Prologue Le premier message

Dès que Demandred en fut sorti, émergeant sur un versant enténébré du mont Shayol Ghul, le portail, une brèche dans le tissu même de la réalité, se dématérialisa en un clin d’œil. Au-dessus de la tête de l’Élu, un amas de nuages gris occultait le ciel – ou plutôt, une mer de cendres inversée dont les vagues venaient lentement s’écraser les unes après les autres sur le pic invisible du mont. Aux pieds de Demandred, d’étranges lumières bleu et rouge délavé scintillaient dans la vallée aride sans parvenir à dissiper la brume crépusculaire qui occultait leur source. Ponctués par des roulements de tonnerre, des éclairs jaillissaient du sol en direction des nuages. Sur le versant du mont, de la fumée et de la vapeur s’échappaient d’une multitude d’anfractuosités, certaines pas plus grandes que la main d’un homme, et d’autres assez larges pour que dix personnes y disparaissent en même temps.

Demandred se coupa du Pouvoir de l’Unique. Aussitôt, l’enivrante douceur disparut en même temps que l’amplification de tous les sens qui rendait chaque perception plus nette et plus claire. Si vide qu’on pût être une fois coupé du saidin, seul un imbécile, ici, aurait simplement donné l’impression qu’il s’apprêtait à canaliser le Pouvoir. Et pour vouloir, en ce lieu, voir, capter ou sentir plus nettement que d’habitude, il aurait fallu être deux fois plus imbécile encore.

Durant ce qu’on appelait désormais l’Âge des Légendes, cet endroit était une île de rêve dans un océan de quiétude – une oasis très prisée des amateurs de paysages bucoliques. À présent, et malgré la vapeur, il y régnait un froid mordant. Même s’il s’interdisait d’être affecté par ces frimas, Demandred resserra d’instinct les pans de sa cape de velours doublé de fourrure. Chaque fois qu’il expirait, un nuage de buée fugitif se matérialisait devant sa bouche avant de se dissoudre dans l’air. À quelques centaines de lieues au nord, le monde n’était qu’une vaste étendue de glace, mais la vallée de Thakan’dar, bien qu’éternellement prisonnière des griffes de l’hiver, restait en permanence aussi desséchée qu’un désert.

Il y avait pourtant de l’eau – enfin, du liquide – sous la forme d’un ruisselet noir qui suintait de la roche non loin d’une forge au toit gris. À l’intérieur, on jouait du marteau et une lumière blanche, à chaque nouveau coup, explosait derrière les étroites fenêtres. Contre le mur de pierre brute de la forge, une femme en haillons recroquevillée sur elle-même serrait dans ses bras un bébé tandis qu’une fillette étique se cachait le visage dans sa jupe. Des prisonnières capturées lors d’un raid dans les Terres Frontalières, sans nul doute. Une maigre « récolte », cependant. À coup sûr, les Myrddraals devaient grincer des dents. Leurs lames s’usant avec le temps, elles devaient être remplacées, même si les attaques contre les Terres Frontalières s’étaient faites moins fréquentes.

Silhouette massive qui semblait taillée dans la montagne et se déplacer avec une lenteur quasi minérale, un des forgerons sortit à l’air libre. En réalité, ces forgerons n’étaient pas vraiment vivants. Dès qu’on les éloignait du mont Shayol Ghul, ils se pétrifiaient ou tombaient en poussière. En outre, ils n’étaient pas vraiment des forgerons, car ils fabriquaient uniquement des épées. Celui qui venait de sortir tenait entre les mâchoires de ses longues pinces une lame déjà trempée d’une blancheur évoquant la neige sous des rayons de lune. Qu’il fût vivant ou non, l’artisan redoubla de précautions lorsqu’il plongea la lame étincelante dans le ruisselet noir. Car le peu de vie qu’il y avait en lui aurait été anéanti par un simple contact avec cette onde obscure.

Lorsque le métal sortit de l’eau, il était devenu plus noir que la nuit. Mais le processus de fabrication n’en était pas pour autant terminé. Quand le forgeron y fut retourné en traînant les pieds, un cri désespéré retentit dans la forge :

— Non ! Non ! NON !

La voix masculine émit ensuite un hurlement dont la puissance diminua sans que son intensité baisse d’un iota, comme si on avait entraîné son propriétaire à une distance incroyablement lointaine de la forge et du mont.

Désormais, le processus était achevé.

Un forgeron sortit de nouveau – le même que précédemment, ou peut-être bien un autre – et força la femme à se relever. Comme le bébé et la fillette, elle éclata en sanglots, mais le forgeron lui arracha le nourrisson pour le placer entre les bras de la gamine. Pour la première fois, la femme eut des velléités de résistance. Sans cesser de pleurer, elle voulut griffer le forgeron et lui flanquer des coups de pied. Aussi peu remué que l’eût été un rocher, l’artisan tira la femme dans la forge. Alors que ses cris mouraient sur l’instant, les martèlements reprirent, couvrant les sanglots des enfants.

Une lame terminée, une en cours de fabrication et deux de plus à venir… Jusqu’à ce jour, Demandred n’avait jamais vu moins de cinquante prisonniers attendant de s’acquitter de leur dû auprès du Grand Seigneur des Ténèbres. Vraiment, les Myrddraals devaient rudement grincer des dents.

— Oses-tu flâner lorsque tu as été convoqué par le Grand Seigneur ? demanda soudain une voix qui évoquait le grincement d’un morceau de cuir pourri qui tombe en lambeaux.

Se demandant comment un Demi-Humain pouvait lui parler sur ce ton, Demandred se retourna lentement, mais il dut ravaler sa réplique cinglante. Pas à cause du regard sans yeux du visage blême de son interlocuteur, cependant, car l’Élu avait depuis longtemps extirpé de son esprit jusqu’à la notion de peur – un sentiment qui envahissait tout homme normal confronté à un Blafard. Sa sidération venait plus simplement de l’apparence du monstre de noir vêtu. Si tous les Demi-Humains étaient au moins aussi grands qu’un homme de très haute taille – des géants reptiliens tous semblables, comme s’ils sortaient du même moule – celui-ci dominait Demandred de la tête et des épaules.

— Je vais te conduire devant le Grand Seigneur, dit-il. Mon nom est Shaidar Haran.

Avec la menaçante fluidité d’un serpent, le Myrddraal se détourna et entreprit de gravir la pente. Comme toujours, sa cape noire n’ondulait pas au rythme de ses mouvements.

Demandred hésita avant d’emboîter le pas à son guide. Les noms des Blafards, en principe, appartenaient toujours à la langue gutturale des Trollocs. « Shaidar » et « Haran », en revanche, étaient des mots de ce qu’on appelait à présent l’ancienne langue. Et ils signifiaient « la Main des Ténèbres ». Une autre surprise ! Or Demandred n’en était pas friand, en particulier lorsqu’il se trouvait sur le mont Shayol Ghul.

L’anfractuosité donnant accès aux entrailles du mont ressemblait à toutes les autres, n’était l’absence de fumée et de vapeur. Bien qu’elle fût assez large pour que deux hommes la franchissent de front, le Myrddraal passa le premier. Presque immédiatement, le sol aussi lisse que des dalles polies s’inclina nettement et le froid se dissipa à mesure que l’Élu, les yeux rivés sur l’immense dos de Shaidar Haran, s’enfonçait au cœur de la roche. Puis la chaleur apparut et devint de plus en plus forte. Conscient du phénomène, Demandred, là encore, ne s’autorisa pas à en être affecté. Plus brillante que l’éternel crépuscule qui régnait à l’extérieur, une lumière malgré tout pâlichonne sourdait de la pierre et emplissait le tunnel à la voûte constellée de stalactites semblables à des crocs acérés prêts à se refermer sur leur proie. Les dents du Grand Seigneur, avides de déchiqueter les infidèles et les traîtres… Une configuration qui n’avait rien de naturel, bien entendu, mais qui se révélait d’une redoutable efficacité.

Demandred remarqua soudain un détail troublant. Chaque fois qu’il était passé par là, la pointe de ces crocs frôlait le sommet de son crâne. En ce jour, elles se trouvaient nettement au-dessus de la tête du Myrddraal – de deux bonnes mains, semblait-il. De quoi s’étonner… Non parce que la hauteur du tunnel avait changé – ici, absolument tout pouvait arriver – mais parce que le Blafard bénéficiait d’un traitement de faveur. Considérant que le Grand Seigneur dispensait ses avertissements aux Demi-Humains comme aux hommes, ce petit « espace de confort » n’était pas sans signification.

Le tunnel déboucha soudain sur une large corniche qui surplombait un lac de pierre fondue rouge aux veinures noires au sein duquel des flammes hautes comme un homme dansaient, mouraient et revenaient aussitôt à la vie. Aucune voûte ne surmontait ce lac, simplement surplombé par un grand cercle vide donnant sur un ciel qui n’était pas celui de Thakan’dar, mais qui conférait à ce dernier une allure normale malgré ses nuages aux étranges zébrures propulsés par ce qui semblait être les vents les plus puissants qu’eût jamais connus le monde. Les simples mortels nommaient ce lieu la Fosse de la Perdition, et très peu d’entre eux savaient à quel point ce nom était bien choisi.

Après une multitude de visites, la première remontant à trois mille ans plus tôt, Demandred continuait à être impressionné. Ici, il sentait la Brèche, cet orifice – une sorte de puits, en réalité – foré pour atteindre l’endroit où le Grand Seigneur était emprisonné depuis l’aube de la Création. Ici, la présence du Grand Seigneur l’envahissait. Géographiquement, cet endroit n’était pas plus proche de la Brèche que n’importe quel autre dans le monde, mais la texture de la Trame, plus fine qu’ailleurs, permettait de la sentir.

Demandred eut ce qui, chez lui, ressemblait le plus à un sourire. Quels idiots, décidément, ces gens qui s’opposaient au Grand Seigneur ! Bien sûr, ce passage était encore obstrué, mais bien moins que lorsqu’il s’était éveillé de son long sommeil puis évadé de sa propre prison – également située dans la Brèche.

Oui, celle-ci était obstruée, mais plus large qu’au moment de son réveil. Pourtant, elle restait plus étroite qu’au temps où il y avait été jeté avec ses compagnons, à la fin de la Guerre du Pouvoir. Cela dit, depuis son évasion, elle s’élargissait à chacune de ses visites. Très bientôt, l’obstruction aurait disparu et le Grand Seigneur émergerait de sa prison pour arpenter de nouveau le monde. Alors, Demandred régnerait sur l’univers pour toujours. Sous l’aile du Grand Seigneur, bien entendu. Et avec les autres Élus qui auraient réussi à survivre jusque-là.

— Tu peux te retirer, Demi-Humain, lâcha Demandred.

Pas question que ce monstre soit là quand l’extase le submergerait. L’extase et la douleur…

Shaidar Haran ne bougea pas.

Alors qu’il allait ouvrir la bouche, une voix explosa dans la tête de l’Élu.

DEMANDRED !

Parler d’une « voix » revenait à qualifier de « caillou » une montagne. L’emplissant d’extase, cet appel faillit en même temps propulser l’Élu contre les parois de son propre crâne, afin qu’il s’y écrase. Sous le « regard » impassible du Myrddraal – mais avec l’écho qui résonnait dans sa tête, la présence de la créature n’était presque plus discernable – Demandred se laissa tomber à genoux.

— COMMENT VA LE MONDE, DEMANDRED ?

Déterminer ce que le Grand Seigneur savait ou ne savait pas n’était jamais possible. Parfois frappé par l’ignorance de son maître, Demandred avait bien plus souvent été stupéfié par ce qu’il connaissait. Mais là, impossible d’avoir des doutes sur ce qu’il voulait entendre.

— Grand Seigneur, Rahvin est mort. Hier…

Une explosion de souffrance ! Trop forte, l’euphorie devenait vite douloureuse. Alors qu’il tremblait de tous ses membres, Demandred s’avisa qu’il transpirait.

— Lanfear a disparu sans laisser de traces, exactement comme Asmodean. Et selon Graendal, Moghedien n’a pas honoré le rendez-vous qu’elles s’étaient fixé. Tout ça s’est également passé hier, Grand Seigneur, et je ne crois pas aux coïncidences.

— LES RANGS DES ÉLUS S’ÉCLAIRCISSENT, DEMANDRED. LES FAIBLES PÉRISSENT. QUI ME TRAHIT DOIT CONNAÎTRE LA VÉRITABLE MORT ! ASMODEAN ÉTAIT CORROMPU PAR SA FAIBLESSE ET RAHVIN MINÉ PAR SON ORGUEIL. POURTANT, IL M’A SERVI LOYALEMENT. HÉLAS, IL N’ÉTAIT PAS EN MON POUVOIR DE LE SAUVER DES TORRENTS DE FEU. CAR IL NE M’EST PAS DONNÉ DE SORTIR DU TEMPS – OUI, MÊME À MOI, C’EST INTERDIT.

Durant un affreux instant, la voix terrifiante vibra de colère, et de… – de frustration. Était-ce possible ? Seulement un instant…

— L’ŒUVRE DE MON ANTIQUE ENNEMI, CELUI QU’ON APPELLE « DRAGON ». POUR ME SERVIR, DÉCHAÎNERAIS-TU DES TORRENTS DE FEU, DEMANDRED ?

L’Élu hésita tandis qu’une goutte de sueur ruisselait le long de sa joue – en semblant avoir besoin d’une heure pour ça. Pendant la Guerre du Pouvoir, les deux camps, toute une année durant, avaient recouru aux Torrents de Feu. Jusqu’à ce qu’ils mesurent les conséquences de leurs actes. Sans négociations ni trêve – il n’y en avait jamais eu, pas davantage qu’on se faisait de quartier – chaque adversaire avait tout simplement cessé d’utiliser cette arme. En cette seule année, des cités entières avaient péri, des centaines de milliers de fils brûlant au sein de la Trame. La réalité elle-même avait failli se détisser, le monde s’évaporant comme de la brume. Si cette folie se reproduisait, il risquait de ne plus rester d’univers sur lequel régner.

Un nouveau détail intrigua Demandred. Le Grand Seigneur savait comment était mort Rahvin et il semblait en connaître plus long que lui sur la fin d’Asmodean.

— Grand Seigneur, si tu l’ordonnes, j’obéirai.

Même s’il tremblait, Demandred parlait d’une voix forte et assurée. Au contact de la roche brûlante, ses genoux commençaient à cloquer, mais sa chair, en cet instant, aurait tout aussi bien pu appartenir à quelqu’un d’autre.

— TU OBÉIRAS, OUI…

— Grand Seigneur, il est possible de détruire le Dragon.

Un mort ne pourrait pas frapper de nouveau avec les Torrents de Feu, et du coup, le Grand Seigneur n’exigerait plus que Demandred y ait recours.

— Ignorant et faible, il disperse son attention dans une infinité de directions. Rahvin n’était qu’un idiot prétentieux. Moi…

— AIMERAIS-TU ÊTRE NAE’BLIS ?

La langue de Demandred s’en pétrifia dans sa bouche. Nae’blis… Celui qui se tiendrait un pas derrière le Grand Seigneur, et qui dirigerait les autres Élus…

— J’aspire seulement à te servir, Grand Seigneur, et pour ça, je suis prêt à tout.

Nae’blis !

— ALORS, ÉCOUTE-MOI, PUIS SERS-MOI. APPRENDS QUI VA MOURIR ET QUI EST DESTINÉ À VIVRE.

Demandred hurla quand la voix explosa en lui. En même temps, des larmes de joie ruisselèrent sur ses joues.

Toujours impassible, le Myrddraal ne perdait pas une miette du spectacle.


— Arrêtez de vous agiter comme ça ! lança Nynaeve en propulsant rageusement sa natte derrière son épaule. Si vous vous tortillez comme des gamines victimes de démangeaisons, ça ne fonctionnera pas.

Aucune des deux femmes assises de l’autre côté de la table bancale ne paraissait plus âgée que l’ancienne Sage-Dame. Pourtant, une bonne vingtaine d’années, au minimum, les séparait d’elle. En toute franchise, elles ne se tortillaient pas vraiment, mais dans la petite pièce sans fenêtres, la chaleur tapait sur les nerfs de Nynaeve. Bien entendu, elle suait à grosses gouttes alors que les deux autres n’avaient pas un poil de trempé.

Dans sa robe domani de soie bleue particulièrement fine, Leane s’autorisa un vague haussement d’épaules. Grande, le teint cuivré, cette femme possédait des réserves inépuisables de patience. En règle générale, en tout cas… Celles de Siuan, une solide fille de pêcheur aux cheveux clairs, tendaient plutôt à ne pas exister.

Comme pour le prouver, elle grogna et tira nerveusement sur sa robe. Portant d’habitude des vêtements ordinaires, elle arborait ce matin une jolie robe de lin orné d’un complexe motif tearien autour d’un décolleté auquel il ne manquait pas grand-chose pour être qualifié de « plongeant ». Mais ses yeux bleus restaient aussi froids que l’eau d’un puits très profond. Enfin, aussi froide qu’elle aurait dû l’être, cette eau, si le temps n’était pas devenu fou. Si les tenues de Siuan pouvaient changer, ses yeux, eux, demeuraient immuables.

— Ça ne fonctionnera pas quoi qu’on fasse ! s’écria-t-elle.

Sa façon de parler n’avait pas changé non plus.

— On ne colmate pas la coque quand le navire est en train de brûler. Nous perdons notre temps, mais puisque j’ai promis, finissons-en ! Leane et moi, nous avons du pain sur la planche.

Les deux femmes dirigeaient le réseau d’yeux et d’oreilles des Aes Sedai réfugiées à Salidar – en d’autres termes, les agents qui faisaient parvenir aux sœurs des rapports et des rumeurs sur ce qui se passait dans le monde.

Pour se calmer, Nynaeve tira sur sa propre robe de laine toute simple décorée de sept bandes de couleur à l’ourlet – une pour chaque Ajah. Une tenue d’Acceptée qui lui déplaisait bien plus qu’elle aurait pu l’imaginer. Tant qu’à faire, elle aurait préféré mettre la robe de soie verte qu’elle avait emportée. Au moins en privé, elle consentait à reconnaître qu’elle avait pris goût aux jolis vêtements, mais la robe en question, fine et légère, était strictement une affaire de confort et de bien-être – rien à voir avec la préférence marquée de Lan pour le vert. Aucun rapport, vraiment !

De toute façon, inutile de rêver. Une Acceptée ayant l’idée de mettre autre chose que la robe blanche aux sept bandes aurait très vite appris qu’elle était nettement plus bas que les sœurs sur l’échelle de la hiérarchie. Allons, assez divagué ! Elle n’était pas là pour rêvasser à des vêtements.

Lan aimait le bleu, également… Non, ça suffisait, à présent !

Très délicatement, Nynaeve sonda Siuan puis Leane avec le Pouvoir de l’Unique. Pourtant, elle ne canalisait pas, à proprement parler. Sans l’aide de la colère, elle n’en était pas capable, se révélant même inapte à sentir la Source Authentique. Cela dit, ça revenait au même. Obéissant à son tissage, de très fins filaments de saidar, la moitié féminine de la Source, s’insinuaient dans les deux femmes. Mais ce n’était pas elle qui générait ces minuscules flux.

Au poignet gauche, Nynaeve portait un fin bracelet. Une simple bande segmentée en argent – pour l’essentiel composée de ce matériau, en tout cas, et d’une origine spécifique, même si ça ne faisait aucune différence. À part sa bague au serpent, c’était le seul bijou qu’elle arborait, car les Acceptées étaient fermement encouragées, pour ne pas dire plus, à s’abstenir de tout excès en matière d’ornements. Un collier similaire au bracelet enserrait le cou de la quatrième femme présente dans la pièce. Assise sur un tabouret, le dos contre le mur en plâtre brut et les mains croisées sur les genoux, elle portait une robe en laine grossière, une tenue de paysanne adaptée à son visage de fermière tanné par le soleil, et parvenait pourtant à ne pas transpirer. Alors qu’elle ne bougeait pas un muscle, ses yeux noirs ne rataient rien de ce qui se passait autour d’elle. Quand elle la regardait, Nynaeve voyait clairement l’aura du saidar, mais c’était pourtant elle qui dirigeait les opérations. Un peu à la manière dont les Aes Sedai pouvaient s’unir pour combiner leurs pouvoirs, le bracelet et le collier créaient un lien entre l’ancienne Sage-Dame et la quatrième femme. Selon Elayne, c’était une affaire de « matrices parfaitement identiques ». Au-delà de cette mystérieuse expression, l’explication devenait parfaitement incompréhensible. À dire vrai, Nynaeve soupçonnait la Fille-Héritière de ne pas saisir elle-même la moitié au moins de ce qu’elle débitait.

Nynaeve ne comprenait rien du tout, à part qu’elle était en mesure de capter toutes les émotions de la porteuse du collier – en fait, elle la sentait en tant que personne – mais seulement dans un coin de sa tête, ou à l’arrière-plan. En outre, tout le saidar que son « assistante » pouvait puiser se retrouvait sous son contrôle. Parfois, Nynaeve se surprenait à penser que tout aurait été plus simple si la femme assise sur le tabouret avait été morte. Plus simple, à coup sûr… Et plus propre…

— Quelque chose est déchiré ou coupé, marmonna Nynaeve en essuyant distraitement la sueur qui faisait briller son visage.

Ce n’était qu’une vague sensation, presque imperceptible, mais pour la première fois, elle captait autre chose que… le néant. Mais il pouvait aussi s’agir d’un tour que lui jouait son imagination, influencée par son avide désir de découvrir enfin quelque chose – n’importe quoi, mais quelque chose.

— Amputer…, dit la quatrième femme. C’est le terme qu’on utilisait pour ce que vous nommez « apaiser » ou « calmer » selon qu’il s’agit d’un homme ou d’une femme.

Trois paires d’yeux brillant de fureur se tournèrent vers la fâcheuse. Respectivement Chaire d’Amyrlin et Gardienne des Chroniques, Siuan et Leane avaient été calmées durant le coup de force qui avait porté Elaida au pouvoir. Calmée… Un mot qui donnait froid dans le dos. Ne plus jamais canaliser le Pouvoir. Mais en garder le souvenir et savoir ce qu’on avait perdu. Sentir en permanence la Source Authentique en ayant conscience qu’on ne la toucherait plus. Car, pas plus que de la mort, on ne pouvait guérir d’avoir été calmée.

En tout cas, c’était ce que tout le monde pensait. Selon Nynaeve, cependant, le Pouvoir de l’Unique aurait dû être en mesure de tout soigner, à part la mort, justement.

— Si tu as quelque chose d’utile à dire, Marigan, lâcha Nynaeve, eh bien, dis-le ! Sinon, tais-toi !

Marigan se pressa contre le mur, ses yeux brillants rivés sur l’ancienne Sage-Dame. De la peur et de la haine se déversèrent à travers le bracelet, mais c’était le cas en permanence, à un degré ou à un autre. Les prisonniers aimaient rarement leurs geôliers, même – et peut-être surtout – lorsqu’ils avaient mérité leur captivité, voire un sort plus terrible encore.

Cela dit, il y avait un problème. Marigan aussi pensait qu’une femme « amputée » (ou calmée) ne pouvait pas être guérie. Pourtant, elle clamait haut et fort que, lors de l’Âge des Légendes, on soignait toutes les maladies, à part la mort, ce que l’Ajah Jaune appelait aujourd’hui la « guérison » étant à peine l’équivalent de la plus rudimentaire chirurgie militaire. Mais dès qu’on tentait d’obtenir des précisions, ou simplement un début de piste, on ne tirait plus rien d’elle. En fait, Marigan en savait aussi peu sur la guérison que Nynaeve au sujet du métier de forgeron – à savoir qu’il consistait à faire chauffer le métal avant de lui taper dessus à grands coups de marteau. Avec ce genre de « science », pas moyen de fabriquer un fer à cheval. Ou de guérir davantage que des bobos.

Se tournant sur sa chaise, Nynaeve dévisagea Siuan et Leane. Dès qu’elle pouvait les arracher à leurs occupations, elle les soumettait à ces séances. Ça durait depuis des jours, et jusque-là, elle n’avait rien appris. Soudain, elle s’avisa qu’elle faisait distraitement tourner le bracelet autour de son poignet. Si utile que ce fût, elle détestait être unie à cette femme. Cette intimité la rendait malade.

Au moins, ça pourrait me permettre d’apprendre certaines choses… Et sans que ça tourne plus mal que tout le reste, par-dessus le marché !

Avec de grandes précautions, Nynaeve ouvrit le bracelet – si on n’était pas initiée, impossible de trouver le fermoir – et le tendit à Siuan.

— Mets-le à ton poignet.

Perdre le contact avec le Pouvoir était désagréable, mais il fallait s’y résigner. De plus, être coupée des vagues d’émotions faisait l’effet d’un bon bain.

Marigan, comme hypnotisée, ne parvenait pas à détourner les yeux de l’étroite bande de métal.

— Pourquoi ? demanda Siuan. Tu m’as dit que ça fonctionne seulement sur…

— Mets-le, c’est tout !

L’ancienne Chaire d’Amyrlin défia un long moment Nynaeve du regard. Par la Lumière ! ce qu’elle pouvait être têtue ! Puis elle consentit à faire ce qu’on lui demandait. Aussitôt, elle parut stupéfiée, puis plissa les yeux pour mieux étudier Marigan.

— Elle nous hait, mais ça, je le savais déjà… J’ai aussi capté de la peur… et de la surprise. Rien ne transparaît sur son visage, pourtant, elle est ébranlée de la racine des cheveux à la pointe des pieds. Selon moi, elle ne croyait pas que je pouvais aussi utiliser cet… objet.

Marigan frémit nerveusement. Jusque-là, seules deux femmes qui savaient la vérité à son sujet étaient en mesure de recourir au bracelet. S’il y en avait quatre, ça ferait deux fois plus de questions. En surface, elle semblait coopérer sans réserve, mais comment déterminer ce qu’elle cachait ? D’après Nynaeve, la réponse était sûrement : « Tout ce qu’elle peut dissimuler. »

Siuan secoua la tête en soupirant :

— Et elle avait raison, parce que ça ne fonctionne pas. Si j’ai bien compris, par son intermédiaire, je devrais pouvoir entrer en contact avec la Source ? Eh bien, rien du tout ! Et avant que j’y arrive, les grondins auront appris à monter aux arbres ! J’ai été calmée, et voilà tout. Comment enlève-t-on ce machin ? (Siuan tira sur le bracelet.) Comment s’en débarrasse-t-on ?

Nynaeve posa délicatement une main sur celle de Siuan qui brutalisait le bracelet.

— Tu ne comprends donc pas ? Sur une femme incapable de canaliser, le bracelet ne fonctionne pas plus que le collier. Si je faisais porter un de ces bijoux à une cuisinière, ce ne serait rien d’autre qu’un ornement à ses yeux.

