27 Des cadeaux

Alors qu’elle revenait vers le camp des Aiels, Egwene tenta de se ressaisir, mais elle n’aurait pas juré que ses pieds touchaient vraiment le sol. Enfin, c’était une façon de parler. Ses chaussures soulevaient d’infimes colonnes de poussière qui venaient s’ajouter à celles que charriait le vent. Toussant comme une perdue, la jeune femme regrettait que les Matriarches ne portent pas de voile. Un châle n’offrait pas la même protection, et en plus, il vous faisait crever de chaud.

La tête d’Egwene tournait comme une toupie, et ça n’avait rien à voir avec la chaleur.

Au début, elle avait cru que Gawyn ne la rejoindrait pas. Puis il s’était matérialisé à côté d’elle, comme par miracle. Bavardant en buvant une infusion et en se tenant la main, ils avaient passé toute la matinée dans la salle à manger privée de L’Échalas. Jetant la pudeur aux orties, Egwene avait embrassé son compagnon dès que la porte s’était refermée sur eux. Le pauvre Gawyn n’avait même pas eu l’ombre d’une occasion de prendre les devants. Elle s’était même assise sur ses genoux – pas longtemps, mais bon…

Se retrouver dans cette posture l’avait fait repenser aux rêves du jeune homme… Allaient-ils les revivre ? Allait-elle s’abandonner à des folies auxquelles une femme n’aurait jamais seulement dû penser ? Une femme célibataire, en tout cas…

Du coup, elle s’était redressée d’un bond, faisant sursauter son compagnon.

Inquiète, Egwene regarda autour d’elle. Les tentes étaient encore à un bon millier de pas, et il n’y avait pas âme qui vive à proximité. Dans le cas contraire, ces Aiels auraient de toute façon été trop loin pour la voir rougir. S’avisant qu’elle affichait un sourire béat, elle l’effaça de ses lèvres. Elle allait devoir se surveiller un peu, par la Lumière ! Oublier la tendre étreinte des bras de Gawyn et se rappeler pourquoi ils étaient restés si longtemps à L’Échalas.


Alors qu’elle se frayait un chemin dans la foule, Egwene regardait autour d’elle en quête de Gawyn. Non sans difficultés, elle tentait d’avoir l’air détaché. Car enfin, pas question de lui monter à quel point elle avait hâte de le voir.

Soudain, un homme se pencha sur elle et murmura :

— Suis-moi jusqu’à L’Échalas.

Egwene sursauta – impossible de s’en empêcher. Puis elle reconnut Gawyn. En veste marron ordinaire, il portait par-dessus une fine cape dont la capuche relevée dissimulait quasiment ses traits. Dans les rues, il n’était pas le seul à porter une cape – à part les Aiels, toute personne qui s’aventurait à l’intérieur de la ville en arborait une –, mais par ces chaleurs, on voyait très peu de capuches relevées.

Egwene retint le jeune homme par la manche quand il tenta de passer devant elle.

— De quel droit penses-tu que je vais te suivre dans une auberge, Gawyn Trakand ? demanda-t-elle à mi-voix, jugeant inutile d’attirer l’attention sur leur petit différend. Nous étions censés marcher ensemble… Ne prends donc pas pour acquises certaines choses qui…

— Les femmes que j’accompagne, coupa Gawyn, cherchent quelqu’un. Une personne comme toi. En ma présence, elles ne sont pas loquaces, mais j’entends des bribes de conversations… Bon, suis-moi !

Sans un regard en arrière, le jeune homme s’éloigna, laissant Egwene lui emboîter le pas, la gorge serrée par l’angoisse…


Ce souvenir fit revenir Egwene sur terre. Sous la semelle de ses bottes, la terre, justement, était presque aussi brûlante que les pavés de la cité.

Gawyn n’en savait guère plus long que ce qu’il avait dit dans la rue. Selon lui, cependant, elle ne pouvait pas être la femme que cherchaient les Aes Sedai. Donc, elle devrait simplement être prudente quand elle canaliserait le Pouvoir et éviter autant que possible de se montrer à la vue de tous.

Sortant de la bouche d’un homme affublé d’un déguisement, ces propos ne s’étaient pas révélés très convaincants. Charitable, Egwene s’était abstenue de mentionner les vêtements de son compagnon. Mort d’inquiétude à l’idée de ce qui arriverait si les sœurs mettaient la main sur la jeune femme, Gawyn craignait de les conduire jusqu’à elle. En même temps – et même s’il avait proposé cette solution – il n’avait aucune envie de ne plus la voir.

Mais il continuait à penser qu’elle devait trouver un moyen de rentrer à Tar Valon afin de se réfugier dans la tour. À moins qu’elle signe tout simplement la paix avec Coiren et les autres, afin de faire la route avec elles ?

Egwene aurait dû être furieuse que ce jeune homme, tout prince qu’il fût, pense savoir mieux qu’elle ce qu’elle devait faire pour son propre bien. Bizarrement, ça lui donnait au contraire envie de sourire avec indulgence – même à présent, alors qu’elle était seule. Pour une raison inconnue, elle semblait incapable de raisonner logiquement dès qu’il était question de Gawyn. En outre, il s’insinuait dans toutes ses pensées…

Se mordant la lèvre inférieure, Egwene se força à se concentrer sur son véritable problème. Les Aes Sedai de la Tour Blanche. Si au moins elle avait pu poser des questions à Gawyn ! L’interroger sur l’Ajah d’origine de chacune des sœurs, par exemple, ne serait pas revenu à trahir sa confiance. Non, impossible ! Elle s’était fait cette promesse à elle-même, mais ne pas la tenir, paradoxalement, déshonorerait Gawyn. Pas de questions ! Seulement ce qui venait naturellement de lui…

Quoi qu’en pense ou n’en pense pas Gawyn, rien ne laissait croire que les sœurs recherchaient Egwene al’Vere. Hélas, il fallait bien reconnaître que rien ne laissait croire le contraire. Si un agent de la tour ne semblait pas en mesure de reconnaître Egwene dans sa tenue d’Aielle, ça ne signifiait pas que ce même agent n’ait jamais entendu son nom – voire ait eu vent de l’existence d’une Egwene Sedai de l’Ajah Vert…

À partir de maintenant, Egwene allait devoir être très prudente dès qu’elle s’aventurerait en ville. Plus que prudente, même…

Arrivée à la lisière du camp – qui s’étendait sur plus d’une lieue, couvrant les collines boisées ou non –, Egwene aperçut quelques gai’shain qui allaient et venaient entre les tentes, s’écartant humblement quand ils croisaient des guerrières ou des Promises. En revanche, pas de Matriarches en vue.

Vis-à-vis de ces femmes, Egwene avait violé une promesse. Bien sûr, Amys était directement visée, mais les autres aussi. Et la fameuse « nécessité » devenait pour ses tromperies une justification de plus en plus tirée par les cheveux.

— Joins-toi à nous, Egwene ! lança soudain une voix de femme.

Même avec les cheveux cachés sous un châle, la jeune femme n’était pas très difficile à reconnaître, sauf quand elle se trouvait au milieu d’adolescentes. Une affaire de taille, bien entendu…

Surandha, l’apprentie de Sorilea, avait passé sa tête blonde par le rabat d’une tente, et elle faisait signe à Egwene d’approcher.

— Les Matriarches sont en réunion plénière, du coup, elles nous laissent notre journée. Toute la journée !

Un luxe rarement consenti, et une occasion qu’Egwene n’était pas du genre à rater.

Sous la tente, des femmes étendues sur des coussins lisaient à la lueur de lampes à huile – quand on fermait hermétiquement le rabat pour ne pas laisser entrer la poussière, la lumière ne passait plus non plus – tandis que d’autres, assises, cousaient, tricotaient ou brodaient. Dans un coin, deux d’entre elles jouaient à un jeu de ficelle. Alors que le murmure des conversations emplissait la tente, plusieurs Aielles sourirent à Egwene pour lui souhaiter la bienvenue. Il n’y avait pas que des apprenties – deux mères et davantage de premières-sœurs étaient là en visite – et les femmes les plus âgées portaient autant de bijoux que les Matriarches. Même si les Aielles ne craignaient pas la chaleur, toutes avaient entrouvert leur chemisier, le châle noué autour de la taille.

Un gai’shain se chargeait du service de l’inévitable infusion. À sa façon de bouger, on voyait qu’il s’agissait d’un artisan, pas d’un algai’d’siswai. De fait, ses traits étaient un peu moins durs que ceux des guerriers et faire montre de soumission semblait lui coûter un moins grand effort qu’à eux. Un bandeau rouge, autour de sa tête, indiquait qu’il était un siswai’aman. Aucune des femmes ne se formalisait de cette entorse à la règle exigeant que les gai’shain portent exclusivement du blanc.

