camper devant Rand, les yeux baissés sur la pointe de ses bottes ou sur le malheureux couvre-chef.

— Seigneur Dragon, dit-il en osant lever brièvement un œil, je… Eh bien, j’ai pensé que… Voilà, en fait, mon père s’occupe de ma ferme – des champs de qualité, si le cours d’eau ne s’assèche pas, la récolte pourrait être bonne – et je me suis dit que… que je devrais rentrer chez moi…

Nommé Jur Grady, le rustaud écrasa le malheureux chapeau entre ses pognes, puis il tenta désespérément de lui redonner une forme.

Les femmes ne s’étaient pas réunies autour de Taim. Silencieuses, le regard inquiet, elles restaient près des enfants et observaient les événements. La plus jeune, une blonde plutôt replète qui laissait son fils de quatre ans jouer avec ses doigts, était Sora Grady, l’épouse de Jur. Toutes ces femmes avaient suivi leur mari jusqu’ici, certes, mais Rand aurait juré que presque toutes les conversations entre époux tournaient autour d’un possible départ. Cinq hommes avaient déjà fait défection. Si aucun ne s’était justifié en évoquant sa famille, tous en avaient une. À dire vrai, quelle épouse aurait pu se sentir rassurée tandis que son mari attendait qu’on lui apprenne à canaliser ? Ce devait être un peu comme le regarder s’apprêter à se suicider…

Quelques beaux esprits auraient sûrement dit que les familles n’avaient rien à faire ici. Cela posé, ils auraient à coup sûr affirmé aussi que les hommes n’auraient pas dû être là. Rand voyait les choses autrement. Selon lui, en se coupant totalement du monde, les Aes Sedai commettaient une erreur. À part les sœurs elles-mêmes, des femmes qui aspiraient à rejoindre leurs rangs et des serviteurs, qui pénétrait jamais dans la Tour Blanche ? Quelques personnes en quête de secours – et à condition d’être vraiment dans une situation délicate.

Quand des Aes Sedai quittaient la tour, elles gardaient leurs distances vis-à-vis des gens « normaux ». Et beaucoup d’entre elles ne mettaient jamais le nez hors de leur fief. Pour ces femmes, les êtres humains étaient les pièces d’un jeu et le monde, le plateau où se déroulait ce jeu, n’avait rien d’un endroit où on pouvait vivre. En d’autres termes, de leur point de vue, seule la Tour Blanche était réelle.

Quand un homme avait sa femme et ses enfants avec lui, il ne risquait pas d’oublier le monde extérieur et les gens qui le peuplaient.

Tout ça durerait seulement jusqu’à l’Ultime Bataille. Un an ? Deux ? Mais est-ce que ça pouvait tenir si longtemps ? Eh bien, il le faudrait. Et Rand ferait tout pour qu’il en soit ainsi. Avec leurs proches autour d’eux, les hommes n’oublieraient pas pourquoi ils allaient se battre un jour ou l’autre.

— Va-t’en, si tu veux, répondit Rand. (Sur sa nuque, il sentait peser le regard de Sora.) Jur, tu es libre de partir, tant que tu n’auras pas commencé ta formation. Quand tu auras franchi ce pas, en revanche, tu seras comme un soldat… Tu sais que nous avons besoin de tous les combattants possibles, en vue de l’Ultime Bataille. Ce jour-là, le Ténébreux disposera de nouveaux Seigneurs de la Terreur capables de canaliser, tu peux me croire sur parole. Mais c’est à toi de choisir… Qui sait ? tu auras peut-être la chance de t’en tirer indemne, dans ta ferme. En ce monde, il devrait y avoir certains endroits épargnés par ce qui nous menace. Je l’espère, en tout cas… De plus, ceux qui se battront feront tout pour qu’il y ait le plus de survivants possible… Mais tu devrais quand même te présenter à Taim. Ce serait dommage de partir sans savoir si tu peux être formé, non ?

Se détournant de Jur, Rand évita soigneusement de croiser le regard de Sora.

