44 La couleur de la confiance

Après que Vanin fut parti pour ordonner à la Compagnie de ne pas broncher, Mat explora un peu Salidar et découvrit que toutes les auberges avaient été prises d’assaut par les Aes Sedai. Les cinq écuries, quant à elles, étaient pleines à craquer. Apparemment, en tout cas. Lorsque Mat eut glissé quelques pièces d’argent à un palefrenier au menton étroit, le type eut l’idée de faire déplacer des sacs d’avoine et des balles de foin qui encombraient une cour largement suffisante pour six chevaux. Le même type indiqua au jeune flambeur que ses quatre compagnons et lui pourraient dormir au grenier, où il faisait un peu plus frais qu’ailleurs.

— Ne demandez rien, dit Mat à ses hommes tandis qu’il répartissait entre eux cinq le reste de son argent. Payez tout et n’acceptez aucun cadeau. La Compagnie ne doit rien devoir à personne, ici.

L’assurance factice de leur chef se communiquant à eux, les hommes ne rechignèrent même pas quand il leur ordonna d’accrocher les étendards à la porte du grenier, histoire qu’ils pendent le long de la façade du bâtiment. L’étendard rouge et le blanc, le disque blanc et noir et le Dragon, tous deux en évidence afin que chacun les voie.

Les yeux exorbités, le palefrenier vint demander à Mat ce qu’il pensait être en train de faire. Sans se démonter, le jeune homme lui lança une couronne en or.

— J’entends signifier à tout un chacun l’identité de vos visiteurs, mon bon ami.

Egwene devait comprendre qu’elle ne réussirait pas à lui en imposer. Et pour que les gens saisissent ce genre de chose, il fallait parfois se comporter comme un crétin fini.

Hélas, les étendards ne firent aucun effet. Bien entendu, tous ceux qui les virent les désignèrent en poussant de petits cris, et quelques Aes Sedai, le visage de marbre, vinrent même exprès pour les observer. Mais Mat s’attendait à ce qu’on exige qu’il les retire – de préférence avec de l’indignation dans la voix – et ça n’arriva jamais.

Quand il retourna à la Petite Tour, une Aes Sedai qui parvenait à avoir l’air d’une vieille peau – le genre prune desséchée – malgré ses joues lisses et son éternelle jeunesse lui déclara fermement que la Chaire d’Amyrlin était occupée. Avec un peu de chance, cependant, elle pourrait le recevoir dans un jour ou deux. Peut-être…

Elayne semblait avoir disparu, tout comme Aviendha. Personne n’ayant crié au meurtre, Mat supposa que l’Aielle devait être quelque part à se débattre contre la robe blanche qu’on voulait lui faire enfiler. Une situation qui ne le dérangeait pas, tant que la paix régnait. Annoncer à Rand qu’une des femmes avait tué l’autre ne lui disait vraiment rien…

Mat aperçut Nynaeve, mais elle fila à la vitesse de l’éclair dès qu’elle vit qu’il l’avait repérée.

Du coup, il passa la plus grande partie de l’après-midi à chercher Thom et Juilin. L’un comme l’autre pouvait lui apprendre beaucoup de choses, et il tenait à s’excuser auprès du trouvère pour sa remarque au sujet de la lettre. Manque de chance, personne ne sut ou ne voulut lui dire où étaient les deux hommes. Bien avant la tombée de la nuit, il tira la conclusion qui s’imposait : ces deux lascars l’évitaient. Ou plutôt, on les obligeait à rester à l’écart de son chemin. Décidément, Egwene était décidée à le laisser mariner dans son jus. Eh bien, il allait lui faire savoir qu’il n’avait pas un poil de mouillé ! Et pour étayer sa démonstration, il alla danser.

Lors de la nomination d’une nouvelle Chaire d’Amyrlin, les célébrations étaient censées durer un mois. Même si tout le monde à Salidar travaillait d’arrache-pied, on allumait des feux dès la tombée de la nuit, et les flûtes, les violons et les butors – oui, il y en avait un ou deux – s’en donnaient à cœur joie. Jusqu’à l’heure du coucher, tout n’était que rire, musique et danse.

Sans trop en croire ses yeux, Mat vit des Aes Sedai gambiller avec des charretiers et des garçons d’écurie toujours en tenue de travail pendant que leurs Champions dansaient avec des servantes et des cuisinières qui avaient simplement retiré leur tablier.

Bien entendu, il n’aperçut pas Egwene dans le lot. La fichue Chaire d’Amyrlin n’allait sûrement pas s’exhiber ainsi dans les rues. Elayne, Nynaeve, Juilin et Thom ne montrèrent pas non plus le bout de leur nez. Sauf si on le lui interdisait, Thom n’aurait pas raté un bal, même avec les deux jambes cassées…

Mat commença avec la ferme intention de s’amuser, montrant ainsi qu’il n’avait pas l’ombre d’un souci. Malheureusement, les choses ne se déroulèrent pas comme prévu.

Un trop court moment, il dansa avec la plus jolie femme qu’il ait jamais vue. Mince mais dotée de toutes les courbes requises, cette splendeur désirait tout savoir sur Mat Cauthon. Une démarche très flatteuse, d’autant plus que c’était elle qui l’avait invité à danser. Mais très vite, il s’avisa qu’Halima avait une façon de le frôler très particulière et ne se penchait jamais, prétendument pour voir quelque chose, sans que ça lui donne l’occasion de lorgner son décolleté. Un comportement qui n’aurait rien eu de désagréable, si la jeune femme, à ces occasions, ne l’avait pas gratifié d’un regard perçant et d’un sourire amusé. Découvrant qu’elle ne gambillait pas très bien – elle essayait tout le temps de diriger ! –, Mat ne fut pas très long à la planter là.