Egwene noua elle aussi son châle autour de sa taille, puis elle accepta avec reconnaissance de l’eau avec laquelle elle se lava les mains et le visage. Entrouvrant elle aussi son chemisier, elle prit place sur un coussin à pompons rouges, entre Surandha et Estair, l’apprentie rousse d’Aeron.

— Quel est le sujet de la réunion des Matriarches ?

En réalité, Egwene s’en souciait fort peu. N’ayant aucune intention d’éviter totalement d’entrer en ville, elle avait même accepté d’aller voir chaque matin si Gawyn l’attendait à L’Échalas. Le sourire entendu de l’aubergiste l’avait bien sûr fait rougir jusqu’à la pointe des oreilles, mais qu’importaient au fond les horreurs que pouvait penser cette femme !

Cela dit, plus question d’aller jouer les espionnes devant le palais de dame Arilyn. Après avoir quitté Gawyn, Egwene s’en était approchée juste assez pour sentir qu’on canalisait toujours le Pouvoir à l’intérieur. Mais elle ne s’était pas attardée, comme si elle redoutait à tout instant que Nesune se matérialise dans son dos et la piège.

— Quelqu’un connaît la réponse ?

— C’est à cause de tes sœurs, bien entendu ! fit Surandha avant d’éclater de rire.

Déjà très jolie avec ses grands yeux bleus, Surandha devenait d’une beauté à couper le souffle lorsqu’elle riait. De cinq ans plus âgée qu’Egwene, elle était capable de canaliser aussi bien que beaucoup d’Aes Sedai et attendait avec impatience d’être appelée dans une forteresse. En attendant, et comme il se devait, elle sautait sur place dès que Sorilea pensait simplement : « Saute ! »

— Qu’est-ce qui aurait pu, sinon, les faire s’agiter comme si elles s’étaient assises sur un buisson d’épines segade ?

— Nous devrions envoyer Sorilea parler aux sœurs, dit Egwene en acceptant la tasse aux rayures vertes que lui tendait le gai’shain.

En lui racontant que les membres de la Jeune Garde s’étaient entassés dans toutes les chambres non occupées par les Aes Sedai – certains ayant dû se rabattre sur les écuries et les granges – Gawyn avait involontairement révélé qu’il ne restait plus de place pour une fille de cuisine supplémentaire. Donc, les Aes Sedai n’attendaient plus personne. Une très bonne nouvelle.

— Sorilea pourrait mater n’importe quelle meute d’Aes Sedai ! s’esclaffa Surandha.

Estair daigna à peine glousser – et encore paraissait-elle quelque peu choquée. Mince jeune femme aux yeux gris toujours pleins de sérieux, elle se comportait en permanence comme si une Matriarche était en train de la surveiller. Paradoxe qui ne cessait pas d’intriguer Egwene, la terrible Sorilea avait pour apprentie une femme débordant de joie de vivre, alors qu’Aeron, une Matriarche toujours agréable, souriante et aimable, avait sur les bras une sorte de bonnet de nuit avide de se plier à toutes les règles qu’on voudrait bien lui imposer.

— Moi, je pense qu’il s’agit du Car’a’carn, déclara gravement Estair.

— Pourquoi ? demanda distraitement Egwene.

Elle allait bel et bien devoir éviter la ville. Sauf pour ses rendez-vous avec Gawyn, bien sûr. Si embarrassant que ce soit, elle devait admettre qu’il aurait fallu, pour la dissuader d’y aller, l’absolue certitude que Nesune la guettait devant l’auberge.

Pour ses promenades, en revanche, elle allait devoir faire de nouveau le tour de la cité, et respirer toute cette poussière. Ce matin, elle avait fait une entorse à son programme, mais elle ne fournirait pas aux Matriarches un prétexte pour différer son retour dans le Monde des Rêves. Ce soir, les Aielles rencontreraient seules les Aes Sedai de Salidar. Mais lors du prochain rendez-vous, dans une semaine, elle serait là.

— Que se passe-t-il encore ?

— Tu n’es pas informée ? s’étonna Surandha.

Dans deux ou trois jours, Egwene pourrait de nouveau contacter Nynaeve et Elayne ou au moins leur parler dans leurs rêves. Essayer, en tout cas. Car il était impossible d’être absolument certaine qu’un interlocuteur savait qu’il n’avait pas affaire à un reflet de la réalité. Pour ça, il fallait être habitué à ce type de communication, et ce n’était pas le cas d’Elayne et de Nynaeve. Jusque-là, Egwene ne leur avait parlé qu’une seule fois de cette manière…

Quoi qu’il en soit, l’idée de les contacter de nouveau la mettait vaguement mal à l’aise. À ce sujet, elle avait eu un autre cauchemar – ou quasi-cauchemar – des plus nébuleux. Chaque fois qu’une des deux femmes disait un mot, elle trébuchait, tombait tête la première, lâchait une coupe ou une assiette ou renversait un vase. Bref, il était toujours question de quelque chose qui se cassait en tombant. Depuis qu’elle avait interprété le rêve où Gawyn devenait son Champion, Egwene tentait de percer à jour tous ses songes. Sans grand résultat, jusque-là, mais ce cauchemar, elle en était sûre, avait un sens.

Voulait-il dire qu’elle devait attendre le prochain rendez-vous pour parler à ses amies ? Sans oublier qu’il y avait le risque de tomber encore sur les rêves de Gawyn et d’être attirée à l’intérieur. À cette seule idée, Egwene sentit qu’elle rosissait.

— Le Car’a’carn est revenu, dit Estair. Il rencontrera tes sœurs cet après-midi.

Egwene oublia aussitôt Gawyn et tout le reste. Deux fois en dix jours ? Rand n’avait pas l’habitude de venir si souvent. Pourquoi ce changement ? Avait-il entendu parler de la délégation d’Aes Sedai ? Si oui, comment ?

Bien entendu, il y avait l’éternelle question liée aux voyages éclairs de Rand. Comment s’y prenait-il ?

— Comme s’y prend-il pour quoi faire ? demanda Estair.

Egwene sursauta, surprise d’avoir parlé à voix haute.

— Me retourner si facilement l’estomac !

— C’est un homme, Egwene, compatit Surandha, mais avec un beau sourire.

— C’est le Car’a’carn, dit Estair avec une vibrante ferveur.

Si ça continuait, paria Egwene, l’apprentie d’Aeron finirait par porter le ridicule bandeau rouge autour du front.

Volontiers railleuse, Surandha demanda à Estair comment elle escomptait s’imposer à un chef de forteresse, de clan ou de tribu, si elle ne comprenait pas qu’un homme restait un homme même quand il en dirigeait d’autres. Entêtée, Estair affirma que ça ne valait pas quand il s’agissait du Car’a’carn.

Mera, une des deux mères venues rendre visite à leurs filles, se pencha vers les deux apprenties et affirma avec un grand sérieux qu’il fallait amadouer un chef – qu’il dirige une forteresse, un clan ou une tribu, ou qu’il soit le Car’a’carn en personne – exactement comme on amadouait un mari. Baerin, l’autre mère, salua cette saillie d’un éclat de rire. Puis elle ajouta que c’était une excellente recette pour qu’une Maîtresse du Toit dépose son couteau à vos pieds – une déclaration d’hostilité franche et massive. Avant de se marier, Baerin avait fait partie des Promises, mais n’importe qui pouvait déclarer son hostilité à n’importe qui – excepté à une Matriarche ou à un forgeron.

Avant que Mera ait fini sa phrase, tout le monde sous la tente, sauf le gai’shain, fit écho à ses propos. Oui, le Car’a’carn était un chef parmi les chefs, et rien de plus. Mais quand on voulait aborder un chef, devait-on s’adresser à lui directement ou passer par sa Maîtresse du Toit ? Sur ce sujet, les opinions divergeaient.

Egwene s’intéressa de très loin à ce débat. Selon toute probabilité, Rand ne ferait rien de dangereux ou de stupide. Réagissant avec le scepticisme requis face à la lettre d’Elaida, il avait été plus convaincu par celle d’Alviarin, non seulement plus cordiale mais frisant par moments la flagornerie. Depuis, il pensait avoir des amies à la tour, voire des fidèles.

Egwene n’en croyait pas un mot. Trois Serments ou pas, elle aurait juré qu’Elaida et Alviarin avaient rédigé ensemble cette seconde lettre qui parlait pompeusement de « baigner dans la lumière » du seigneur Dragon, rien que ça ! Un coup monté pour attirer Rand à la cour, ça tombait sous le sens.