Et tu juges mal les Aes Sedai parce qu’elles manipulent les gens ? pensa-t-il amèrement.

Peut-être, mais il faisait ce qui devait être fait.

Toujours en train d’écouter les hommes se présenter, Taim jetait des regards de plus en plus irrités à Rand. Sans crier gare, il sembla à court de patience :

— Assez, maintenant ! Les noms peuvent attendre demain, pour ceux qui seront encore ici. Qui veut être mis à l’épreuve le premier ?

Un grand silence accueillit cette question, certains hommes n’osant même plus respirer.

— Autant que je commence par toi, fit Taim en désignant Damer de l’index. Approche !

Damer ne bronchant pas, Taim le prit par le bras et le tira à l’écart du groupe.

Rand approcha des deux hommes pour mieux les observer.

— Plus on utilise de Pouvoir, dit Taim à Damer, plus il est facile de capter la résonance. Cela dit, une résonance trop puissante pourrait endommager ton esprit, voire te coûter la vie, donc, je vais y aller doucement…

Damer cligna bêtement des yeux. À l’évidence, il n’avait pas compris un mot du discours de Taim – à part la partie qui concernait son esprit et sa vie, probablement…

Rand comprit que cette explication s’adressait en réalité à lui. Taim faisait en sorte que son ignardise ne soit pas trop criante…

À égale distance des trois hommes, une petite flamme – un pouce de haut, pas plus – apparut dans les airs. Rand sentit le Pouvoir qui coulait en Taim – un simple ruisselet – et il vit le minuscule flux de Feu que tissait le faux Dragon.

Une image qui soulagea Rand, comme si un poids venait de se lever de ses épaules. Au moins, ça prouvait que Taim était vraiment en mesure de canaliser. Jusque-là, les doutes de Bashere l’avaient miné sans qu’il en ait conscience…

— Concentre-toi sur cette flamme, dit Taim. Tu es cette flamme, le monde l’est aussi, et il n’y a rien à part elle.

— Je ne sens rien, marmonna Damer, mais je commence à avoir très mal aux yeux.

D’un revers de sa main calleuse, il essuya la sueur qui ruisselait sur son front.

— Concentre-toi ! cria Taim. Pas un mot, pas une pensée, pas un mouvement ! Concentration !

Damer acquiesça… sursauta quand Taim le foudroya du regard, puis s’immobilisa enfin, les yeux rivés sur la flamme.

Taim aussi semblait concentré – comme s’il tendait l’oreille. Mais pour capter quoi ? N’avait-il pas parlé d’une résonance ? À tout hasard, Rand aussi se concentra, tenta de saisir il ne savait trop quoi.

Six ou sept minutes durant, les trois hommes ne bronchèrent pas, Damer osant à peine cligner des yeux. Trempé comme si on lui avait renversé un seau sur la tête, le vieil homme respirait avec peine.

Huit minutes… Neuf… Dix…

Soudain, Rand capta la… résonance. Un écho très faible du flux de Pouvoir qui coulait en Taim, mais semblant venir de Damer. Sans nul doute, c’était ce que Taim attendait. Mais dans ce cas, pourquoi ne réagissait-il pas ? Parce qu’il attendait plus que ça ? Ou parce que Rand se trompait ?

Une ou deux minutes plus tard, le faux Dragon acquiesça, puis il se coupa du saidin et la flamme se volatilisa aussitôt.

— Tu peux être formé… Damer, c’est bien ça ton nom ?

L’air surpris, Taim n’avait sûrement pas prévu que le premier candidat – un vieux type chauve, par-dessus le marché – passerait son épreuve.

Blanc comme un linge, l’infortuné Damer semblait sur le point de vomir.

— Si tous ces idiots du village sont « bons pour le service », il ne faudra pas que je m’étonne, marmonna Taim. Rand, tu sembles veinard comme dix !

Les autres « idiots du village » s’agitèrent nerveusement. Visiblement, certains espéraient très fort qu’ils échoueraient. S’ils ne pouvaient plus reculer, un échec leur permettrait de rentrer chez eux avec la fierté d’avoir essayé – sans avoir dû assumer les conséquences d’un succès.