— Cuisinière ou pas, grogna Siuan, je ne peux pas canaliser, parce qu’on m’a calmée.

— Mais une guérison est possible ! Sinon, tu ne sentirais rien du tout par l’intermédiaire du bracelet.

Siuan dégagea son bras et tendit son autre poignet.

— Enlève-moi ça !

Résignée, Nynaeve s’exécuta. Parfois, l’ancienne Chaire d’Amyrlin pouvait se montrer plus obstinée qu’un homme. En revanche, lorsqu’elle proposa le bracelet à Leane, la Gardienne déchue tendit avidement le poignet. La Domani faisait mine d’être aussi radicale que Siuan au sujet de ce qu’on lui avait fait subir – en tout cas, aussi radicale que son amie prétendait l’être – mais elle n’y parvenait pas en toutes occasions. D’après ce qu’on disait, la seule façon de survivre longtemps, après avoir été calmée, était de se trouver un autre centre d’intérêt que le Pouvoir, afin de combler le trou béant laissé par son absence. Pour Siuan et Leane, ce dérivatif consistait à diriger un réseau d’agents et, plus important encore, à tenter de convaincre les Aes Sedai de Salidar de soutenir Rand al’Thor – en d’autres termes, de reconnaître qu’il était le Dragon Réincarné. Bien sûr, aucune des sœurs ne devait se douter de ce qu’elles manigançaient.

Ce nouveau centre d’intérêt était-il suffisant ? À voir l’expression amère de Siuan et la quasi-extase de Leane, lorsque le bracelet se referma sur son poignet, on pouvait légitiment en douter. Et se demander si le fameux vide serait un jour comblé…

— Oui ! Oui ! s’exclama Leane.

Elle s’exprimait toujours ainsi – sans détours ni fioritures – sauf lorsqu’elle s’adressait à un homme. Domani jusqu’au bout des ongles, elle s’appliquait, depuis sa « chute », à rattraper le temps perdu durant son séjour à la Tour Blanche.

— Oui ! Elle est vraiment stupéfaite, même si elle commence à se ressaisir.

Un moment, Leane étudia la femme assise sur le tabouret. Alors que Marigan soutenait agressivement son regard, elle finit par hausser les épaules :

— Je ne peux pas non plus entrer en contact avec la Source. J’ai essayé de lui faire sentir une piqûre de puce sur sa cheville. Si j’avais réussi, elle aurait réagi d’une façon ou d’une autre.

Une autre particularité du bracelet… Par son intermédiaire, on pouvait communiquer des sensations physiques à la porteuse du collier. Uniquement des sensations, quoi que l’on fasse, sans que ça laisse jamais de traces ni de véritables dégâts. Mais la simple impression d’être fouettée, en une ou deux occasions, avait suffi à convaincre Marigan qu’il valait mieux collaborer. Bien entendu, l’autre possibilité – un jugement sommaire suivi d’une exécution tout aussi hâtive – avait dû contribuer à la persuader.

Malgré son échec, Leane regarda attentivement Nynaeve lorsqu’elle lui retira le bracelet puis le repassa à son poignet. Apparemment, elle n’avait pas abdiqué tout espoir de canaliser de nouveau le Pouvoir, contrairement à sa compagne.

Entrer de nouveau en contact avec le Pouvoir se révéla délicieux. Pas autant que de puiser directement du saidar puis d’en être emplie, mais toucher la Source par l’intermédiaire de Marigan fit pourtant circuler plus vite le sang de Nynaeve. Lorsque le saidar coulait en elle, ça lui donnait envie de rire et de danser pour exprimer la joie la plus pure qui fût. Un jour, pourtant, elle y serait habituée, comme il convenait pour toute Aes Sedai confirmée. Mais pour accéder à cette ivresse, se lier à Marigan était au fond un prix acceptable…

— Maintenant que nous savons qu’il y a une chance, dit Nynaeve, je pense que…

La porte s’ouvrit à la volée et l’ancienne Sage-Dame se leva d’instinct. Elle ne pensait jamais à utiliser le Pouvoir, et elle aurait bien crié si sa gorge n’avait pas été si serrée. Elle n’était pas la seule dans ce cas, mais elle s’aperçut à peine que Siuan et Leane s’étaient elles aussi levées d’un bond. Quant à la peur qui se déversait du bracelet, elle semblait être le fidèle reflet de la sienne.

La jeune femme qui referma derrière elle le battant de bois esquilleux ne parut pas avoir conscience du trouble qu’elle avait semé. Grande, se tenant très droite dans sa robe blanche d’Acceptée, ses cheveux blonds bouclés ondoyant sur ses épaules, elle semblait folle de rage. Pourtant, même avec cet air furieux et la sueur qui ruisselait sur son visage, elle réussissait à resplendir de beauté. Une frappante particularité d’Elayne.

— Vous savez ce qu’elles font ? rugit-elle. Elles envoient une délégation à Caemlyn ! Et elles refusent que je l’accompagne. Sheriam m’a interdit d’évoquer de nouveau cette possibilité. Je n’ai même pas le droit d’aborder le sujet.

— On ne t’a jamais appris à frapper aux portes, Elayne ? demanda Nynaeve.

Elle releva sa chaise et se rassit – se laissa tomber sur le siège, en réalité, tant le soulagement lui coupait les jambes.

— J’ai cru que c’était Sheriam qui entrait…

La seule idée d’être découverte déchirait les entrailles de l’ancienne Sage-Dame.

Réaction tout à son honneur, Elayne s’empourpra et s’excusa sans hésiter. Puis elle gâcha son effet en ajoutant :

— Je ne vois pas pourquoi vous vous êtes toutes affolées… Birgitte monte la garde dehors, et vous savez qu’elle vous préviendrait en cas de danger… Nynaeve, il faut qu’elles me laissent y aller.

— Il ne faut rien du tout, et surtout pas ça…, marmonna Siuan.

Elle s’était rassise, comme Leane. Alors qu’elle se tenait droite comme un « i », l’ancienne Gardienne, presque aussi tremblante que les jambes de Nynaeve, s’était laissée aller contre le dossier de son siège. Le souffle court et les yeux fermés, Marigan se pressait contre le mur, les mains appuyant très fort sur le plâtre. À travers le bracelet, les flots de soulagement alternaient avec les déferlantes d’angoisse.

— Mais…

Siuan ne permit pas à Elayne de continuer.

— Tu crois que Sheriam – ou n’importe quelle autre sœur – laisserait la Fille-Héritière d’Andor tomber entre les mains du Dragon Réincarné ? Avec la mort de ta mère…

— Je n’y crois pas une seconde !

— Tu ne crois pas que Rand l’ait tuée, et ça, c’est une tout autre affaire… Sur ce point, je suis d’ailleurs d’accord avec toi. Mais si Morgase était vivante, elle se montrerait au grand jour et se rallierait au Dragon Réincarné. Ou si elle pensait avoir affaire à un faux Dragon, malgré l’abondance de preuves, elle organiserait la résistance. Aucun de mes agents n’a entendu quoi que ce soit allant dans l’un de ces deux sens. Ni en Andor, ni ici, en Altara, et pas davantage au Murandy.

— C’est faux, osa Elayne, puisque les rapports parlent d’une rébellion à l’ouest.

— Contre Morgase ! Contre elle… Si ce n’est pas une rumeur. Petite, ta mère est morte. Autant voir la réalité en face et faire ton deuil.

Cédant à une de ses mauvaises habitudes, Elayne pointa le menton. Alors qu’elle était l’incarnation même de l’arrogance glacée, une multitude d’hommes, pour une raison inconnue, semblaient la trouver très attirante.

— Tu te lamentes sans cesse parce qu’il est difficile d’entrer en contact avec tous tes agents, lâcha la Fille-Héritière, mais je ne vais pas entrer dans une polémique sur la valeur de tes informations. Que ma mère soit morte ou non, ma place est à Caemlyn, parce que je suis son héritière.

Le ricanement de Siuan fit sursauter Nynaeve.

— Allons, tu es une Acceptée depuis assez longtemps pour savoir à quoi t’en tenir.

Le potentiel d’Elayne dépassait tout ce qu’on avait pu voir depuis mille ans. Elle restait inférieure à Nynaeve – si celle-ci parvenait un jour à contrôler son don – mais demeurait assez puissante pour émerveiller n’importe quelle Aes Sedai. Si elle avait déjà été sur le Trône du Lion, elle le savait très bien, les sœurs auraient quand même tout fait pour la former. En lui demandant de coopérer, d’abord, puis en l’enfermant dans une barrique s’il le fallait. Elle ouvrit la bouche pour parler, mais Siuan ne lui en laissa pas l’occasion.

— À dire vrai, les sœurs n’ont rien contre l’idée que tu t’assoies très bientôt sur le trône. Après tout, il y a bien longtemps qu’une reine d’Andor n’a pas été si ouvertement une Aes Sedai. Mais elles ne te laisseront pas partir avant que tu sois une vraie sœur. Et même là, parce que tu es la Fille-Héritière et la prochaine reine, elles ne te permettront pas d’approcher du fichu Dragon Réincarné avant de savoir s’il est digne de confiance. Surtout depuis qu’il a édicté son… amnistie.

Ce mot sembla laisser un goût amer dans la bouche de Siuan et Leane fit la grimace.

Nynaeve eut elle aussi une remontée de bile. On l’avait élevée pour redouter n’importe quel mâle capable de canaliser – un égarement de la nature condamné à la folie, et, avant d’être tué par la moitié masculine de la Source souillée par le Ténébreux, destiné à semer partout le malheur. Mais Rand, un garçon qu’elle avait vu grandir, était le Dragon Réincarné, sa naissance indiquant à la fois que l’Ultime Bataille approchait et qu’il était venu au monde afin d’y affronter le Ténébreux…

Le Dragon Réincarné… L’unique espoir de l’humanité – et un homme capable de canaliser. Mais il y avait encore pire. Selon certaines sources, il tentait de réunir les autres mâles comme lui. Par bonheur, ça ne devait pas faire grand monde, car les Aes Sedai traquaient ces malheureux, l’Ajah Rouge y consacrant presque tout son temps. Mais il en capturait de moins en moins. Beaucoup moins que par le passé, si on se fiait à certains rapports.

Elayne n’était pourtant pas prête à capituler. Un de ses traits de caractère admirables… Même la tête sur le billot, alors que la hache s’abattait sur son cou, elle serait restée indomptable. Le menton pointé, elle soutenait le regard de Siuan, un exploit que Nynaeve lui enviait.

— Il y a deux raisons évidentes pour que j’y aille. Primo, quoi qu’il soit arrivé à ma mère, elle a disparu, et pour rassurer le peuple et le convaincre que la succession suit son cours, il n’y a rien de mieux que la Fille-Héritière. Secundo, je peux entrer en contact avec Rand, parce qu’il me fait confiance. Sur ce point, je serai supérieure à toute sœur choisie par le Hall de la Tour.

Les sœurs réfugiées à Salidar avaient désigné leur propre Hall de la Tour – un Hall en exil, et voilà tout. En principe, les membres de ce conseil auraient dû être en train de réfléchir à la nomination d’une Chaire d’Amyrlin afin de s’opposer activement aux ambitions d’Elaida. Mais sur ce point, Nynaeve n’aurait pas juré que les Aes Sedai se sentaient très pressées d’agir.

— Merci de te sacrifier ainsi, petite, ironisa Leane.

Elayne ne broncha pas sous l’assaut, mais elle rougit quand même jusqu’à la racine des cheveux. Hors de cette pièce, très peu de gens – en particulier, aucune Aes Sedai – savaient la vérité. Nynaeve, elle, n’avait pas l’ombre d’un doute. À Caemlyn, Elayne commencerait par attirer Rand dans un coin tranquille afin de l’embrasser jusqu’à ce que mort s’ensuive, ou quasiment.

— Avec la… hum… l’absence de ta mère, continua Leane, si Rand al’Thor tient Caemlyn et la Fille-Héritière, il tiendra tout le royaume d’Andor. Le Hall fera tout pour qu’il ne s’empare pas de ton pays – et d’aucune autre nation, si c’est dans son pouvoir. S’il contrôle l’Andor, le Murandy et l’Altara – où nous sommes en ce moment – tomberont au moindre de ses éternuements. Il devient trop puissant, et beaucoup trop vite. Et s’il décidait de se passer de nous ? Depuis la mort de Moiraine, nous n’avons personne de confiance à ses côtés.

Nynaeve ne put s’empêcher de faire la moue. Si elle avait quitté le territoire de Deux-Rivières, c’était à cause de Moiraine. Une Aes Sedai qui avait bouleversé sa vie et celle de Rand. Sans compter Egwene, Mat et Perrin… Après avoir rêvé pendant si longtemps de lui faire payer ce forfait, l’ancienne Sage-Dame avait eu le sentiment, en perdant Moiraine, d’avoir été privée d’une partie d’elle-même.

Mais l’Aes Sedai était morte à Cairhien, entraînant avec elle la terrible Lanfear. Parmi les sœurs de Salidar, elle était en train de devenir une légende. La seule Aes Sedai qui eût jamais tué un Rejeté, et plus encore deux ! Le seul bon côté de cette mort – si honteux qu’il fût de lui en trouver un – concernait Lan, désormais libéré de ses devoirs de Champion, puisque son Aes Sedai n’était plus de ce monde. À condition que Nynaeve lui remette un jour la main dessus…

Siuan prit le relais de Leane dès que celle-ci eut fini de parler :

— Nous ne pouvons pas nous permettre de laisser ce garçon naviguer sans boussole. Qui sait ce qu’il serait fichu de faire ? Oui, oui, je sais que tu es disposée à plaider sa cause, mais je ne veux rien entendre ! Petite, je tente de faire tenir en équilibre sur le bout de mon nez un brochet vivant ! Il est hors de question de laisser Rand devenir trop puissant avant qu’il nous ait fait une place à ses côtés. En même temps, nous ne pouvons pas lui mettre trop de bâtons dans les roues. Alors que la moitié du Hall au moins ne veut rien avoir affaire avec lui, l’estimant tout juste bon à être apaisé, Dragon Réincarné ou non, j’essaie chaque jour d’enfoncer dans la tête de Sheriam et des autres l’idée qu’elles doivent le soutenir. Quels que soient tes arguments, je te conseille d’écouter Sheriam. Tu ne feras changer d’avis personne, et Tiana, ici, n’a pas assez de novices pour l’occuper à plein-temps.

Elayne ne cacha pas sa colère. Tiana Noselle, une sœur grise, était la Maîtresse des Novices de Salidar. Pour être envoyée devant elle, une Acceptée devait en faire beaucoup plus qu’une simple novice, mais au bout du compte, la « comparution » était tout aussi douloureuse et humiliante. Face à une novice, Tiana pouvait parfois se montrer très légèrement indulgente. À ses yeux, une Acceptée n’avait aucune excuse, et elle faisait en sorte de ne pas la laisser sortir de son bureau sans que cette réalité soit profondément gravée dans son esprit et dans sa chair.

Alors qu’elle observait Siuan, Nynaeve fut soudain frappée par une idée.

— Tu étais au courant pour cette délégation… ou quel que soit le nom qu’on lui donne. Pas vrai ? Et Leane aussi. Vous êtes tout le temps fourrées avec Sheriam et sa petite clique…

Si le Hall détenait en principe l’autorité jusqu’à la nomination d’une Chaire d’Amyrlin, Sheriam et la poignée de sœurs qui avaient organisé l’installation à Salidar continuaient à exercer le véritable pouvoir.

— Combien de sœurs envoient-elles, Siuan ?

Elayne eut un petit cri. À l’évidence, elle n’avait pas pensé à ça. Un indice de la profondeur de son trouble. D’habitude, elle voyait des nuances qui échappaient à Nynaeve.

Siuan ne tenta pas de nier. Depuis qu’elle était calmée, elle avait recouvré le droit de mentir comme un arracheur de dents, mais quand elle décidait d’être franche, c’était aussi cinglant qu’une bonne gifle sur la joue.

— Neuf sœurs… « Assez pour honorer le Dragon Réincarné. » Par les entrailles d’un poisson pourri ! Une délégation envoyée à un roi compte rarement plus de trois membres. « Mais pas assez pour l’effrayer. » S’il a appris assez de choses pour avoir peur !

— Tu devrais prier pour que ce soit le cas, lâcha Elayne. Sinon, neuf, ça risque de faire huit de trop…

Le nombre dangereux, c’était treize… Si Rand était puissant – peut-être plus que tout autre mâle depuis la Dislocation du Monde – treize Aes Sedai liées pouvaient le dominer, le couper du saidin et le faire prisonnier. C’était aussi le nombre requis pour apaiser un homme, mais Nynaeve commençait à se dire que c’était une coutume davantage qu’une nécessité. Car les Aes Sedai faisaient énormément de choses d’une façon bien précise… simplement parce qu’elles avaient toujours procédé ainsi.

Siuan eut un sourire rien moins que plaisant.

— Je me demande pourquoi personne d’autre n’a pensé à ça… Allons, réfléchis, petite ! Sheriam y a pensé, et le Hall aussi. Au début, une seule sœur l’approchera, et ensuite, elles se limiteront au nombre qui ne lui posera pas de problème. Mais Rand saura que neuf Aes Sedai lui sont envoyées, et quelqu’un de son entourage lui dira sûrement que c’est un grand honneur.

— Je vois…, fit Elayne, piteuse. J’aurais dû deviner que vous y penseriez…

Un autre bon point à mettre à l’actif de la Fille-Héritière. Si elle pouvait se montrer aussi têtue qu’une mule, elle savait reconnaître qu’elle se trompait et l’avouer avec autant de franchise que n’importe quelle villageoise. Pour une noble, ce n’était pas commun…

— Min ira aussi, dit Leane. Son… talent… pourrait être utile à Rand. Les sœurs ignorent ce détail, bien sûr. Elle sait garder le secret…

Comme si ça avait eu la moindre importance !

— Je vois, répéta Elayne d’un ton morne qu’elle tenta sans succès de modérer. Bien, vous êtes occupées avec… eh bien, Marigan, et je ne voudrais surtout pas vous déranger. Je vous en prie, continuez…

La Fille-Héritière sortit, claquant la porte derrière elle avant que Nynaeve ait pu ouvrir la bouche.

Dès qu’elle put parler, elle s’en prit à Leane :

— Je croyais que c’était Siuan, la peau de vache, mais là, c’était vraiment un coup bas.

L’ancienne Chaire d’Amyrlin se chargea de répondre :

— Quand deux femmes aiment le même homme, c’est toujours synonyme d’ennuis. Et quand l’homme en question est Rand al’Thor… La Lumière seule sait s’il est encore sain d’esprit… Et qui peut dire sur quel chemin de traverse ces deux filles pourraient l’envoyer ? Alors, si elles doivent se crêper le chignon et se griffer les yeux, autant qu’elles le fassent ici et maintenant.

Sans y penser, Nynaeve saisit sa natte et la propulsa derrière son épaule.

— Je devrais…

Quoi ? Elle ne pouvait pas faire grand-chose, en réalité, et surtout, rien qui puisse modifier la situation.

— Nous allons reprendre là où nous en étions avant l’arrivée d’Elayne. Mais Siuan… Si Leane ou toi lui refaites un coup pareil (ou à moi !) je vous le ferai regretter et… Où comptez-vous aller comme ça toutes les deux ?

Siuan venait de se lever, et Leane l’avait imitée après l’avoir consultée du regard.

— Nous avons du travail, lâcha l’ancienne Chaire d’Amyrlin en se dirigeant vers la porte.

— Vous avez promis de m’accorder du temps ! Sheriam vous l’a ordonné.

À l’instar de Siuan, Sheriam jugeait que c’était du temps perdu, mais Nynaeve et Elayne avaient bien mérité des récompenses et une bonne dose d’indulgence. Comme d’avoir Marigan pour servante, histoire de mieux se concentrer sur leurs études…

Siuan lança un regard amusé à Nynaeve.

— Tu veux te plaindre auprès de Sheriam ? Et lui expliquer comment tu conduis tes recherches ? Ce soir, je veux passer du temps avec Marigan, afin de lui poser d’autres questions.

Alors que Siuan sortait, Leane soupira tristement :

— Nous t’aiderions volontiers, Nynaeve, mais il nous faut faire ce qui est encore dans nos moyens. Tu devrais essayer avec Logain.

Sur ces mots, la Domani sortit à son tour.

Nynaeve fulmina en silence. En étudiant Logain, elle avait encore moins avancé qu’en travaillant sur les deux femmes. Avec lui, elle risquait tout simplement de ne plus rien apprendre du tout. De toute façon, elle n’avait aucune envie de guérir un homme apaisé. De plus, ce type la mettait mal à l’aise.

— Vous vous mordez les unes les autres comme des rats enfermés dans une boîte, dit Marigan. De toute évidence, vous êtes mal parties. Vous devriez peut-être envisager… d’autres options.

— Tais-toi ! cria Nynaeve. Ferme-la, que la Lumière te brûle !

De la peur se déversait toujours du bracelet, mais il y avait quelque chose d’autre. Une étincelle presque trop faible pour exister. De l’espoir, peut-être…

— Oui, que la Lumière te brûle, marmonna Nynaeve.

Le véritable nom de la femme n’était pas Marigan, mais Moghedien. Une Rejetée piégée par son incommensurable orgueil et retenue prisonnière parmi les Aes Sedai. Seules cinq femmes étaient au courant de cette affaire, et il n’y avait pas une sœur parmi elles. Mais conserver le secret était une nécessité, tout simplement. Compte tenu de ses crimes, Moghedien aurait été condamnée à mort, ça ne faisait pas de doute. Siuan partageait cette opinion. Pour chaque Aes Sedai qui aurait conseillé d’attendre – s’il s’en était trouvé pour défendre cette position – dix auraient prôné une justice expéditive. Gisant dans une sépulture anonyme, Moghedien aurait emporté avec elle toutes ses connaissances sur l’Âge des Légendes, une époque où le Pouvoir permettait d’accomplir des miracles hors de portée des sœurs actuelles. Pour être franche, Nynaeve avait du mal à croire la moitié de ce que racontait la prisonnière. Et elle en comprenait beaucoup moins que ça, c’était une certitude.

Arracher des informations à Moghedien n’avait rien de facile. Parfois, c’était un peu comme la guérison… La Rejetée ne s’était jamais intéressée à tout ce qui ne lui permettait pas d’avancer – et de préférence en empruntant des raccourcis. Si elle ne s’attendait pas à l’entendre révéler un jour toute la vérité, Nynaeve soupçonnait la captive d’avoir donné dans l’escroquerie et les arnaques avant de consacrer son âme au service du Ténébreux.

Par moments, Elayne et l’ancienne Sage-Dame ne savaient même plus quelle question poser. Et Moghedien ne leur facilitait pas souvent la tâche, c’était le moins qu’on pouvait dire. Malgré ces obstacles, elles avaient glané beaucoup d’informations, toutes transmises aux Aes Sedai. En les présentant comme le fruit de leurs recherches et de leurs études d’Acceptées, bien entendu. Ce faisant, elles s’étaient gagné beaucoup de crédit.

Si elles avaient pu, les deux femmes auraient gardé le secret par-devers elles. Mais Birgitte avait compris dès le début, et informer Siuan et Leane s’était révélé indispensable. En sachant assez long sur la capture de Moghedien pour demander une explication détaillée, l’ancienne Chaire d’Amyrlin avait su tirer les bonnes ficelles. Alors que Nynaeve et Elayne connaissaient quelques-uns de leurs secrets, Siuan et Leane semblaient au courant de tous les leurs – à part en ce qui concernait la véritable identité de Birgitte. Du coup, dans ce qui restait un équilibre fragile, la balance penchait quand même très légèrement en faveur des deux sœurs déchues. Mais il n’y avait pas que ça. Une partie des révélations de Moghedien tournaient autour de possibles complots des Suppôts des Ténèbres ou des plans supposés des autres Rejetés. Pour transmettre ces informations aux sœurs, il n’y avait qu’un moyen : faire comme si elles venaient des agents dirigés par Siuan et Leane. En revanche, tout ce qui concernait l’Ajah Noir – longtemps tenu pour un mythe, ou au minimum pour un sujet tabou – restait entre Nynaeve et Elayne, même si Siuan aurait donné cher pour en être tenue au courant. Si les Suppôts des Ténèbres la révulsaient, la seule idée que des Aes Sedai puissent servir le Ténébreux la rendait folle de rage. Une colère froide, ce qui chez elle n’augurait rien de bon…

Moghedien prétendait avoir toujours craint d’approcher de n’importe quelle Aes Sedai, et sur ce point, elle était à peu près fiable, car la peur était une composante essentielle de son caractère. Dans ce contexte, il n’était pas étonnant qu’elle se soit tapie dans l’ombre assez longtemps pour mériter d’être surnommée l’Araignée. Bref, elle était un trésor bien trop précieux pour finir sous la hache du bourreau – et tant pis si la plupart des Aes Sedai n’auraient pas partagé ce point de vue. À dire vrai, elles auraient sûrement refusé de s’intéresser – sans parler de se fier – à toute donnée acquise par l’intermédiaire de Moghedien.

La culpabilité et le dégoût submergèrent Nynaeve, et ce n’était pas la première fois… Collecter des informations, même par tombereaux entiers, suffisait-il à justifier qu’on épargne un châtiment mérité à une Rejetée ? Mais la livrer aux Aes Sedai, désormais, vaudrait une terrible punition à toutes les personnes impliquées dans cette affaire. Pas seulement Nynaeve, mais aussi Elayne, Siuan et Leane. En outre, ça impliquerait de révéler le secret de Birgitte. Et tous ces trésors perdus… Même si elle ne connaissait rien à la guérison, Moghedien avait révélé à Nynaeve des dizaines d’indices sur ce qui était possible, et elle devait en garder des dizaines d’autres dans sa tête. Si elle suivait ces pistes, qui pouvait dire ce que l’ancienne Sage-Dame finirait par découvrir ?

Nynaeve rêvait d’un bain, et ça n’avait rien à voir avec la chaleur.

— Nous allons parler du climat, dit-elle d’un ton amer.

— Tu en sais plus long que moi sur le contrôle du temps, répondit Moghedien d’une voix lasse.

L’écho de cette fatigue passa à travers le bracelet. Il y avait eu maintes questions sur ce sujet…

— Tout ce que je sais, c’est que ce qui arrive est l’œuvre du Grand… du Ténébreux. (Moghedien eut le cran de sourire de son lapsus.) Aucun être humain n’est assez puissant pour modifier ça.