Baissant les yeux sur ses mains, Egwene eut un soupir mélancolique, puis elle posa sa tasse, que le gai’shain vint récupérer à la vitesse de l’éclair.

— Je dois partir… Quelque chose que je dois absolument faire et qui m’était sorti de l’esprit.

Surandha et Estair lancèrent qu’elles allaient accompagner leur amie. Ce n’étaient pas vraiment des propos en l’air – chez les Aiels, ça n’existait quasiment pas –, cependant, quand Egwene insista pour qu’elles restent sous la tente, les deux jeunes femmes, immergées dans la conversation en cours, ne protestèrent même pas.

Alors que Mera, d’un ton péremptoire, déclarait à Estair qu’une future Matriarche, tant qu’elle était « future », justement, avait intérêt à écouter une femme qui avait su faire face à un mari tout en élevant trois filles et deux fils sans l’aide d’une sœur-épouse, Egwene remit son châle sur sa tête et ses épaules et sortit pour retrouver les tourbillons de poussière.

Une fois en ville, elle s’efforça de raser les murs sans en avoir l’air, regardant partout en même temps tout en donnant l’impression qu’elle s’intéressait uniquement à ce qu’il y avait devant ses pieds. Les risques de tomber sur Nesune étaient minimes, mais…

Devant elle, deux femmes en robe stricte et tablier immaculé tentèrent de s’éviter, mais choisirent toutes deux de s’écarter dans la même direction et se retrouvèrent nez à nez. Après s’être toutes deux excusées, elles répétèrent la manœuvre… et s’écartèrent de nouveau du même côté. D’autres excuses suivirent, puis le ballet recommença. Quand Egwene les dépassa, elles étaient toujours en train d’essayer de se croiser. Les joues roses, le ton de moins en moins courtois, elles pouvaient continuer indéfiniment comme ça…

Rand était en ville, comme cet incident ridicule était là pour le rappeler. Avec lui à Cairhien, Egwene n’aurait pas été surprise de tomber sur les six Aes Sedai, tant qu’à faire, alors qu’une rafale de vent lui arrachait son châle et que quelqu’un l’appelait en lui donnant à pleins poumons de l’« Egwene Sedai ». Avec Rand dans la cité, il n’aurait pas été impensable de croiser Elaida…

Egwene accéléra le pas, craignant de plus en plus d’être prise dans une des bizarreries de ta’veren dont le jeune homme était prodigue. Formidable coup de chance, la vue d’une Aielle au regard mauvais et au visage couvert – pour les citadins, il n’y avait aucune différence entre un châle et un voile – incita les passants à lui dégager le chemin. Libre de foncer comme l’éclair, la jeune femme ne songea pas à reprendre paisiblement son souffle avant d’être entrée dans le palais du Soleil par une petite porte de service.

Dans le couloir étroit où flottaient des odeurs de cuisine, des serviteurs des deux sexes allaient et venaient sans prendre le temps de s’intéresser à ce qu’il y avait autour d’eux. Se délassant en bras de chemise ou s’éventant avec leur tablier, d’autres domestiques écarquillèrent les yeux en apercevant Egwene. À l’évidence, à part le personnel du palais, il ne devait pas y avoir beaucoup de gens qui s’aventuraient si près des cuisines. Et certainement pas une Aielle. À la façon dont ces gens la regardaient, Egwene se demanda s’ils redoutaient de la voir sortir une lance de sous sa jupe.

Braquant un index sur un petit homme au ventre rebondi qui s’épongeait la nuque avec un mouchoir, la jeune femme lança :

— Savez-vous où est Rand al’Thor ?

Le type sursauta, regarda ses compagnons – qui s’égaillaient comme une volée de moineaux – et résista de justesse à l’envie de prendre ses jambes à son cou.

— Le seigneur Dragon ? Eh bien, maîtresse, je suppose qu’il doit être dans ses appartements… (L’homme prit la tangente tout en s’inclinant d’abondance.) Si maîtresse… hum… si la noble dame veut bien m’excuser, je dois…

— Non, vous allez me conduire, fit Egwene, impitoyable.

Cette fois, elle n’avait aucune envie d’errer pendant des heures.

Après un coup d’œil accablé à ses amis – qui n’étaient plus là – le petit homme étouffa un soupir, leva les yeux sur son interlocutrice, redoutant de l’avoir offensée, puis alla récupérer la veste de sa livrée.

Dans le labyrinthe de couloirs, le serviteur se révéla un guide des plus compétents, même si sa tendance à multiplier les courbettes pour un oui ou pour un non allongea inutilement le trajet. Quand il désigna enfin une grande porte à deux battants ornée d’un magnifique soleil – et gardée par une Promise et un guerrier – Egwene congédia le petit homme en éprouvant à son égard une sorte de mépris dont elle ne comprit pas vraiment les raisons. Après tout, il faisait ce qu’il était payé pour faire.

Le guerrier se leva. Très grand, d’âge moyen, c’était un colosse aux yeux gris et à la mine austère. N’ayant jamais vu Egwene, il entendait à l’évidence l’empêcher d’entrer. Heureusement, la Promise intervint :

— Laisse-la passer, Maric, dit Somara avec un grand sourire. C’est l’apprentie d’Amys, de Bair et de Melaine. La seule de ma connaissance qui serve trois Matriarches… Pour être essoufflée comme ça, elle doit avoir couru un bon moment afin de délivrer un message urgent à Rand al’Thor.

— Couru ? fit Maric avec un petit rire qui n’adoucit ni ses traits ni son regard. Rampé, plutôt, à voir dans quel état elle est.

Egwene n’eut pas besoin d’un dessin pour comprendre ce que voulait dire le guerrier. Sortant un mouchoir de sa bourse, elle s’essuya vivement les joues. Personne ne prenait au sérieux une interlocutrice crasseuse, et il allait falloir que Rand l’écoute.

— Un message important, en tout cas, Somara… Il est seul, j’espère ? Les Aes Sedai ne sont pas encore arrivées ?

Avec un soupir, Egwene remit à sa place le mouchoir désormais grisâtre.

— On ne les attend pas avant un bon moment, dit Somara. Diras-tu à Rand al’Thor d’être prudent ? Je ne veux pas manquer de respect à tes sœurs, mais il n’est pas du genre à regarder où il met les pieds. Quand il a une idée en tête…

— Je le lui dirai, ne t’inquiète pas.

Egwene ne put s’empêcher de sourire. Elle avait déjà entendu Somara et quelques autres Promises parler de Rand avec la fierté un rien exaspérée dont fait montre une mère pour son fils de dix ans têtu comme un baudet. Ce devait être de l’humour aiel, et même si elle n’y comprenait rien, Egwene encourageait tous les comportements susceptibles d’empêcher la tête de Rand d’enfler démesurément.

— Je lui dirai aussi de se nettoyer les oreilles.

Somara acquiesça, puis comprit que c’était une plaisanterie.

— Mon amie, dit Egwene, mes sœurs ne doivent pas savoir que je suis ici.

Cessant une seconde d’étudier de pied en cap tous les domestiques qui entraient dans le couloir, Maric jeta un regard interloqué à Egwene. Décidément, elle allait devoir marcher sur des œufs.

— Nous ne sommes pas proches, Somara. À dire vrai, on peut difficilement imaginer des sœurs plus éloignées…

— Les pires querelles naissent entre les premières-sœurs, renchérit la Promise. Entre, Egwene Sedai. Je ne prononcerai pas ton nom devant tes sœurs, et si la langue de Maric s’agite, j’y ferai un nœud.

Plus grand que la Promise et deux bonnes fois plus lourd, le guerrier eut l’ombre d’un sourire – sans regarder Somara, toutefois.

Par le passé, la tendance des Promises à laisser entrer Egwene sans l’annoncer avait provoqué des situations embarrassantes. Mais cette fois, Rand n’était pas dans son bain. Les appartements ayant jadis été ceux du roi, l’antichambre évoquait irrésistiblement une salle du trône en miniature – si on la comparait au véritable hall d’honneur, car sinon, elle aurait pu faire l’affaire. Les rayons du soleil incrusté dans le sol de pierre poli étant ce qui se rapprochait le plus d’une courbe dans ce décor, tout le reste glorifiait la perpendicularité : les cadres dorés des grands miroirs, les dorures rectilignes qui ornaient les murs, entre chacune de ces glaces, et même la profonde corniche composée de triangles superposés comme des écailles… De chaque côté du soleil gravé dans le sol, une rangée de fauteuils rigoureusement alignés rappelait que tout ici obéissait à la dictature de la ligne droite.