Rand aussi était surpris. Il n’y avait eu que cet infime écho, et il l’avait capté avant Taim, alors que celui-ci savait ce qu’il guettait.

— Avec le temps, nous saurons quelle puissance tu peux atteindre, dit Taim tandis que Damer reculait pour rejoindre ses compagnons.

S’efforçant de ne pas croiser son regard, les autres candidats s’écartèrent prudemment de lui.

— Peut-être deviendras-tu aussi fort que moi, ou même que le seigneur Dragon. (Les autres types s’écartèrent un peu plus.) Seul le temps le dira… Sois attentif pendant que je m’occupe des autres. Si tu es futé, tu auras compris la méthode avant que j’aie détecté le quatrième ou le cinquième disciple… (Taim regarda Rand, signifiant que cette remarque s’adressait en réalité à lui.) À qui le tour ?

Personne ne bougea.

— Toi ! lança Taim en désignant un type plutôt pataud qui semblait avoir largement dépassé la trentaine.

Kely Huldin, un tisserand aux cheveux bruns. Dans la rangée de femmes, l’épouse du malheureux eut un gémissement.

Faire passer l’épreuve à vingt-six hommes prendrait jusqu’à la tombée de la nuit, voire plus longtemps. Malgré la chaleur, les jours raccourcissaient, comme si l’hiver approchait normalement. Et sans nul doute, un échec prendrait plus de temps, puisque Taim voudrait être sûr de sa « sentence ».

Bashere attendait Rand, et il devait encore rendre visite à Weiramon…

— Continue sans moi, lança le jeune homme à Taim. Je reviendrai demain pour voir où tu en es… Surtout, n’oublie pas que je t’ai accordé ma confiance…

Ne te fie pas à lui…, dit Lews Therin, sa voix semblant sortir de la gorge d’un forcené qui aurait rôdé dans les coins les plus sombres de l’esprit de Rand. La confiance, c’est la mort ! Tue-le ! Tue-les tous ! Ah ! mourir et en avoir fini avec tout… Dormir et ne pas rêver… Ou alors, rêver d’Ilyena… Pardonne-moi, mon amour ! Non, pas de pardon. La fin, seulement… Je mérite de mourir…

Rand se détourna avant qu’on puisse voir sur son visage le reflet du combat intérieur qu’il livrait.

— Demain… Si je peux, je reviendrai demain…

Taim rattrapa le jeune homme et son escorte de Promises avant qu’ils aient atteint les arbres.

— Si tu restes un peu plus longtemps, tu apprendras la méthode de détection…

Agacé, Taim ajouta :

— Si je découvre vraiment cinq ou six candidats de plus, ce qui ne m’étonnerait pas. Tu as la Chance du Ténébreux, dirait-on. Je suppose que tu veux apprendre. Ou as-tu l’intention de te décharger de ça sur moi ? Dans ce cas, sache que ce sera long. Même si je lui mène la vie dure, Damer ne sentira pas le saidin – sans même parler de s’y connecter – avant des jours, voire des semaines. S’y connecter, ai-je dit, pas « canaliser ».

— Pour ta méthode, j’ai déjà compris, dit Rand. Ce n’était pas difficile. Oui, j’ai l’intention de me décharger de la détection sur toi, jusqu’à ce que tu aies formé un ou deux types afin qu’ils t’aident. N’oublie pas ce que je t’ai dit, Taim, et travaille vite !