Nynaeve dut s’empêcher de grincer des dents. Alors qu’on ne trouvait pas à Salidar de meilleure experte du climat qu’elle, Elayne disait exactement la même chose. Y compris à propos de l’influence du Ténébreux… Mais de ça, n’importe qui s’en serait douté, à part un crétin congénital, car il faisait une chaleur infernale à une période de l’année où il aurait dû neiger – sans une goutte de pluie, ce qui asséchait tous les cours d’eau.

— Dans ce cas, parlons de l’utilisation de différents tissages afin de guérir des maladies spécifiques…

Moghedien déclara que le processus était plus long jadis, mais que toute la force requise provenait du Pouvoir, pas du malade et de la femme qui canalisait. Bien entendu, elle affirma que les hommes étaient alors bien meilleurs pour certaines formes de guérison, un concept que Nynaeve n’était sûrement pas prête à accepter sans combattre.

— Tu as dû assister au moins une fois à ce genre de guérison…

L’ancienne Sage-Dame se résigna à souffrir afin de séparer le bon grain de l’ivraie. Certaines connaissances étaient assez précieuses pour qu’elle prenne le temps de chercher. Mais tant qu’à faire, elle aurait préféré ne pas avoir le sentiment de les chercher en retournant de la boue…


Dès qu’elle fut dehors, Elayne n’hésita pas un instant. Après avoir fait un petit signe à Birgitte, elle continua son chemin.

Tout en montant la garde dans l’étroite ruelle, l’héroïne à la natte blonde sophistiquée, son arc appuyé à une clôture, à côté d’elle, jouait avec deux petits garçons. En tout cas, elle essayait. Jared et Seve regardaient bien la grande femme vêtue d’un étrange pantalon jaune et d’une veste courte sombre, mais ils ne trahissaient pas l’ombre d’une réaction. Comme à l’accoutumée – et d’ailleurs, ils ne parlaient pas non plus. Quoi d’étonnant, alors qu’ils étaient censés être les enfants de « Marigan » ? Birgitte était contente de jouer avec eux, et en même temps un peu triste. Adorant amuser les enfants, surtout les garçonnets, elle éprouvait toujours quelque mélancolie lorsqu’elle avait l’occasion de le faire. Elayne le savait aussi bien qu’elle connaissait ses propres sentiments.

Si l’héroïne avait cru Moghedien responsable du piteux état des gamins… Mais la prisonnière affirmait qu’ils étaient déjà ainsi quand elle avait décidé de les utiliser pour renforcer sa couverture, au Ghealdan. Des orphelins des rues… D’après certaines sœurs jaunes, ils en avaient simplement trop vu durant les émeutes de Samara. Se référant à sa propre expérience en ces lieux, Elayne souscrivait à cette hypothèse. Toujours d’après les sœurs jaunes, le temps et des soins appropriés aideraient les deux enfants. La Fille-Héritière espérait qu’il en serait ainsi – et priait pour ne pas être en train d’aider la responsable de leur malheur à esquiver un juste châtiment.

Pour l’heure, elle n’avait aucune envie de penser à Moghedien. Ni à sa mère, tout bien considéré. Min et Rand… Il devait bien y avoir un moyen de gérer cette situation…

Remarquant à peine le signe de tête que lui retourna Birgitte, elle remonta la ruelle et, sous le soleil brûlant de midi, émergea bientôt dans la rue principale de Salidar.

Le grand village abandonné depuis des années avait connu une renaissance quand les Aes Sedai fuyant le coup de force d’Elaida s’y étaient réfugiées. Désormais, les maisons copieusement restaurées arboraient des toits de chaume neufs et les trois bâtiments de pierre qui étaient jadis des auberges semblaient nettement moins délabrés. Surnommé la Petite Tour par certains, le plus grand servait de lieu de réunion au Hall de la Tour.

Bien entendu, en matière de rénovation, on s’en était tenu au strict minimum, et bien des fenêtres avaient encore des vitres cassées – voire pas de vitre du tout. Quant aux murs, ils auraient bien eu besoin d’un coup d’enduit puis de peinture, mais les nouveaux habitants de Salidar avaient bien d’autres priorités.

Les rues en terre battue étaient bondées de monde. Pas seulement des Aes Sedai, mais aussi des Acceptées, des novices, des Champions de toutes tailles et corpulences – mais tous dotés de la même grâce féline –, des domestiques qui avaient suivi les sœurs et même quelques enfants. Sans parler des soldats…

Le Hall de Salidar, dès qu’il aurait nommé une Chaire d’Amyrlin, était prêt à s’opposer à Elaida par la force des armes, si ça devait être nécessaire. Dominant les murmures de la foule alors qu’il provenait de forges installées à la périphérie du village, le martèlement incessant des outils de forgeron indiquait qu’on était en train de ferrer des chevaux et de réparer des armures. Remontant lentement la rue à cheval, un homme aux cheveux noir grisonnant, un manteau couleur chamois sur sa cuirasse cabossée, surveillait les évolutions d’un groupe d’hommes portant une pique ou un arc sur l’épaule. Pour une raison qu’Elayne aurait bien voulu connaître, Gareth Bryne avait accepté de lever et de diriger l’armée du Hall de Salidar. Apparemment, sa décision avait un rapport avec Siuan et Leane, mais la Fille-Héritière aurait été en peine de dire lequel. D’autant plus qu’il menait la vie dure aux deux femmes, et plus particulièrement à Siuan, tenue d’honorer un serment mystérieux dont Elayne ignorait là encore la teneur. En revanche, elle avait les oreilles pleines des lamentations de Siuan, révoltée de devoir s’occuper de la chambre et du linge de cet homme en plus de toutes ses autres obligations. Mais si elle se plaignait, l’ancienne Chaire d’Amyrlin s’exécutait, laissant supposer que cette affaire de serment était sérieuse.

Le regard de Bryne passa sur Elayne sans s’attarder. Alors qu’elle le connaissait depuis sa plus tendre enfance, le seigneur lui battait froid depuis son arrivée à Salidar. Moins d’un an plus tôt, Bryne était encore le capitaine-général de la Garde Royale d’Andor. À un moment, Elayne avait même cru qu’il allait épouser sa mère.

Non, pas question de penser à Morgase ! Min ! Elle devait trouver Min et avoir une conversation avec elle.

Alors que la Fille-Héritière commençait à peine à se faufiler entre les passants, deux Aes Sedai la repérèrent. Que faire d’autre, sinon s’arrêter et s’incliner devant elles tandis que la foule contournait cet îlot inattendu ? Particulièrement rayonnantes, les deux sœurs ne transpiraient bien entendu pas. Alors qu’elle sortait un mouchoir de sa manche pour se tamponner le visage, Elayne regretta qu’on ne lui ait pas déjà enseigné ce talent si commode commun à toutes les sœurs.

— Bien le bonjour, Anaiya Sedai et Janya Sedai.

— Bien le bonjour à toi, mon enfant. As-tu de nouvelles découvertes à nous transmettre ?

Comme d’habitude, le débit accéléré de Janya donnait l’impression que son temps de parole était minuté.

— Nynaeve et toi, vous avez accompli des choses remarquables, surtout pour des Acceptées. Je ne comprends pas comment fait ton amie, alors qu’elle a tant de difficultés avec le Pouvoir, mais j’avoue que je suis ravie…

Contrairement à bien des sœurs marron, trop absorbées par leurs livres et leurs recherches, Janya Sedai était tirée à quatre épingles, sa courte chevelure noire encadrant joliment son visage sans âge – une caractéristique de toutes les Aes Sedai qui travaillaient depuis longtemps avec le Pouvoir. Cela dit, l’apparence de cette femme mince laissait deviner à quel Ajah elle appartenait. Pensant comme toutes les sœurs marron que les vêtements servaient simplement à ne pas sortir nue, elle portait une robe en laine grise des plus ordinaires et des plus ternes. Son comportement était tout aussi révélateur. Même lorsqu’elle s’adressait à quelqu’un, elle plissait en permanence le front, comme si elle était en train de penser à autre chose. Sans ce tic, elle aurait sans doute été jolie…

— Cette manière de t’envelopper de lumière pour devenir invisible… Excellent, vraiment ! Quelqu’un trouvera sûrement un moyen de neutraliser les reflets, afin qu’il devienne possible de se déplacer sous ce camouflage. Sais-tu que Carenna est très excitée par le truc imaginé par Nynaeve pour écouter sans se faire voir ? Une idée un peu espiègle – pour être gentille – mais très utile. Carenna pense pouvoir l’adapter afin qu’elle permette de parler avec quelqu’un à distance. Imagine : converser avec une personne qui se tient à un quart de lieue de soi ! Ou même à une demi-lieue, et pourquoi pas…

Anaiya tapota le bras de Janya, qui se tut et regarda sa collègue d’un air perplexe.

— Tu fais de gros progrès, Elayne, dit calmement Anaiya.

Cette femme au visage ouvert ne se départait jamais de son calme. Même s’il était impossible de lui donner un âge, un mot venait à l’esprit dès qu’on pensait à elle. « Maternelle »… Un autre, « réconfort », aurait très bien convenu aussi. Accessoirement, elle appartenait au petit cercle de la garde rapprochée de Sheriam, soit le cœur du véritable pouvoir à Salidar.

— Tu vas au-delà de nos attentes, petite, et nous avions pourtant placé la barre très haut. La première à fabriquer des ter’angreal depuis la Dislocation du Monde. C’est un grand exploit, mon enfant, et je veux que tu le saches. Tu as de quoi être très fière.

Elayne baissa les yeux sur le sol, devant la pointe de ses chaussures. En riant aux éclats, deux gamins qui se faufilaient dans la foule venaient de passer à côté d’elle. Avec un peu de chance, personne n’aurait été assez près pour entendre ces compliments. Par bonheur, aucun passant n’accordait d’attention aux deux sœurs et à l’Acceptée. Salidar grouillant d’Aes Sedai, même les novices se dispensaient de révérence, sauf quand une sœur leur adressait la parole. Ici, tout le monde avait sur la planche un pain qui aurait dû être coupé en tranches la veille…

La Fille-Héritière n’éprouvait pas une once de fierté. Comment aurait-il pu en être autrement, alors que toutes les « découvertes » provenaient de Moghedien ? Et il y en avait eu à foison, en commençant par l’« inversion », une technique permettant qu’un tissage soit exclusivement visible par la femme qui le générait. Et encore, Nynaeve et elle n’avaient pas tout transmis ! Par exemple, elles n’avaient pas soufflé mot du « truc » conçu pour dissimuler qu’on était capable de canaliser le Pouvoir. Sans ce camouflage, Moghedien aurait été démasquée en un rien de temps, car n’importe quelle Aes Sedai était capable de sentir cette aptitude chez une autre femme dès qu’elle l’approchait à moins de trois pas. Et si les sœurs apprenaient cette méthode, rien n’interdisait de penser qu’elles découvriraient tôt ou tard un moyen de percer à jour le « masque ».

Les deux jeunes femmes avaient également gardé pour elles la façon de se déguiser – encore une affaire de tissages inversés – qui avait permis à « Marigan » de ne pas ressembler du tout à Moghedien.

Certaines des connaissances de l’Araignée étaient tout simplement trop répugnantes. La Coercition, par exemple, un moyen de dominer la volonté des gens et d’implanter dans leur esprit des ordres qu’ils exécuteraient sans même se souvenir de leur existence et de leur teneur. Et il y avait encore pire ! Des choses trop dégoûtantes et peut-être trop dangereuses pour qu’on ose les confier à quelqu’un. Nynaeve maintenait qu’elles devaient les apprendre afin de savoir les combattre, mais Elayne s’y refusait. À force de garder des secrets et de mentir en permanence à ses amis et ses alliés, la Fille-Héritière en était presque arrivée à regretter de ne pas pouvoir prêter les Trois Serments avant d’accéder au rang d’Aes Sedai. Car l’un des trois lui aurait interdit de prononcer un seul mot mensonger – une limitation impossible à contourner, comme si on vous l’avait gravée dans la chair.

— Anaiya Sedai, je ne m’en suis pas si bien sortie que ça avec les ter’angreal

Au moins, dans ce cas précis, tout le mérite lui revenait. Ses premières créations avaient été un bracelet et un collier – une réalisation gardée secrète, bien entendu – mais il s’agissait d’une imitation modifiée d’un a’dam, un monstrueux artefact que les Seanchaniens avaient laissé derrière eux après avoir été rejetés à la mer, suite aux événements de Falme. En revanche, le disque vert d’aspect ordinaire qui permettait à une femme pas assez puissante de recourir quand même à l’invisibilité était entièrement son idée.

N’ayant pas d’angreal ou de sa’angreal à étudier, Elayne n’en avait pas fabriqué jusque-là. Mais alors qu’elle n’avait eu aucun mal à copier l’artefact seanchanien, les ter’angreal, à sa grande surprise, lui avaient donné du fil à retordre. Au lieu de l’amplifier, ils utilisaient le Pouvoir de l’Unique, et ce pour une tâche bien spécifique. Certains pouvaient même servir à des femmes incapables de canaliser, voire à des hommes. Bref, ces objets auraient dû être plus simples. Au fond, ils l’étaient peut-être, en ce qui concernait leur fonctionnement, mais pas quand on entendait en fabriquer.

L’humble déclaration d’Elayne eut un effet stimulant sur la logorrhée de Janya.

— C’est absurde, mon enfant ! Parfaitement absurde ! Dès que nous serons revenues à la tour, j’en ai la certitude, nous pourrons t’évaluer correctement, puis te mettre entre les mains le Bâton des Serments, avant de t’autoriser à porter le châle aussi bien que la bague. C’est couru d’avance ! Tu tiens toutes les promesses que nous avons décelées en toi. Et même plus que ça ! Qui aurait pu prévoir que…

Anaiya tapota de nouveau le bras de sa compagne. Un signal convenu, probablement, puisque Janya se tut aussitôt.

— Inutile de faire enfler les chevilles de cette enfant…, dit Anaiya. Cela dit, Elayne, je ne tolérerai pas que tu fasses montre de fausse modestie. C’est un stade que tu devrais avoir dépassé depuis longtemps.

Maternelle, certes, mais pas pour autant incapable de fermeté…

— Pas question que tu te lamentes sur tes rares échecs alors que tes réussites sont si impressionnantes.

Pour le disque de pierre, Elayne avait dû s’y reprendre à cinq fois. Les deux premiers prototypes n’avaient aucun effet, et deux autres floutaient simplement le sujet en lui flanquant d’abominables nausées. Seul le troisième s’était révélé satisfaisant. Rien à voir avec de « très rares échecs », selon la façon de penser de la Fille-Héritière.

— Merci, dit-elle cependant. Merci à toutes les deux. J’essaierai de ne pas me lamenter.

Quand une Aes Sedai trouvait qu’on se lamentait, la plus grosse ânerie possible était de prétendre le contraire.

— Voudriez-vous m’excuser, à présent ? Si j’ai bien compris, la délégation part aujourd’hui pour Caemlyn, et je voudrais dire au revoir à Min.

Les sœurs laissèrent partir la Fille-Héritière. Sans Anaiya, Janya aurait déblatéré pendant une heure avant de consentir à lui rendre sa liberté, mais bon…

Anaiya se contenta de dévisager Elayne d’un regard perçant – elle devait tout savoir de la conversation avec Sheriam – et ne dit pas un mot. Parfois, le silence d’une Aes Sedai pesait bien plus lourd qu’un long discours…

Le regard rivé droit devant elle, assez loin pour qu’elle puisse prétendre n’avoir pas vu d’autres « admiratrices » prêtes à la retarder pour la couvrir de louanges, Elayne avança d’un pas vif en tapotant distraitement la bague d’or qu’elle portait à un doigt de la main gauche. Sa stratégie d’« évitement », elle en avait conscience, pouvait fonctionner ou lui valoir une visite dans le bureau de Tiana. La clémence obtenue pour cause de bons et loyaux services avait ses limites, tout le monde savait ça. Mais pour l’heure, Elayne aurait préféré Tiana à cette avalanche de compliments qu’elle ne méritait pas.

La bague représentait un serpent qui se mord la queue. Un symbole lié aux Aes Sedai, mais auquel les Acceptées avaient également droit. Une fois qu’elle aurait reçu le châle – les franges reprenant la couleur de l’Ajah qu’elle choisirait – Elayne pourrait porter la bague au doigt qu’elle préférait.

Quant à l’Ajah, elle n’avait plus le choix, ce serait le Vert. Seules les sœurs vertes avaient plus d’un Champion, et elle tenait toujours à avoir Rand. Enfin, autant que c’était possible, bien entendu… Mais il y avait un obstacle, en tout cas si elle choisissait un autre Ajah. Elle était déjà liée à Birgitte, la première Championne que le monde eût jamais connue. Voilà pourquoi elle captait ainsi ses sentiments – et pourquoi elle savait que l’héroïne, le matin même, s’était planté une écharde dans la main.

Seule Nynaeve était au courant. Les Champions étaient l’apanage des Aes Sedai. Si on apprenait qu’une Acceptée avait violé cette règle, toute la « clémence » du monde ne lui sauverait pas la mise. Dans le cas présent, il s’était agi d’une nécessité, pas d’un caprice, car Birgitte serait morte sinon, mais Elayne doutait que ça fasse une grande différence. Ne pas respecter une règle relative au Pouvoir risquait d’avoir des conséquences fatales pour soi-même et son entourage. Afin de graver cette idée dans la tête des novices et des Acceptées, les Aes Sedai se montraient impitoyables dans l’immense majorité des cas.

Pourtant, il y avait tant de demi-vérités à Salidar… Pas seulement au sujet de Birgitte et de Moghedien. Un des serments proscrivait le mensonge, mais tout ce qui n’était simplement pas dit échappait allégrement à cette loi. Moiraine savait comment tisser un bouclier d’invisibilité – peut-être le même que la Rejetée leur avait enseigné, au fond. Avant de savoir quoi que ce soit du Pouvoir, Nynaeve avait vu l’Aes Sedai recourir à ce tissage. Mais personne d’autre à Salidar n’était au courant. Ou disposé à le reconnaître, au minimum. Sur ce plan, Birgitte avait confirmé les soupçons naissants de la Fille-Héritière. La plupart des Aes Sedai, et peut-être toutes, gardaient pour elles au moins une partie de ce qu’elles avaient appris. Et presque toutes avaient leurs petits « trucs » privés. Des astuces qui pouvaient finir par appartenir à toute la communauté, si suffisamment de sœurs les assimilaient puis les transmettaient aux novices et aux Acceptées, ou qui disparaissaient en même temps que leur détentrice, si elle s’était montrée secrète jusqu’au bout. En deux ou trois occasions, alors qu’elle faisait une démonstration, Elayne avait surpris une lueur dans le regard de l’une ou l’autre sœur. Et Carenna, par exemple, avait sauté sur la méthode d’espionnage de Nynaeve avec une hâte plus que suspecte. Mais ce n’était pas le genre d’accusation qu’une Acceptée pouvait lancer contre une Aes Sedai…

Savoir tout ça ne rendait pas plus acceptables les propres mensonges d’Elayne, mais ça atténuait un peu sa culpabilité. Bien entendu, il y avait aussi la nécessité qui faisait loi, et ça, c’était un soutien précieux. Pourtant, elle aurait donné cher pour qu’on cesse de la féliciter à tort…

La Fille-Héritière savait où trouver Min. L’Eldar coulait à moins d’une lieue de Salidar, et un petit cours d’eau frôlait le village avant de s’enfoncer dans la forêt et de continuer son chemin vers le fleuve. Depuis l’arrivée des Aes Sedai, la plupart des arbres qui avaient poussé dans les rues avaient été coupés, mais il en restait quelques-uns sur la berge du ruisseau, derrière un petit groupe de maisons, sur une bande de terrain trop étroite pour avoir la moindre utilité. Même si elle affirmait être une citadine endurcie, Min venait souvent s’asseoir à l’ombre de ces arbres. Une manière d’échapper à la compagnie des Aes Sedai et des Champions – pour Min, il s’agissait d’un besoin presque aussi vital que de respirer.

Comme prévu, quand Elayne eut négocié le coin d’une maison pour déboucher sur la bande de terrain, elle découvrit Min. Assise le dos contre un tronc d’arbre, la jeune femme regardait l’eau du ruisseau clapoter sur des cailloux. Enfin, plutôt ce qui restait de l’eau, car le minuscule filet courait au milieu d’un lit de boue séchée. Alors que ceux de la forêt environnante se déplumaient, même les chênes, les arbres, ici, arboraient encore une partie de leur feuillage.

Une petite branche morte craqua sous la semelle d’Elayne. Aussitôt, Min se leva d’un bond. Comme d’habitude, elle portait un pantalon et une veste d’homme, mais il y avait ces fleurs bleues brodées sur les revers et sur les côtés des jambes… Si bizarre que ce fût pour quelqu’un qui avait été élevé par trois tantes couturières, ces ornements n’étaient pas l’œuvre de Min, car elle aurait été incapable de distinguer le chas d’une aiguille de sa pointe.

Min dévisagea Elayne, puis elle fit la moue et passa une main dans ses cheveux noirs.

— Tu es au courant, dit-elle simplement.

— J’ai pensé que nous devrions parler.

— Siuan ne m’avait rien dit avant ce matin. Depuis, j’essaie de trouver le courage de venir te le dire. Elle veut que j’espionne Rand ! Au service de la délégation, bien sûr, et elle m’a aussi donné les noms de gens, à Caemlyn, susceptibles de lui faire parvenir des messages.

— Tu n’obéiras pas, bien sûr, dit Elayne sans trahir l’ombre d’un doute. (Min lui coula un regard plein de reconnaissance.) Pourquoi avais-tu peur de venir me voir ? Nous sommes amies, Min. Et nous avons juré de ne jamais laisser un homme se mettre entre nous. Même si nous l’aimons toutes les deux.

Min eut un rire un peu rauque – exactement le genre que beaucoup d’hommes devaient trouver attirant. Dans un style un peu espiègle, elle était indubitablement jolie, et de quelques années plus âgée qu’Elayne. Un détail qui jouait en sa faveur, ou contre elle ?

— Elayne, nous avons juré ça quand Rand était à bonne distance de nous deux. Te perdre reviendrait à perdre une sœur, mais qu’arrivera-t-il si l’une de nous deux ne tenait pas parole ?

Elayne jugea préférable de ne pas se demander laquelle des deux risquait de trahir ainsi l’autre. Dans le même ordre d’idées, elle s’efforça de ne pas penser à une possibilité séduisante : si elle bâillonnait et ligotait Min avec le Pouvoir, puis inversait le tissage, elle pourrait sûrement la séquestrer dans une cave plusieurs jours après le départ de la délégation.

— Ça n’arrivera pas, dit-elle.

Non, impossible d’infliger un sort pareil à Min. Bien sûr, la Fille-Héritière voulait Rand pour elle seule, mais faire du mal à son amie était hors de question. En revanche, ne pouvait-elle pas lui demander de refuser d’aller rejoindre Rand tant qu’elles ne seraient pas en mesure de le faire ensemble ?

Elayne opta cependant pour une autre question :

— Gareth t’a libérée de ton serment ?

Cette fois, Min éclata d’un rire amer.

— Pas du tout ! Il a dit que je devrais m’en acquitter un jour ou l’autre. Mais pour une raison que seule la Lumière connaît, c’est Siuan qu’il tient à garder sous son contrôle.

Une soudaine tension, sur les traits de Min, laissa penser à Elayne qu’une vision sous-tendait ces propos. Elle ne chercha pas à en savoir plus long, car son amie ne parlait jamais des images et des auras qui ne concernaient pas directement son interlocuteur.

À Salidar, peu de femmes savaient qu’elle avait ce don. Elayne, Nynaeve, Siuan et Leane… C’était tout. Birgitte n’était pas informée – un juste retour des choses, puisque Min ignorait la vérité au sujet de l’archère. Et de Moghedien, par la même occasion. Tant de secrets…

Mais ceux de Min lui appartenaient… Parfois, elle voyait des images ou des auras autour des gens, et il arrivait qu’elle puisse les interpréter. Dans ces cas-là, elle ne se trompait jamais. Si elle annonçait qu’un homme et une femme se marieraient, ils finissaient immanquablement par le faire, même s’ils se détestaient au moment où Min faisait sa prédiction. Leane parlait du don de « lire la Trame », mais ce talent n’avait aucun rapport avec le Pouvoir. Alors que les gens ordinaires étaient rarement entourés d’auras et d’images, les Aes Sedai et les Champions en arboraient en permanence. Si Min venait se réfugier ici, c’était pour échapper à ce déluge d’informations.

— Tu veux bien remettre une lettre de moi à Rand ?

— Bien sûr !

Face à une réaction si franche et si honnête, Elayne rosit légèrement puis s’empressa de passer à la suite. Si les rôles avaient été inversés, elle n’aurait peut-être pas fait montre de tant de loyauté…

— Tu ne dois pas lui révéler tes visions, Min… Celles qui nous concernent toutes les deux, je veux dire…

Au sujet de Rand, Min avait « vu » que trois femmes tomberaient follement amoureuses de lui et lui seraient à jamais liées. Elle était l’une des trois, et Elayne aussi…

— S’il sait ce que tu as vu, il risque de décider que ce n’est pas ce que nous désirons, mais la volonté de la Trame – ou un effet de son statut de ta’veren. Le connaissant, il peut vouloir faire preuve de noblesse et nous sauver en nous interdisant de l’approcher.

— C’est possible, fit Min, qui ne semblait pas convaincue. Les hommes sont étranges… En fait, s’il sait que nous sommes disposées à accourir dès qu’il claque des doigts, il s’empressera probablement de le faire. S’en empêcher sera au-dessus de ses forces. J’ai vu des hommes se comporter ainsi. Ça a un rapport avec les poils qu’ils ont au menton.

Devant l’air pensif de son amie, Elayne se demanda si c’était une plaisanterie ou non. Min semblait en savoir long sur les hommes. Adorant les chevaux, elle avait pour l’essentiel travaillé dans des écuries, mais elle avait aussi parlé d’une expérience de serveuse dans une taverne.

— Quoi qu’il en soit, je ne lui dirai rien. Toutes les deux, nous allons nous le partager comme une tarte. Quand elle se montrera, nous laisserons peut-être un peu de croûte à la troisième.

— Qu’allons-nous faire, Min ? demanda Elayne.

Elle n’avait eu aucune intention de dire ça, et surtout pas d’un ton si geignard. Une partie d’elle-même voulait hurler qu’elle n’était pas du genre à accourir quand on claquait des doigts. Une autre brûlait d’envie que Rand claque des doigts. Pareillement, elle aurait voulu clamer qu’elle ne partagerait jamais Rand, même avec une amie – et que les maudites visions finissent dans la Fosse de la Perdition – et en même temps, elle rêvait de gifler Rand pour le punir de leur faire tant de mal, à Min et à elle. Des sentiments si puérils qu’elle aurait voulu s’enfouir sous terre, mais elle ne pouvait rien contre ces nœuds de contradictions.