L’incident n’aurait pas dû avoir de conséquences, mais avant de s’être éloigné de dix pas, il sentit la tête de renard devenir glaciale contre sa poitrine. Se retournant, il chercha d’où venait la menace et vit seulement Halima qui le regardait à la lueur des feux de joie. L’instant d’après, elle saisit un Champion par le bras et l’entraîna dans une farandole. Mais Mat aurait juré avoir vu de la stupéfaction sur ce beau visage…

Les violons jouaient un air qu’il connaissait – ou plutôt, qu’une de ses mémoires d’emprunt connaissait. Ce morceau datant de plus d’un millénaire, on pouvait dire qu’il n’avait pas tant changé que ça. Sauf en ce qui concernait les paroles. Car celles qui revenaient à Mat n’auraient pas reçu un très bon accueil ici.

Car une Aes Sedai, si on lui fait confiance

Prétend qu’elle porte le monde sur son dos.

S’en référer à elle en chaque circonstance

C’est être toujours sûr de faire ce qu’il faut.

Mais la confiance est noire

Comme une graine sombre,

Mais la confiance est sombre

Comme du sang tout noir.

Mais la confiance est noire

Comme un dernier soupir,

Elle est comme mourir,

Un plongeon dans le noir.

— Une Aes Sedai ? répondit sans cacher son dédain la fille plutôt bien faite que Mat interrogea. (Le genre que le jeune homme aurait bien câlinée un peu, dans d’autres circonstances.) Halima est simplement la secrétaire de Delana Sedai. Toujours occupée à aguicher les hommes – comme un gosse avec un nouveau jouet, pour voir jusqu’où elle peut aller. Sans la protection de Delana, elle aurait déjà eu de gros ennuis.

Car une Majesté, si on lui fait confiance

Prétend qu’elle saura assumer le fardeau

Diriger le pays, prononcer les sentences

Et faire que ses gens n’aient pas l’air de corniauds.

Mais la confiance crie

Comme un chien de la mort

Mais la confiance mord

La main qui la chérit

La confiance est le cri

De toutes les terreurs

La confiance gémit

Comme une âme qui meurt.

Si ces souvenirs qui ne lui appartenaient pas étaient exacts, songea Mat, la chanson s’intitulait La Couleur de la Confiance.

Pour en revenir à Halima, il se trompait peut-être du tout au tout. Au fond, elle avait peut-être été sidérée qu’il la largue comme ça. Très peu d’hommes auraient laissé tomber une beauté pareille, qu’importe sa façon de danser ou sa tendance à aguicher. Oui, ça devait être l’explication… Mais dans ce cas, il restait les questions « qui » et « pourquoi » concernant la réaction de la tête de renard.

Mat étudia d’abord les danseurs, puis les gens qui les regardaient, attendant leur tour à la lisière des ombres. Sa natte tendue quasiment à la verticale derrière elle, la Quêteuse blonde qui lui avait semblé familière dansait avec un type au visage tout cabossé. Même s’il était capable d’identifier les Aes Sedai à l’aspect de leur visage, la plupart d’entre elles, en tout cas, Mat n’avait aucun moyen de déterminer laquelle avait essayé de… eh bien, de faire quelque chose !

Pressant le pas, le jeune homme fila vers le feu de joie suivant. Afin de ne plus entendre cette chanson, pour dire la vérité – avant d’en arriver dans sa tête au « grand roi », à la « dame et au seigneur » et enfin à « l’amour d’une vie ». Dans ces souvenirs qui n’étaient pas à lui, il se rappelait avoir écrit le texte à cause de l’amour de sa vie justement.

Oui, la confiance est noire comme la mort, ça ne fait pas de doute…

Près du feu suivant, un violoniste et une flûtiste jouaient un air qui ressemblait à Hérissez vos Plumes, une danse très appréciée dans les campagnes.

Jusqu’à quel point Mat pouvait-il faire confiance à Egwene ? Désormais, elle était une Aes Sedai. C’était obligatoire, puisqu’elle avait été nommée Chaire d’Amyrlin. Même Chaire d’Amyrlin de paille, dans un village fait de bric et de broc… Cela dit, elle restait Egwene, son amie d’enfance, donc pas quelqu’un qui se serait attaqué à lui en traître. Nynaeve, c’était une autre affaire, même si elle n’aurait pas cherché à lui faire du mal. Encore que l’endroit où elle l’avait frappé fût toujours douloureux…

Elayne ? La Lumière seule savait ce qu’une fille pareille pouvait faire ! Visiblement, ces femmes tentaient toujours de le faire déguerpir, et il devait s’attendre à d’autres assauts. Le mieux étant sans doute de les ignorer, il espéra presque qu’elles essaient de nouveau. Ne pouvant pas l’atteindre avec le Pouvoir, elles finiraient peut-être par comprendre que leurs efforts étaient vains.

Myrelle vint se camper à côté de lui afin de regarder les danseurs. Se souvenant vaguement de cette sœur, Mat aurait dit qu’elle ne savait rien de dangereux à son sujet. Enfin, en principe… Moins belle qu’Halima, elle restait cependant très agréable à regarder – d’autant plus que les ombres noyant à demi son visage faisaient presque oublier qu’il s’agissait d’une sœur.