Ce programme n’était pas exempt de danger. D’après ce que Rand avait entendu dire, apprendre à canaliser la moitié féminine de la Source Authentique – le saidar – revenait à assimiler comment s’unir à une force qui était prête à obéir à condition qu’on se soumette d’abord à elle. Une extraordinaire puissance qui n’avait cependant rien de menaçant tant qu’on n’en faisait pas un mauvais usage. Pour Elayne et Egwene, ça semblait tout naturel. Rand, lui, avait du mal à y croire. Pour un homme, canaliser était un incessant combat pour la domination et la survie. Si on s’y mettait trop vite, en s’immergeant trop profondément, on était comme un gamin tout nu propulsé dans une bataille rangée contre des adversaires en armure. Et même quand un mâle était formé, le saidin pouvait encore le détruire – en le tuant ou en dévastant son esprit – quand il ne le privait pas par la violence de toute possibilité de canaliser. La mutilation que les Aes Sedai infligeaient aux hommes qu’elles capturaient – ce qu’elles appelaient les apaiser –, un mâle pouvait se l’infliger à lui-même s’il relâchait sa vigilance ou se montrait imprudent.

À voir leur tête, pas mal de « candidats » réunis devant l’étable se seraient fait mutiler dans l’allégresse, si on le leur avait proposé. La femme de Kely Huldin le tenait par les pans de sa chemise, et elle ne devait pas lui souffler des mots d’amour. Hésitant, Kely dodelinait de la tête, et les autres époux regardaient furtivement leur femme, l’air embarrassés. Mais il s’agissait d’une guerre, et il y avait toujours des pertes, y compris parmi les pères de famille.

Révulsé, Rand s’avisa qu’il était devenu assez cynique pour flanquer la nausée à une chèvre. Histoire de ne pas avoir à croiser le regard de Sora Grady, il tourna la tête et dit à Taim :

— Pousse-les au-delà de leurs limites. Qu’ils apprennent le plus vite possible, quitte à leur bourrer le crâne.

Taim eut une moue pincée.

— Leur bourrer le crâne, d’accord… Mais de quoi ? Tout ce qui peut servir d’arme, je suppose ?

— Des armes, oui…

Ils devaient tous devenir des armes, lui compris. Mais des armes pouvaient-elles avoir une famille ? Devaient-elles s’autoriser l’amour ?

Allons bon, d’où venaient ces pensées-là ?

— Apprends-leur tout, mais d’abord ce qui peut servir d’arme.

Il y avait si peu de candidats… Vingt-sept… Et si Taim dénichait un « élu » de plus que Damer, Rand se réjouirait que sa nature de ta’veren ait attiré à lui cette perle rare. Les Aes Sedai capturaient et apaisaient uniquement les hommes déjà capables de canaliser, mais en trois mille ans, elles étaient devenues expertes dans cet art. Certaines sœurs semblaient même croire qu’elles avaient réussi un « exploit » n’ayant jamais été dans leurs intentions, à savoir éradiquer toute aptitude à canaliser chez les hommes comme chez les femmes. La tour était à l’origine conçue pour abriter trois mille Aes Sedai – et même davantage, si elles devaient être toutes réunies en même temps – plus des centaines de jeunes femmes venues afin d’être formées. Avant le schisme, on y comptait une quarantaine de novices et moins de cinquante Acceptées…

— Il m’en faut beaucoup, Taim… D’une manière ou d’une autre, trouve davantage de… compagnons. Et avant toute autre chose, apprends-leur à détecter leurs semblables.

— Tu veux que nous soyons aussi nombreux que les Aes Sedai ?

Si c’était le plan de Rand, le faux Dragon repenti n’y voyait apparemment aucun inconvénient.

— Mais combien y a-t-il de sœurs ? demanda Rand. Mille ?

— Moins que ça, je pense… Moins que ça…

Éradiquer toute aptitude à canaliser… Que la Lumière brûle ces femmes, même si elles avaient peut-être eu quelques raisons d’agir ainsi !

— De toute façon, nous aurons toujours assez d’ennemis…

Ça, ce n’était pas ce qui manquait ! Le Ténébreux et les Rejetés, les créatures des Ténèbres et les Suppôts… Sans compter les Capes Blanches et un certain nombre d’Aes Sedai – celles qui appartenaient à l’Ajah Noir, et celles qui voulaient faire de lui leur marionnette. Oui, celles-ci, il les classait parmi ses adversaires, même si elles n’auraient pas vu les choses ainsi.