D’une voix normale, elle répondit à sa propre question avant que Min ait eu le loisir de parler :

— Nous allons nous asseoir un moment et parler – voilà ce que nous allons faire.

Joignant le geste à la parole, Elayne choisit un endroit où l’herbe était très épaisse et s’adossa à un tronc.

— Mais nous ne parlerons pas de Rand. Min, tu vas me manquer. Il est si agréable d’avoir une amie à qui je peux tout dire.

Min s’assit en tailleur à côté de la Fille-Héritière. Ramassant des cailloux, elle entreprit de les lancer dans le ruisseau.

— Nynaeve est ton amie, et tu peux lui faire confiance. Même chose pour Birgitte – d’ailleurs, tu passes plus de temps avec elle qu’avec Nynaeve. (Min plissa le front.) Elle croit vraiment être la Birgitte des légendes ? La natte et l’arc… Même si le sien n’est pas en argent, on en parle dans tous les récits. Et je ne peux pas croire que ce soit son vrai nom.

— Elle est née avec, éluda prudemment Elayne.

En un sens, c’était pourtant la stricte vérité. Mais il valait mieux parler d’autre chose.

— Nynaeve n’a pas encore déterminé si j’étais son amie ou quelqu’un qui doit lui obéir au doigt et à l’œil. Et elle ne perd jamais de vue que je suis la fille d’une reine, un fait qu’il m’arrive souvent d’oublier. Je crois qu’elle me tient rigueur de ma haute naissance. Toi, tu ne me donnes jamais cette impression.

— Peut-être parce que tu m’en imposes moins…

Min sourit, mais sa remarque semblait pourtant sérieuse.

— Elayne, je suis née dans les montagnes de la Brume, là où se trouvent les mines. Si loin à l’ouest, l’influence de ta mère est des plus ténues. (Min se rembrunit.) Désolée d’avoir dit ça, mon amie…

Ravalant son indignation – exactement comme Nynaeve, Min était un sujet du royaume d’Andor –, Elayne appuya sa tête contre le tronc d’arbre.

— Si nous parlions de quelque chose d’agréable ?

Au-dessus des branches, le soleil rougeoyait dans un ciel bleu où ne dérivait pas l’ombre d’un nuage. Cédant à une impulsion, Elayne s’ouvrit au saidar et le laissa déferler en elle. On eût dit que toute la joie du monde venait d’être distillée afin que chaque goutte de sang, dans son corps, soit remplacée par cette extatique essence. Si elle parvenait à générer un nuage – oui, seulement un seul – ça signifierait que tout finirait par s’arranger. Sa mère vivante… Rand amoureux d’elle… Moghedien convenablement châtiée, d’une manière ou d’une autre…

Utilisant l’Air et l’Eau, Elayne tissa un fin réseau dans le ciel, aussi loin qu’elle pouvait voir, à la recherche de l’humidité requise pour générer un nuage. En faisant un effort suffisant…

La douceur du Pouvoir se transforma en une sorte de douleur naissante. Le signal d’alarme. Si elle puisait davantage de saidar, Elayne risquait de se calmer elle-même. Pourtant, un simple petit nuage…

— Agréable ? répéta Min. Eh bien, je sais que tu ne veux pas parler de Rand, mais à part nous deux, il reste l’être le plus important au monde, non ? Et le plus heureux ! Dès qu’il apparaît, les Rejetés tombent comme des mouches, et les nations font la queue pour s’agenouiller devant lui. Les Aes Sedai de Salidar sont prêtes à le soutenir, je le sais. De toute façon, elles n’ont pas le choix. Encore un effort, et Elaida lui offrira la Tour Blanche. Pour lui, l’Ultime Bataille sera une promenade de santé. Il est en train de gagner, Elayne. Nous allons être victorieux !

La Fille-Héritière se coupa de la Source et garda les yeux rivés sur le ciel, aussi vide que son moral était bas. Il n’y avait pas besoin de savoir canaliser pour voir que la main du Ténébreux était à l’œuvre dans le monde. Et s’il avait déjà tant d’influence…

— Tu le crois vraiment ? souffla Elayne, trop bas pour que son amie puisse l’entendre.


Bien que le manoir ne fût pas encore achevé, les lambris de la salle d’honneur attendant encore d’être vernis, Faile ni Bashere t’Aybara y tenait sa cour tous les après-midi, ainsi qu’il était seyant pour l’épouse d’un seigneur. Trônant sur un lourd fauteuil à haut dossier sculpté de faucons, Faile se trouvait devant une cheminée de pierre qui faisait face à une autre, à l’extrémité opposée de la salle. Sculpté de loups, son dossier dominé par une grande tête du même animal, le siège vide qui se dressait à côté du sien aurait dû être occupé par Perrin t’Bashere Aybara – Perrin Yeux Jaunes –, le seigneur de Deux-Rivières.

Bien entendu, le « manoir » n’était qu’une ferme géante dont la « salle d’honneur » faisait à peine une cinquantaine de pieds de long – et comment Perrin avait regardé son épouse, quand elle avait insisté pour qu’on respecte ces dimensions ! Il se voyait toujours comme un forgeron, voire un apprenti forgeron, et le nom de naissance de sa femme n’était pas Faile mais Zarine. Et alors, quelle importance ? Zarine était un nom fait pour une femme langoureuse qui bat des cils et soupire en entendant déclamer des poèmes à la gloire de son sourire. Dans l’ancienne langue, Faile – le nom qu’elle avait choisi lorsqu’elle avait juré de se lancer dans la Quête du Cor de Valère – signifiait « faucon ». Toute personne qui la regardait bien, avec son nez aquilin, ses hautes pommettes et ses yeux noirs inclinés qui lançaient des éclairs lorsqu’elle était en colère, n’aurait pas douté un instant que c’était bien ainsi qu’elle devait s’appeler.

Quant au reste, eh bien, l’intention ne comptait-elle pas énormément ? Exactement comme ce qu’il était digne et juste de faire.

En cet instant, les yeux de Faile crépitaient d’éclairs. Pas à cause de l’entêtement de Perrin, ni de la chaleur très inhabituelle pour la saison. Même si agiter bêtement un éventail en plumes de paon pour sécher la sueur qui ruisselait sur ses joues ne faisait rien pour améliorer l’humeur de la jeune femme.

Si tard dans l’après-midi, il restait très peu de gens attendant encore qu’elle rende son arbitrage sur leurs disputes. Quelques heures plus tôt, une foule se pressait dans la salle. À dire vrai, ces gens venaient chercher les jugements de Perrin, mais la seule idée d’imposer son autorité aux hommes et aux femmes qui l’avaient vu grandir le terrorisait. Sauf lorsque Faile parvenait à le coincer, dès que sonnait l’heure de l’audience publique, le jeune homme se volatilisait comme un loup dans la brume. Par bonheur, personne ne protestait quand c’était dame Faile qui rendait la justice à la place de son mari. Et si certains pétitionnaires y trouvaient à redire, ils avaient la sagesse de ne pas le montrer.

— Vous m’avez soumis ce cas…, dit Faile d’un ton ferme.

Les deux femmes qui suaient à grosses gouttes devant elle sautèrent nerveusement d’un pied sur l’autre, les yeux baissés sur le parquet soigneusement ciré.

Les formes épanouies de Sharmad Zeffar, une femme au teint cuivré, étaient recouvertes – sinon dissimulées – par une robe domani au col montant, certes, mais au tissu qu’on aurait difficilement pu qualifier d’opaque. De la soie couleur or, tout simplement, usée à l’ourlet et aux poignets et encore constellée de petites taches récoltées sur la route et impossibles à éliminer malgré plusieurs lavages. Mais la soie restait de la soie, et une telle robe ne se remplaçait pas aisément, à Deux-Rivières.

Les patrouilles qui écumaient les montagnes de la Brume à la recherche d’éventuels Trollocs attardés après l’invasion de l’été avaient débusqué très peu de monstres – et aucun Myrddraal, que la Lumière en soit remerciée. En revanche, elles trouvaient des réfugiés presque tous les jours. Dix par ici, vingt par là, cinq ailleurs… La plupart venaient de la plaine d’Almoth, mais il y en avait aussi du Tarabon et même de l’Arad Doman, comme Sharmad. Tous fuyaient des pays dévastés par l’anarchie qui succédait immanquablement à la guerre civile.

Faile préférait ne pas penser aux innombrables malheureux qui avaient dû périr dans les montagnes. En l’absence de pistes et de sentiers, on n’y voyageait pas aisément, même dans des circonstances idéales. Alors, en des temps terriblement difficiles…

Rhea Avin n’était pas une réfugiée, même si elle portait la copie d’une robe du Tarabon en laine finement tissée – une tenue grise dont les plis mettaient presque autant en valeur ses courbes que la soie de Sharmad.

Les réfugiés qui survivaient à la traversée des montagnes n’apportaient pas seulement des rumeurs inquiétantes. Ils venaient avec des savoir-faire inconnus auparavant dans le territoire – d’où la robe de Rhea – et fournissaient aussi les bras nécessaires à l’exploitation des fermes dépeuplées par les Trollocs.

Née à moins d’une lieue de l’endroit où se dressait désormais le manoir, Rhea au joli petit visage rond arborait une épaisse natte noire qui descendait jusqu’au creux de ses reins. À Deux-Rivières, les jeunes filles ne se nattaient jamais les cheveux avant que le Cercle des Femmes les ait décrétées en âge de se marier – un stade qu’elles atteignaient entre quinze et trente ans, selon les cas, la majorité allant rarement au-delà de vingt. De cinq ans plus âgée que Faile, Rhea se nattait les cheveux depuis quatre ans. Pourtant, en cet instant, elle avait l’air de les porter encore défaits – et de venir de s’aviser que ce qu’elle avait pris pour une bonne idée était en réalité d’une stupidité crasse.

Même si elle était plus vieille d’un ou deux ans que Rhea, Sharmad semblait encore plus troublée qu’elle. Pour une Domani, se trouver dans une telle situation devait être hautement humiliant.

Faile brûlait d’envie de gifler ces deux idiotes jusqu’à leur arracher la tête. Hélas, une dame ne pouvait pas se comporter ainsi.

— Un homme, dit-elle du ton le plus neutre dont elle était capable, n’est ni un cheval ni un champ. Aucune de vous deux ne peut le posséder, et venir me demander laquelle a le droit de le réclamer… (Faile prit une lente inspiration.) Si je pensais que Wil al’Seen vous a toutes deux menées en bateau, j’aurais peut-être mon mot à dire…

Si le beau Wil avait une passion pour les femmes – qui la lui rendaient bien – il mettait son point d’honneur à ne jamais leur faire de mensongères promesses.

Sharmad semblait sur le point de s’enfoncer dans le plancher. Les femmes domani avaient la réputation de mener les hommes par le bout du nez, pas d’être leurs victimes.

— En tout état de cause, voici mon jugement. Vous irez voir la Sage-Dame, et vous lui raconterez tout sans omettre le moindre détail. Elle saura régler votre querelle. J’entends que vous vous présentiez devant elle avant la tombée de la nuit.

Les deux femmes tressaillirent. Daise Congar, la Sage-Dame de Champ d’Emond, n’était pas du genre à tolérer ces enfantillages. À dire vrai, ils lui étaient insupportables. Rhea et Sharmad s’inclinèrent pourtant en soufflant :

— À vos ordres, noble dame.

Si ce n’était pas déjà fait, elles regretteraient bientôt amèrement de faire perdre son temps à Daise.

Et de m’avoir fait gaspiller le mien, pensa Faile.

Il était de notoriété publique que Perrin assistait rarement aux audiences. Sinon, ces deux imbéciles n’auraient jamais osé venir exposer leur stupide problème. Si leur seigneur avait accompli son devoir, pour une fois, elles se seraient discrètement défilées plutôt que de se ridiculiser devant lui. Faile espéra que la chaleur tapait sur les nerfs de Daise, histoire qu’elle soit dans les dispositions requises. Malheureusement, il n’y avait aucun moyen de la forcer à prendre Perrin en main…

Alors que les deux femmes s’éloignaient d’un pas traînant, Cenn Buie se précipita pour prendre leur place. Même s’il s’appuyait lourdement sur un bâton de marche presque aussi étique et noueux que lui, le vieil homme se fendit d’une impeccable révérence – mais il gâcha tout en passant ses doigts ratatinés dans sa chevelure clairsemée. Comme toujours, il semblait avoir dormi dans sa veste marron des plus ordinaires.

— Que la Lumière brille sur toi, dame Faile, et sur ton honorable époux, le seigneur Perrin.

Des propos bien pompeux pour être dits d’une voix si éraillée…

— Permets-moi d’ajouter à ceux du Conseil mes vœux personnels de bonheur et de prospérité. Ton intelligence et ta beauté illuminent nos vies et l’équité de tes jugements brille comme un soleil au-dessus de nos têtes.

Faile ne put s’empêcher de pianoter nerveusement sur l’accoudoir de son fauteuil. Des compliments fleuris en lieu et place des habituelles revendications ? Un subtil rappel de son statut de membre du Conseil, histoire de souligner qu’il était un homme influent ? Et ce bâton destiné à susciter la compassion ? Alors que le vieux couvreur était aussi vif d’esprit que n’importe quel homme deux fois plus jeune que lui ?

À l’évidence, il voulait quelque chose.

— Qu’entends-tu porter à ma connaissance aujourd’hui, maître Buie ?

Cenn se redressa, oubliant de s’aider du bâton. Puis il parla du ton acide qui lui ressemblait beaucoup plus :

— Eh bien, c’est au sujet de ces étrangers qui nous envahissent, apportant des choses dont nous ne voulons pas.

Comme la plupart des gens de Deux-Rivières, le vieil homme semblait avoir oublié que Faile aussi était une étrangère.

— Ma dame, ces coutumes étranges, ces tenues indécentes… Si ce n’est pas déjà fait, prête donc l’oreille aux commentaires des femmes sur les robes des Domani…

C’était déjà fait, et le résultat se passait de commentaire. Pourtant, une lueur, dans l’œil de Cenn, laissa penser qu’il serait fort déçu si Faile donnait satisfaction aux grandes prêtresses de la pudeur.

— Les étrangers nous enlèvent le pain de la bouche, et ils ruinent nos commerces. Par exemple, cet imbécile du Tarabon avec ses absurdes toits de tuile. Mobiliser des bras qui pourraient être si utiles ailleurs. Mais ce sinistre individu ne se préoccupe pas des braves gens de Deux-Rivières. Au contraire, il…

S’éventant frénétiquement, Faile cessa d’écouter tout en feignant d’être fascinée par la tirade du vieux couvreur. Un talent qu’elle tenait de son père, et qui se révélait précieux ces derniers temps. De toute façon, elle n’avait nul besoin d’en entendre plus. Les tuiles de maître Hornval concurrençaient les toits de chaume de Cenn Buie, et toute l’affaire se réduisait à ça.

Tout le monde ne partageait pas l’opinion du vieil homme sur les étrangers. Le forgeron de Champ d’Emond, Haral Luhhan, s’était associé à un coutelier domani et à un artisan ferblantier venu de la plaine d’Almoth. Maître Aydaer, lui, avait engagé trois hommes et deux femmes experts en menuiserie, aussi bien pour la sculpture que pour la dorure, même si le métal précieux, dans le territoire, était trop rare pour qu’on le gaspille ainsi. Le fauteuil de Faile et celui de Perrin étaient l’œuvre de ces « envahisseurs », et leur qualité n’avait rien à envier à toutes les créations du genre que la jeune femme avait vues.

Cenn lui-même avait embauché une demi-douzaine d’ouvriers, et tous n’étaient pas originaires de Deux-Rivières. Mais beaucoup de toits avaient brûlé lors de l’attaque des Trollocs, et les nouvelles maisons poussaient comme des champignons.

Décidément, Perrin n’avait aucun droit de la laisser subir seule des péroraisons si dénuées de sens.

Assez logiquement, puisqu’il les avait conduits à la victoire contre les Trollocs, les gens de Deux-Rivières l’avaient choisi comme seigneur. À force de les voir s’incliner devant lui et l’appeler « seigneur Perrin » une seconde après qu’il leur avait interdit de le faire, le jeune homme avait peut-être fini par comprendre qu’il ne pouvait rien changer à son destin. Ça ne l’empêchait pas de faire tout son possible pour échapper aux contingences qui allaient inévitablement avec le statut de seigneur – toutes ces choses que des sujets attendent légitimement ou non de leurs dirigeants.

Plus grave encore, Perrin se dérobait aux devoirs d’un seigneur. Ceux que Faile connaissait sur le bout des doigts, puisqu’elle était l’aînée des enfants encore vivants de Davram t’Ghaline Bashere, seigneur de Bashere, Tyr et Sidona, gardien de la frontière avec la Flétrissure, défenseur des Terres Intérieures et Maréchal de la reine Tenobia du Saldaea. Même si elle avait fui pour se lancer dans la Grande Quête du Cor – abandonnée au bénéfice d’un mari, ce dont elle ne revenait pas elle-même – elle n’avait rien oublié. Quand elle lui faisait la leçon, Perrin l’écoutait religieusement, hochant même la tête aux moments idoines, mais tenter de le forcer à faire quelque chose revenait à vouloir apprendre à danser la sa’sara à un cheval.

Se souvenant au dernier moment de ravaler les invectives qui lui venaient naturellement à l’esprit, Cenn Buie acheva sa diatribe en bafouillant pathétiquement.

— Perrin et moi, lâcha Faile, nous avons opté pour le chaume.

Voyant Cenn rayonner de satisfaction, elle enchaîna :

— Et le travail n’est toujours pas terminé…

Le vieil homme sursauta.

— Il semblerait, maître Buie, que tu acceptes trop de commandes pour les honorer toutes. Je crains que nous soyons obligés de recourir aux services de maître Hornval.

Cenn Buie en glapit muettement d’indignation et d’angoisse. Si le manoir avait un toit de tuile, ça lancerait une mode, et…

— J’ai apprécié ton discours, n’en doute pas, mais je parie que tu préféreras achever mon toit plutôt que gaspiller ton temps à bavarder – si agréablement que ce fût – avec une cliente insatisfaite.

Les dents serrées, Cenn fulmina quelques instants, puis il se fendit d’une esquisse de révérence et se retira en marmonnant une phrase inintelligible, n’était le « ma dame » plutôt étranglé qui la conclut. Non sans marteler le parquet avec son bâton, il sortit sans jeter un regard en arrière.

L’imagination dont pouvaient faire montre les gens afin de perdre leur temps ! Même si elle devait le ligoter à son fauteuil, se jura Faile, Perrin allait devoir assumer une partie de ces séances de torture mentale…

La suite fut cependant moins agaçante. Venant de la pointe de Toman, au-delà de la plaine d’Almoth, une femme jadis enveloppée, sa robe à fleurs pendant désormais sur elle comme un sac, vint demander à travailler dans le secteur de l’herboristerie. Le gros Jon Ayellin, frottant sans cesse son crâne chauve, et le maigrichon Thad Torfinn, qui triturait nerveusement les revers de sa veste, se disputèrent ensuite au sujet de leurs champs mitoyens. En long gilet de cuir, deux Domani à la barbe coupée court – des mineurs – indiquèrent qu’ils pensaient avoir repéré des veines d’or et d’argent dans les montagnes, non loin du village. Et des gisements de fer, ajoutèrent-ils, même si ça semblait les intéresser beaucoup moins. Pour finir, une Tarabonaise étique à force d’être mince, un voile transparent sur le visage et ses cheveux clairs coiffés en une multitude de tresses, se présenta comme une maîtresse tisserande et affirma connaître le moyen de fabriquer des métiers à tisser les tapis.

Faile adressa l’aspirante herboriste au Cercle des Femmes. Si cette Espera Soman avait quelques compétences, on lui trouverait sûrement un emploi auprès d’une des Sages-Dames du territoire. Avec l’afflux d’étrangers, beaucoup étant en mauvaise santé après leur voyage, toutes les Sages-Dames de Deux-Rivières avaient une ou deux apprenties et elles cherchaient à en recruter d’autres. Ce n’était sans doute pas ce que voulait Espera, mais elle devrait commencer par là.

Quelques questions suffirent pour établir que Jon et Thad étaient tous les deux incapables de se rappeler où commençaient et où s’arrêtaient leurs champs. Pour mettre un terme à une querelle qui remontait à bien avant sa naissance, Faile leur ordonna de se partager équitablement la zone sujette à contestation. Apparemment, les deux hommes pensaient que le Conseil du village aurait pris la même décision, et ils avaient choisi de se quereller entre eux pour éviter de se soumettre à une solution trop simple à leur goût.

Faile accorda aux mineurs et à la tisserande la permission qu’ils ne lui demandaient pas. Assez logiquement, d’ailleurs, puisqu’ils n’en avaient pas besoin. Mais rappeler qu’on détenait l’autorité ne pouvait jamais faire de mal. En contrepartie de sa bénédiction et d’une avance leur permettant d’acquérir du matériel, Faile obtint des Domani qu’ils reversent à Perrin un dixième de l’or et de l’argent collecté. En outre, elle exigea qu’ils localisent précisément le minerai de fer. Perrin n’allait pas aimer ça, mais le territoire de Deux-Rivières ignorait jusqu’au sens du mot « impôts » et un seigneur digne de ce nom était censé avoir besoin d’argent pour faire certaines choses et en procurer certaines autres à son peuple. Quant au fer, il serait au moins aussi utile que l’or.

Quant à Liale Mosrara, la tisserande du Tarabon, son petit commerce péricliterait si elle s’était vantée au sujet de ses compétences. Dans le cas contraire… Trois artisans experts en fabrication de tissu garantissaient déjà que les marchands, quand ils viendraient de Baerlon d’ici à un an, trouveraient autre chose à acheter que de la laine brute. Des tapis élargiraient l’offre commerciale du territoire et augmenteraient par conséquent ses revenus.

Liale promit que le plus beau tapis de sa production serait offert au manoir, et Faile accepta la proposition d’un gracieux hochement de tête. Quand les tapis apparaîtraient, s’ils apparaissaient un jour, la tisserande serait sans doute mise davantage à contribution, car les sols du manoir avaient rudement besoin d’être recouverts.

Au terme du calvaire de Faile, tout le monde semblait raisonnablement satisfait. Y compris Jon et Thad.

Alors que Liale Mosrara se retirait en s’inclinant d’abondance, Faile se leva, soulagée d’en avoir terminé – et se pétrifia en voyant quatre femmes, en sueur dans leur épaisse robe de laine, entrer par une des portes qui flanquaient la cheminée qui lui faisait face.

Aussi grande que la plupart des hommes – et plus large d’épaules –, Daise Congar dominait nettement les trois autres Sages-Dames. Histoire de montrer qu’elles étaient sur son territoire, ici à Champ d’Emond, elle prit délibérément la tête de la délégation. Mince, la natte grisonnante, Edelle Gaelin, de Colline de la Garde, ne tenta pas de cacher qu’elle estimait que cet honneur devait lui revenir – en vertu du droit d’aînesse et de l’ancienneté, si on tenait vraiment à savoir pourquoi. Elwinn Taron, la Sage-Dame de Promenade de Deven, la plus petite et la plus rondelette du lot, affichait son sourire maternel coutumier – le même qu’elle conservait lorsqu’elle obligeait les gens à faire ce qu’elle voulait sans leur laisser le loisir de discutailler.

Milla al’Azar, de Bac-sur-Taren, fermait la marche. Assez jeune pour être la fille d’Edelle, elle semblait toujours manquer d’assurance face aux autres Sages-Dames.

Faile ne se rassit pas et entreprit de s’éventer lentement. Que n’aurait-elle pas donné pour que Perrin soit là ! Dans leurs communautés respectives, ces femmes avaient autant d’autorité que le bourgmestre – voire plus dans certains domaines – et il convenait de les traiter avec tout le respect dû à leur rang. Pour Faile, la situation se compliquait. Devant son mari, ces terribles matrones se transformaient en gamines avides de plaire, mais face à elle… Depuis des siècles, il n’y avait pas eu de nobles à Deux-Rivières. Et en sept générations, le territoire n’avait pas reçu la visite d’un seul représentant de la reine d’Andor. Ici, tout le monde, y compris les quatre Sages-Dames, en était encore à apprendre comment se comporter avec un seigneur ou une dame. Parfois, oubliant qu’elle était « dame Faile », les quatre éminences grises ne voyaient plus en elle que la jeune femme dont Daise avait présidé les noces, quelques mois plus tôt. Au milieu d’une succession de révérences et de « oui, bien sûr, noble dame », elles pouvaient soudain lui dire sans ambages ce qu’elle devait faire dans une situation donnée – et sans trouver ça le moins du monde incongru.

Tu ne me laisseras plus jamais seule dans l’embarras, Perrin !

Pour l’heure, les quatre femmes s’inclinèrent avec plus ou moins de grâce puis lancèrent en chœur :

— Que la Lumière brille sur toi, ma dame !

Les civilités expédiées, Daise prit la parole avant même de s’être totalement redressée :

— Ma dame, trois garçons de plus sont partis.

Comme souvent quand elle s’adressait à Faile, le ton de la Sage-Dame oscillait entre le respect et l’autorité impérieuse.

— Dav Ayellin, Ewin Finngar et Elam Dowtry. Partis découvrir le monde à cause des histoires que leur raconte le seigneur Perrin.

Faile en cilla de surprise. Ces trois-là n’avaient pas grand-chose de « garçons ». Alors que Dav et Elam avaient l’âge de Perrin, Ewin était de la même année qu’elle. Et en ces temps d’exode, les « histoires de Perrin », qu’il lâchait avec parcimonie et à contrecœur, n’étaient pas pour les jeunes gens du coin le seul moyen d’entendre parler du vaste monde.

— Si vous le souhaitez, je peux vous obtenir une audience avec Perrin.

L’effet était garanti. Alors que Daise regardait autour d’elle, espérant apercevoir le beau seigneur, Edelle et Milla tirèrent d’instinct sur le devant de leur robe tandis qu’Elwinn s’emparait de sa natte pour la lisser méticuleusement. S’avisant soudain de ce qu’elles faisaient, les dignes Sages-Dames se pétrifièrent, évitant soigneusement de se regarder – ou de poser les yeux sur leur hôtesse.

Faile avait sur ces femmes un seul avantage : elle savait pertinemment quel effet leur faisait son mari. Combien de fois avait-elle vu l’une ou l’autre, après un entretien avec Perrin, s’admonester intérieurement – mais avec une expression qui ne trompait pas – afin de ne plus jamais céder à cette faiblesse ? De bonnes résolutions jetées aux orties dès la rencontre suivante. Du coup, ces pauvres femmes ne savaient pas très bien si elles préféraient traiter avec Perrin ou avec son épouse.