— Une nuit bien chaude…, dit-elle avec un sourire.

Elle continua sur ce registre léger tandis que Mat savourait son joli minois – jusqu’au moment où il comprit à quoi elle entendait en venir.

— Je crois que je vais décliner, dit-il à la première occasion qui se présenta à lui.

Voilà ce qui arrivait quand on oubliait certaines choses. Une Aes Sedai restait une Aes Sedai…

Myrelle sourit de plus belle.

— Il y aurait pourtant beaucoup d’avantages, et je n’essaierais pas de t’accrocher à mes jupes. Oui, beaucoup d’avantages ! Tu as choisi une vie dangereuse – à moins que ce soit elle qui t’ait choisi. Un Champion aurait de meilleures chances de survivre.

— Je vais décliner, vraiment… Merci quand même de cette proposition.

— Réfléchis, Mat ! Sauf si… La Chaire d’Amyrlin t’a lié à elle ?

— Non !

Egwene n’aurait jamais fait ça ! Vraiment ? Elle n’aurait pas pu tant qu’il portait le médaillon, mais sans cet obstacle, se serait-elle abstenue ?

— Si vous voulez bien m’excuser…

Mat s’éloigna de la sœur et approcha d’une jolie fille aux yeux bleus qui marquait le rythme de la musique avec le pied. Sa bouche semblait faite pour qu’on y pose des baisers, et le jeune homme avait une furieuse envie de s’amuser un peu.

— J’ai vu tes yeux, et ils m’ont attiré comme un aimant. Tu veux danser ?

Trop tard, Mat remarqua la bague au serpent, à la main droite de sa conquête potentielle. Puis la jolie bouche s’ouvrit pour laisser sortir une voix qu’il reconnut au premier mot.

— Un jour, je t’ai demandé si tu serais là quand la maison brûlerait, mais tu sembles avoir pris l’habitude de sauter dans toutes les flammes. Maintenant, fiche le camp et trouve-toi quelqu’un avec qui danser !

Siuan Sanche ? Mais elle avait été calmée puis exécutée ! Ses yeux le foudroyaient depuis le visage d’une jeune femme qu’elle avait dû voler – et qui portait une bague au serpent ! Par le sang et les cendres ! il venait de demander une danse à Siuan Sanche !

Alors qu’il en restait bouche bée, une jeune et fine Domani jaillit dans son champ de vision, sa robe verte assez fine pour que la lumière du feu de joie découpe sa troublante silhouette. Après avoir gratifié Siuan d’un regard glacial que celle-ci lui rendit – avec les intérêts ! –, la superbe Domani entraîna joyeusement Mat au milieu des danseurs. Ses yeux noirs d’un rien plus haut que ceux du jeune homme, la belle était aussi grande qu’une Aielle.

— Au fait, je suis Leane ! dit-elle d’une voix sucrée comme le miel. Au cas où tu ne m’aurais pas reconnue…

Le rire de gorge qui ponctua cette révélation était presque aussi doux que le reste.

Mat sursauta et manqua rater le premier pas de danse. Bien entendu, cette femme-là portait également la bague au serpent. Alors qu’il évoluait comme un automate, le jeune flambeur dut reconnaître que la Domani était légère comme une plume entre ses mains – un cygne qui glisse sur l’eau – mais ça n’empêcha pas les questions d’exploser dans sa tête comme les feux d’artifice d’un Illuminateur. Comment était-ce possible ? Au nom de la Lumière ! comment ?

Cerise sur le gâteau, lorsque la danse fut terminée, Leane susurra :

— Tu es un très bon danseur.

Puis elle donna à Mat le baiser le plus intense et le plus passionné qu’il ait jamais reçu. Sidéré, il ne tenta même pas de fuir.

— Un très bon danseur, répéta Leane en lui caressant la joue.

Sur ces mots, elle s’éloigna, choisit un cavalier parmi les spectateurs et retourna danser.

Mat décida qu’il avait eu sa dose pour la soirée. Regagnant les écuries, il grimpa dans le grenier et s’endormit avec sa selle en guise d’oreiller. S’ils n’avaient pas eu pour héroïnes Myrelle, Halima, Siuan et Leane, ses rêves auraient été des plus agréables. Hélas, lorsqu’il est question de songes, un homme est très souvent dépourvu du bon sens qui lui dicte dans le monde éveillé de vider l’eau qui s’est introduite dans ses bottes.

Le jour suivant allait être meilleur, pensa-t-il, en particulier quand il vit que Vanin dormait dans le grenier. Une fois qu’il l’eut réveillé, l’éclaireur fit son rapport, et il était des plus encourageants. Talmanes avait parfaitement compris et il ne bougerait pas. Des Champions avaient été aperçus autour du camp de la Compagnie – sans doute parce qu’ils tenaient à être vus – mais personne n’avait pris contact avec elle.

Surprise bien moins plaisante, Mat aperçut le cheval d’Olver dans la cour, derrière l’étable – et le gamin lui-même couché dans un coin, enroulé dans sa couverture.

— Il te faut quelqu’un pour surveiller tes arrières, dit-il gravement. Cette femme n’est pas fiable.

Inutile de préciser que le garnement parlait d’Aviendha.