Rand était assis dans un autre fauteuil, deux fois plus rehaussé d’or que les autres et au dossier beaucoup plus haut, qui reposait sur une petite estrade elle aussi surchargée de dorures. Vêtu d’une veste rouge brodée de fil d’or, son moignon de lance dans le creux d’un bras, l’ami d’enfance d’Egwene tirait sa tête des mauvais jours. On eût dit un roi sur le point de tuer ou de faire tuer quelqu’un…

Les poings plaqués sur les hanches, Egwene entra sans tarder dans le vif du sujet :

— Jeune homme, Somara te fait dire de te laver les oreilles sans tarder !

Surpris et un rien vexé, Rand leva les yeux. Mais il se reprit vite. Souriant, il se leva et posa son curieux sceptre sur le siège.

— Au nom de la Lumière ! où as-tu donc été te traîner ?

Après avoir traversé la pièce, Rand prit son amie par les épaules et la força à se tourner vers un miroir.

Egwene ne put s’empêcher de grimacer. Quel spectacle affligeant ! Transformée en une sorte de boue par la sueur, la poussière avait traversé son châle et laissé sur son front et le long de ses joues de longs sillons de crasse. La vaine tentative, avec le mouchoir, avait aggravé les choses, lui barbouillant carrément le visage de limon.

— Je vais demander à Somara de nous faire apporter de l’eau, lâcha Rand. Avec un peu de chance, elle croira que c’est pour mes oreilles.

Ce sourire ironique, quelle torture !

— C’est inutile, répondit Egwene en mobilisant toute la dignité offusquée qu’il lui restait.

Pas question qu’il la regarde se débarbouiller ! Sortant de nouveau son mouchoir souillé, elle tenta néanmoins d’enlever le plus gros de la crasse.

— Tu vas bientôt rencontrer Coiren et les autres. Tu n’as pas besoin que je te dise à quel point elles sont dangereuses, pas vrai ?

— Si je n’en ai pas besoin, pourquoi le dis-tu ? La délégation ne sera pas au complet. Pas plus de trois sœurs, voilà ce que j’ai demandé, et elles ont accepté.

Dans le miroir, Egwene vit que Rand hochait la tête comme s’il écoutait un interlocuteur invisible.

— Oui, je peux en dominer trois, si elles ne sont pas trop puissantes… (Soudain, Rand s’avisa qu’Egwene le voyait dans le miroir.) Bien sûr, si l’une d’entre elles est Moghedien affublée d’une perruque, ou Semirhage, je risque d’avoir des problèmes.

— Rand, tu dois prendre cette affaire au sérieux !

Même avec l’aide du miroir, le mouchoir ne faisait pas grand bien. À contrecœur, Egwene se résigna à cracher dessus. À sa connaissance, il n’y avait pas de façon noble et digne de cracher dans un mouchoir.

— Je sais que tu es très puissant, mais ce sont des Aes Sedai. Ne les traite pas comme s’il s’agissait de paysannes. Même si tu penses qu’Alviarin et toutes ses amies s’agenouilleront pour de bon devant toi, ces sœurs-là sont envoyées par Elaida. Son objectif est de te passer une laisse autour du cou, ne te fais surtout pas d’illusions. Pour être franche, tu devrais renvoyer ces femmes.

— Et me fier à tes amies introuvables ? demanda Rand d’un ton trop serein pour être honnête.

Rien à faire pour ses joues, dut constater Egwene. Elle aurait dû accepter, pour l’eau… Mais pas question de se ridiculiser en demandant après avoir refusé l’offre…

— Tu ne peux pas te fier à Elaida, et tu le sais.

Egwene se tourna lentement vers Rand. Se souvenant de ce qui s’était passé la dernière fois, elle n’entendait pas simplement mentionner les Aes Sedai de Salidar.

— Oui, tu le sais !

— Je ne fais confiance à aucune Aes Sedai… Elles…

Rand hésita, comme s’il avait voulu prononcer un autre mot, même si Egwene n’aurait su imaginer lequel.

— Elles essaieront de m’utiliser, et je tenterai de leur rendre la pareille. N’est-ce pas ça qu’on appelle un joli cercle vicieux ?

Si elle avait un jour pensé possible que Rand entre en contact avec les Aes Sedai de Salidar, ce qu’elle lut dans ses yeux, si durs et si froids qu’elle en frissonnait, convainquit Egwene de jeter cette idée aux orties.

S’il devenait furieux, sa rencontre avec Coiren faisant assez d’étincelles pour que la délégation reparte vers la tour les mains vides, il y aurait peut-être une chance…

— Si tu le trouves joli, ton cercle, je suppose qu’il l’est. Après tout, c’est toi, le Dragon Réincarné… Bon, puisque tu veux en passer par là, autant faire les choses bien. N’oublie pas que ce sont des Aes Sedai. Même un roi doit les écouter avec respect, y compris quand il n’est pas d’accord. Et un souverain, à ta place, se serait déjà mis en route pour Tar Valon. Les Hauts Seigneurs de Tear agiraient ainsi, et même Pedron Niall.

Cet imbécile heureux de Rand sourit de nouveau à Egwene. Du moins, il lui montra ses dents, parce que le reste de son visage demeura de marbre.

— J’espère que tu m’écoutes, parce que je tente de t’aider. (Mais pas comme tu le crois !) Si tu veux les manipuler, il ne faut surtout pas leur hérisser le poil comme à un chat qu’on arrose. Avec ses vestes extravagantes, ses trônes et son ridicule sceptre, le Dragon Réincarné ne les impressionnera pas davantage qu’il m’en impose.

Egwene jeta un regard noir au moignon de lance, un objet dont la seule vue la faisait frissonner de répulsion.

— Quand elles te verront, ces sœurs ne tomberont pas à genoux, et ce manque de dévotion ne te tuera pas. Dans le même ordre d’idées, te montrer courtois ne te tuera pas non plus. Pour une fois, plie un peu l’échine ! Montrer la révérence et l’humilité requises dans une situation donnée n’a rien de dégradant.

— La révérence et l’humilité requises…, répéta Rand, pensif. (Il soupira, secoua la tête et se passa une main dans les cheveux.) C’est vrai, je ne pourrai pas parler à une sœur comme je parle à certains seigneurs qui complotent dans mon dos. Merci de ce conseil, Egwene. J’essaierai d’être aussi humble qu’une souris.

Pour cacher ses yeux exorbités, Egwene recommença à se nettoyer le visage avec son mouchoir. Elle n’aurait pas juré que ses globes oculaires tendaient à jaillir de leurs orbites, mais elle n’aurait pas parié non plus sur le contraire. Depuis toujours, quand elle disait qu’aller à droite était préférable, Rand pointait le menton et partait à gauche. Pourquoi avait-il attendu ce moment précis pour cesser de la contrarier ?

Et comme c’était contrariant…

Au point où on en était, cet entretien aurait-il servi à quelque chose ? Eh bien, se montrer respectueux ne pouvait pas nuire à Rand. Même s’il s’agissait de séides d’Elaida, Egwene détestait l’idée que quelqu’un soit impertinent avec des Aes Sedai. Certes, mais elle était venue le manipuler afin qu’il le soit ! Oui, vraiment, c’était contrariant… Et il n’y aurait pas moyen de renverser la vapeur – pas tout de suite, en tout cas. Rand n’était pas vraiment lent à comprendre. En revanche, il avait l’art d’exaspérer les autres.

— C’est tout ce que tu avais à me dire ? demanda-t-il.

Egwene ne put se résoudre à s’en aller. Il devait y avoir un moyen de remettre les choses dans le bon ordre – ou au moins de faire en sorte que cette tête de pioche ne finisse pas par aller à Tar Valon.

— Sais-tu qu’il y a une Maîtresse des Vagues du Peuple de la Mer à bord d’un bateau qui navigue sur le fleuve ? L’Écume Blanche… (Une manière de changer de sujet aussi bonne qu’une autre…) Elle est là pour te voir, et j’ai cru comprendre qu’elle s’impatiente…

Une nouvelle qui venait de Gawyn. Pour découvrir ce que des membres du Peuple de la Mer faisaient si loin à l’intérieur des terres, Erian avait embarqué sur un canot – pour s’entendre dénier la permission de monter à bord. Elle était revenue dans un état qu’on aurait qualifié de « fureur » s’il ne s’était pas agi d’une Aes Sedai.