— Ce ne sera pas nécessaire, répondit enfin Edelle. Ces garçons qui partent, c’est ennuyeux, mais rien de plus…

Alors que le ton d’Edelle penchait nettement vers l’autorité impérieuse, comparé à celui de Daise, Elwinn eut à l’intention de Faile le genre de sourire qu’une mère réserve en général à sa plus jeune fille.

— Puisque nous sommes ici, très chère, dit-elle, autant parler d’un autre sujet. L’eau… Car beaucoup de gens sont inquiets…

— Il n’a pas plu depuis des mois, ajouta Edelle.

Daise acquiesça gravement.

Faile ne s’attendait pas à ça. Avec leur grande intelligence, ces femmes ne pouvaient pas croire que Perrin était en mesure d’intervenir sur ce point.

— Les sources coulent toujours, et Perrin a ordonné qu’on creuse d’autres puits.

En réalité, il l’avait seulement suggéré, mais le résultat, par bonheur, avait été le même.

— Et les canaux d’irrigation venant du bois de l’Eau seront achevés bien avant la période des semailles.

Ça, c’était l’œuvre de Faile. Au Saldaea, la moitié des champs étaient irrigués. Ici, personne n’avait jamais entendu parler de cette technique.

— De toute façon, la pluie viendra tôt ou tard. Les canaux, c’est juste au cas où…

Daise hocha lentement la tête, tout comme Elwinn et Edelle. Mais elles savaient ça aussi bien que Faile.

— Ce n’est pas la pluie…, marmonna Milla. Enfin, pas exactement. Ce n’est pas naturel… Aucune d’entre nous ne peut écouter le vent…

Sous le regard sévère des autres, Milla se ratatina un peu. À l’évidence, elle en disait trop, révélant en plus des secrets. En principe, toutes les Sages-Dames pouvaient prédire le temps en écoutant le vent. Au moins, elles le prétendaient.

— Oui, continua Milla malgré la désapprobation de ses trois collègues, nous ne pouvons plus écouter le vent. Alors, nous regardons les nuages et nous étudions le comportement des oiseaux, des fourmis et des chenilles…

Prenant une grande inspiration, Milla se redressa, mais elle évita toujours de croiser le regard des autres. Avec une telle timidité, se demanda Faile, comment se débrouillait-elle avec le Cercle des Femmes de Bac-sur-Taren – sans parler du Conseil du village ?

Bien sûr, ces instances étaient aussi peu expérimentées que Milla. Bac-sur-Taren ayant perdu toute sa population lors de l’attaque des Trollocs, tout le monde était « nouveau », là-bas.

— Ce n’est pas naturel, ma dame… Il aurait dû neiger il y a des semaines de ça, et nous pourrions être au milieu de l’été, considérant le temps qu’il fait. Nous ne sommes pas inquiets, ma dame, mais terrorisés. Si personne d’autre ne le reconnaît, moi, je l’avoue. Toutes les nuits, je reste les yeux grands ouverts. Voilà un mois que je n’ai pas bien dormi, et…

Milla se tut et s’empourpra, comme si elle s’avisait qu’elle était allée trop loin. Une Sage-Dame devait contrôler ses nerfs en toutes circonstances, pas clamer partout qu’elle crevait de peur.

Presque aussi impassibles que des Aes Sedai, les trois autres femmes rivèrent leur regard sur Faile.

Faile comprit enfin. Milla venait de dire la pure vérité. Le climat n’était pas naturel. Pas naturel du tout, même ! Comme la Sage-Dame, elle restait souvent éveillée la nuit, priant pour qu’il pleuve, ou mieux encore qu’il neige, et se demandant ce qui se cachait derrière la chaleur et la sécheresse. Mais le devoir d’une Sage-Dame était de rassurer les gens. Où pouvait-elle aller lorsqu’elle avait besoin de réconfort ?

Même si elles n’en avaient pas conscience, ces femmes venaient de frapper à la bonne porte. Une partie du pacte implicite entre les nobles et le peuple – et cette notion avait été inculquée à Faile dès le berceau – impliquait que les nobles garantissent la sécurité de leurs sujets. Entre autres choses, cette mission consistait à rappeler aux gens que les temps difficiles ne duraient pas éternellement. Si aujourd’hui était sinistre, demain serait sans doute meilleur, et sinon, ce serait après-demain. Faile aurait aimé en être persuadée elle-même, mais on lui avait enseigné à insuffler de la force aux autres, même quand elle en manquait, et à apaiser leurs angoisses plutôt qu’à leur communiquer les siennes.

— Avant que je vienne ici, Perrin m’a parlé des gens de Deux-Rivières.

Même s’il n’était pas du genre à fanfaronner, dans l’intimité d’un couple, on se confiait beaucoup de choses…

— Quand la grêle saccage vos récoltes, ou quand le froid tue la moitié de vos moutons, vous serrez les dents et vous continuez comme si de rien n’était. Lorsque les Trollocs vous ont attaqués, vous avez résisté, puis, après la victoire, vous vous êtes attelés à tout reconstruire sans prendre le temps de vous lamenter.

Si elle ne l’avait pas vu de ses yeux, Faile n’aurait pas cru que des gens du Sud pouvaient réagir ainsi. Ces hommes et ces femmes auraient été précieux au Saldaea, où les raids de Trollocs étaient presque quotidiens, en tout cas dans le nord du pays.

— Je ne peux pas vous promettre que le temps sera normal demain. En revanche, je vous jure que nous ferons, Perrin et moi, tout ce qui sera en notre pouvoir pour arranger les choses. Ai-je besoin de vous dire de prendre chaque jour comme il vient et de vous préparer à affronter le suivant ? Non, parce que cette philosophie coule dans vos veines. Ainsi sont faits les gens de Deux-Rivières !

Ces femmes étaient vraiment intelligentes. Donc, si elles avaient refusé de voir en face la raison de leur venue, elles y étaient à présent obligées. Moins futées, elles auraient pu se vexer. Là, des mots qu’elles avaient prononcés elles-mêmes, en d’autres occasions, leur faisaient l’effet recherché parce qu’ils sortaient de la bouche d’une tierce personne. Bien sûr, ça avait quelque chose de gênant. La situation était embarrassante, ça se voyait aux joues écarlates des quatre Sages-Dames, qui auraient sans doute donné cher pour être ailleurs en cet instant précis.

— Oui, c’est vrai, fit enfin Daise.

Plaquant ses énormes poings sur ses hanches, elle regarda ses collègues, les défiant de la contredire.

— Ne l’avais-je pas dit ? Cette petite parle d’or. Je l’ai dit dès qu’elle est arrivée ici. Elle a la tête sur les épaules, cette enfant.

— Quelqu’un a-t-il prétendu le contraire ? demanda Edelle. Pas à ma connaissance. Elle s’en sort très bien.

Se tournant vers Faile, elle confirma :

— Vraiment très bien.

— Merci, dame Faile, dit Milla en s’inclinant. J’ai tenu ce même discours à une cinquantaine de personnes, mais venant de toi, ces mots sont…

Un éternuement appuyé de Daise coupa court à cette tirade. Cette fois, ça allait trop loin. Milla devint rouge comme une pivoine.

— Du très bon travail, ma dame, fit Elwinn. (Elle se pencha en avant pour toucher du bout d’un doigt la jupe-culotte de Faile.) Mais à Promenade de Deven, une couturière du Tarabon pourrait te vêtir bien mieux encore, si tu me permets cette remarque. Depuis que je lui en ai touché un mot, elle ne confectionne plus que des robes décentes, sauf pour les femmes mariées.

Le sourire maternel revint sur le visage de la Sage-Dame. Indulgent, certes, mais au fond tout aussi dur que l’acier.

— Ou pour celles qui cherchent un mari… En tout cas, ses robes sont merveilleuses. En faire pour toi serait un plaisir, vu ton teint et ta silhouette…

Daise eut un sourire un rien suffisant.

— Ici, à Champ d’Emond, Therille Marza est déjà en train de préparer toute une garde-robe pour dame Faile. Des modèles magnifiques…

Elwinn se redressa, Edelle fit la moue et Milla elle-même parut dubitative.

Aux yeux de Faile, l’audience était terminée. La couturière, une Domani, devait faire l’objet d’une surveillance permanente, sinon, elle aurait attifé Faile pour qu’elle fasse fureur à la cour de Bandar Eban. Les robes étaient une idée de Daise – une surprise pour l’épouse du seigneur Perrin. Bien que la première fût plutôt le reflet de la mode du Saldaea, pas de l’Arad Doman, Faile n’était pas bien sûre d’avoir l’occasion de la porter. Combien de temps s’écoulerait avant qu’on organise des grands bals à Deux-Rivières ? Si on les laissait faire, les Sages-Dames se crêperaient bientôt le chignon pour savoir quel village habillerait la femme du seigneur.

Faile proposa à ses visiteuses de prendre une infusion. Pernicieusement, elle ajouta que ça leur donnerait l’occasion de débattre de la meilleure marche à suivre pour apaiser les inquiétudes des gens au sujet du temps. Après la conversation qui venait d’avoir lieu, l’allusion fit mouche. En déplorant que le devoir les appelle ainsi, les quatre femmes se furent vite égaillées comme une volée de moineaux.

Pensive, Faile les regarda sortir, Milla fermant la marche comme d’habitude – une benjamine à la traîne de ses sœurs aînées. Serait-il possible d’évoquer calmement ce sujet avec quelques membres du Cercle des Femmes de Bac-sur-Taren ? Car chaque village, pour que ses intérêts soient défendus, avait besoin d’un bourgmestre et d’une Sage-Dame qui sachent en imposer. Là encore, une situation délicate… Quand Perrin avait découvert qu’elle avait glissé un mot à l’oreille des hommes de Bac-sur-Taren, avant l’élection du bourgmestre, il n’avait pas été très content… Alors qu’il n’y avait aucune raison de ne pas soutenir un candidat, s’il était compétent – et s’il ne cachait pas qu’il était du côté du seigneur et de sa femme, pourquoi auraient-ils dû dissimuler qu’ils lui rendaient la pareille ? –, Faile avait jugé plus prudent de s’enfermer dans leur chambre afin d’attendre que la tempête se calme. Pourtant très doux et peu enclin à s’énerver, Perrin avait fulminé jusqu’à ce qu’elle lui promette de ne plus jamais fourrer son nez dans une élection municipale, que ce soit ouvertement ou dans son dos. Le « dans son dos » était cruellement injuste, et un rien humiliant. Cela dit, il n’avait rien précisé au sujet du Cercle des Femmes. Eh bien, ce qu’il ne savait pas ne pouvait que lui faire le plus grand bien, pas vrai ? Et idem pour Bac-sur-Taren…

Penser à Perrin rappela à Faile la promesse qu’elle s’était faite un peu plus tôt. Du coup, elle s’éventa plus rageusement. En matière d’âneries, le record n’avait pas été battu aujourd’hui, même avec les Sages-Dames, qui s’étaient au moins abstenues de demander quand le seigneur Perrin aurait un héritier – que la Lumière brille sur lui par avance ! Mais sans doute à cause de la chaleur, Faile se sentait… eh bien… très remontée. Perrin allait assumer ses responsabilités, ou…

Un roulement de tonnerre fit trembler le manoir et des éclairs illuminèrent le ciel derrière les fenêtres. S’il pleuvait…

Le cœur empli d’espoir, Faile se lança à la recherche de Perrin. S’il pleuvait, elle voulait partager ce moment avec lui. Ce qui ne lui épargnerait pas quelques mots bien sentis. Et même un long discours, s’il le fallait.

Perrin était là où elle supposait, au deuxième étage, sur la terrasse abritée par un toit. Vêtu d’une veste marron très simple, les cheveux bouclés, des épaules et des bras massifs, il était appuyé contre une colonne et contemplait le sol, d’un côté du manoir, sans s’intéresser le moins du monde au ciel.

Faile s’immobilisa à l’entrée de la terrasse.

Le tonnerre gronda de nouveau et d’autres éclairs zébrèrent le ciel. La foudre, dans un ciel sans nuages ? Rien qui annonçât de la pluie. Aucune averse pour dissiper la chaleur. Pas de neige ensuite. Malgré la sueur qui ruisselait sur ses joues, Faile frissonna.

— L’audience est terminée ? demanda Perrin, la faisant sursauter.

Il n’avait pas relevé la tête. Parfois, il était difficile de se souvenir qu’il avait l’ouïe extraordinairement fine. À moins qu’il ait senti sa femme – le parfum, espéra-t-elle, pas la sueur…

— Je pensais te trouver avec Gwil ou Hal.

Aux yeux de Faile, c’était un des plus grands péchés de Perrin. Alors qu’elle tentait de former les domestiques, il les tenait pour des types avec qui il pouvait rire aux éclats et vider une bonne chope de bière. Au moins, à l’inverse de tant de mâles, il n’était pas coureur de jupons. Par exemple, il n’avait jamais compris que Calle Coplin était venue travailler au manoir avec l’espoir de faire bien plus pour le seigneur Perrin que s’occuper de son linge. Et quand Faile avait chassé cette impudente à grands coups de balai – ou plutôt, avec ce qui restait d’un fagot de bois – il ne s’en était même pas aperçu.

La jeune femme vint se camper à côté de son mari afin de voir ce qu’il regardait. En bas, deux hommes au torse nu s’exerçaient avec des épées de bois. Tam al’Thor et Aram… Un vétéran grisonnant et un tout jeune homme… Mais Aram apprenait vite. Alors que Tam avait été un maître de la lame, son adversaire lui en faisait voir de toutes les couleurs.

D’instinct, Faile tourna la tête vers les tentes qui se dressaient dans un champ à la clôture de pierre, à un quart de lieue du bois de l’Ouest. Les autres Zingari campaient au milieu de chariots à moitié terminés – de petites maisons sur roues, en vérité. Bien entendu, depuis qu’Aram s’était armé d’une épée, ils ne le considéraient plus comme un des leurs. Les Tuatha’an ne recouraient jamais à la violence, pour quelque raison que ce soit. Quand leurs « roulottes » détruites par les Trollocs seraient terminées, partiraient-ils comme prévu ? En comptant ceux qu’on avait retrouvés cachés dans des bosquets, ils n’étaient toujours pas plus de cent. Selon toute probabilité, ils partiraient bel et bien, Aram choisissant de ne pas les suivre.

Faile n’avait jamais entendu parler de Zingari qui s’installaient quelque part…

Même si les gens de Deux-Rivières aimaient à dire que rien ne changeait chez eux, bien des choses avaient évolué depuis l’attaque des Trollocs. Champ d’Emond, à une centaine de pas du manoir, était plus grand que lors de l’arrivée de Faile, car on ne s’était pas contenté de reconstruire les maisons brûlées. Parmi les nouvelles, certaines étaient en pierre – une autre nouveauté – et quelques-unes arboraient des toits de tuile. Au rythme où poussait le village, il finirait bientôt par avaler le manoir…

On envisageait d’ériger un mur d’enceinte, au cas où les Trollocs reviendraient. Encore un changement…

Dans une rue, quelques enfants suivaient le géant Loial. Quelques mois plus tôt, la seule vue de l’Ogier, avec ses oreilles garnies de touffes de poils et son énorme nez, aurait attiré tous les gamins du village, leurs cris de surprise attirant leurs mères, terrifiées à l’idée de les voir ainsi exposés au danger. Désormais, les mêmes mères envoyaient leurs chers petits à Loial pour qu’il leur lise des histoires.

Avec leurs costumes tous aussi incongrus les uns que les autres, les étrangers grouillaient dans le village, presque aussi exotiques que l’Ogier. Mais plus personne ne faisait attention à eux. Pas plus d’ailleurs qu’aux trois Aiels qui séjournaient aussi à Champ d’Emond. Jusqu’à ces dernières semaines, deux Aes Sedai y avaient également résidé. Eh bien, à part quelques révérences respectueuses, elles ne suscitaient plus aucune réaction chez les villageois. Le changement, encore et toujours…

Sur la place Verte, pas loin de la Cascade à Vin, deux grands mâts dominaient tous les toits environnants. L’un arborait l’étendard à tête de loup rouge et à liseré également rouge devenue l’emblème de Perrin, et l’autre l’aigle en plein vol, tout aussi rouge, qui était jadis celui de Manetheren.

Durant les guerres des Trollocs, quelque deux mille ans plus tôt, Manetheren avait été rayée de la surface du monde. Mais le territoire appartenait alors à ce fier pays, et les gens de Deux-Rivières avaient unanimement décidé de se rallier à ce drapeau – et par acclamations, pour ainsi dire.

Le changement, oui. Ces hommes et ces femmes n’en mesuraient pas l’étendue, et ils ne voyaient pas qu’il était à présent inéluctable. Mais Perrin les aiderait à accepter cette révolution, puis à se diriger vers l’avenir qui les attendait au-delà de tant de bouleversements. Avec le soutien de Faile, il réussirait…

— J’allais souvent à la chasse au lapin avec Gwil, dit Perrin. Il est juste un peu plus vieux que moi, et il acceptait de m’emmener avec lui…

Faile eut besoin d’un moment pour retrouver le fil de la conversation.

— Gwil s’efforce d’apprendre le métier de valet. Quand tu l’invites à venir fumer la pipe avec toi, aux écuries, histoire de parler chevaux, tu ne l’aides pas du tout.

— Je sais…, murmura Perrin. Je sens qu’il m’attire vers lui…

La voix du jeune homme lui paraissant étrange, Faile tendit la main, saisit sa courte barbe et le força à tourner la tête vers elle. Toujours aussi étranges et fascinants, pour elle en tout cas, ses yeux jaunes étaient pleins de tristesse.

— Que veux-tu dire ? Tu aimes bien Gwil, mais…

— Je parle de Rand. Faile, il a besoin de moi.

Le nœud, dans son estomac, que la jeune femme tentait de défaire se serra encore un peu plus. Elle s’était convaincue que ce danger-là était parti avec les Aes Sedai. Quelle idiote ! Elle avait épousé un ta’veren, à savoir un homme autour duquel la Trame tissait la vie des gens. De plus, il avait grandi avec deux autres ta’veren, l’un étant le Dragon Réincarné. En conséquence, elle devait accepter de le partager avec la destinée – un autre nom de la Trame. Elle détestait l’idée de partager ne serait-ce qu’un de ses cheveux, mais elle n’avait pas le choix.

— Que vas-tu faire ?

— Aller le rejoindre…

Perrin tourna légèrement la tête et Faile suivit son regard. Un lourd marteau de forgeron et une hache au tranchant en demi-lune reposaient contre un mur.

— Je n’arrivais pas…, souffla Perrin d’une voix presque inaudible, à trouver comment te le dire. Je partirai ce soir, quand tout le monde dormira. Je doute qu’il reste beaucoup de temps, et le voyage sera peut-être long. Maître al’Thor et maître Cauthon t’aideront à traiter avec les bourgmestres, si c’est nécessaire. Je leur ai parlé… (Il tenta en vain de prendre un ton plus léger.) Les Sages-Dames ne devraient pas te poser de problèmes. C’est drôle, non ? Quand j’étais petit, je les trouvais terrifiantes. En réalité, elles sont très dociles, tant qu’on se montre ferme avec elles.

Faile pinça les lèvres. Ainsi, il avait parlé à Tam al’Thor et à Abell Cauthon, mais pas à elle ? En revanche, les Sages-Dames… S’il passait une seule journée dans la peau de sa femme, il verrait combien elles étaient « dociles ».

— Nous ne pouvons pas partir si brutalement. Il faudra du temps pour réunir une escorte fiable.

Perrin plissa les yeux.

— Nous ? Tu ne viendras pas ! Ce serait trop…

Il s’éclaircit la voix et continua d’un ton plus conciliant :

— Il vaut mieux que l’un de nous deux reste ici. Quand le seigneur s’en va, sa dame doit prendre en charge le domaine. C’est logique. Des réfugiés arrivent tous les jours, et il faut rendre la justice… Si tu pars aussi, ce sera aussi mauvais pour le territoire que le retour des Trollocs.

Comment pouvait-il croire qu’elle ne verrait pas ses grosses ficelles ? se demanda Faile. Il avait failli dire : « Ce serait trop dangereux. » Bizarrement, son obsession de la protéger faisait chaud au cœur de la jeune femme, et en même temps, ça la mettait hors d’elle.

— Nous ferons ce que tu estimes approprié, dit-elle.

Perrin cilla de surprise, se gratta la barbe et hocha la tête.

Désormais, il ne restait plus qu’à lui démontrer qu’un départ commun était approprié ! Au moins, il n’avait pas décrété qu’elle ne pouvait pas venir. Quand il se braquait, le faire changer d’avis était aussi facile que de déplacer seule un grenier à grain. Avec un peu de délicatesse, cependant, il s’avérait assez facile d’éviter que le seigneur Perrin s’entête. En général…

Sans crier gare, Faile enlaça son mari et blottit la tête contre sa puissante poitrine. Avec ses immenses battoirs, il lui caressa les cheveux, pensant sûrement qu’elle s’inquiétait parce qu’il partait. Eh bien, ce n’était pas faux, en un sens. Sauf qu’il ne partirait pas sans elle ! Pour sûr, il allait découvrir ce que ça signifiait d’avoir une épouse originaire du Saldaea…

La vie avait été si douce, loin de Rand al’Thor. Pourquoi le Dragon Réincarné avait-il besoin de son ami – avec une telle force que celui-ci le sentait malgré les centaines de lieues qui les séparaient ?

Pourquoi le temps pressait-il à ce point ? Oui, pourquoi ?

La chemise trempée de Perrin lui collait à la peau et de la sueur ruisselait sur les joues de Faile. Cette maudite chaleur… Pourtant, la jeune femme avait des frissons glacés.


Une main sur le pommeau de son épée et faisant sauter un caillou dans la paume de l’autre, Gawyn Trakand passait de nouveau ses hommes en revue pour s’assurer de leurs positions tout autour de la colline au sommet hérissé d’arbres. Soulevant des colonnes de poussière dans la plaine moutonnante semée d’herbe jaunie, un vent sec faisait onduler la cape verte très ordinaire qui pendait dans le dos du jeune homme. Autour de lui, il n’y avait rien à voir, à part une vaste étendue dont quelques bosquets et des amas de buissons ratatinés brisaient fort heureusement la monotonie. S’il devait y avoir une bataille, Gawyn n’aurait pas assez d’hommes pour un front si vaste. Il avait quand même disposé ses forces par groupes de cinq hommes d’épée, plaçant cinquante pas derrière eux des archers qui étaient pour ainsi dire adossés au pied de la colline. Près du camp, sur la crête, cinquante lanciers et leurs montures attendaient d’être éventuellement engagés dans la mêlée à venir. Mais Gawyn espérait ne pas devoir aller jusque-là en ce jour.

Au début, la Jeune Garde était plutôt clairsemée, mais sa réputation grandissante avait attiré beaucoup de recrues. Des renforts qui se révéleraient utiles, car aucun « bleu » n’était autorisé à quitter Tar Valon avant d’être correctement entraîné. Aujourd’hui, Gawyn ne s’attendait pas à devoir ferrailler plus que tout autre jour, mais d’expérience, il savait que les choses arrivaient quand on les escomptait le moins. Et seules les Aes Sedai étaient capables d’attendre la dernière minute pour avertir un homme d’un événement tel que celui qui se produirait durant cette journée.

— Tout va bien ? demanda Gawyn en s’arrêtant devant un groupe de cinq hommes.

Malgré la chaleur, certains portaient comme leur chef la cape verte ornée sur la poitrine d’un sanglier blanc représenté en pleine charge.

Le plus jeune soldat du groupe, Jisao Hamora, avait encore un sourire d’adolescent. Pourtant, c’était le seul des cinq soldats qui arborait au col une petite tour d’argent – l’emblème identifiant un vétéran des combats qui avaient eu lieu à la Tour Blanche.

— Rien à signaler, seigneur, répondit-il.

La Jeune Garde méritait bien son nom. Alors qu’il avait à peine un peu plus de vingt ans, Gawyn comptait parmi les soldats les plus âgés. Respectant une règle non écrite, la Jeune Garde n’acceptait aucun homme ayant déjà servi dans une armée, guerroyé pour un seigneur ou une dame voire simplement travaillé comme garde du corps d’un marchand. Les tout premiers membres étaient des jeunes hommes, parfois encore des gamins, venus à la Tour Blanche pour être formés par les Champions – les meilleurs escrimeurs du monde, et les guerriers les plus redoutables –, et cette tradition se perpétuait partiellement, même si les Champions n’intervenaient plus dans cette affaire.

De toute façon, la jeunesse n’était pas un handicap. Une semaine plus tôt, la Jeune Garde avait organisé une cérémonie pour célébrer la première moustache digne de ce nom – au lieu d’un pathétique duvet – que Benji Dalfor avait sacrifiée sous le fil de son rasoir. Pourtant, Benji arborait sur la joue une balafre récoltée pendant les premiers combats, au sein du complexe de la tour. Après la chute de Siuan Sanche, les Aes Sedai, pendant un temps, avaient été bien trop occupées pour guérir les combattants. Pourtant, sans la Jeune Garde, qui avait affronté nombre de ses anciens professeurs, leur infligeant une terrible défaite dans les couloirs de la tour, la Chaire d’Amyrlin destituée aurait sans doute encore été à son poste.

— Tout ça est-il vraiment utile, seigneur ? demanda Hal Moir.

De deux ans plus vieux que Jisao, il ne portait pas la tour d’argent à son col. Bien entendu, à l’instar de tous ceux qui étaient dans son cas, il regrettait de ne pas avoir été là pour la mériter. Mais avec le temps, il finirait par apprendre…

— On n’aperçoit pas l’ombre d’un Aiel, seigneur.

— Tu crois vraiment ?

Sans avertissement, Gawyn lança son gros caillou sur le seul buisson assez proche pour qu’il puisse le toucher. Il n’y eut aucun son, à part celui des feuilles mortes froissées, mais le végétal ratatiné trembla un peu plus qu’il l’aurait dû, exactement comme si l’homme caché derrière avait été atteint à un endroit particulièrement sensible.

Alors que les nouvelles recrues en crièrent de surprise, Jisao se contenta de vérifier que son épée coulissait bien dans son fourreau.

— Hal, un Aiel peut se tapir dans une irrégularité du sol qui ne te ferait même pas trébucher…

Si sa connaissance des Aiels était purement livresque, Gawyn, dans la bibliothèque de la tour, avait lu tous les ouvrages jamais signés par des soldats qui les avaient affrontés et qui savaient donc de quoi ils parlaient. Un homme avisé devait se préparer à l’avenir, et le futur du monde, désormais, semblait être la guerre.

— Mais si la Lumière le veut, nous ne nous battrons pas aujourd’hui.

— Seigneur ! Seigneur !