Olver n’estimant pas intéressant de jouer avec les enfants du village, Mat dut subir les regards et les sourires amusés des gens qui le voyaient suivi comme son ombre par un marmot comique à force d’imiter la démarche féline des Champions et d’essayer de regarder partout à la fois – pour repérer Aviendha, bien sûr. En passant, l’Aielle n’était nulle part en vue, exactement comme Elayne et Nynaeve. Et la Chaire d’Amyrlin était toujours occupée. Idem pour Thom et Juilin.

Vanin réussit à capter des bribes d’informations, mais rien qui fût de nature à réjouir son chef. Si Nynaeve avait vraiment réussi à guérir Siuan et Leane, elle allait être plus imbuvable que jamais. Alors qu’elle avait toujours eu une haute opinion d’elle-même, avoir accompli un exploit ferait gonfler sa tête aux dimensions d’une citrouille. Et ce n’était pas le pire dans tout ça… L’histoire de Logain et des sœurs rouges fit grimacer Mat. Le genre de chose qu’une Aes Sedai n’oubliait jamais…

Si Gareth Bryne commandait pour de bon l’armée de Salidar, il ne s’agissait pas d’une bande de péquenauds et d’épaves des villes renforcée par une poignée de Champions. Si on ajoutait à ça les vivres que les gens emballaient ou fourraient dans des tonneaux pour le voyage – toujours selon le rapport de Vanin –, tout ça ne présageait rien de bon. En fait, ça augurait même les pires problèmes que Mat pouvait imaginer, à part être assis à table en face d’un Rejeté tandis qu’une dizaine de Trollocs entraient dans la pièce.

Toutes ces nouvelles ne rendaient pas moins idiotes les sœurs de Salidar. En revanche, ça faisait d’elles des idiotes hautement dangereuses.

Aider Elayne, Egwene et Nynaeve ? C’était le message de Thom… Si le trouvère consentait à se montrer, il expliquerait peut-être à Mat comment s’y prendre.

Le soir, Myrelle évoqua de nouveau la possibilité que Mat devienne son Champion. Quand il lui répondit qu’il avait déjà refusé quatre offres similaires dans la journée, l’Aes Sedai se rembrunit. La voyant repartir au pas de course, trahissant un agacement peu commun chez une sœur, Mat se demanda si elle l’avait cru. Pourtant, c’était la stricte vérité. La première proposition, tandis qu’il tentait de prendre son petit déjeuner, était venue de Delana – oui, la femme pour qui travaillait Halima. Les cheveux blond pâle et les yeux bleu délavé, cette solide matrone avait semblé à un souffle de le forcer à accepter. Ou d’essayer, en tout cas…

Du coup, Mat évita les réjouissances. Ce soir-là, il alla se coucher avec dans les oreilles le son des flûtes et des violons – une musique qui lui sembla bien amère.

Au milieu de l’après-midi, le lendemain, une jolie fille en robe blanche qui s’efforçait d’arborer une glaciale dignité – sans y arriver tout à fait – vint lui transmettre une convocation qui n’y allait pas avec le dos de la cuillère :

— Vous devez vous présenter sur-le-champ devant la Chaire d’Amyrlin.

Dans la salle de la Petite Tour où il avait été le premier jour, Mat fut accueilli par Egwene, Nynaeve, Elayne et Aviendha – qu’il dut bien regarder avant de la reconnaître, parce qu’elle portait une robe bleue au col et aux poignets ornés de dentelle. Si elles ne tentaient pas de se sauter à la gorge, la Fille-Héritière et l’Aielle affichaient une impassibilité de statue. En cela, elles ne se distinguaient pas d’Egwene et de Nynaeve. Toutes les quatre inexpressives, le regard braqué sur lui.

Assise derrière sa table de travail, l’étole rayée sur les épaules, Egwene exposa les deux choix qui s’offraient à Mat – selon elle, en tout cas. Non sans effort, le jeune flambeur parvint à tenir sa langue pendant ce discours.

— Si tu penses n’opter ni pour l’un ni pour l’autre, conclut la jeune femme, souviens-toi que je peux te faire attacher sur ton cheval et ramener sans cérémonie à ta Compagnie de la Main Rouge. À Salidar, il n’y a pas de place pour les tire-au-flanc. Pour toi, Mat, c’est Ebou Dar avec Elayne et Nynaeve, ou du balai, histoire de voir qui tu peux impressionner avec tes étendards.

Une alternative qui n’en était pas une, bien entendu. Quand Mat le fit remarquer, Nynaeve se rembrunit encore, ce qu’il n’aurait pas cru possible.

— Je suis contente que la question soit réglée, Mat, dit Egwene. À présent, tu m’excuseras, mais j’ai un millier de choses à faire. J’essaierai de te voir avant ton départ.

Congédié comme un garçon d’écurie ! La Chaire d’Amyrlin était occupée. Et elle n’avait même pas pris la peine de lui lancer une pièce en guise de pourboire !

Suite à ce chantage, son troisième matin à Salidar, Mat se retrouva en train de converser avec Talmanes sur la zone de terrain dégagée, entre l’agglomération et la forêt.

— Ces idiotes resteront peut-être ici jusqu’à mon retour, dit-il à l’officier.

Sur ces mots, il jeta un coup d’œil derrière lui. Les jeunes femmes ne tarderaient pas à arriver, et il ne voulait surtout pas qu’Egwene ait vent de sa rencontre avec Talmanes. Car si elle avait su, elle aurait été capable de tout pour saboter son plan.