Il y aurait aussi les Seigneurs de la Terreur, et la Lumière seule savait qui d’autre encore. Assez d’ennemis pour ruiner ses plans et tout dévaster.

Rand serra plus fort le manche sculpté du Sceptre du Dragon. Le temps était le pire ennemi de tous. Celui qu’il avait le moins de chances de vaincre.

— J’écraserai nos adversaires, Taim. Tous, jusqu’au dernier ! Ils croient tout pouvoir détruire. Détruire, jamais construire ! Moi, je suis un bâtisseur, et je laisserai une œuvre dans mon sillage. Quoi qu’il arrive, il en sera ainsi. Je vaincrai le Ténébreux et je purifierai le saidin, afin que les hommes comme nous n’aient plus peur de devenir fous. Alors, le monde ne les redoutera plus, et…

Alors que Rand agitait son sceptre, le gland vert et blanc oscilla frénétiquement. La chaleur et la poussière lui montaient à la tête. C’était tout bonnement impossible ! Une partie de son plan pourrait être réalisée, mais pas l’ensemble. Le mieux qu’il pouvait espérer, tout comme ses compagnons, c’était de vaincre puis de mourir avant d’avoir sombré dans la folie. Et ce projet-là semblait déjà trop ambitieux. La seule option était d’essayer encore et encore. Car il devait exister un moyen de réussir. Si le mot « justice » signifiait quelque chose, il ne pouvait pas en aller autrement.

— Purifier le saidin…, répéta Taim. Il faudrait beaucoup plus de Pouvoir que tu sembles le penser… (Il plissa les yeux, pensif.) J’ai entendu parler de… sa’angreal. En détiens-tu un qui pourrait…

— Ne te soucie pas de ce que je détiens ou non ! lança Rand. Forme tous ceux qui peuvent l’être, puis trouve d’autres candidats, et recommence. Le Ténébreux n’attendra pas que nous soyons prêts. Nous n’avons pas assez de temps, mais il faudra faire avec. Oui, il le faudra !

— Je ferai de mon mieux… Simplement, n’espère pas que Damer soit capable dès demain de faire s’écrouler les fortifications d’une cité.

— Taim…, fit Rand, hésitant. (Il se jeta à l’eau.) Si tu remarques un disciple qui apprend trop vite, préviens-moi sans perdre de temps. Un des Rejetés peut tenter de s’infiltrer parmi nos étudiants.

— Un des Rejetés ? (Pour la deuxième fois, Taim semblait ébranlé – et même carrément sonné.) Pourquoi… ?

— Quelle est ta puissance ? coupa Rand. Connecte-toi au saidin ! Allez ! Puise autant de saidin que tu peux en maîtriser !

Un moment, Taim dévisagea mornement Rand. Puis le Pouvoir se déversa en lui. Il n’y eut pas d’aura, contrairement à ce que pouvait voir une femme quand une autre canalisait, mais simplement une sensation de force et de menace que Rand capta clairement et qu’il n’eut aucun mal à évaluer. Taim avait puisé assez de saidin pour dévaster en une fraction de seconde la ferme et tuer tous les gens qui s’y trouvaient. Et la destruction se répandrait ensuite à perte de vue… Bref, ce n’était guère moins que les ravages qu’aurait pu provoquer Rand, sans l’aide d’un artefact. Et Taim pouvait tricher, gardant de la force en réserve. En tout cas, il ne semblait pas risquer d’être débordé par le Pouvoir. Ignorant comment Rand réagirait, il avait peut-être voulu laisser un atout dans sa manche.

Le saidin, ou du moins ce que Rand en captait, cessa de couler en Taim. À cet instant, Rand s’avisa qu’il était lui-même envahi par la moitié masculine de la Source – un véritable torrent, tous les flux qu’il pouvait canaliser par l’intermédiaire de l’angreal glissé dans sa poche.

Tue-le ! grommela Lews Therin. Tue-le sur-le-champ !