L’appel montait du sommet de la colline, où un guetteur avait repéré ce que Gawyn avait lui aussi remarqué du coin de l’œil. À quelques centaines de pas à l’ouest, trois femmes venaient de sortir d’un petit bosquet, et elles se dirigeaient vers la colline. Une surprise. Mais les Aiels en étaient friands.

Gawyn savaient que des Aielles combattaient aux côtés des hommes, mais ces trois-là auraient eu bien du mal à se battre, accoutrées comme elles l’étaient. En chemisier blanc et lourde jupe de laine, elles avaient un châle drapé sur les bras, comme si la chaleur accablante ne les affectait pas. Mais comment étaient-elles arrivées jusqu’au bosquet sans se faire remarquer ?

— Gardez les yeux ouverts et pas rivés sur elles, ordonna Gawyn.

Puis il désobéit à sa propre consigne en observant avec intérêt les trois Matriarches qui approchaient. Des émissaires des Aiels Shaido, sans nul doute. Dans ces parages, ça ne pouvait être que ça…

Les femmes avançaient d’une démarche tranquille, pas du tout comme si elles étaient en train d’approcher d’une multitude d’hommes armés. Tenus en arrière par un foulard plié, leurs cheveux leur tombaient jusqu’à la taille – pourtant, Gawyn avait lu que les Aielles les portaient courts – et elles arboraient toute une panoplie de bracelets et de colliers en or et en argent dont les scintillements auraient dû les faire repérer à un quart de lieue de distance.

Le dos bien droit et l’expression altière, les trois Matriarches passèrent devant les guerriers sans leur accorder un regard, puis elles entreprirent de gravir la colline. Celle qui semblait être leur chef, une blonde, avait assez délacé son chemisier pour laisser voir la peau tannée par le soleil de sa poitrine, presque jusqu’à la naissance de ses seins. Ses deux compagnes aux cheveux grisonnants et au visage ridé devaient avoir au minimum deux fois son âge.

— Celle-là, je l’inviterais volontiers à danser, souffla un des jeunes soldats lorsque les Matriarches furent passées.

Il devait bien avoir dix ans de moins que la belle blonde…

— Je m’en abstiendrais si j’étais à ta place, Arwin, dit sèchement Gawyn. Ça pourrait donner lieu à un malentendu…

Selon ses lectures, le mot « danse », chez les Aiels, désignait la bataille.

— De plus, elle risquerait de te manger le foie au dîner…

Ayant brièvement croisé le regard vert de la « belle », Gawyn n’y avait vu que de l’acier et de la glace.

Fasciné, il suivit les Matriarches des yeux jusqu’à ce qu’elles aient atteint le sommet de la colline où les attendaient une demi-douzaine d’Aes Sedai accompagnées de leurs Champions. Sauf en ce qui concernait les deux sœurs rouges, puisque les membres de cet Ajah n’en avaient pas…

Toutes les femmes entrèrent sous une des grandes tentes blanches, les cinq Champions montant la garde tout autour. N’ayant plus rien à observer, Gawyn reprit son inspection.

Depuis que la nouvelle de l’arrivée des Aielles avait fait le tour des rangs, les soldats de la Jeune Garde étaient particulièrement vigilants, un détail qui déplut à l’officier, car ils auraient dû être sur le qui-vive avant cet événement. Parmi eux, même ceux qui n’arboraient pas la tour d’argent avaient participé à des combats autour de Tar Valon.

Quelques semaines plus tôt, Eamon Valda, le seigneur capitaine des Capes Blanches en poste dans la région, était parti pour l’Ouest avec presque tous ses hommes, le peu qu’il laissait en arrière s’efforçant de continuer à contrôler les brigands et les voyous que leur chef avait « fédérés ». Par bonheur, la Jeune Garde avait dispersé cette racaille. Gawyn aurait aimé croire que le départ de Valda devait être porté au crédit de ses camarades. De fait, la Tour Blanche avait tenu ses propres soldats éloignés des escarmouches, alors que les Capes Blanches n’avaient eu qu’une raison d’être dans la région : découvrir un moyen de nuire aux sœurs. Mais en réalité, Valda devait avoir eu des motifs bien à lui. Par exemple des ordres de Pedron Niall – et dans ce cas, Gawyn aurait donné cher pour connaître leur teneur. Au nom de la Lumière, il détestait être dans l’ignorance ! Car ça revenait à avancer à tâtons dans le noir.

Pour être franc, il avait les nerfs en pelote. En partie parce qu’on ne lui avait rien dit au sujet des Aielles, en tout cas jusqu’à l’aube du jour de la rencontre. Mais aussi parce qu’on lui avait caché la destination du détachement jusqu’à ce que Coiren Sedai, la sœur grise qui dirigeait les Aes Sedai, le prenne à part pour l’en informer. Lorsqu’elle conseillait Morgase à Caemlyn, Elaida était à la fois secrète et brusque. Depuis qu’on l’avait nommée Chaire d’Amyrlin, cette ancienne Elaida serait passée pour une femme ouverte et chaleureuse. Et si elle l’avait harcelé pour qu’il forme et dirige cette escorte, c’était sûrement pour l’éloigner de Tar Valon, il aurait parié sa chemise là-dessus.

Lors des combats, la Jeune Garde s’était rangée du côté d’Elaida. L’ancienne Chaire d’Amyrlin ayant été destituée par le Hall, son étole et son sceptre confisqués, les combats visant à la libérer étaient purement et simplement de la sédition. Donc, le choix avait été facile. Mais bien avant d’entendre la lecture des charges pesant sur Siuan Sanche, Gawyn avait eu ses propres doutes sur toutes les Aes Sedai. À force d’entendre que ces femmes tiraient les ficelles des pantins assis sur leur trône, il avait fini par ne plus y prêter attention. Puis il avait été témoin de ces manipulations. De leurs effets, en tout cas, sa sœur Elayne étant la marionnette qui avait dansé jusqu’à disparaître de sa vue – et peut-être de ce monde, pour ce qu’il en savait. Sa sœur, oui, et une autre femme…

Après avoir lutté pour que Siuan reste en prison, Gawyn avait en quelque sorte retourné sa veste, la laissant s’enfuir. Si Elaida découvrait ça un jour, même la couronne de sa mère, la reine Morgase, ne lui permettrait pas de garder la tête sur les épaules.

En dépit de tout ça, il avait décidé de rester. Primo, parce que sa mère avait toujours soutenu la tour, et secundo, parce que Elayne voulait devenir une Aes Sedai. En guise de tertio, il y avait une autre femme nourrissant la même ambition. Egwene al’Vere… Même s’il n’avait aucun droit de seulement penser à elle, abandonner la tour serait revenu à la trahir aussi. Dire qu’un homme choisissait son destin pour des raisons tellement dépourvues de substance ! Mais les savoirs futiles ne changeaient rien à l’importance qu’on leur accordait.

En passant d’une position à une autre, Gawyn sonda d’un regard rageur la plaine battue par le vent. Il était bel et bien ici, à présent, en train d’espérer que les Aiels n’attaqueraient pas en dépit – ou à cause – de ce que les Matriarches des Shaido négociaient en ce moment même avec Coiren et les autres sœurs. Dans ce paysage désolé, il devait y avoir assez de guerriers pour qu’il n’ait aucune chance de vaincre, même avec l’aide des Aes Sedai. De plus, il était en route pour Cairhien, et il n’aurait su dire ce qu’il en pensait. Alors qu’elle le faisait jurer de garder secrète sa mission, Coiren lui avait semblé effrayée par ce qu’elle disait. Et elle l’était peut-être bel et bien. S’il était toujours prudent de disséquer les propos d’une Aes Sedai – ces femmes ne pouvaient pas mentir, mais rien ne les empêchait de distordre la vérité – il n’avait pas trouvé de sens caché aux paroles de Coiren. Les six Aes Sedai allaient demander au Dragon Réincarné de les accompagner jusqu’à la Tour Blanche, la Jeune Garde commandée par le fils de la reine d’Andor leur tenant lieu d’escorte d’honneur. À ça, il ne pouvait y avoir qu’une raison, et elle troublait assez Coiren pour qu’elle ose à peine y faire allusion. Tout aussi troublé, Gawyn avait pourtant dû se rendre à l’évidence : Elaida s’apprêtait à annoncer au monde que la Tour Blanche soutenait le Dragon Réincarné.

Enfin, c’était presque inconcevable ! Avant d’accéder au poste suprême, Elaida appartenait à l’Ajah Rouge. Ces sœurs-là abominaient les hommes capables de canaliser le Pouvoir – à vrai dire, elles ne pensaient pas grand bien des mâles en général. Pourtant, en regard des prophéties, la chute de la Pierre de Tear, jusque-là imprenable, confirmait que Rand al’Thor était bien le Dragon Réincarné. Et Elaida elle-même affirmait que l’Ultime Bataille ne tarderait plus…

Gawyn avait quelque peine à penser que le jeune paysan timide qui était (littéralement) tombé dans le jardin du palais royal, à Caemlyn, ne faisait qu’un avec l’homme dont les exploits alimentaient les rumeurs qui remontaient le fleuve Erinin jusqu’au cœur de Tar Valon. Al’Thor, disait-on, avait condamné à la potence des Hauts Seigneurs de Tear et permis à des Aiels de piller la Pierre. Ensuite, et pour la deuxième fois seulement depuis la Dislocation, il avait fait traverser la Colonne Vertébrale du Monde à une horde d’Aiels qui s’étaient empressés de dévaster le Cairhien. Les effets délétères de la folie ? Le jour de leur rencontre, Gawyn avait apprécié Rand. Aujourd’hui, il regrettait qu’il ait si mal tourné…

Quand Gawyn fut revenu à son point de départ, près du groupe de Jisao, un autre voyageur était apparu à l’ouest – un colporteur au chapeau mou qui tenait par la bride une mule de bât aux flancs creux. Ayant remarqué les soldats, il se dirigeait droit vers la colline.

Jisao se tendit… et se calma dès que Gawyn lui posa une main sur le bras. Les craintes du jeune homme étaient justifiées, mais si les Aiels décidaient de tuer ce type, il faudrait les laisser faire. Si la Jeune Garde déclenchait une bataille rangée avec les guerriers de ses interlocutrices, Coiren ne lui décernerait sûrement pas une médaille.

Comme s’il n’avait pas conscience du danger, le colporteur continua d’avancer en traînant la jambe, puis il s’arrêta après avoir dépassé le buisson que Gawyn avait visé avec son caillou. Tandis que la mule entreprenait de brouter l’herbe jaunie, l’homme enleva son chapeau, esquissa une révérence qui s’adressait à tous les soldats, puis entreprit de s’éponger le visage avec un mouchoir à la propreté douteuse.

— Puisse la Lumière briller sur vous, mes seigneurs ! Comme quiconque de sensé peut le voir, vous êtes bien équipés pour voyager en ces temps périlleux, mais s’il vous manque la plus petite chose, le vieux Mil Tesen l’a sûrement dans son stock. Et vous ne trouverez pas moins cher à quatre lieues à la ronde, mes seigneurs !

Une affirmation peu risquée, car Gawyn doutait qu’il y eût seulement une ferme dans un tel périmètre.

— Des temps périlleux… Tu parles d’or, maître Tesen. Tu n’as donc pas peur des Aiels ?

— Les Aiels, mon seigneur ? Ils sont tous autour de Cairhien. Le vieux Mil les sent de loin, croyez-moi. En fait, il regrette qu’il n’y en ait pas ici. Avec eux, on fait d’excellentes affaires, parce qu’ils ont les poches pleines d’or. De l’or du Cairhien, bien sûr. En outre, ils fichent la paix aux colporteurs. Tout le monde sait ça.

Gawyn s’abstint de demander pourquoi le colporteur ne se dirigeait pas vers le sud, puisque les Aiels présents au Cairhien faisaient de si bons clients.

— Quelles nouvelles du monde, maître Tesen ? Nous venons du nord, et tu dois savoir des choses qui ne sont pas encore arrivées à nos oreilles.

— Au sud, il s’en passe des vertes et des pas mûres, seigneur. Vous avez sûrement entendu parler de Cairhien, la capitale ? Et du type qui se fait appeler le Dragon Réincarné ?

Gawyn acquiesça.

— Eh bien, à présent, ce Dragon annexe le royaume d’Andor. La plus grande partie, en tout cas. La reine est morte… Ce Dragon finira par conquérir le monde, avant de…

Tesen se tut sur un petit cri étranglé. Confus, Gawyn s’avisa qu’il l’avait saisi par les revers de sa veste.

— La reine Morgase est morte ! Parle, colporteur ! Et plus vite que ça !

Tesen roula des yeux comme pour chercher de l’aide, mais il n’en trouva pas et se mit à débiter à toute vitesse :

— C’est ce qu’on raconte, mon seigneur. Le vieux Mil ne sait rien, mais il croit que c’est vrai. Tout le monde le dit et pense que c’est l’œuvre du Dragon. Seigneur, mon cou ! Ne me le tordez pas, s’il vous plaît. Seigneur !

Gawyn lâcha le colporteur comme si son contact lui brûlait la paume des mains. À l’intérieur, il brûlait effectivement. Mais c’était un autre cou qu’il aurait voulu tordre.

— La Fille-Héritière… Y a-t-il des nouvelles de la Fille-Héritière ? Elayne ?

Dès qu’il fut libre de ses mouvements, Tesen recula d’un pas.

— Rien dont le vieux Mil soit certain, seigneur. On dit qu’elle est morte aussi, victime du même homme. Mais le vieux Mil ne peut rien affirmer.

Gawyn hocha lentement la tête. Comme du fond d’un puits, des pensées remontèrent à la surface de son esprit. Encore enfant, et à peine assez grand pour regarder dans le berceau d’Elayne, il avait juré que son sang et sa vie passeraient toujours après ceux de sa sœur. C’était le serment qui liait un Prince de l’Épée à la future reine.

— Merci, maître Tesen… Tu peux commercer avec… Eh bien, certains de mes hommes ont peut-être besoin de…

Gareth Bryne avait dû lui expliquer ce que signifiait exactement ce serment. Mais dès cette époque, il avait compris qu’il devrait lui rester fidèle, même s’il ne réussissait rien d’autre dans sa vie.

— Occupez-vous du colporteur, dit-il à Jisao quand il s’avisa que le jeune soldat et ses camarades le regardaient d’un air inquiet.

Sa mère morte, Elayne aussi… Ce n’était qu’une rumeur, mais quand tout le monde les répétait, les rumeurs finissaient par devenir la stricte vérité. Après avoir gravi sans s’en apercevoir une partie de la pente qui menait au camp des Aes Sedai, Gawyn s’avisa qu’il avait mal aux mains. Baissant les yeux, il vit qu’elles serraient toutes les deux la longue poignée de son épée. Au prix d’un effort de volonté, il parvint à les forcer à lâcher prise. Coiren et les autres voulaient conduire Rand al’Thor à Tar Valon. Mais si sa mère était morte… et Elayne.

Si sa sœur et sa mère avaient péri, on verrait bien si le Dragon Réincarné pouvait survivre avec une épée plantée dans le cœur !


Après avoir tiré sur son châle à franges rouges, Katerine Alruddin se leva en même temps que les autres femmes jusque-là assises comme elle sur des coussins rouges.

— Puisque nous en sommes convenues, il en sera ainsi, déclara la rondelette Coiren avec sa pompe coutumière.

Katerine ravala de justesse un ricanement. C’était une rencontre avec des sauvages, pas des négociations menées à bien entre la Tour Blanche et un dirigeant estimable…

Les trois Aielles ne trahirent pas plus d’émotion que depuis leur entrée sous la tente. Ça, c’était une surprise. En face de deux ou trois Aes Sedai, les rois et les reines laissaient transparaître leurs sentiments. Alors, devant six sœurs… Des sauvages sans cervelle auraient dû trembler de tous leurs membres. À moins que leur esprit obtus, justement, soit une sorte de protection.

La chef de cette délégation, Sevanna – un prénom suivi par une série d’incompréhensibles balivernes au sujet d’un « clan », de Shaido quelque chose et d’un titre pompeux –, répondit sèchement :

— C’est convenu à condition que je puisse voir son visage.

Arborant une moue boudeuse, cette Aielle portait son chemisier amplement délacé afin d’attirer le regard des hommes. Qu’elle ait été choisie comme porte-parole montrait à quel point son peuple manquait de décence et de sens commun.

— Quand il sera vaincu, je veux le voir, et je veux qu’il me voie aussi. Sans ça, votre Tour Blanche ne pourra pas compter sur les Shaido.

Le ton impérieux de l’Aielle força Katerine à réprimer un sourire moqueur. Une « Matriarche », ça ? Non, une idiote, tout simplement. La tour ne comptait sur personne et elle n’avait pas d’alliés. Seulement des gens qui la servaient volontairement, et d’autres qui le faisaient sans le savoir.

Une contraction fugace, au coin des lèvres de Coiren, trahit son irritation. Si la sœur grise était une excellente négociatrice, elle ne supportait pas qu’on ne fasse pas tout dans les règles, chacun posant les pieds à l’endroit précis où c’était prévu.

— Sans l’ombre d’un doute, vos services méritent la récompense que vous demandez.

Une des Aielles aux cheveux gris – Tarva, ou quelque chose comme ça – plissa le front, mais Sevanna hocha la tête, comme si elle avait compris ce que Coiren entendait lui dire et ne s’offusquait pas de la forme assez peu fleurie.

Avec Erian, une sœur verte, et Nesune, une marron, plus les cinq Champions qu’elles avaient à elles trois, Coiren sortit de la tente pour escorter les Aielles jusqu’au pied de la colline. Katerine sortit aussi et daigna aller jusqu’à la lisière des arbres pour les suivre du regard. Au moment de leur arrivée, les Aielles avaient dû avancer seules, parce qu’elles étaient là pour demander quelque chose. À présent, on les gratifiait de tous les honneurs, afin qu’elles croient vraiment être des amies et des alliées des Aes Sedai. Bien trop d’efforts, probablement, pour des sauvages incapables de capter de telles subtilités.

Au pied de la colline, assis sur un rocher, Gawyn contemplait la plaine. Qu’aurait-il pensé s’il avait su que ses jeunes gars et lui participaient à cette mission seulement parce qu’on avait voulu les éloigner de Tar Valon ? Comme Elaida, le Hall détestait l’idée de nourrir en son sein une meute de jeunes loups impossibles à discipliner. Avec un peu de chance, il serait possible de manipuler les Shaido pour qu’ils résolvent définitivement ce problème. En tout cas, c’était l’ordre donné par Elaida. Ainsi, la mort de Gawyn ne risquerait pas de braquer Morgase contre la tour.

— Si tu continues à regarder ce jeune homme, Katerine, je vais finir par me dire que tu serais mieux dans l’Ajah Vert.

Katerine réprima sa première réaction – la colère – et inclina humblement la tête.

— Je me demandais seulement autour de quoi pouvaient bien tourner ses pensées, Galina Sedai.

Exactement la dose de respect adaptée à un endroit si fréquenté – et peut-être même un peu trop. Galina Casban paraissait plus jeune que l’âge véritable de Katerine, alors qu’en réalité elle était deux fois plus âgée. Depuis dix-huit ans, cette femme au visage rond dirigeait l’Ajah Rouge. Bien entendu, seules les sœurs de cette obédience le savaient, car cette information ne filtrait jamais à l’extérieur. D’ailleurs, Galina ne siégeait même pas comme représentante de son ordre au Hall de la Tour. Contrairement aux dirigeantes des autres Ajah, aurait parié Katerine.

En toute logique, Elaida aurait dû nommer Galina à la tête de cette expédition, et pas cette baudruche gonflée d’importance de Coiren. Mais une sœur rouge, avait fait remarquer Galina, aurait risqué d’éveiller les soupçons de Rand al’Thor. En principe, la Chaire d’Amyrlin devait être au-dessus des Ajah, même celui d’où elle provenait. Pourtant, si Elaida consultait quelqu’un – ce dont on pouvait douter – c’était à coup sûr Galina.

— Viendra-t-il de son plein gré, comme Coiren le pense ? demanda Katerine.

— Peut-être, répondit Galina, très sèche. L’honneur que cette délégation représente pour al’Thor devrait le convaincre de rejoindre Tar Valon en portant son trône sur son dos.

Katerine ne se donna pas la peine d’acquiescer.

— Si elle en a l’occasion, Sevanna la sauvage le tuera.

— Dans ce cas, il ne faut pas qu’elle en ait l’occasion. (Galina pinça les lèvres.) La Chaire d’Amyrlin détesterait que ses plans soient bouleversés. Toi et moi, avant de mourir, nous risquerions de passer très longtemps à hurler dans le noir.

Tirant d’instinct sur son châle, Katerine frissonna. Avec toute la poussière qui flottait dans l’air, elle aurait dû mettre sa cape légère. Si dévastatrices que fussent les colères d’Elaida, ce n’était pas ça qui les tuerait… Alors qu’elle avait reçu son châle dix-sept ans plus tôt, Katerine, jusqu’au matin même, avant de quitter Tar Valon, ignorait qu’elle ne partageait pas avec Galina sa seule appartenance à l’Ajah Rouge. Membre depuis douze ans de l’Ajah Noir, elle n’avait jamais su que Galina l’était aussi, et depuis bien plus longtemps que ça. Par nécessité, les sœurs noires se cachaient, y compris les unes vis-à-vis des autres. Lors de leurs rares réunions, elles se dissimulaient le visage et déguisaient leur voix. Avant Galina, Katerine avait identifié deux de ses « collègues » seulement. Ses ordres, elle les trouvait sur son oreiller ou dans une poche de sa cape, l’encre étant conçue pour se volatiliser si d’autres mains que les siennes touchaient le parchemin. On lui avait indiqué un endroit où laisser ses éventuels messages, avec l’interdiction absolue d’attendre pour voir qui venait les prendre. En douze ans, elle n’avait jamais désobéi. Il y avait peut-être des sœurs noires dans le groupe qui était parti de Tar Valon un jour après le sien, mais elle n’avait aucun moyen de le savoir.

— Pourquoi nous châtierait-on ? demanda Katerine.

Même si c’était pour le livrer à Elaida, les ordres prescrivant d’épargner le Dragon Réincarné n’avaient aucun sens.

— Pour quelqu’un qui a juré d’obéir aveuglément, les questions sont dangereuses.

Katerine frissonna de nouveau.

— C’est vrai, Galina Sedai.

Pourtant, l’interrogation demeura. Pourquoi ?


— Elles ne nous ont manifesté ni respect ni honneur, marmonna Therava. Elles nous ont laissées entrer dans leur camp comme si nous étions des chiennes édentées, puis elles nous ont raccompagnées sous bonne garde, comme des voleuses.

Sevanna ne tourna pas la tête vers sa compagne. Tant qu’elle ne serait pas de retour dans le bosquet, elle entendait ne pas broncher, car les Aes Sedai guettaient sûrement des signes de nervosité chez leurs nouvelles « alliées ».

— Elles n’ont pas refusé mon exigence, Therava, c’est bien suffisant pour le moment.

En attendant mieux. Car un jour, tous ces pays seraient des proies à piller pour les Shaido. Et la Tour Blanche aussi.

— Ce plan est mal conçu, dit la troisième Matriarche d’un ton sec. Les Matriarches évitent les Aes Sedai, il en a toujours été ainsi. C’est peut-être différent pour toi, Sevanna. Étant la veuve de Couladin, tu parles comme un chef de tribu, et ça continuera jusqu’à ce que nous ayons envoyé un nouvel homme à Rhuidean. Mais les autres Matriarches ne devraient pas se mêler de tout ça.

Sevanna dut se forcer pour continuer à marcher comme si de rien n’était. Desaine s’était dès le début opposée à ce qu’on la nomme Matriarche. Arguant qu’elle n’avait pas suivi de formation, ni fait l’indispensable séjour à Rhuidean, elle affirmait en outre que son statut de chef de tribu provisoire la disqualifiait. De plus, qu’elle soit la veuve de deux chefs, et non d’un seul, signifiait peut-être qu’elle avait le mauvais œil. Par bonheur, les Matriarches Shaido avaient en majorité choisi le camp de Sevanna, pas celui de Desaine. Hélas, celle-ci avait malgré tout trop de partisanes pour qu’il soit possible de s’en débarrasser définitivement. Les Matriarches étaient intouchables, même celles qui avaient épousé la cause des traîtres et des abrutis qui s’étaient opposés aux Shaido devant Cairhien. Cela dit, Sevanna ne désespérait pas de trouver une solution discrète…

Comme si les doutes de Desaine l’influençaient, Therava marmonna à demi pour elle-même :

— L’erreur serait au contraire de nous dresser contre les Aes Sedai. Avant la Dislocation du Monde, nous les servions, et c’est pour nous punir de les avoir trahies que nous fûmes exilés dans la Tierce Terre. Si nous les trahissons de nouveau, nous serons détruits.

Des fadaises que tout le monde croyait, tirées d’anciennes légendes et légitimées par les coutumes. Sevanna avait cependant des doutes. Les Aes Sedai lui avaient semblé faibles et peu avisées. Par exemple, voyager avec pour escorte quelques centaines d’hommes, et traverser des pays où les vrais Aiels – les Shaido – pouvaient lancer contre elles des milliers de guerriers…

— Un jour nouveau s’est levé, dit Sevanna, reprenant l’introduction d’un des discours qu’elle avait tenus devant les Matriarches. Nous ne sommes plus liés à la Tierce Terre. Tout ce qui était a changé, n’importe qui peut le voir. Si nous ne changeons pas aussi, nous serons anéantis.

Sevanna n’avait jamais précisé l’étendue des changements qu’elle estimait requis. Si ça ne tenait qu’à elle, les Matriarches Shaido n’enverraient plus jamais un homme à Rhuidean…

— Nouveau jour ou non, grommela Desaine, que ferons-nous de Rand al’Thor, si nous parvenons à l’arracher aux griffes des Aes Sedai ? Il serait préférable, et plus facile, de lui planter un couteau dans le cœur pendant que les sœurs l’escortent vers le nord.

Sevanna ne répondit pas, simplement parce qu’elle ne savait que dire. Pas encore, en tout cas… Tout ce qu’elle savait, pour l’instant, se résumait à ça : si le soi-disant Car’a’carn, le chef suprême de tous les Aiels, était un jour enchaîné devant sa tente comme un chien enragé, ces terres appartiendraient pour de bon aux Shaido. Et à leur chef – elle-même. Elle le savait bien avant que l’étrange homme des terres mouillées l’ait trouvée d’une mystérieuse manière dans la montagne que ces gens appelaient la Dague de Fléau de sa Lignée. Après lui avoir remis un petit cube de pierre très dure couvert de bizarres sculptures, il lui avait dit comment l’utiliser – avec l’aide des Matriarches capables de canaliser – lorsque Rand al’Thor serait en son pouvoir.