Egwene avait plus que sa petite idée sur les motivations de la Maîtresse des Vagues. Mais il ne faudrait pas compter sur elle pour en parler à Rand. Qu’il rencontre donc des gens sans s’attendre à ce qu’ils se prosternent devant lui – voilà qui lui ferait les pieds !

— Les Atha’an Miere sont partout, dirait-on…

Rand s’assit dans un des fauteuils strictement alignés. Il semblait amusé, mais Egwene aurait juré que ça n’avait rien à voir avec le Peuple de la Mer.

— Berelain affirme que je devrais recevoir Harine din Togara Deux-Vents, mais si elle a vraiment le caractère volcanique qu’on lui prête, d’après la Première Dame, ça peut attendre… En ce moment, j’ai assez de femmes en colère sur les bras.

C’était presque une perche tendue, mais pas tout à fait.

— Je ne comprends vraiment pas pourquoi… Tu les as toujours tellement caressées dans le sens du poil…

Egwene regretta aussitôt cette saillie, car elle risquait d’orienter Rand à l’inverse de ce qu’elle souhaitait.

Mais le jeune homme sembla ne pas avoir entendu la remarque.

— Egwene, je sais que tu n’aimes pas Berelain, mais ça ne va pas plus loin que ça, j’espère ? Tu fais une Aielle si convaincante que je te vois bien lui proposer de danser avec les lances face à toi. Elle était troublée par quelque chose, mais elle n’a pas voulu me dire quoi.

Sans doute parce qu’un homme avait refusé ses avances ? Ce genre de déconvenue était largement suffisant pour ébranler jusqu’à ses fondations l’univers de Berelain.

— Depuis la Pierre de Tear, je ne lui ai pas dit deux phrases, et avant, à peine plus… Rand, tu ne penses pas que… ?

Un des battants de la double porte s’entrouvrit pour laisser passer Somara, qui le referma aussitôt.

Car’a’carn, les Aes Sedai sont là !

Le visage de marbre, Rand tourna la tête vers la porte.

— Elles n’auraient pas dû arriver avant… On veut me prendre par surprise, c’est ça ? Elles vont devoir apprendre qui fixe les règles du jeu, ici.

Pour l’heure, Egwene se serait fichue que les sœurs essaient de le surprendre en caleçon ! Oubliant aussitôt Berelain, elle vit que Somara lui adressait un petit geste possiblement compatissant, mais ça ne l’intéressa pas beaucoup. Si elle le lui demandait, Rand pouvait empêcher les sœurs de la capturer. Pour ça, elle devrait rester près de lui, afin qu’elles ne puissent pas la couper de la Source et l’entraîner avec elles, ce qui ne leur poserait aucun problème si elle s’aventurait dans les rues. Bref, Egwene allait devoir implorer Rand de la prendre sous son aile. Entre ça et retourner à la tour ligotée dans un sac, il y avait si peu de différence qu’elle en eut l’estomac retourné. Primo, si elle se cachait derrière Rand, elle ne deviendrait jamais une Aes Sedai. Secundo, l’idée de se cacher derrière quiconque la révulsait. Mais les sœurs étaient là, juste derrière la porte. Dans moins d’une heure, Egwene risquait d’être dans son sac, en partance pour Tar Valon. Elle essaya de prendre de profondes inspirations, mais ça ne fit rien pour la calmer.

— Rand, y a-t-il une autre sortie ? Sinon, je me cacherai dans une des pièces adjacentes. Elles ne doivent pas savoir que je suis là. Rand ? Tu m’écoutes ?

Le jeune homme parla – mais pas à Egwene, cette fois, c’était flagrant.

— Tu es là ! Penser à ça maintenant, ce serait une trop belle coïncidence ! Bon sang ! tu m’écoutes ?

Les yeux dans le vide, Rand semblait furieux… et un peu effrayé.

— Réponds-moi, que la Lumière te brûle ! Je sais que tu es là.

Egwene ne put s’empêcher de s’humecter les lèvres. Somara regardait Rand avec une sollicitude toute maternelle – bien sûr, il n’était pas en état de goûter à cette manifestation d’humour aiel – mais elle, eh bien, elle en était toute retournée. Enfin, il ne pouvait pas être devenu fou comme ça, en un éclair ! Pas vrai ? Mais un peu plus tôt, n’avait-il pas paru écouter un interlocuteur invisible ? Et même lui répondre ?

Sans en avoir conscience, Egwene avala la distance qui la séparait de Rand et lui posa une main sur le front. Un conseil de Nynaeve : toujours vérifier la température du malade. Encore que dans les circonstances présentes, à quoi ça pouvait bien servir ? Si Egwene avait été un peu plus versée en guérison… Non, ça n’aurait servi à rien. Pas dans le cas où…

— Rand… Tu te sens bien ?

Le jeune homme sembla reprendre ses esprits. Reculant pour que son front ne soit plus en contact avec la main d’Egwene, il dévisagea la jeune femme, l’air soupçonneux. Puis il se leva, la prit par un bras et la tira à travers la pièce – si vite qu’elle faillit se prendre les pieds dans sa jupe et s’étaler.

— Reste là, dit-il, la laissant à côté de l’estrade avant de reculer.

En se massant le bras, histoire qu’il ait conscience de lui avoir fait mal, Egwene avança d’un pas. Les hommes ne mesuraient pas leur force. Même Gawyn, par moments – mais à lui, elle ne le lui reprochait pas vraiment.

— Que comptes-tu… ?

— Ne bouge pas !

D’un ton dégoûté, Rand ajouta :

— Que la Lumière brûle ce type ! Ça fluctue dès que tu bouges. Je vais tout fixer au sol, mais ne saute pas comme un cabri pour autant. Je ne sais pas de quelle taille je peux le faire, et ce n’est pas le moment de le découvrir.

Somara en resta bouche bée – mais elle la referma aussitôt.

Fixer quoi au sol ? De quoi parlait Rand ? Et à quel « type » faisait-il allusion ?

Egwene s’avisa quand même qu’il avait tissé du saidin autour d’elle. Les yeux écarquillés, elle sentit son souffle s’accélérer mais ne put rien faire pour l’apaiser. Ce tissage, à quelle distance était-il d’elle ? En toute logique, la souillure ne pouvait pas sourdre de ce que tissait Rand. D’ailleurs, ne l’avait-il pas déjà touchée avec le saidin ? Une pensée qui n’eut rien de rassurant. D’instinct, Egwene contracta ses épaules et ramena sa jupe devant elle.

— Que fais-tu donc ? demanda-t-elle, très fière d’entendre sa propre voix.

Un peu tremblante, peut-être, mais très loin du cri de terreur qu’elle aurait voulu pousser.

— Regarde dans ce miroir ! lança Rand en riant.

Oui, en riant !

Sans enthousiasme, Egwene obéit… et en resta à son tour bouche bée. Dans le miroir, on voyait le fauteuil reposant sur l’estrade et une petite partie du reste de la salle. Mais pas d’Egwene al’Vere !

— Je suis invisible…, souffla la jeune femme.

Un jour, Moiraine les avait tous dissimulés derrière un bouclier de saidar. Mais comment Rand avait-il appris à faire ça ?

— C’est mieux que cachée sous mon lit, non ? lança le jeune homme.

Il semblait parler au vide, à une bonne main de la tête d’Egwene.

Comme si une idée pareille avait pu traverser la tête d’une femme honorable !

— Je veux que tu voies à quel point je peux être respectueux… (Rand prit un ton plus sérieux.) Et si tu vois quelque chose que je ne remarque pas, tu daigneras peut-être m’en informer.

Éclatant de rire, il sauta sur l’estrade, s’empara de son absurde sceptre et s’assit.

— Fais-les entrer, Somara. Que la délégation de la Tour Blanche se présente devant le Dragon Réincarné.

L’étrange sourire de Rand mit Egwene presque aussi mal à l’aise que la proximité du tissage de saidin. À quelle distance d’elle se trouvait ce fichu truc ?

Samara sortit. Quelques instants plus tard, les portes s’ouvrirent en grand.

Portant une robe bleu foncé, une femme majestueuse et agréablement bien en chair – à l’évidence, ce devait être Coiren – entra la première, suivie par Nesune, dans une tenue en laine marron des plus ordinaires, et d’une Aes Sedai aux cheveux noirs toute de soie verte vêtue – une femme au visage rond et à la bouche pulpeuse.