Un instant, Rand fut comme pétrifié de surprise. Le néant qui l’entourait vacilla, le saidin se déchaîna et il s’en coupa juste avant que le Pouvoir détruise son cocon de Vide – et lui avec.

Était-ce lui qui s’était connecté à la Source ? Ou Lews Therin ?

Tue-le ! Tue-le !

Enragé, Rand cria à l’intérieur de son crâne :

Tais-toi ! Tais-toi !

À sa grande surprise, la voix mourut.

Son front ruisselant de sueur, il l’essuya d’une main qu’il eut toutes les peines du monde à empêcher de trembler. C’était lui qui était entré en contact avec la Source, il ne pouvait pas en aller autrement. La voix d’un homme mort n’aurait pas pu faire ça. D’instinct, il n’avait pas supporté d’être impuissant face à Taim, alors que celui-ci s’emplissait de tant de saidin. C’était la seule explication.

— Si quelqu’un apprend trop vite, fais-moi prévenir, c’est tout ce que je te demande…, marmonna-t-il à l’intention de Taim.

En disait-il trop à cet homme ? Peut-être, mais les gens avaient le droit de savoir ce qui les attendait. Jusqu’à un certain point, en tout cas. Par contre, pas question que Taim, ni quiconque d’autre, apprenne d’où il tenait une grande partie de ce qu’il savait. Si les gens découvraient qu’il avait eu un Rejeté comme prisonnier, le laissant en plus s’échapper… Bien entendu, en cas de fuites, les rumeurs omettraient de mentionner la notion de « prisonnier ». Les Capes Blanches l’accusaient d’être un faux Dragon – et un Suppôt des Ténèbres, comme tous ceux qui maniaient le Pouvoir de l’Unique, selon eux. Si la vérité éclatait au sujet d’Asmodean, la théorie des Fils de la Lumière risquait de faire beaucoup d’adeptes. Et nul ne songerait que Rand, pour apprendre à utiliser le saidin, avait été contraint de recourir aux services d’un homme. Aucune femme n’aurait pu l’aider, ni voir ses tissages, tout comme il aurait été incapable de voir les siens.

« Les hommes ont tendance à croire aisément au pire, et les femmes à penser qu’il y a toujours pire que le pire. »

Un vieux proverbe de Deux-Rivières…

S’il se remontrait un jour, Rand s’occuperait en personne d’Asmodean.

— Sois vigilant, Taim. Et discret.

— Je suis aux ordres du seigneur Dragon.

Sincère ou pas, Taim esquissa une révérence avant de retourner vers ses étudiants.

Rand s’avisa alors que les Promises le regardaient. Enaila, Somara, Sulin, Jalani et toutes les autres, de l’inquiétude se lisant dans leurs yeux. Alors que ces femmes acceptaient presque tout ce qu’il faisait – ces actes qui le forçaient à tressaillir lui-même et qui choquaient tout le monde, à part les Aiels – elles s’indignaient en général au sujet de choses qui lui semblaient les plus anodines du monde. Un paradoxe de plus. Mais le plus souvent, elles acceptaient et se rongeaient les sangs pour lui.

— Tu ne dois pas te fatiguer, dit Somara.

Rand tourna la tête vers la Promise, qui s’empourpra jusqu’aux oreilles. Si cet endroit ne pouvait pas être considéré comme un lieu public – Taim étant de toute façon déjà trop loin pour entendre – la remarque dépassait quand même les bornes.

Tirant un shoufa de rechange de sa ceinture, Enaila le tendit à Rand.

— Trop t’exposer au soleil, ce n’est pas bon pour toi…, murmura-t-elle.

— Oui, il aurait besoin qu’une épouse veille sur lui, souffla une des autres guerrières.

Rand n’aurait su dire laquelle. Même Somara et Enaila attendaient qu’il ait le dos tourné pour tenir ce genre de propos. En revanche, il savait très bien qui était l’épouse en question. Aviendha. Qui aurait pu faire une meilleure femme, pour le fils d’une Promise, qu’une Promise ayant abandonné la lance pour devenir une Matriarche ?