Sevanna portait en permanence le cube dans sa bourse. Sans savoir exactement ce qu’elle finirait par faire, elle n’avait jamais parlé à personne de l’homme et de l’objet.

La tête haute, elle continua d’avancer sous le soleil brûlant pourtant suspendu dans un ciel d’automne.


S’il y avait eu des arbres, le jardin du palais aurait pu être un havre de relative fraîcheur, mais les plus hauts végétaux n’étaient que de pauvres haies ou des massifs taillés pour représenter des chevaux au galop, des plantigrades en train de faire des acrobaties ou d’autres absurdités de ce genre. Les ravages de l’art topiaire… En manches de chemise et lestés de seaux d’eau, des jardiniers couraient d’une horreur à une autre avec le futile espoir de sauver leurs chefs-d’œuvre. Depuis longtemps, ils avaient fait une croix sur les parterres de fleurs, les remplaçant par des pelouses qui agonisaient aussi.

— Cette chaleur est affreuse…, souffla Ailron.

Sortant de la manche de sa veste de soie jaune un mouchoir de dentelle, il se tamponna le visage puis jeta négligemment le carré de tissu pourtant précieux. Un serviteur en livrée or et rouge accourut, ramassa le mouchoir et repartit aussitôt vers sa place. Un autre vint donner un nouveau mouchoir au roi, afin qu’il le glisse dans sa manche pour remplacer le précédent. Bien entendu, Ailron ne remercia pas les deux domestiques, dont on pouvait douter qu’il ait remarqué l’existence.

— Ces jardiniers parviennent en général à tout garder en vie jusqu’au printemps, mais je perdrai peut-être quelques plantes cet hiver. Parce qu’il semble que nous n’en aurons pas, justement ! Ces végétaux supportent mieux le froid que la sécheresse. Vous ne trouvez pas qu’ils sont superbes, très chère ?

Oint par la Lumière, Roi et Défenseur de l’Amadicia et Gardien de la Porte Sud, Ailron n’était pas aussi beau que le prétendaient les rumeurs. Lors de leur première rencontre, des années plutôt, Morgase l’avait d’ailleurs soupçonné d’être lui-même à l’origine de cette légende. S’il avait bien des cheveux noirs denses et ondulants, son front se dégarnissait, son nez était un rien trop long et ses oreilles auraient gagné à être plus discrètes. Et pris dans sa totalité, il donnait une impression de mollesse.

Un jour, songea Morgase, il faudra que je demande… La Porte Sud de quoi ?

Agitant délicatement son éventail, Morgase étudia une des réalisations des jardiniers. On eût dit trois géantes nues en train de se battre avec des serpents tout aussi démesurés.

— De vrais chefs-d’œuvre, oui, mentit la reine d’Andor.

Quand on venait mendier de l’aide, il fallait savoir laisser son franc-parler à l’entrée…

— N’est-ce pas ? Mais on dirait que le devoir m’appelle ! Des affaires urgentes, semble-t-il…

Une dizaine d’hommes aux vestes aussi colorées que les défunts parterres de fleurs, sinon plus, venaient d’apparaître sur les marches du petit escalier de marbre, au bout de l’allée, et ils attendaient à côté d’une série de colonnes cannelées qui ne soutenaient rien.

— À ce soir, très chère… Nous reparlerons de vos graves problèmes et de ce que je peux y faire.

Ailron s’inclina au-dessus de la main de Morgase, s’arrêtant juste avant de la lui baiser. La reine fit une révérence, murmura les inepties d’usage et regarda le roi s’éloigner, suivi par la meute des domestiques qui ne le quittaient jamais – à l’exception d’un seul, cependant.

Son hôte parti, Morgase agita plus violemment son éventail, car le souverain, même s’il transpirait à grosses gouttes, se piquait de ne pas être affecté par la chaleur – donc, en sa présence, pas question de se ventiler plus que de raison. Puis la reine partit en direction de ses appartements. « Ses » par la bonne grâce d’Ailron, comme la robe bleu pâle qu’elle portait – un cadeau, celle-là. Ayant désormais plus que de la méfiance envers les décolletés plongeants, Morgase avait insisté pour un ras-du-cou des plus stricts.

Le domestique restant la suivit à distance. Bien entendu, Tallanvor se plaça sur ses talons. Toujours vêtu de la veste verte grossière qu’il portait pendant le voyage, le jeune officier ne se séparait jamais de son épée. Comme s’il avait pu redouter une attaque dans le palais de Seranda, à moins d’une lieue d’Amador.

La reine aurait volontiers ignoré son chevalier servant, mais comme d’habitude, il ne l’entendit pas de cette oreille.

— Nous aurions dû aller au Ghealdan, Morgase. À Jehannah.

Consciente d’avoir laissé certaines choses aller trop loin, Morgase se retourna dans un bruissement de soie et riva sur Tallanvor un regard brillant de colère.

— Pendant le voyage, la discrétion était de mise, mais ici, tout le monde sait qui je suis. Rappelle-le-toi aussi, et témoigne à ta reine le respect qui lui est dû. À genoux !

À la grande indignation de Morgase, Tallanvor ne réagit pas.

— Êtes-vous vraiment ma reine, Morgase ? demanda-t-il à voix basse, afin que le domestique n’entende pas. (Mais ses yeux aussi brillaient – de colère, certes, mais surtout de désir, si puissamment que la reine faillit en reculer d’un pas.) Je ne vous abandonnerai pas de ce côté de la mort, Morgase, mais vous, qu’avez-vous renié en livrant le royaume d’Andor à Gaebril ? Quand vous l’aurez reconquis, je m’agenouillerai, et vous pourrez me faire couper la tête, si ça vous chante. Jusque-là… Nous aurions dû aller au Ghealdan !

Depuis que la reine avait découvert qu’aucune maison noble andorienne ne la soutiendrait, ce jeune idiot aurait été prêt à mourir en combattant l’usurpateur. Et jour après jour, semaine après semaine, après qu’elle eut décidé de quérir l’aide d’un royaume étranger, il était devenu plus insolent et plus indiscipliné. Si elle demandait la tête de Tallanvor à Ailron, il accéderait à sa requête sans poser de questions. Mais certainement pas sans arrière-pensées… Morgase était une mendiante ici, et elle ne devait surtout pas demander une faveur de plus que le strict nécessaire. De plus, sans Tallanvor, elle n’aurait pas été ici, mais à Caemlyn, toujours prisonnière – et pire que ça, même – du seigneur Gaebril. S’il conservait la tête sur les épaules, Tallanvor le devait à ces deux raisons, et rien de plus.

L’armée de Morgase montait la garde devant les portes sculptées de ses appartements. Une sacrée équipe, son armée !

Le visage rubicond, Basel Gill tentait en vain de dissimuler sa calvitie naissante en tirant sur son crâne une pathétique mèche de cheveux. Sa tunique de cuir ornée de disques de métal menaçait d’exploser à cause de sa bedaine et il arborait sur la hanche une épée qu’il n’avait pas dû toucher pendant vingt ans, avant de se lancer dans cette aventure. Costaud et endurci, Lamgwin avait des paupières tombantes qui lui donnaient un air perpétuellement endormi. Lui aussi portait une épée, mais son nez cassé et ses cicatrices indiquaient qu’il avait plutôt l’habitude d’utiliser ses poings ou de manier un gourdin. Un aubergiste et un bagarreur des rues. À part Tallanvor, voilà les troupes que Morgase avait pu lever afin de reprendre son bien à Gaebril.

Les deux hommes se fendirent de révérences maladroites. Les ignorant, Morgase entra chez elle et claqua la porte au nez de Tallanvor.

— Le monde, clama-t-elle, serait un endroit bien plus agréable si les hommes n’existaient pas.

— Bien plus vide, surtout, dit la vieille nourrice de la reine, assise dans un fauteuil près de la fenêtre couverte d’un rideau de velours de l’antichambre.

Présentement penchée sur un tambour à broder, son chignon gris oscillant doucement, la quasi squelettique Lini avait l’air beaucoup plus frêle qu’elle l’était en réalité.

— Je suppose qu’Ailron ne s’est pas montré plus coopératif aujourd’hui ? Ou est-ce Tallanvor, mon enfant ? Tu dois apprendre à ne pas te laisser taper sur les nerfs par les hommes. Quand tu t’énerves, ça te gâche le teint…

Bien qu’ayant été depuis la nourrice d’Elayne, Lini refusait toujours d’admettre que Morgase avait largement dépassé l’âge d’être tancée comme une fillette.

— Ailron a été charmant, dit Morgase, sur ses gardes.

La troisième femme présente dans la pièce, agenouillée devant un coffre d’où elle sortait des draps pliés, eut un soupir sans équivoque. Non sans effort, Morgase parvint à ne pas la foudroyer du regard. Breane était la… compagne… de Lamgwin. Petite, la peau hâlée par le soleil, elle suivait son homme partout. Mais elle était du Cairhien, et à ce titre, elle n’en faisait pas mystère, Morgase ne représentait rien pour elle.

— Encore un jour ou deux, continua la reine, et j’espère bien lui arracher un serment. Aujourd’hui, il a enfin admis que j’ai besoin de soldats étrangers pour reprendre Caemlyn. Dès que Gaebril en aura été chassé, les nobles reviendront vers moi comme un troupeau de moutons.

En tout cas, elle l’espérait. Si elle était en Amadicia, elle le devait à Gaebril, qui, en la manipulant, l’avait incitée à maltraiter ses plus fidèles alliés et amis.

— Un cheval très lent n’atteint pas toujours la destination du voyage, cita Lini, toujours concentrée sur son ouvrage.

La nourrice adorait les vieux dictons – en particulier ceux qu’elle inventait selon ses besoins, soupçonnait Morgase.

— Celui-ci l’atteindra, insista la reine.

Tallanvor avait tort au sujet du Ghealdan. Selon Ailron, ce pays était au bord du chaos à cause du Prophète dont tous les domestiques parlaient à voix basse. Un illuminé qui annonçait l’avènement du Dragon Réincarné.

— Breane, je boirais bien un peu de punch. (La femme se contenta de lever la tête, l’œil morne.) S’il te plaît…

Même ainsi, Breane fit le service en tirant la tête.

Le mélange de vin et de fruits se révéla délicieusement rafraîchissant et la reine prit un grand plaisir à presser le gobelet d’argent contre son front. Pour rafraîchir les boissons, entre autres choses, Ailron faisait venir de la neige et de la glace des montagnes de la Brume. Pour approvisionner le palais, des caravanes entières allaient et venaient sans cesse.

Lini accepta elle aussi un gobelet.

— Et au sujet de Tallanvor ? demanda-t-elle après avoir bu une gorgée.

— Fais attention à ce que tu dis, Lini !

— Il est plus jeune que vous, certes, et alors ? lança Breane.

Bien entendu, elle s’était également servi un gobelet. Quelle effronterie ! Quoi qu’elle ait été au Cairhien, ici, elle aurait dû se comporter comme une servante.

— Si vous le voulez, prenez-le ! Lamgwin dit qu’il vous vénère, et je l’ai vu vous regarder. (Breane eut un rire rauque.) Il ne vous refusera pas !

Les Cairhieniens étaient répugnants, tout le monde le savait. Mais la plupart gardaient secrètes leurs mœurs dissolues…

Morgase allait chasser Breane de chez elle quand quelqu’un frappa à la porte. Sans attendre qu’on l’y invite, un homme aux cheveux blancs, sec comme un coup de trique, entra et referma le battant derrière lui. Sur la poitrine de sa cape blanche s’affichait un soleil rougeoyant.

Morgase avait espéré éviter les Fils de la Lumière tant qu’elle n’aurait pas signé un pacte avec Ailron. Soudain, la fraîcheur du vin lui sembla passer directement dans la moelle de ses os. Où étaient Tallanvor et les autres, pour que cet homme puisse si aisément faire intrusion chez elle ?

Ses yeux noirs rivés sur la reine, le visiteur se fendit d’une révérence des plus sommaires. Très âgé, la peau parcheminée, cet homme restait dur comme l’acier…

— Je suis Pedron Niall, annonça-t-il.

Pas n’importe quel Fils de la Lumière, mais le seigneur général en personne !

— Ne craignez rien, je ne viens pas vous arrêter.

Morgase se dressa sur ses ergots.

— M’arrêter ? Sous quelles charges ? Je suis incapable de canaliser le Pouvoir !

Dès qu’elle eut prononcé ces mots, Morgase faillit en claquer la langue d’exaspération. Elle n’aurait pas dû mentionner le Pouvoir. Se mettre ainsi sur la défensive trahissait à quel point elle était bouleversée. Cela dit, elle venait d’énoncer la stricte vérité – enfin, presque. Pour sentir la Source Authentique une fois, elle devait s’y reprendre à cinquante reprises, puis essayer vingt fois de s’unir au saidar afin d’en puiser un pathétique ruisselet. Verin, une sœur marron, lui avait dit jadis que la Tour Blanche n’avait nul besoin de la retenir pour lui apprendre à utiliser son maigre talent en toute sécurité, car elle ne risquait rien de toute façon. Bien entendu, la tour l’avait retenue quand même…

Cela dit, en Amadicia, même les plus minables aptitudes à canaliser étaient proscrites – avec la mort pour châtiment. La bague au serpent qu’elle portait à un doigt – et qui avait tant fasciné Ailron – sembla soudain chauffer au point d’en scintiller.

— Formée par la tour…, murmura Niall. C’est tout autant interdit… Comme je l’ai dit, je ne suis pas là pour vous arrêter, mais pour vous aider. Renvoyez vos servantes, et nous parlerons… (Se sentant comme chez lui, il tira un fauteuil et s’assit, faisant passer sa cape par-dessus le dossier.) Avant que les servantes se retirent… je prendrais bien un peu de punch.

Au grand dam de Morgase, Breane, les yeux baissés et le visage de pierre, apporta docilement un gobelet au seigneur général.

La reine tenta un coup de force afin de reprendre le contrôle des événements :

— Mes compagnes resteront, maître Niall ! lança-t-elle.

Pas question de flatter l’ego de cet homme en utilisant son grade. Hélas, Niall parut s’en ficher comme d’une guigne.

— Qu’est-il arrivé à mes hommes, qui montaient la garde dehors ? Si on leur a fait du mal, je vous en tiendrai pour responsable. Et pourquoi pensez-vous que j’aie besoin de votre aide ?

— Vos hommes sont sains et saufs, fit distraitement Niall tout en humant son gobelet de punch. Vous croyez qu’Ailron vous donnera ce que vous demandez ? Vous êtes très belle, Morgase, et le roi aime les blondes… Chaque jour, il vous paraîtra plus près de signer le pacte que vous souhaitez, mais sans pourtant franchir le pas. Jusqu’à ce que vous décidiez peut-être qu’un certain… sacrifice… lui donnera l’impulsion requise. Mais quoi que vous lui donniez, il ne se décidera jamais, croyez-moi. Les hordes du prétendu Prophète ravagent le nord de l’Amadicia. À l’ouest se trouve le Tarabon, avec une guerre civile qui tourne à la mêlée généralisée, des bandits dévoués au Dragon Réincarné – enfin, à l’imposteur qui proclame l’être – et des rumeurs terrifiantes au sujet des Aes Sedai et du Dragon en question. Bref, tout ce qu’il faut pour effrayer Ailron. Vous allouer des soldats ? Il vendrait son âme pour avoir dix nouvelles recrues pour chaque homme actuellement enrôlé dans son armée. Et même un rapport de dix pour deux le comblerait… Moi, si vous me le demandez, je peux envoyer à Caemlyn cinq mille Fils de la Lumière avec vous à leur tête.

Dire que Morgase était sonnée aurait été un euphémisme. Avec la dignité idoine – enfin, elle espérait – elle approcha d’un fauteuil, en face de celui de Niall, et se laissa tomber dedans avant que ses jambes se dérobent sous elle.

— Pourquoi m’aideriez-vous à chasser Gaebril ?

Inutile de tergiverser. À l’évidence, Niall savait tout, sans doute parce qu’il avait placé des espions parmi les domestiques d’Ailron.

— Je n’ai jamais laissé les Capes Blanches n’en faire qu’à leur tête dans mon royaume.

Niall tiqua. Les Fils de la Lumière préféraient qu’on ne les désigne pas par ce nom…

— Gaebril ? Votre amant est mort, Morgase. Le faux Dragon Rand al’Thor a ajouté Caemlyn à la liste de ses conquêtes.

Lini poussa un petit cri, comme si elle s’était piquée, mais Niall ne daigna pas tourner la tête vers elle.

Bouleversée, Morgase dut serrer très fort un accoudoir de son fauteuil afin de ne pas porter une main à son cœur. Et si le gobelet qu’elle tenait dans l’autre n’avait pas reposé sur l’accoudoir d’en face, elle aurait renversé du punch sur le tapis. Gaebril, mort ? Il l’avait abusée, transformée en gourgandine, et dépouillée de son autorité pour opprimer en son nom le pays qu’elle aimait tant. Pour finir, il s’était proclamé roi d’Andor alors que le royaume n’avait jamais connu que des reines. Après tant d’infamies, comment pouvait-elle éprouver ne serait-ce que l’ombre d’un regret à l’idée qu’elle ne sentirait plus jamais le contact de ses mains sur sa peau ? De la folie ! De quoi la pousser à croire qu’il avait utilisé sur elle le Pouvoir de l’Unique. Mais bien entendu, c’était impossible.

Et maintenant, al’Thor tenait Caemlyn ? Voilà qui pouvait tout changer. Elle l’avait rencontré naguère. Un jeune paysan de l’Ouest terrorisé qui faisait de son mieux pour se comporter convenablement devant sa reine. Cela dit, il portait à la hanche l’épée au héron d’un maître de la lame. Et Elaida s’était méfiée de lui…

— Niall, pourquoi dites-vous « faux Dragon » ?

Puisque ce type l’appelait par son nom, il pourrait très bien se passer qu’elle lui donne du « maître ».

— Comme l’annonçaient les Prophéties du Dragon, la Pierre de Tear est tombée. Les Hauts Seigneurs de Tear eux-mêmes ont reconnu qu’il est bel et bien le Dragon Réincarné.

Niall eut un sourire moqueur.

— Partout où il est apparu, il y avait des Aes Sedai à sa traîne. Elles se chargent de canaliser pour lui, croyez-moi. Al’Thor est une marionnette de la tour. J’ai des amis un peu partout (il fallait entendre « des espions ») et ils m’ont rapporté, preuves à l’appui, que la tour s’est également servie du précédent faux Dragon, nommé Logain. L’ambition lui étant montée à la tête, les Aes Sedai ont dû être obligées de… disposer de lui.

— Je ne vois pas où sont les preuves que c’est vrai…, dit Morgase d’un ton très assuré.

Sur le chemin d’Amador, elle avait entendu ces rumeurs au sujet de Logain. Mais justement, ce n’étaient que des rumeurs…

— Croyez ce que vous voulez… Moi, je préfère la vérité à d’absurdes fantaisies. Le véritable Dragon Réincarné aurait-il agi comme ça ? Les Hauts Seigneurs l’ont acclamé, dites-vous ? Combien en a-t-il fait pendre pour obtenir ce résultat ? Al’Thor a laissé les Aiels piller la Pierre puis la capitale du Cairhien. Il affirme que ce pays doit avoir un dirigeant – désigné par ses soins – mais c’est lui qui y détient le véritable pouvoir. Il affirme aussi qu’il faut une nouvelle tête couronnée à Caemlyn. Car pour lui, savez-vous que vous êtes morte ? On a mentionné la dame Dyelin, si je ne m’abuse. Al’Thor s’est assis sur le Trône du Lion, pour donner ses audiences, mais il a dû le trouver trop petit, puisqu’il est conçu pour des femmes. Du coup, il l’a ajouté au butin de ses conquêtes et remplacé par son propre trône, installé dans le hall d’honneur de votre palais. Évidemment, tout ne s’est pas bien passé pour lui. Certaines maisons andoriennes pensent qu’il est votre meurtrier. Et depuis votre décès, votre popularité est nettement en hausse… Cela posé, il tient dans une main de fer la partie d’Andor qu’il a conquise, se reposant sur ses Aiels et sur une bande de brigands des Terres Frontalières que la tour a recrutée pour lui. Si vous pensez qu’il vous accueillera à bras ouverts à Caemlyn, prêt à vous rendre votre trône…

Niall n’alla pas plus loin, mais le coup avait fait mouche… Dans l’ordre de succession, Dyelin passait après Elayne, à condition que celle-ci soit morte sans enfants. Par la Lumière ! Elayne ! Était-elle encore en sécurité à la tour ? Comme tout ça était paradoxal… Si Morgase en voulait aux Aes Sedai, c’était avant tout parce qu’elles avaient perdu pendant un temps la trace de la Fille-Héritière. Du coup, elle avait exigé le retour de sa fille, et comme nul n’avait le droit d’exiger quoi que ce soit de la tour, les choses s’étaient encore envenimées. Pourtant, en cet instant, elle espérait qu’Elayne était bien entre les mains des sœurs.

Après être revenue à Tar Valon, sa fille lui avait écrit une lettre. Y en avait-il eu d’autres ? De l’époque où Gaebril la tenait sous son emprise, elle gardait des souvenirs très vagues… Mais Elayne était sûrement en sécurité. Bien sûr, elle aurait dû s’inquiéter aussi pour Gawyn… et pour Galad – la Lumière seule savait où ils étaient – mais Elayne était son héritière. Et la paix du royaume reposait sur une succession tout en douceur…

Avant de s’emballer, elle devait réfléchir calmement. Tout ce que racontait Niall était cohérent, mais il en allait de même pour les mensonges bien ficelés, et le seigneur général devait être un maître à ce jeu-là. Elle avait besoin de faits. Qu’on la croie morte, en Andor, n’avait rien d’étonnant. Pour échapper à Gaebril, à ceux qui l’auraient livrée à l’usurpateur ou qui se seraient vengés sur elle de ses exactions, elle avait dû quitter son royaume comme une voleuse. Si sa mort lui valait un regain de popularité, elle devrait en profiter lorsqu’elle reviendrait de l’autre monde.

— Je vais avoir besoin de temps pour réfléchir, dit-elle à Niall.

Et de faits…

— Bien entendu…

Niall se leva souplement. Morgase l’aurait bien imité, afin qu’il ne la domine pas ainsi, mais elle craignait que ses jambes refusent de la soutenir.

— Je reviendrai dans un jour ou deux… En attendant, je veux être sûr que vous soyez en sécurité. Ailron est tellement absorbé par ses soucis… Quelqu’un pourrait tenter de s’introduire chez vous afin de vous nuire. J’ai donc pris la liberté de poster quelques Fils de la Lumière ici. Avec le consentement du roi, bien sûr.

Depuis toujours, Morgase entendait dire que les Capes Blanches étaient le vrai pouvoir en Amadicia. Eh bien, elle venait d’en avoir la preuve.

Niall se montra un peu plus protocolaire qu’à son arrivée, gratifiant la reine d’un salut qui aurait pu convenir à un égal. Mais le fond de son message était clair : elle n’avait pas le choix.

Dès qu’il fut sorti, Morgase se leva, mais Breane fut encore plus rapide qu’elle quand il s’agit de foncer vers la porte. Avant que l’une ou l’autre ait fait trois pas, le battant s’ouvrit à la volée pour laisser passer Tallanvor, Basel Gill et Lamgwin.

— Morgase, dit le jeune officier, dévorant sa reine du regard, j’ai eu peur que…

— Peur ? coupa-t-elle avec mépris. (Décidément, il n’apprendrait jamais.) C’est comme ça que tu me protèges ? Un enfant n’aurait pas fait mieux. Mais au fond, c’est ce que tu es…

Tallanvor la regarda encore un instant, puis il se détourna et sortit, passant entre Basel et Lamgwin.

— Ils étaient au moins trente, Majesté, dit l’aubergiste en se tordant les mains. Tallanvor a voulu se battre. Il a tenté de vous prévenir, mais un type l’a assommé avec le pommeau de son épée. Le vieil homme a dit qu’ils n’avaient pas l’intention de vous faire du mal, mais qu’ils avaient uniquement besoin de vous, et n’hésiteraient donc pas à nous tuer…

Basel regarda Lini, puis Breane, qui étudiait Lamgwin de la tête aux pieds afin de s’assurer qu’il n’était pas blessé. Et l’homme semblait tout aussi inquiet du bon état de santé de sa compagne.

— Ma reine, si j’avais pensé que nous aurions pu vous aider… Désolé, je vous ai mal servie.

— Un médicament qui agit a toujours mauvais goût, murmura Lini. Surtout pour une enfant qui pique un caprice…

Au moins, pour une fois, la nourrice avait fait en sorte de ne pas parler assez fort pour que tout le monde entende.

Elle avait raison, et Morgase le savait. Sauf pour le « caprice », bien entendu. En tout cas, Basel semblait assez dévasté pour se réjouir d’une condamnation à mort.

— Tu m’as bien servie, maître Gill. Un jour, je te demanderai peut-être de mourir pour moi, mais seulement si le jeu en vaut la chandelle. Niall désirait seulement me parler.

Basel parut réconforté, mais Morgase sentait toujours peser sur elle le regard de Lini.

Ce médicament avait très mauvais goût, vraiment !

— Peux-tu demander à Tallanvor de venir me voir ? Je voudrais m’excuser auprès de lui d’avoir parlé un peu trop rapidement.

— Quand on veut se faire pardonner par un homme, dit Breane, le meilleur moyen, c’est de l’entraîner dans un coin tranquille du jardin.

Morgase craqua. Avant de s’en apercevoir, elle eut lancé son gobelet sur l’insolente, souillant de punch le tapis.

— Dehors ! cria-t-elle. Sortez tous ! Maître Gill, transmets mes excuses à Tallanvor, ça suffira.

Breane lissa calmement le devant de sa robe mouillée, puis elle approcha lentement de Lamgwin et lui prit le bras. Comme un chien de berger, Basel s’efforça de pousser vers la sortie le couple d’impudents.

À la grande surprise de Morgase, Lini s’en alla aussi. Voilà qui ne lui ressemblait pas. En temps normal, elle serait restée pour faire un sermon à la reine, comme si elle avait encore eu dix ans. Sans comprendre vraiment pourquoi elle supportait ça, Morgase eut pourtant envie de dire à la vieille nourrice de rester. Mais la porte se referma bientôt sur tout ce petit monde, la laissant avec des soucis autrement plus graves que l’éventuelle fierté blessée de Lini.