Egwene regretta que les Aes Sedai ne portent pas en permanence la couleur de leur Ajah – seules les sœurs blanches s’y tenaient la plupart du temps – parce qu’elle aurait juré que cette femme, qui foudroya Rand du regard dès qu’elle eut mis un pied dans la pièce, ne pouvait pas être une sœur verte. La froide sérénité qu’elle affichait cachait mal son mépris – enfin, aux yeux de quelqu’un qui avait l’habitude de voir des Aes Sedai. Rand avait-il l’œil assez acéré pour ça ? Pour l’instant, il se concentrait sur Coiren, dont l’expression demeurait indéchiffrable. Comme de juste, le regard d’aigle de Nesune volait partout dans la salle, enregistrant le moindre détail.

Du coup, Egwene fut ravie de la protection que Rand avait tissée pour elle. Alors qu’elle commençait à se tamponner le visage avec son mouchoir, elle s’interrompit. Rand avait parlé de fixer le tissage au sol. Mais l’avait-il fait ? Au fond, elle pouvait être exposée à tous les regards sans le savoir. Par bonheur, celui de Nesune passa sur elle sans s’arrêter.

Que la Lumière brûle Rand ! Alors que de la sueur ruisselait de son front, Egwene songea qu’elle aurait été très bien sous le lit du jeune homme, tout compte fait.

Une dizaine de femmes suivaient les Aes Sedai. Habillées de manière quelconque, une cape très simple sur les épaules, presque toutes étaient du genre bien charpentées. Pourtant, elles haletaient sous le poids des deux grands coffres qu’elles portaient. Dès que la porte fut refermée, et non sans soupirer d’aise, elles posèrent les coffres aux feuillards de cuivre ornés de la Flamme de Tar Valon, puis remuèrent discrètement les bras ou se massèrent le creux des reins.

Coiren et les deux autres sœurs gratifièrent alors Rand d’une révérence fort bien synchronisée mais assez peu appuyée.

Rand se leva d’un bond avant qu’elles se soient redressées. Voyant que l’aura du saidar enveloppait les trois femmes, Egwene comprit qu’elles s’étaient liées. Mais comment s’y étaient-elles prises – qu’avaient-elles fait exactement ? En tout cas, ça n’affectait pas leur sérénité, ni…

Dépassant les trois sœurs, Rand alla passer en revue les domestiques. Quelle mouche le piquait encore ?

Egwene ne tarda pas à comprendre. Il s’assurait qu’aucune de ces femmes n’avait le visage sans âge d’une sœur. Une judicieuse précaution, mais loin d’être suffisante – et s’il croyait le contraire, Rand n’était qu’un idiot. Si la plupart de ces femmes affichaient leur âge – pas leur vieillesse, loin de là, mais il était très facile de les situer sur l’échelle de la vie – deux d’entre elles étaient assez jeunes pour avoir reçu depuis peu leur châle. Ce n’était pas le cas, constata Egwene, assez près des domestiques pour le sentir, mais Rand n’était sûrement pas en mesure de le déterminer d’un simple coup d’œil.

Soulevant le menton d’une des solides jeunes femmes, il la regarda dans les yeux et sourit.

— N’ayez pas peur…, souffla-t-il.

La domestique tituba comme si elle allait s’évanouir. Soupirant, Rand se détourna et revint vers l’estrade sans daigner regarder les Aes Sedai au passage.

— Vous ne canaliserez pas le Pouvoir en ma présence, dit-il. Veuillez cesser sur-le-champ !

Nesune eut l’air quelque peu interloquée, mais les deux autres ne bronchèrent pas tandis que Rand se rasseyait.

En se frottant les bras – Egwene était présente le jour où il avait découvert la raison de ces fourmillements – Rand reprit d’un ton plus dur :

— J’ai dit que vous ne canaliserez pas en ma présence ! Et vous ne vous unirez pas non plus au saidar.

Il y eut un moment de flottement, Egwene priant silencieusement pour que tout se passe bien. Que ferait Rand si les trois femmes restaient connectées à la Source ? Tenterait-il de les en couper par la force ? Une fois qu’elle était unie au saidar, forcer une femme à s’en séparer était bien plus difficile que de l’en isoler au moyen d’un bouclier avant qu’elle s’y soit connectée. Rand était-il assez puissant pour s’en sortir face à trois femmes – liées par-dessus le marché ? Et s’il tentait quelque chose, comment réagiraient les sœurs ?

Quand l’aura disparut, Egwene retint de justesse un soupir de soulagement. Si le tissage de Rand la rendait invisible, il ne bloquait pas les sons…

— Voilà qui est beaucoup mieux…, fit Rand avec un sourire qui ne se refléta pas dans son regard. Si nous reprenions les choses au début ? Comme si mes honorables invitées venaient d’entrer il y a moins d’une minute…

Les trois sœurs comprirent bien évidemment que Rand n’avait pas deviné qu’elles canalisaient le Pouvoir. Coiren se tendit et la sœur aux cheveux noirs écarquilla les yeux. Nesune se contenta de hocher la tête, comme si elle ajoutait une ligne à ses notes mentales. Cette femme ne raterait rien ! Si Rand ne se montrait pas assez prudent…

Au prix d’un effort visible, Coiren se ressaisit. Après avoir tiré sur sa robe, elle manqua remettre en place le châle qu’elle ne portait pas.

— Moi, Coiren Saeldain, Aes Sedai, j’ai l’honneur d’être l’ambassadrice de la Tour Blanche et l’émissaire d’Elaida do Avriny a’Roihan, Protectrice des Sceaux, Flamme de Tar Valon et Chaire d’Amyrlin.

Avec moins d’emphase, mais en demeurant fort solennelle, Coiren présenta ses deux compagnes. La femme en robe verte, apprit ainsi Egwene, se nommait Galina Casban.

— Je suis Rand al’Thor…

Un contraste frappant avec la pompe de Coiren. L’Aes Sedai n’avait pas mentionné le Dragon Réincarné, et Rand non plus. Bizarrement, cette omission rendait ce titre omniprésent dans la salle, comme si des milliers de voix le murmuraient.

Coiren prit une grande inspiration et inclina la tête comme si elle entendait ces murmures.

— Nous venons délivrer au Dragon Réincarné une gracieuse invitation. Pleinement consciente que des signes et la réalisation de certaines prophéties ne laissent aucun doute, la Chaire d’Amyrlin…

Ce discours fleuri en arriva assez vite à l’essentiel : avec tous les « honneurs qu’il méritait », Rand devait accompagner les sœurs jusqu’à Tar Valon. S’il acceptait son invitation, Elaida lui offrait la protection de la Tour Blanche et proposait de le faire bénéficier de tout le poids de son autorité et de son influence. Après quelques belles formules de plus, l’émissaire d’Elaida conclut par ces quelques mots :

— … et en gage de sa sincérité, la Chaire d’Amyrlin vous envoie ce modeste cadeau.

Coiren se tourna vers les coffres, leva une main, puis fit l’ombre d’une grimace. Elle dut répéter son geste deux fois pour que les domestiques, comprenant enfin qu’il y avait un changement au programme, soulèvent le couvercle des deux coffres. À l’évidence, Coiren avait prévu de le faire par l’intermédiaire du saidar.

Sur un autre geste de l’Aes Sedai, les servantes entreprirent d’ouvrir les sacs de cuir que contenaient les coffres.

Une fois encore, Egwene dut étouffer un petit cri. Pas étonnant que ces femmes aient peiné. Les sacs du dessus étaient remplis de pièces d’or de toutes les tailles, de bagues, de colliers et de pierres précieuses en vrac. Même si ceux du dessous renfermaient des cailloux, il y avait là une véritable petite fortune.

S’adossant à son fauteuil aux allures de trône, Rand contempla les coffres avec l’ombre d’un sourire. Les Aes Sedai le dévisageaient, le visage de marbre. Egwene crut pourtant détecter une lueur de satisfaction dans les yeux de Coiren, un peu plus de mépris dans ceux de Galina, et… Nesune restait impassible. C’était elle, le véritable danger.

Brusquement, les couvercles se refermèrent sans que nul les ait touchés. Avec de petits cris, les servantes reculèrent et les trois Aes Sedai se tendirent. Noyée de sueur, Egwene pria avec plus de ferveur que jamais. Elle avait manipulé Rand pour qu’il se montre arrogant, voire un rien insolent, mais juste assez pour agacer ces femmes, pas pour qu’elles décident de l’apaiser sur-le-champ.

Choquée, Egwene s’avisa que Rand, jusque-là, n’avait sûrement pas montré la soumission d’une souris. Le gaillard n’en avait jamais eu l’intention. Bref, c’était lui qui l’avait manipulée ! Si elle n’avait pas eu peur au point de douter de la solidité de ses genoux, la jeune femme serait bien allée lui frictionner un peu les oreilles.