Ravalant un accès de colère, Rand noua le shoufa autour de sa tête et fut aussitôt reconnaissant à Enaila. Le soleil tapait fort, et l’accessoire vestimentaire en tissu ocre, aussitôt trempé de sueur, était une véritable protection contre la chaleur. Taim avait-il comme les Aes Sedai un « truc » qui lui permettait d’être insensible aux conditions climatiques ? Alors que le Saldaea était un pays du Nord, il ne transpirait pas plus que les Aiels.

— Ce qui n’est pas bon pour moi, grogna Rand malgré sa gratitude au sujet du shoufa, c’est de rester ici à perdre mon temps.

— Perdre ton temps ? dit la jeune Jalani d’un ton trop innocent pour être honnête. (Elle enroula de nouveau son shoufa, dévoilant un instant ses cheveux coupés court aussi roux que ceux d’Enaila.) Comment le Car’a’carn peut-il perdre son temps ? La dernière fois que j’ai transpiré comme lui, j’avais couru du lever au coucher du soleil.

Des sourires et des rires saluèrent cette pique. La rousse Maira, aînée de Rand d’une bonne dizaine d’années, s’en tapa sur les cuisses, et la blonde Desora cacha son sourire derrière sa main, comme elle le faisait toujours. Liah la balafrée en sauta de joie et Sulin s’en plia quasiment en deux. Dans ses meilleurs moments, l’humour aiel était au mieux… étrange. Les héros des récits se faisaient rarement ficher de leur tête – même d’une façon énigmatique – et les têtes couronnées ne connaissaient pas non plus ce triste sort. Hélas, un chef aiel, même le Car’a’carn, n’était pas un roi. S’il en détenait plus ou moins l’autorité, aucun Aiel n’aurait hésité un instant à venir lui dire ses quatre vérités. Mais l’essentiel de la question était pourtant ailleurs…

Même s’il avait été élevé à Deux-Rivières par Tam al’Thor et sa femme Kari – morte lorsqu’il avait cinq ans – Rand était en réalité le fils d’une Promise qui avait succombé en lui donnant le jour sur les pentes du pic du Dragon. Contrairement à son vrai père, elle n’était pas de sang aiel, mais elle avait quand même réussi à devenir une Far Dareis Mai. À présent, il était affecté par des coutumes aielles plus fortes que des lois. Non, pas affecté, mais submergé.

Si elle voulait se marier, une Promise devait renoncer à la lance. Et si elle avait un enfant mais entendait rester une guerrière, sa fille ou son fils était confié à une autre femme par les Matriarches, sans qu’elle puisse savoir de qui il s’agissait. Tout enfant né d’une Promise était considéré comme un cadeau du destin – l’élever devenant un honneur, même si seuls sa mère et son père adoptifs connaissaient sa véritable identité. En outre, la Prophétie de Rhuidean annonçait que le Car’a’carn serait un de ces enfants, mais qu’il aurait grandi parmi les habitants des terres mouillées. Pour les Promises, Rand, le premier fils d’une guerrière dont les origines étaient connues, représentait tous les enfants anonymes perdus au fil des siècles.

Qu’elles soient plus âgées que Sulin ou aussi jeunes que Jalani, toutes les Far Dareis Mai le tenaient pour une sorte de frère prodigue. En public, elles lui témoignaient tout le respect dû à un chef – ce qui n’allait pas toujours très loin – mais en privé, eh bien, elles le traitaient comme un frère longtemps perdu puis retrouvé. Un frère aîné ou cadet ? C’était très variable, même si ça n’avait bizarrement rien à voir avec l’âge de la Promise.

Par bonheur, très peu de guerrières avaient adopté l’attitude d’Enaila et de Somara. En privé ou non, il s’agaçait toujours de voir une femme à peine plus âgée que lui le materner outrageusement.

— Dans ce cas, répondit Rand à Jalani, nous devons aller quelque part où je ne transpirerai pas.