— C’est ce que j’espère, en tout cas… Si les sœurs s’en vont, suivez-les où qu’elles aillent, mais jamais d’assez près pour les effrayer. Et si une jeune femme nommée Egwene vient vous voir, ne vous posez pas de questions et escortez-la jusqu’à Caemlyn – à tout prix, même s’il faut pour ça creuser un tunnel dans le ventre de Gareth Bryne.

Bien entendu, les sœurs pouvaient avoir l’intention de rallier Caemlyn. Il y avait une chance, mais Mat craignait qu’elles choisissent plutôt Tar Valon – un aller simple pour le billot et la hache du bourreau.

— Et emmène Nerim avec toi.

Talmanes secoua la tête.

— Si tu emmènes Nalesean, je serai vexé que tu ne me laisses pas envoyer mon serviteur avec toi, afin qu’il s’occupe de tes affaires.

Mat aurait aimé que Talmanes sourie une fois de temps en temps. Ç’aurait pu aider à déterminer les moments où il était sérieux. Sur ce coup, cela dit, il semblait très sérieux.

Nerim se tenait non loin de là avec Pépin, sa petite jument dodue à la robe marron – qui paraissait géante à côté de lui – et deux chevaux de bât lestés de paniers d’osier. Le serviteur de Nalesean, un type costaud nommé Lopin, ne tenait qu’un seul cheval de bât par la bride, en plus du grand étalon noir de son maître et de son propre hongre aux naseaux aplatis.

Ça ne constituait pas tout le groupe présent. Même si personne à Salidar ne semblait disposé à lui dire autre chose qu’où aller et quand y aller, Myrelle, au milieu d’un vibrant plaidoyer pour qu’il accepte de devenir son Champion, avait daigné l’informer qu’il était désormais autorisé à communiquer avec ses hommes, à condition qu’ils ne se rapprochent pas de Salidar. À cet instant, c’était la dernière chose que Mat aurait voulue, mais…

Vanin faisait partie du groupe parce qu’il était le meilleur éclaireur de la Compagnie, tout simplement. Il y avait aussi une dizaine de cavaliers de la Main Rouge, choisis pour leur carrure et pour le talent dont ils avaient fait montre à Maerone, quand il s’était agi de maintenir l’ordre. Selon Nalesean, des hommes prompts à jouer des poings et de la massue devraient pouvoir tirer Nynaeve et Elayne des pires situations où elles se fourreraient, au moins assez longtemps pour qu’on puisse les « exfiltrer ».

Perché sur le hongre gris qu’il avait baptisé Bourrasque, un nom que le cheval méritait probablement, vu ses longues jambes, Olver complétait le tableau.

Le choix d’emmener le gamin s’était imposé à Mat. Si la Compagnie devait suivre cette bande d’Aes Sedai cinglées, il risquait d’y avoir du grabuge. Peut-être pas avec Bryne, mais à coup sûr avec les nobles qui verraient d’un mauvais œil que deux armées traversent leur territoire. Les attaques nocturnes sur les chevaux et les tirs d’archers isolés, le jour, risquaient de se multiplier. Pour un petit garçon, une cité, si rude fût-elle, serait toujours moins dangereuse.

Alors que le soleil dépassait la cime des arbres, les Aes Sedai ne se montraient toujours pas.

— Talmanes, Nalesean connaît Ebou Dar, c’est pour ça que je l’emmène.

Le Tearien sourit sous la sueur qui lustrait son visage. Talmanes, lui, ne broncha pas.

— Bon, d’accord ! Nerim vient aussi.

Talmanes hocha la tête. Il était donc peut-être bien sérieux…

Il y eut enfin du mouvement entre les maisons. Plusieurs femmes qui tenaient des chevaux par la bride. Un groupe, pas seulement Elayne et Nynaeve, comme Mat s’y attendait.

Vêtue d’une robe d’équitation grise, Aviendha regardait plus que dubitativement sa jument de la même couleur. La Quêteuse du Cor à la natte blonde, en revanche, faisait montre de bien plus d’assurance avec son hongre couleur souris. D’ailleurs, elle semblait en train d’essayer de convaincre l’Aielle de quelque chose qui devait concerner la jument.

Que fichaient là ces deux femmes ?

Il y avait aussi deux Aes Sedai – en plus de Nynaeve et d’Elayne, convenait-il de dire –, des femmes minces aux cheveux blancs. Les premières sœurs que Mat voyait avec des crinières de neige…

Un vieux type suivait les six femmes, tenant par la bride un cheval de bât en plus de sa propre monture. Au bout d’un moment, Mat s’avisa que cet homme aux rares cheveux grisonnants portait une cape-caméléon. Un Champion ! Voilà les joies que réservait cette profession. Les sœurs vous faisaient trimer jusqu’à ce qu’il ne vous reste plus un cheveu sur le caillou. Et après votre mort, elles devaient sûrement trouver une utilité quelconque à votre squelette.

Thom et Juilin avançaient dans le sillage du Champion, eux aussi accompagnés d’un cheval de bât.

Sans même jeter un regard à Mat et à ses hommes, les femmes et le Champion vieillissant s’arrêtèrent à cinquante pas sur leur gauche. Après avoir glissé un coup d’œil à Nynaeve et aux autres, Thom souffla quelques mots à Juilin, puis tous allèrent rejoindre le jeune flambeur. Comme s’ils n’étaient pas sûrs d’être bien accueillis, ils s’immobilisèrent un peu avant de l’avoir atteint. Bon prince, Mat fit le reste du chemin qui les séparait.