— C’est beaucoup d’or…, dit Rand, détendu et souriant. Un cadeau vraiment utile.

Egwene n’en crut pas ses oreilles. Rand, cupide ?

Coiren eut un sourire dégoulinant de jubilation.

— Bien entendu, la Chaire d’Amyrlin se montrera plus généreuse quand vous serez à la tour…

— Quand je serai à la tour…, coupa Rand comme s’il pensait tout haut. Oui, j’ai hâte d’en arriver à ce jour béni. (Il se pencha en avant, un coude sur un genou, son sceptre incliné.) Ce ne sera pas pour tout de suite, vous devez le comprendre. J’ai d’abord des engagements à tenir ici, en Andor et ailleurs.

Coiren fit la moue, mais quand elle parla, sa voix resta aussi égale et aussi charmeuse qu’avant.

— Nous ne voyons aucune objection à nous reposer quelques jours avant de repartir pour Tar Valon. En attendant, puis-je suggérer que l’une de nous reste avec vous et vous fasse profiter de ses lumières, si vous en faites la demande ? Hélas, nous avons appris la triste fin de Moiraine. Je ne pourrai pas rester moi-même, mais Nesune ou Galina sont à votre disposition.

Rand étudia les deux sœurs, le front plissé. Egwene retint son souffle, car il semblait de nouveau écouter son interlocuteur invisible. Alors que Nesune étudiait Rand en retour, et sans complexes, Galina se mit à jouer nerveusement avec le devant de sa robe.

— Non, dit Rand. (Il se radossa à son siège, les bras sur les accoudoirs, accentuant ainsi la ressemblance avec un trône.) Le danger serait trop grand… Je détesterais que l’une d’entre vous, accidentellement, bien sûr, reçoive une lance dans le torse.

Coiren voulut parler, mais il l’en empêcha.

— Pour votre sécurité, aucune d’entre vous ne devra m’approcher à moins de mille pas sans une autorisation formelle. Au fond, il serait encore mieux que vous restiez à cette distance du palais, sauf autorisation exceptionnelle. Quand je serai prêt à vous suivre, je vous le ferai savoir, n’en doutez pas un instant.

Sans crier gare, Rand se leva. Sur son estrade, il dominait assez les Aes Sedai pour les obliger à incliner la tête en arrière et à tendre le cou. Visiblement, elles appréciaient aussi peu cet exercice que les récentes restrictions à leur liberté de mouvement.

— À présent, si vous voulez bien retourner là où vous résidez… Plus vite j’aurai réglé certaines affaires, plus tôt je partirai avec vous. Quand je pourrai vous recevoir de nouveau, quelqu’un vous en avisera.

Habituées à décider elles-mêmes du début et de la fin d’une audience, les Aes Sedai n’aimèrent pas être congédiées ainsi, mais que pouvaient-elles faire d’autre qu’obéir ? Si contrariées que ça se voyait – en tout cas, pour un œil exercé –, elles se fendirent d’une ombre de révérence et tournèrent les talons.

— J’ai oublié de vous demander comment va Alviarin ? lança Rand dans leur dos.

— Elle se porte bien, répondit Galina.

Semblant surprise d’avoir parlé, elle resta un moment la bouche ouverte. Coiren sembla vouloir s’engouffrer dans l’ouverture pour prolonger la conversation, mais l’attitude de Rand l’en dissuada. Visiblement impatient, c’était tout juste s’il ne tapait pas du pied. Dès que les sœurs furent sorties, il sauta de l’estrade, son sceptre au poing, et fixa la porte.

Egwene se précipita vers son ami d’enfance.

— À quel jeu joues-tu donc, Rand al’Thor ?

Un coup d’œil dans un miroir, où elle vit son reflet, indiqua à la jeune femme qu’elle avait traversé le tissage de saidin. Sans rien sentir, ce qui était une très bonne nouvelle.

— Je t’écoute, Rand !

— C’est une amie d’Alviarin… Cette Galina… Je parie ma chemise que c’est une alliée d’Alviarin.

Egwene se campa devant le jeune homme.

— Tu perdrais ton pari, et tu pourrais aussi te planter une fourche dans le pied. Si j’ai jamais vu une seule sœur rouge, c’est bien Galina !

— Parce qu’elle ne m’aime pas ?

Rand regardait Egwene, qui aurait presque préféré qu’il s’en abstienne.

— Parce qu’elle a peur de moi ?

Le jeune homme n’affichait pas un rictus, son regard n’était pas plus dur que d’habitude, et pourtant, ses yeux claironnaient qu’il connaissait des secrets qu’Egwene ignorait. Et ça, elle détestait !

Il sourit si brusquement qu’elle en sursauta.

— Egwene, tu voudrais me faire croire que tu peux déterminer, en voyant son visage, à quel Ajah appartient une femme ?

— Non, mais…

— De toute façon, même les sœurs rouges finiront par se rallier à moi. Elles connaissent les prophéties aussi bien que n’importe qui. « La tour immaculée se brise et met un genou en terre devant le signe oublié. » Une phrase écrite avant que la Tour Blanche existe, mais que pourrait être d’autre cette « tour immaculée » ? Et le signe oublié ? C’est mon étendard, Egwene. Où figure l’antique symbole des Aes Sedai.

— Que la Lumière te brûle, Rand al’Thor !

Egwene trouva que cette expression plutôt leste sonnait assez mal dans sa bouche. Le manque d’habitude, sans doute…

— Que la Lumière te brûle, répéta-t-elle histoire de s’entraîner. Tu ne peux pas penser sérieusement à aller avec elles !

Rand eut un sourire amusé. Oui, amusé !

— N’ai-je pas fait ce que tu voulais ? Autrement dit, ce que tu m’as dit de faire, et ce que tu espérais que je fasse…

Egwene eut une moue indignée. Bon, il avait compris la manœuvre, c’était déjà assez grave. Mais pour lui jeter ça à la face, il fallait qu’il soit un rustre !

— Rand, je t’en prie, écoute-moi… Elaida…

— Toute la difficulté, maintenant, c’est de te faire réintégrer le camp des Aiels sans que ces sœurs découvrent que tu étais ici. Je suppose qu’elles ont des agents au palais.

— Rand, tu dois…

— Et si tu sortais dans un grand panier de linge sale ? Des Promises te porteraient.

Egwene faillit exploser. Il était aussi pressé de se débarrasser d’elle qu’il s’était montré avide de voir sortir les Aes Sedai.

— Mes jambes suffiront amplement, merci. (Un panier de linge sale, et quoi encore !) Mais ce ne serait pas une difficulté si tu me disais comment tu fais pour venir de Caemlyn à ici en un clin d’œil.

Egwene ne comprit pas pourquoi poser cette question lui arrachait la gorge à ce point, mais c’était un fait.

— Je sais que tu ne pourrais pas m’enseigner ta méthode, mais si tu me la décrivais, je trouverais peut-être un moyen de l’imiter avec le saidar.

Au lieu de lâcher une plaisanterie quelconque, comme elle s’y attendait, Rand prit à deux mains l’extrémité du châle d’Egwene.

— La Trame, dit-il, et voici Caemlyn… (Un doigt de sa main gauche souleva le tissu.) Et ça, c’est Cairhien. (Avec un doigt de la main droite, il souleva aussi le tissu, puis il rapprocha les deux excroissances ainsi formées.) Je plie la Trame, puis je perce un trou entre les deux « tentes » que j’ai fait apparaître. En réalité, je ne sais pas ce que je perce, mais il n’y a aucun espace entre une extrémité du trou et l’autre. (Il lâcha le châle.) Mon explication t’a aidée ?

Egwene se mordit la lèvre inférieure et jeta un regard maussade à son châle. Bien entendu, cette démonstration ne l’avait absolument pas aidée ! Songer qu’on puisse faire un trou dans la Trame la rendait malade. Jusque-là, elle espérait que la réponse ressemblerait à ce qu’elle avait mis au point au sujet de Tel’aran’rhiod. Non qu’elle ait eu l’intention de passer à l’acte, mais elle avait eu beaucoup de temps libre, et les Matriarches ne cessaient de se plaindre au sujet des Aes Sedai qui voulaient à tout prix savoir comment entrer en chair et en os dans le Monde des Rêves. Pour ça, elle postulait qu’il fallait générer une similarité – ce mot semblait le seul adapté pour décrire le concept – entre le monde réel et son reflet. En toute logique, ça créerait un endroit où il serait simplement possible de passer d’un univers à l’autre. Si la méthode de Rand avait ressemblé à ce principe, même de loin, Egwene aurait tenté l’expérience. Mais ça… Le saidar obéissait à une femme tant qu’elle ne perdait pas de vue qu’il était bien plus fort qu’elle et nécessitait qu’on le traite avec tous les égards requis. Une action irréfléchie ou intrusive, et elle risquait de se retrouver morte ou « carbonisée » avant d’avoir pu dire « ouf ».