Non sans effort, il parvint à sourire aux guerrières. Plusieurs étant déjà mortes pour lui – et il y en aurait d’autres avant que tout soit terminé –, il leur devait des égards. Oubliant instantanément leur hilarité, les Promises redevinrent des gardes du corps prêtes à suivre partout leur Car’a’carn et à le défendre au péril de leur vie.

Mais où aller ? se demanda Rand. Bashere attendait qu’il lui rende une visite « fortuite », mais si Aviendha en avait entendu parler, elle avait très bien pu rejoindre le Maréchal. Ces derniers temps, Rand évitait autant qu’il pouvait la jeune femme – surtout quand il risquait d’être seul avec elle. Pourquoi ? Eh bien, parce qu’il avait très envie d’être seul avec elle, justement. Jusque-là, il avait réussi à cacher tout ça aux Promises, car si elles s’en étaient seulement doutées, elles lui auraient empoisonné la vie.

Plus sérieusement, il devait rester à l’écart d’Aviendha. Traînant la mort dans son sillage telle une maladie contagieuse, il était une cible vivante, et les gens tombaient comme des mouches autour de lui. À cause d’une promesse qu’il se reprocherait jusqu’à son dernier souffle, il était obligé de s’endurcir et de voir mourir des Far Dareis Mai. Certes, mais Aviendha avait renoncé à la lance pour étudier avec les Matriarches. S’il n’était pas sûr de ses sentiments pour elle, Rand aurait juré une chose : si la jeune Aielle devait mourir par sa faute, quelque chose en lui périrait en même temps qu’elle. Coup de chance incroyable, Aviendha n’était en aucune façon impliquée sentimentalement vis-à-vis de lui. Si elle tentait de le suivre comme son ombre, c’était pour obéir aux Matriarches, qui lui avaient ordonné de le surveiller, et pour être fidèle à Elayne, à qui elle avait promis de le tenir à l’œil. Pour Rand, cependant, ces deux motivations ne rendaient pas la situation moins délicate, bien au contraire.

En réalité, la décision était facile : Bashere allait devoir attendre. Ainsi, il éviterait Aviendha, et la rencontre avec Weiramon – censée être secrète, mais délibérément trop mal organisée pour le rester longtemps – aurait lieu dès maintenant. Une motivation délirante pour une telle décision ? Sans doute, mais que pouvait faire un homme quand une femme refusait de se rendre à la raison ? De plus, cette façon de procéder promettait d’être parfaite. Les gens qui devaient être informés de la visite à Weiramon le seraient, et ils goberaient sûrement ce qu’il fallait qu’ils gobent parce que l’opération était justement organisée en grand secret. Et le passage en revue des hommes de Bashere semblerait encore plus fortuit que nature s’il le réservait pour la fin de la journée. Oui, un très bon plan. Tordu au point d’être digne de nobles du Cairhien jouant férocement au Grand Jeu.

Rand se connecta au saidin et ouvrit un portail. Le trait de lumière s’élargit, montrant l’intérieur d’une grande tente à la toile ornée de rayures vertes et au sol couvert de tapis teariens aux motifs géométriques hauts en couleur. Même s’il n’y avait rien à redouter sous cette tente, actuellement vide, Enaila, Maira et les autres se voilèrent avant de franchir l’ouverture.

Rand s’arrêta et se retourna. La tête basse, Kely Huldin avançait vers la ferme, sa femme s’occupant des deux enfants qui marchaient à ses côtés. Alors qu’elle tapotait l’épaule de son mari pour le consoler, Rand vit malgré la distance qu’elle rayonnait de joie. À l’évidence, Kely venait d’échouer. Jur Grady l’avait remplacé face à Taim, et tous deux regardaient une petite flamme qui dansait dans l’air entre eux. Son fils serré contre elle, Sora ne regardait pas son époux, car elle rivait toujours les yeux sur Rand.

« Le regard d’une femme est plus tranchant qu’une lame. »

Un autre proverbe de Deux-Rivières.

Rand franchit le portail, attendit que les autres Promises l’aient suivi, puis se coupa de la Source.

Il faisait ce qu’il devait faire. Rien de plus.


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