— Je dois m’excuser, Mat, fit le trouvère en lissant sa moustache. Elayne m’a fait comprendre que je ne devais plus te parler. Et elle n’a pas changé d’avis avant ce matin. Il y a des mois, dans un moment de faiblesse, j’ai promis de lui obéir, et elle ne manque jamais de me jeter ce serment au visage, quand je regimbe. Elle était déjà très mécontente que je t’en ai dit si long…

— Nynaeve m’a menacé d’un œil au beurre noir si je m’approchais de toi, dit Juilin, appuyé à son bâton de bambou.

Il semblait maussade. À dire vrai, même son étrange chapeau conique du Tarabon – qui ne lui fournirait pas une bien grande protection contre le soleil – paraissait de mauvaise humeur.

Mat tourna la tête vers les femmes. Nynaeve le regardait par-dessus sa selle, mais elle se cacha derrière sa monture dès qu’elle vit qu’il l’avait repérée. En ce qui concernait Juilin, Mat n’aurait pas cru que Nynaeve était à même de lui en imposer. Mais le pisteur de voleurs n’était plus que l’ombre du gaillard qu’il avait brièvement connu à Tear. Le Juilin de cette époque paraissait prêt à tout. Celui d’aujourd’hui semblait passer son temps à s’inquiéter pour un rien.

— Pendant ce voyage, Juilin, nous apprendrons les bonnes manières à Nynaeve, promit Mat. Thom, c’est moi qui dois m’excuser. Ce que j’ai dit au sujet de la lettre… Je me suis laissé emporter, à cause du souci que je me fais pour ces trois folles. J’espère que la missive contenait de bonnes nouvelles.

Trop tard, Mat se souvint de ce que lui avait dit le trouvère. L’expéditrice de la lettre, il l’avait laissée mourir…

Thom se contenta de hausser les épaules. Quand il ne portait pas sa cape de trouvère, Mat avait un peu de mal à savoir que penser de lui.

— Des bonnes nouvelles ? Je ne suis pas encore parvenu à en décider. Souvent, on ne sait pas avant qu’il soit trop tard si une femme est une amie, une adversaire ou une amoureuse. Et parfois, elle est les trois à la fois !

Mat s’attendait à un grand éclat de rire du trouvère, mais il en fut pour ses frais.

— Les femmes aiment s’entourer de mystère… Je peux te donner un exemple, Mat. Tu te souviens d’Aludra ?

Le jeune homme dut chercher un peu.

— L’Illuminatrice qui n’a pas eu la gorge tranchée grâce à nous, en Aringill ?

— Celle-là, oui… Juilin et moi l’avons rencontrée durant nos voyages, et elle m’a battu froid. Ne va pas comprendre qu’elle ne m’a pas reconnu ! Quand on voyage avec un étranger, on lui parle afin de briser la glace. Aludra m’a dédaigné, et même si je n’ai pas compris pourquoi, je n’ai rien fait pour m’imposer à elle. J’ai retrouvé une étrangère et quitté une étrangère. Alors, dirais-tu que c’est une amie ou une adversaire ?

— Peut-être une amoureuse, lâcha froidement Mat.

Il n’aurait rien eu contre des retrouvailles avec Aludra. Les feux d’artifice qu’elle lui avait donnés s’étaient révélés très utiles.

— Si tu veux des informations sur les femmes, demande à Perrin, pas à moi. Je suis un ignare en la matière. Je croyais que Rand était un expert, mais à présent, je miserais plutôt sur Perrin.

Sous le regard attentif du Champion, Elayne conversait avec les deux Aes Sedai aux cheveux blancs. Une de ces sœurs jeta à Mat un regard évaluateur. Toutes les deux avaient le même genre de maintien royal que la fichue Fille-Héritière.

— Avec un peu de chance, je ne devrais pas les avoir longtemps sur les bras…, marmonna le jeune homme. Si cette affaire ne traîne pas trop, nous serons de retour dans une dizaine de jours.

Soit avant que la Compagnie doive emboîter le pas à ces folles. Pister deux armées promettait d’être aussi facile que de voler une tourte sur un coin de fenêtre, certes, mais il n’avait aucune envie de s’attarder plus longtemps que nécessaire en compagnie d’Elayne.

— Dix jours ? répéta Thom. Mat, même avec ce « portail », il nous faudra cinq ou six jours pour arriver à Ebou Dar. C’est mieux que vingt, mais…

Mat cessa d’écouter. Depuis qu’il avait posé les yeux sur Egwene, le premier jour, son irritation ne faisait que croître. Retirant son chapeau, il approcha à grands pas des femmes. Ne l’informer de rien était déjà grave – comment garantir leur sécurité si on ne lui disait rien ? – mais cette façon de faire bande à part dépassait les bornes. Dès qu’elle le vit arriver, Nynaeve se cacha promptement derrière sa jument.

— Voyager avec un ta’veren sera intéressant, dit une des Aes Sedai aux cheveux de neige.

De près, il était impossible de lui donner un âge, même si son visage incitait à penser qu’elle avait vu bien des choses. L’effet des cheveux, sans doute… En tout cas, l’autre sœur aurait pu être son reflet dans un miroir. Des jumelles, peut-être…

— Je m’appelle Vandene Namelle.