— Rand, tu es sûr que faire se ressembler les choses ne sert à rien… ou… ?

Egwene ne savait pas trop comment formuler son idée. Mais Rand secoua la tête avant même qu’elle ait laissé sa phrase inachevée.

— On dirait que tu parles de modifier le tissage de la Trame… Si j’essayais, je crois que je finirais déchiqueté… Mais moi, je fais un trou.

Il tendit un index en guise de démonstration.

Estimant que ce sujet ne les mènerait à rien, Egwene tira nerveusement sur son châle.

— Rand, à propos du Peuple de la Mer… Sur ces gens, je n’en sais pas plus que ce que j’ai lu. (Un mensonge, mais pas question de tout dire à Rand.) Mais si cette femme a fait tant de chemin pour venir te voir, ça doit être important.

— Cette façon de sauter du coq à l’âne, qu’est-ce que ça peut être pénible ! Je la recevrai quand j’aurai le temps.

Rand se massa le front, ses yeux semblant soudain ne plus voir ce qu’il y avait devant lui. Puis il cilla, et tout sembla rentrer dans l’ordre.

— Tu as l’intention de t’incruster jusqu’au retour des Aes Sedai ?

Eh bien, il était vraiment pressé de se retrouver seul.

Arrivée devant la porte, Egwene marqua une pause, mais le jeune homme était déjà en train de faire les cent pas, les mains croisées dans le dos, en marmonnant entre ses dents. Ayant l’ouïe fine, la jeune femme capta quelques mots :

— Où te caches-tu ? Que la Lumière te brûle ! Je sais que tu es là…

Egwene sortit en frissonnant d’angoisse. S’il devenait fou, il n’y avait rien à faire.

La Roue tisse comme elle l’entend, et nous devons accepter son ouvrage.

S’apercevant qu’elle observait les domestiques qui allaient et venaient dans le couloir, se demandant lesquels étaient des agents de la tour, Egwene se força à cesser cette absurdité.

La Roue tisse comme elle l’entend…

Après avoir salué Somara d’un signe de tête, Egwene redressa les épaules et s’efforça de gagner d’un pas digne l’issue de service la plus proche.


Tandis que le coche de dame Arilyn s’éloignait du palais, suivi par le chariot qui avait transporté les coffres et ramenait à présent les seules servantes, les trois Aes Sedai restèrent d’abord muettes, chacune se plongeant dans ses pensées.

Nesune semblait plus méditative que jamais. Se tapotant les lèvres du bout des doigts, elle songeait au jeune homme fascinant qu’elle venait de rencontrer. Un formidable sujet d’étude ! Du bout d’un pied, l’Aes Sedai s’assura de la présence de ses boîtes à spécimens, sous la banquette. Où qu’elle aille, elle ne se déplaçait jamais sans ses précieuses boîtes.

Depuis qu’il existait, on aurait pu croire que le monde avait été dûment catalogué. Pourtant, entre ce jour et son départ de Tar Valon, Nesune avait collecté plus de cinquante plantes, autant d’insectes, la peau et les os d’un renard, trois spécimens d’alouette et pas moins de cinq espèces d’écureuil terrestre – autant de merveilles qui ne figuraient dans aucunes archives, elle en aurait mis sa main au feu.

— Je ne savais pas que tu étais amie avec Alviarin, dit Coiren, brisant le silence.

— Pas besoin d’être son amie pour savoir qu’elle se portait bien quand nous sommes parties…

Nesune se demanda si Galina avait conscience de faire la moue. Au fond, ce n’était peut-être pas le cas, la forme de sa bouche en donnant simplement l’impression. Mais une personne devait apprendre à vivre avec son visage…

— Tu crois que Rand al’Thor savait ? continua Galina. Je veux dire : quand nous avons… C’est impossible, non ? Il a deviné, voilà tout.

Sans cesser de se tapoter les lèvres, Nesune tendit l’oreille. Une tentative pour changer de sujet, à l’évidence. Donc, un signe que Galina était nerveuse. Le silence avait duré longtemps parce que aucune des trois femmes n’avait envie d’évoquer al’Thor – pourtant le thème qui s’imposait, dans les circonstances actuelles. Pourquoi Galina ne voulait-elle pas parler d’Alviarin ? Les deux femmes n’étaient sûrement pas proches. Une sœur rouge amie d’une Aes Sedai qui n’appartenait pas à son Ajah, ça ne se voyait pas tous les jours !

Nesune nota la question dans la case mentale requise, histoire d’y revenir plus tard.

— S’il a deviné, ce garçon ferait fortune dans les foires, dit Coiren.

Décidément, cette femme n’était pas idiote. Pompeuse au-delà du raisonnable, certes, mais pas stupide.

— Si ridicule que ça paraisse, continua-t-elle, il faut supposer qu’il sent le saidar quand une femme y est unie.

— Ce serait un désastre, marmonna Galina. Non, je n’y crois pas. Il a deviné, c’est tout. N’importe quel homme capable de canaliser aurait supposé que nous étions unies au saidar.

L’éternelle moue de Galina tapa sur les nerfs de Nesune. Toute cette expédition l’énervait ! Si on le lui avait demandé, elle aurait été ravie d’y participer. Mais Jesse Bilal ne le lui avait pas demandé, justement, la hissant presque de force sur son cheval ! Quoi qu’il puisse se passer dans les autres Ajah, la dirigeante du marron n’était pas censée se comporter ainsi. Plus grave encore, les deux compagnes de Nesune, totalement concentrées sur le jeune al’Thor, semblaient être devenues aveugles à tout le reste.

— Avez-vous idée de l’identité de la sœur qui assistait à l’audience ? lança Nesune.

Il ne s’agissait peut-être pas d’une sœur. Quand Nesune était allée à la bibliothèque royale, trois Aielles y avaient déboulé comme par hasard, et deux d’entre elles savaient canaliser le Pouvoir. Mais sa petite provocation visait à voir la réaction des deux autres.

Elle ne fut pas déçue – ou plutôt, si, elle le fut, comme elle s’y attendait.

Coiren se raidit imperceptiblement, et Galina écarquilla les yeux.

Nesune ravala de justesse un soupir. Des aveugles, vraiment ! À quelques pas d’une femme capable de canaliser le Pouvoir, elles ne l’avaient pas sentie simplement parce qu’elles ne pouvaient pas la voir.

— J’ignore comment elle était dissimulée, reprit Nesune, mais il sera intéressant de le découvrir.

L’œuvre de Rand, nécessairement, sinon, elles auraient vu tout tissage de saidar. Coiren et Galina ne demandèrent pas si Nesune était sûre de ce qu’elle disait. Dans le cas contraire, elle précisait dès le début qu’il s’agissait d’une hypothèse.

— Eh bien, ça confirme que Moiraine est vivante, dit Galina. Je propose que nous chargions Beldeine de la trouver. Puis nous la capturerons et l’enfermerons dans la cave. Ça la séparera d’al’Thor, avant que nous la ramenions avec lui à Tar Valon. Ébloui par l’or, il ne s’en apercevra même pas.

Coiren secoua vivement la tête.

— Au sujet de Moiraine, rien n’est confirmé. Il peut s’agir de la mystérieuse sœur verte. Je suis d’accord pour que nous tentions de la débusquer, mais pour le reste, la prudence s’impose. Pas question de saboter un plan si minutieusement préparé. Tenons pour acquis qu’al’Thor est lié à cette sœur, quelle que soit son identité. Demander un délai n’est peut-être qu’une astuce tactique de sa part. Par bonheur, nous ne manquons pas de temps…

Galina acquiesça sans enthousiasme, sans doute parce que ce sermon lui semblait superflu. Plutôt que de mettre en danger leur plan, elle aurait préféré se marier et vivre dans une ferme.

Nesune s’autorisa un petit sourire. En plus de sa tendance à l’emphase, enfoncer les portes ouvertes était le péché mignon de Coiren. Mais quand elle utilisait son cerveau, il se révélait d’excellente qualité. Oui, elles avaient du temps, c’était très bien vu…

Nesune toucha de nouveau du bout du pied une de ses boîtes à spécimens. Quelle que soit l’issue de cette affaire, le mémoire qu’elle écrirait sur Rand al’Thor serait le chef-d’œuvre de sa vie.


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