Mat n’était pas d’humeur à bavasser au sujet des ta’veren. En règle générale, il détestait ça, mais là, ça le répugnait carrément.

— Que signifie cette absurdité au sujet de cinq ou six jours pour atteindre Ebou Dar ?

Le vieux Champion se tendit, le regard acéré. Mat réévalua aussitôt son opinion sur le bonhomme : vieillissant certes, mais dur comme de vieilles racines.

— Vous pouvez ouvrir un portail tout près de la ville, reprit-il sans changer de ton. Nous ne sommes pas une armée qui risque d’effrayer tout le monde. Et même si on nous voit jaillir de nulle part, les gens s’attendent à tout avec les Aes Sedai. Personne ne sera étonné.

— J’ai peur que tu t’adresses à la mauvaise personne, dit Vandene.

Mat regarda l’autre « jumelle », qui secoua la tête tandis que Vandene ajoutait :

— Pas Adeleas non plus… Il semblerait que nous ne soyons pas assez puissantes pour certaines… nouveautés.

Mat hésita, remit son chapeau, incliné bas sur ses yeux, et se tourna vers Elayne.

Bien entendu, elle pointa le menton.

— Apparemment, tu en sais moins long que tu le penses, maître Cauthon.

Mat s’avisa que la Fille-Héritière ne transpirait pas. Exactement comme les deux Aes Sedai. Enfin, les deux autres… La Quêteuse lui lança un regard plein de défi. Qu’est-ce qui lui prenait, à celle-là ?

— Autour d’Ebou Dar, il y a des villages et des fermes dans un périmètre d’environ quarante lieues, reprit Elayne sur le ton de quelqu’un qui tente d’éclairer la lanterne d’un idiot du village. Les portails sont dangereux. Je n’ai aucune envie de tuer les vaches ou les moutons d’un brave paysan – et moins encore le brave paysan lui-même.

Mat maudit Elayne, et pas seulement à cause de son ton. Elle avait raison, et il détestait ça. De toute façon, elle pouvait attendre pour qu’il admette ses torts devant elle ! Alors qu’il cherchait un moyen de battre en retraite, il vit Egwene sortir du village en compagnie d’une vingtaine de sœurs qui portaient presque toutes leur châle. En compagnie ? Non, plutôt « escortée par », car la Chaire d’Amyrlin marchait devant, son étole rayée sur les épaules.

Les autres la suivaient par petits groupes. Portant son étole bleue, Sheriam conversait avec Myrelle et une Aes Sedai aux traits assez durs qui réussissait pourtant à avoir l’air maternelle. À part Delana, Mat ne reconnut aucune de ces femmes. L’une d’entre elles, nota-t-il, portait en chignon ses cheveux grisonnants. Mais quel âge devait avoir une Aes Sedai pour que sa chevelure vire totalement au gris ou au blanc ?

Ignorant la femme qu’elles avaient nommée Chaire d’Amyrlin, toutes ces sœurs tenaient des messes basses entre elles. Egwene aurait tout aussi bien pu être seule. D’ailleurs, elle avait l’air de l’être. La connaissant, Mat savait qu’elle faisait tout pour être à la hauteur de son poste. Et ces femmes la dédaignaient en public !

Qu’elles finissent dans la Fosse de la Perdition, si elles croient pouvoir traiter ainsi une femme de Deux-Rivières !

Mat avança à la rencontre d’Egwene, la salua avec son chapeau et se fendit de sa meilleure révérence – quand il y était décidé, peu de courtisans auraient fait mieux que lui.

— Bonjour, mère, et que la Lumière brille sur toi, lança-t-il, assez fort pour être entendu dans tout Salidar.

S’agenouillant, il embrassa la bague au serpent. Puis il adressa à Talmanes et aux autres un coup d’œil impérieux et une grimace. Alors que Sheriam et les autres n’avaient pas pu voir son manège, puisqu’il était caché par Egwene, tous ses hommes tombèrent à genoux et s’écrièrent :

— Que la Lumière brille sur toi, mère !

Même Thom et Juilin se mêlèrent au concert.

D’abord surprise, Egwene se reprit très vite.

— Merci, Mat, dit-elle.

Le jeune homme regarda un moment son amie, puis il se racla la gorge, se leva et épousseta ses genoux. Sheriam et toutes les autres le regardaient avec des yeux ronds.

— Je ne m’attendais pas à te voir, dit-il tout bas. Mais je n’en suis plus à une surprise près. La Chaire d’Amyrlin vient toujours dire au revoir aux gens ? Tu voudrais bien m’expliquer ce qui se passe ?

Dans un premier temps, Mat crut qu’Egwene allait satisfaire à sa demande. Mais elle pinça les lèvres et secoua la tête.

— Je viens toujours voir partir mes amis, Mat. Si je n’avais pas été si occupée, je t’aurais reçu plusieurs fois. S’il te plaît, essaie de rester loin des ennuis, à Ebou Dar.

Mat ne cacha pas son indignation. Il faisait l’andouille à s’agenouiller et à embrasser une bague, et elle lui disait de rester loin des ennuis, alors que l’objet même de sa mission était de préserver les abattis d’Elayne et de Nynaeve ?

— J’essaierai, mère, dit-il avec un rien de fiel. (Mais pas trop, car Sheriam et les autres étaient assez près pour entendre.) Si tu veux bien m’excuser, je dois aller voir mes hommes.

Après une ultime révérence, Mat recula lentement sur quelques pas, puis il se détourna et rejoignit Talmanes et les autres, toujours agenouillés.

— Vous comptez prendre racine, les gars ? En selle !

Mat obéissant à ses propres ordres, tout le monde enfourcha son cheval, sauf Talmanes.

Alors que Vandene et Adeleas conversaient avec Sheriam et compagnie, Egwene échangea quelques mots avec Elayne et Nynaeve. Puis tout s’accéléra d’un coup. Alors que Mat s’attendait à quelque cérémonie pompeuse, Egwene et toutes les sœurs qui ne partaient pas reculèrent de quelques pas.

Elayne avança. Sans crier gare, une ligne lumineuse apparut dans les airs, tourna sur elle-même, s’élargit pour devenir un portail donnant sur le sommet d’une colline couverte d’herbes jaunies, puis se stabilisa et s’immobilisa.

Exactement ce que faisait Rand. Enfin, presque…

— Pied à terre ! ordonna Mat.

Elayne semblait tout à fait satisfaite d’elle-même. À la voir sourire ainsi, incitant Nynaeve et Aviendha à partager son plaisir, nul ne se serait douté du genre de femme qu’elle était en réalité. Mais qu’elle soit satisfaite ou non, son portail n’était pas aussi large que celui ouvert par Rand pour la Compagnie. Bien sûr, l’expédition était beaucoup moins nombreuse que ce jour-là, mais la Fille-Héritière aurait quand même pu prévoir un passage assez haut pour que les cavaliers ne soient pas obligés de démonter.

De l’autre côté, des collines moutonnantes se déroulaient à l’infini. Même quand il eut franchi le portail et enfourché de nouveau Pépin, Mat ne vit rien d’autre, sinon une zone plus dense, au sud, qui laissait supposer l’existence d’une forêt.

— Le sol est sablonneux, dit Adeleas quand elle eut à son tour franchi le portail. Il ne faudra pas presser nos chevaux plus que de raison.

Avec une belle aisance, elle remonta en selle sur sa jument baie. Maussade, celle-ci semblait regretter ses chères écuries – voire à la rigueur une étable, si on lui donnait le choix.

— Tu as raison, renchérit Vandene tandis que le portail disparaissait dans son dos.

L’autre sœur aux cheveux blancs montait un hongre noir aux flancs creux mais à la démarche encore légère.

Suivies par le Champion décrépit, les deux Aes Sedai se mirent en route vers le sud en faisant signe à tout le monde de les suivre.

Après avoir échangé un regard agacé, Nynaeve et Elayne talonnèrent leurs montures pour rattraper leurs aînées. Plissant les yeux à cause de la poussière soulevée par les sabots des chevaux, la Quêteuse leur colla aux basques.

Mat soupira d’accablement, puis il défit le foulard noir qu’il portait autour du cou et le noua sur son nez et sa bouche. Même s’il brûlait d’envie de voir les deux vieilles Aes Sedai remettre à leur place certaines donzelles, il rêvait surtout d’un voyage paisible, d’un court séjour à Ebou Dar et d’un prompt retour à Salidar – avant qu’Egwene ait eu le temps de commettre une bévue irréparable.

Pour une raison qui le dépassait, les femmes le mettaient toujours dans la mouise.


Quand le portail se fut volatilisé, Elayne eut un soupir accablé. Avec un peu de chance, Elayne et Nynaeve réussiraient à empêcher Mat de se fourrer dans la mouise, mais ce n’était pas gagné d’avance. Miser sur un succès total, dans un cas pareil, était peut-être un peu trop demander. Manipuler ainsi un ami serrait le cœur de la jeune femme, mais Mat serait peut-être utile là où il était, et de toute façon, l’éloigner de la Compagnie avait été impératif.

Au fond, il méritait son sort. Et Elayne lui apprendrait peut-être les bonnes manières.

Se tournant vers les autres Aes Sedai – les représentantes, Sheriam et ses proches –, Egwene déclara :

— À présent, occupons-nous de nouveau de notre plan.

Tous les yeux étaient rivés sur le Cairhienien en veste noire qui était en train d’enfourcher sa monture. Talmanes, si Egwene avait bien compris le nom que lui avait donné Mat. Prudente, elle avait préféré ne pas poser trop de questions.

L’officier étudia les sœurs pendant un moment, puis il s’enfonça dans la forêt en secouant la tête.

— Si j’ai jamais vu un homme dangereux, dit Romanda, c’est bien celui-là.

Lelaine acquiesça.

— Il sera judicieux de mettre autant de lieues que possible entre lui et nous.

Egwene réprima de justesse un sourire. La Compagnie de Mat avait servi ses objectifs, certes, mais il restait à savoir quels ordres le jeune homme avait laissés à Talmanes. Mais avec Mat, elle n’avait pas trop de souci à se faire. D’après Siuan, le type nommé Vanin avait déterré les truffes cachées à son intention sans qu’on ait besoin de lui dire où elles étaient. De plus, si Egwene devait « revenir à la raison et demander la protection de la Compagnie », il fallait, pour que ça fonctionne, que les hommes de Mat ne soient pas trop loin d’elle.

— Nous allons rejoindre nos chevaux ? proposa la Chaire d’Amyrlin. En partant tout de suite, nous rattraperons Gareth Bryne avant le coucher du soleil.


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