Morgase entreprit de réfléchir en faisant les cent pas dans la pièce. Ailron exigerait des concessions commerciales – voire le « sacrifice » dont avait parlé Niall – en échange de son aide. Les concessions commerciales ne la gênaient pas, mais elle craignait que Niall ait raison au sujet du nombre de soldats que le roi serait disposé à lui « prêter ». En revanche, les exigences de Niall seraient plus simples à satisfaire. Que voudrait-il ? Le libre accès au royaume à autant de Capes Blanches qu’il voudrait ? Avec l’autorisation de tuer tous les Suppôts des Ténèbres démasqués, de monter des foules contre des femmes sans amis accusées d’être des Aes Sedai et d’exterminer les véritables sœurs… Il pouvait même exiger une loi qui interdirait de canaliser et empêcherait les femmes de rejoindre la tour.

Quand le ver serait dans le fruit, il serait possible, mais difficile, d’expulser les Capes Blanches, après la victoire. Mais était-il nécessaire de laisser ce ver entrer dans le fruit, justement ? Quoi qu’en dise Niall, Morgase aurait juré – enfin, presque – que Rand al’Thor était le Dragon Réincarné. Pourtant, les prophéties ne mentionnaient nulle part qu’il dirigerait des nations. Dragon Réincarné ou imposteur, il n’aurait pas le royaume d’Andor. Mais comment savoir ce qu’il en était vraiment ?

— Entrez ! lâcha Morgase dès qu’elle eut entendu quelqu’un gratter timidement à la porte.

Le battant s’ouvrit pour laisser passer un jeune homme souriant en livrée or et rouge. Sur les bras, il portait un plateau où trônait une carafe d’argent pleine de punch récemment rafraîchi. Morgase s’était à demi attendue à Tallanvor… Mais d’après ce qu’elle vit, Lamgwin montait la garde seul devant sa porte. Ou plutôt, il s’appuyait contre un mur, avachi comme un videur de taverne.

La reine fit signe au jeune serviteur de poser son plateau. Puis elle recommença rageusement à faire les cent pas. Tallanvor aurait dû venir la voir ! Oui, il aurait dû ! Basel et Lamgwin pourraient entendre des rumeurs dans le village le plus proche, mais ce ne serait que ça, des rumeurs, et peut-être bien lancées par Niall. Et ça valait aussi pour les serviteurs du palais.

— Majesté, puis-je vous parler ?

Morgase tourna la tête, étonnée. Cet accent andorien… Le jeune type s’était agenouillé, son sourire bien moins assuré. Sans son nez cassé et mal remis en place, il aurait été plutôt agréable à regarder. Sur Lamgwin, l’appendice nasal brisé avait quelque chose de martial, n’était une certaine vulgarité. Ce garçon donnait plutôt l’impression de s’être emmêlé les pinceaux et réceptionné sur le visage.

— Qui es-tu ? demanda Morgase. Et comment es-tu arrivé ici ?

— Paitr Conel, Majesté… Je viens de Marché de Sheran. Au royaume d’Andor.

Paitr insista sur cette dernière information, comme si Morgase avait pu l’ignorer. Agacée, elle lui fit signe de continuer.

— Je suis venu à Amador avec mon oncle Jen. Marchand à Quatre Rois, il espérait trouver ici des teintures du Tarabon. Avec tous les troubles que connaît ce pays, elles sont très chères, et il espérait qu’ici… (Voyant la moue de Morgase, Paitr accéléra le rythme.) En apprenant que vous étiez au palais, Majesté, nous avons pensé aux lois en vigueur en Amadicia, à votre formation à la tour, et… Eh bien, nous avons supposé que vous auriez pu avoir besoin d’aide pour vous évader.

— Et tu penses vraiment pouvoir m’y aider ? demanda Morgase.

Un plan imparfait, mais elle pourrait toujours filer vers le Ghealdan. Un triomphe pour Tallanvor ! Non, il ne montrerait pas sa jubilation, et le résultat serait encore pire…

Paitr secoua la tête.

— Oncle Jen avait un plan, mais maintenant que le palais grouille de Capes Blanches… Je suis quand même venu vous voir, comme il me l’avait dit. Il trouvera une idée, Majesté. C’est un homme intelligent.

— Je n’en doute pas… (Ainsi, le Ghealdan s’éloignait de nouveau…) Depuis quand es-tu parti d’Andor ? Un mois ? Deux ? (Paitr acquiesça à la deuxième proposition.) Donc, tu ne sais pas ce qui se passe à Caemlyn.

Le jeune homme s’humecta nerveusement les lèvres.

— Je… Ici, nous habitons chez un homme qui a des pigeons. Un marchand qui reçoit des messages de partout. Y compris Caemlyn. Mais les nouvelles sont mauvaises, Majesté… Il faudra peut-être un ou deux jours, mais mon oncle trouvera une solution. Je voulais vous faire savoir que de l’aide était en chemin…

Eh bien, il allait s’agir d’une course entre Pedron Niall et le fameux oncle Jen. Et Morgase aurait aimé ne pas savoir avec tant de certitude sur qui parier.

— En attendant, tu pourrais me dire ce qui va si mal à Caemlyn…

— Je suis seulement censé vous avertir… Si je reste, mon oncle sera mécontent…

— Mais je suis ta reine, jeune Paitr, et aussi celle de ce Jen. Il ne t’en voudra pas d’avoir répondu à mes questions.

Paitr sembla sur le point de s’enfuir, mais Morgase s’assit dans un fauteuil et entreprit de lui arracher les vers du nez.


Alors qu’il mettait pied à terre dans la cour de la Forteresse de la Lumière, puis confiait les rênes de sa monture à un garçon d’écurie, Pedron Niall rayonnait de satisfaction. Morgase était ferrée, désormais, et il n’avait pas eu besoin de mentir une seule fois. Car il détestait le mensonge. Bien sûr, il avait interprété les faits, mais il était sûr d’avoir raison. Rand al’Thor était un faux Dragon et une authentique marionnette de la tour.

Décidément, le monde regorgeait de gens incapables de réfléchir. L’Ultime Bataille ne serait pas un affrontement titanesque entre le Ténébreux et un Dragon Réincarné – un homme seul. Depuis très longtemps, le Créateur avait abandonné l’humanité à son destin. Quand viendrait Tarmon Gai’don, les choses se passeraient comme lors des guerres des Trollocs, plus de deux mille ans plus tôt. Alors, des hordes de Trollocs et d’autres Créatures des Ténèbres avaient déferlé de la Flétrissure, dévastant les Terres Frontalières et manquant noyer l’humanité dans un océan de sang. Niall refusait que les humains affrontent de nouveau cette épreuve en étant divisés et mal préparés.

Alors qu’il remontait les couloirs aux murs de pierre de la Forteresse, en direction de sa salle d’audience privée, des dizaines de Fils s’inclinèrent sur son passage. Dans l’antichambre, Balwer, son secrétaire au visage las, se leva d’un bond et déclama la liste de tous les documents attendant d’être signés par le seigneur général. Mais l’attention de Niall se focalisa sur l’homme de haute taille qui, à son entrée, s’était levé d’un des fauteuils réservés aux visiteurs. Sur sa cape, on distinguait un bâton de berger écarlate derrière le soleil rougeoyant, et trois nœuds d’or, au-dessous, indiquaient son grade.

Jaichim Carridin, Inquisiteur de la Main de la Lumière, semblait toujours aussi dur qu’avant, mais avec davantage d’argent sur les tempes que lors de leur précédente rencontre. Son regard sombre trahissait un rien d’inquiétude, et ce n’était pas étonnant. Ses deux dernières missions s’étaient terminées par un désastre, rien de très encourageant pour un homme qui aspirait à devenir un jour le Haut Inquisiteur – voire le seigneur général, tout simplement.

Niall lança sa cape à Balwer et fit signe à Carridin de le suivre dans la salle d’audience. À part les étendards pris à l’ennemi qui décoraient les murs lambrissés, et le soleil incrusté dans le sol au prix d’assez d’or pour stupéfier n’importe quel visiteur, la pièce strictement fonctionnelle ressemblait au bureau d’un soldat – le reflet fidèle de ce qu’était son occupant.

Niall s’assit dans son fauteuil à haut dossier dépourvu d’ornements. Les deux cheminées, placées face à face, étaient éteintes à une période de l’année où de grandes flammes auraient dû y rugir. Une preuve de plus que l’Ultime Bataille approchait.

Carridin s’inclina puis s’agenouilla sur le grand soleil poli par des siècles de semelles et de genoux.

— T’es-tu demandé pourquoi je t’ai convoqué, Carridin ?

Après la plaine d’Almoth, Falme et Tanchico, l’Inquisiteur n’aurait pas eu tort de craindre que ce soit pour l’arrêter. Mais s’il soupçonnait une telle éventualité, il n’en laissait rien paraître. Comme toujours, il ne pouvait pas s’empêcher de montrer qu’il en savait plus long que n’importe qui sur absolument tout. Trop long, en réalité…

— Seigneur général, les Aes Sedai en Altara, voilà à quoi j’ai pensé… Une chance d’éliminer la moitié de ces maudites sorcières de Tar Valon, presque sans bouger de chez nous.

Une exagération. À Salidar, il y avait au maximum un tiers des sœurs.

— As-tu émis cette hypothèse à voix haute, devant tes amis ?

Niall doutait que le Confesseur – un nom que les inquisiteurs détestaient – ait des amis, mais il devait bien avoir des compagnons de libations. Voire de beuveries, ces derniers temps… Cela dit, cet homme avait des compétences qui pouvaient se révéler utiles.

— Non, seigneur général… Je suis plus avisé que ça.

— Très bien… Parce que tu n’iras pas à Salidar, et les Fils de la Lumière non plus…

Niall n’aurait pu jurer qu’il avait vu du soulagement s’afficher un instant sur les traits du Confesseur. Mais si c’était le cas, ça ne correspondait pas au personnage. Jusque-là, Carridin n’avait jamais manqué de courage. Et sa réponse alla dans ce sens :

— Mais ces sœurs sont à notre merci, attendant d’être taillées en pièces. Ça prouve que les rumeurs n’en sont pas : la tour est bel et bien divisée. Nous pouvons détruire ces sorcières-là sans que les autres lèvent le petit doigt. La tour pourrait en être assez affaiblie pour s’écrouler.

— Tu le crois vraiment ? demanda Niall.

Il croisa les mains sur son giron et prit une grande inspiration. Les Confesseurs – oui, la Main de la Lumière abominait ce nom, mais il l’utilisait quand même – ne voyaient que ce qu’ils avaient devant le nez, et encore.

— La tour elle-même peut difficilement soutenir ce faux Dragon nommé al’Thor. Et s’il finit par tourner comme Logain ? En revanche, un groupe de sœurs dissidentes… Ces Aes Sedai-là pourraient se rallier à al’Thor sans que la Tour Blanche risque de se salir les mains.

Niall était certain de son interprétation. Si Carridin avait eu raison, il y aurait effectivement eu moyen de tirer parti d’une division pour miner encore un peu plus le pouvoir de la tour. Mais cette dissidence était un leurre.

— Ce qui compte, c’est ce que voit le monde. Et je ne lui donnerai pas à voir une simple lutte d’influence entre les Fils de la Lumière et la Tour Blanche.

En tout cas, pas tant que le monde ne verrait pas la Tour Blanche pour ce qu’elle était, à savoir un nid puant de Suppôts des Ténèbres manipulant des forces dont l’humanité, en principe, aurait dû se tenir éloignée – en particulier de celle qui avait provoqué la Dislocation du Monde.

— Ce combat, c’est le monde contre le faux Dragon al’Thor.

— Si je ne vais pas en Altara, seigneur général, quels sont mes ordres ?

Niall baissa la tête en soupirant. Soudain, il se sentait épuisé. Comme si le poids des ans l’écrasait.

— Tu iras en Altara, Carridin.

Niall connaissait le nom et le visage de Rand al’Thor depuis la prétendue invasion venue de l’autre côté de l’océan, à Falme – en fait, un peu après, mais ça ne changeait rien. Une machination des Aes Sedai qui avait coûté un millier d’hommes aux Fils de la Lumière, inaugurant le chaos qui régnait désormais au Tarabon et en Arad Doman, deux pays infestés de fidèles du Dragon. Sachant qui était al’Thor, le seigneur général avait cru qu’il pourrait lui servir d’aiguillon pour forcer les nations à s’unir. Une fois fédérées, sous sa direction, elles auraient pu en finir avec al’Thor puis se préparer à affronter les hordes de Trollocs. Afin de signaler le danger, il avait envoyé des émissaires aux dirigeants de tous les pays. Mais al’Thor s’était déplacé plus vite qu’il l’aurait cru possible – et il n’en revenait toujours pas. Alors que Niall avait l’intention de laisser ce lion enragé arpenter les rues assez longtemps pour flanquer la trouille à tout le monde, cet animal était devenu un géant qui courait à la vitesse de l’éclair.

Mais tout n’était pas perdu, il convenait de ne pas l’oublier. Quelque mille ans plus tôt, Guaire Amalasan s’était autoproclamé « Dragon Réincarné ». Un imposteur, certes, mais capable de canaliser. En son temps, Amalasan avait conquis plus de nations qu’al’Thor. Puis un jeune roi nommé Artur Aile-de-Faucon s’était opposé à lui, commençant à se forger son propre empire. Niall ne se prenait pas pour un nouvel Artur, mais le monde devrait faire avec lui. En tout cas, il n’abandonnerait pas tant qu’il lui resterait un souffle de vie.

Et il avait déjà pris des mesures contre al’Thor et sa puissance grandissante. En sus des émissaires, il avait envoyé des hommes au Tarabon et en Arad Doman. Des agents avisés capables de souffler dans les bonnes oreilles que tous les problèmes pouvaient être imputés aux fidèles du Dragon, des fous et des Suppôts qui soutenaient al’Thor. Et à la Tour Blanche, bien entendu. Venues du Tarabon, une multitude de rumeurs laissaient entendre que les Aes Sedai étaient impliquées dans les combats. Le genre de mensonges susceptibles de préparer les gens à entendre la vérité. Désormais, il était temps de passer à la suite du plan, afin de convaincre les indécis de choisir un camp.

Le temps… Niall en avait si peu. Pourtant, il ne put s’empêcher de sourire. Certains de ses ennemis, morts depuis longtemps, avaient coutume de dire : « Quand Niall sourit, c’est qu’il est prêt à vous sauter à la gorge. »

— L’Altara et le Murandy, dit-il à Carridin, sont sur le point de subir une infestation de fidèles du Dragon.


Avec sa voûte de plâtre sculpté, ses riches tapis sur un sol de dalles blanches et ses murs lambrissés également sculptés, la salle ressemblait à un salon de palais. Pourtant, ce lieu était très éloigné de tous les palais du monde. En fait, il était loin de tous les lieux qui existaient, en tout cas selon la pauvre compréhension des mortels.

Alors qu’elle tournait autour d’une table incrustée de lapis-lazuli, la robe de soie ocre de Mesaana bruissait agréablement. Pour l’heure, la jeune femme passait le temps en construisant une tour avec des dominos d’ivoire, chaque niveau étant plus grand que le précédent. Elle se rengorgeait de réussir cet exploit grâce à sa connaissance des lois de la physique, sans utiliser un filament de Pouvoir. Elle en était à neuf niveaux, pour le moment…

À dire vrai, plus qu’à se distraire, elle cherchait à éviter de faire la conversation à sa compagne. Assise dans un fauteuil tendu de velours rouge, Semirhage brodait, ses longs doigts fins alignant les points pour composer une mosaïque complexe de motifs floraux. Mesaana s’étonnait toujours que cette femme aime une activité si triviale. Sur le velours rouge, sa robe noire faisait un contraste frappant. Demandred lui-même n’osait pas lui lancer à la tête qu’elle portait si souvent du noir pour se démarquer de Lanfear, toujours de blanc vêtue.

Pour la millième fois, Mesaana tenta de comprendre pourquoi elle se sentait si mal à l’aise face à cette femme. Consciente de ses forces et de ses faiblesses, dans le Pouvoir et dans d’autres domaines, elle était l’égale de Semirhage dans bien des domaines. Et là où ce n’était pas le cas, elle avait pour compenser des points forts correspondant à certains points faibles de sa rivale. Mais le problème n’était pas là. Semirhage prenait plaisir à se montrer cruelle, pourtant, là encore, ça ne pouvait pas être ça. Mesaana savait faire mal aux gens quand il le fallait, et elle se fichait de ceux que Semirhage torturait.

Pourtant, il devait bien y avoir une raison à son trouble. Mais impossible de la trouver.

Agacée, elle posa un nouveau domino. La tour s’écroula, des petits rectangles d’ivoire tombant sur le sol. Avec un claquement de langue, Mesaana se détourna de la table et croisa les bras.

— Où est Demandred ? Voilà dix-sept jours qu’il est parti pour le mont Shayol Ghul, mais il a attendu jusqu’à maintenant pour nous informer qu’il a un message, et voilà qu’il ne se montre toujours pas.

Durant ce laps de temps, Mesaana était allée deux fois à la Fosse de la Perdition, marchant dans le tunnel où les horribles crocs de pierre lui frôlaient le crâne. Et qu’avait-elle trouvé ? Rien, à part un étrange Myrddraal beaucoup trop grand et muet comme une tombe. La Brèche était toujours là, certes, mais le Grand Seigneur ne lui avait pas répondu. En ces deux occasions, elle n’était pas restée longtemps. Alors qu’elle se croyait au-delà de la peur – au moins de celle que pouvait éveiller le « regard » d’un Demi-Humain – le lourd silence et l’intensité malveillante du Blafard l’avaient incitée à repartir d’un pas vif. À la course, même, si elle ne s’était pas contrôlée. Si canaliser en ce lieu n’avait pas été un suicide, elle aurait abattu le Myrddraal ou aurait « voyagé » pour s’éloigner plus vite de la Fosse.

Semirhage leva les yeux de son ouvrage – des yeux noirs sur un visage sans rides au teint sombre –, posa à côté d’elle sa broderie et se leva gracieusement.

— Il viendra… quand il viendra…, dit-elle calmement. (Elle ne s’énervait jamais, ni ne se départait de sa grâce.) Si tu ne veux pas attendre, va-t’en !

D’instinct, Mesaana se dressa sur la pointe des pieds, mais elle dut quand même lever la tête. À cause de ses parfaites proportions, il fallait se trouver face à Semirhage – en d’autres termes, être toisée par elle – pour s’apercevoir qu’elle était plus grande que la majorité des hommes.

— M’en aller ? C’est ce que je vais faire… Et il pourra…

Il n’y eut aucun avertissement. Pour une femme, il n’y en avait jamais quand un homme canalisait le Pouvoir. Une ligne verticale brillante apparut dans les airs, puis s’élargit tandis que le portail pivotait et s’ouvrait assez longtemps pour laisser passer Demandred, qui salua chaque femme d’une esquisse de révérence. Tout d’anthracite vêtu, il arborait de la dentelle blanche au col. Pour lui, s’adapter à la mode et aux tissus de cet Âge ne présentait aucune difficulté.

Son visage au nez aquilin était raisonnablement beau, mais pas assez pour faire battre la chamade au cœur de toutes les femmes qui le croisaient. En un sens « pas assez » et « presque » auraient pu résumer toute l’histoire de sa vie. Par exemple, il avait eu la malchance de naître un jour après Lews Therin Telamon, le futur Dragon. Ensuite, Barid Bel Medar, le nom qu’il portait alors, avait passé des années à « presque » égaler les exploits de Lews Therin, mais « pas assez », cependant, pour se gagner une gloire équivalente à la sienne. Cela dit, sans Lews Therin, il aurait été l’homme le plus acclamé de son Âge. S’il avait été choisi pour commander à la place d’un homme qu’il considérait comme son inférieur, intellectuellement parlant – un imbécile trop timoré mais à maintes reprises servi par une chance incroyable –, aurait-il été ici aujourd’hui ?

Des spéculations qui ne menaient à rien, même si ce n’était pas la première fois que Mesaana s’y abandonnait. Au fond, une seule chose comptait : Demandred méprisait le Dragon. Et maintenant que ce Dragon s’était Réincarné, il avait transféré sa haine sur le nouvel avatar de Lews Therin.

— Pourquoi… ?

Demandred leva une main.

— Attendons que tout le monde soit là, Mesaana. Ainsi, je n’aurai pas besoin de me répéter.

Mesaana sentit le premier filament de saidar un peu avant qu’un autre portail s’ouvre afin de laisser passer Graendal, pour une fois sans son habituelle suite de serviteurs à moitié nus. Comme Demandred, elle fit aussitôt disparaître l’ouverture. Les cheveux blond tirant sur le roux, bien en chair sans être trop enveloppée, elle avait réussi à dénicher du streith – un tissu à l’origine blanc mais qui changeait de couleur selon les humeurs de qui le portait – pour se faire confectionner une robe au col montant. Apparemment pudique, donc, mais présentement transparente, ce qui reflétait bien l’état d’esprit de sa propriétaire. Parfois, Mesaana se demandait si Graendal s’intéressait à autre chose qu’au plaisir des sens.

— Je me demandais si vous seriez là ! lança la nouvelle venue. Vous êtes si secrets, tous les trois.

Elle eut un rire un peu bêta. Mais la prendre pour une imbécile aurait été une erreur grossière. Presque tous ceux qui l’avaient commise pourrissaient sous terre, victimes de la femme qu’ils avaient sous-estimée.

— Sammael viendra-t-il ? s’enquit Demandred.

Graendal eut un vague geste de la main.

— Il ne te fait plus confiance… J’ai peur qu’il ne se fie plus à personne.

Le streith s’assombrit, devenant une brume opaque.

— Il s’occupe de ses troupes en Illian, grognant sans cesse parce qu’il n’a pas de lances-choc pour les équiper. Le reste de son temps, il cherche un angreal ou un sa’angreal utilisable. Un artefact d’une puissance acceptable, bien entendu.

Tous les regards se rivèrent sur Mesaana, qui prit une profonde inspiration. Ils auraient tous donné n’importe quoi – enfin presque – pour un angreal ou un sa’angreal de qualité. Si chacun d’entre eux était bien plus fort que la meilleure des gamines mal formées qui osaient se faire appeler des Aes Sedai, ces sales gosses, en se liant en nombre suffisant, pouvaient leur infliger une écrasante défaite. N’était que ces idiotes ignoraient comment s’y prendre, et qu’elles n’en avaient de toute façon pas les moyens. Pour aller au-delà de treize, dans un lien, il fallait au moins un homme, et plus que ça pour dépasser vingt-sept. En vérité, ces fillettes – aux yeux de Mesaana, qui avait vécu plus de trois cents ans, sans compter son séjour forcé dans la Brèche, et qui abordait à peine l’âge moyen, même la plus vieille était un bébé – ne représentaient aucun danger, mais ça ne diminuait en rien le désir brûlant, chez les quatre Élus, de posséder un angreal, ou mieux encore, le plus puissant sa’angreal du monde. Avec ces artefacts, vestiges de leur époque désormais révolue, ils pourraient canaliser des quantités de Pouvoir suffisantes pour les carboniser, en l’absence de « focale ». Bref, chacun d’eux aurait donné beaucoup pour s’approprier un de ces trésors. Mais pas tout, sauf en cas d’absolue nécessité. Cela dit, cette limite n’empêchait pas le désir de possession de brûler en eux.

Par habitude, Mesaana adopta un ton professoral :

— Désormais, la Tour Blanche a placé des gardes et des protections à l’extérieur et à l’intérieur de ses salles au trésor. En plus, les Aes Sedai, chaque jour, recomptent quatre fois leurs artefacts. Dans la Pierre de Tear, la grande salle est également « protégée » – avec un piège vicieux qui m’aurait coincée si j’avais tenté de le franchir ou de le dénouer. Je doute que ce soit faisable, sauf par les personnes qui l’ont tissé. En l’état, c’est une chausse-trappe pour toute femme capable de canaliser.

— D’après ce qu’on dit, à Tear, on ne trouve qu’un fatras de vieux trucs inutilisables, intervint Demandred. Les Teariens ont thésaurisé tout ce qui pouvait avoir de près ou de loin un rapport avec le Pouvoir.

Mesaana aurait juré que Demandred ne se référait pas seulement à des « on-dit ». À coup sûr, il devait y avoir un piège destiné aux hommes, sinon, il aurait eu depuis longtemps son sa’angreal et se serait lancé à l’attaque de Rand al’Thor.

— Il y a sans doute des artefacts à Cairhien et à Rhuidean, mais à supposer qu’on ne tombe pas sur ce fichu al’Thor, ces deux cités grouillent de femmes en mesure de canaliser le Pouvoir.

— Des gamines ignorantes, siffla Graendal.

— Si une fille de cuisine te plante un couteau dans le dos, dit froidement Semirhage, penses-tu être moins morte que si tu succombes lors d’un duel au sha’je, à Qal ?

Mesaana approuva du chef.

— En clair, ça nous laisse les artefacts enfouis dans des ruines ou oubliés au fond d’un grenier. Si vous comptez sur la chance pour en trouver un, ne vous gênez pas ! Moi, ça ne m’intéresse pas. À moins que l’un de vous sache où trouver une boîte de stase ?

Une question non dépourvue d’ironie. Si les boîtes de stase avaient en principe dû résister à la Dislocation du Monde, elles devaient désormais reposer au fond d’un océan ou être ensevelies sous des montagnes. À part quelques noms et des légendes, il ne restait rien de l’Âge où les Élus avaient vu le jour.

Graendal eut un sourire mielleux.

— J’ai toujours pensé que tu aurais dû être professeur… Désolée, j’ai oublié…

Mesaana se rembrunit. La trajectoire qui l’avait conduite au Grand Seigneur avait commencé lorsqu’on lui avait refusé un poste à l’université de Collam Daan, des siècles auparavant. Pas assez douée pour la recherche, lui avait-on dit. En revanche, elle pouvait toujours enseigner… Eh bien, elle l’avait fait, jusqu’à ce qu’elle leur apprenne à tous une bonne leçon.

— J’aimerais bien entendre ce qu’a dit le Grand Seigneur, s’impatienta Semirhage.

— Moi aussi. Allons-nous tuer al’Thor ?

S’apercevant qu’elle serrait à deux mains le devant de sa robe, Mesaana le lâcha. Bizarre… En principe, elle ne se laissait jamais énerver.

— Si tout va bien, dans deux mois, peut-être trois, il sera en un endroit où je pourrai aisément l’atteindre. Et sans défense…

— Où tu pourras aisément l’atteindre ? répéta Graendal, perplexe. Où est donc ta tanière ? Aucune importance ! Si simple soit-il, c’est le meilleur plan que j’aie entendu récemment.

Demandred continua à se taire, observant les trois femmes. Non, pas les trois. Seulement Semirhage et Mesaana. Et quand il parla enfin, à demi pour lui-même, ce fut à elles qu’il s’adressa :

— Quand je pense à l’endroit que vous avez choisi, l’une comme l’autre, je me pose des questions… Que sait le Grand Seigneur, et depuis quand ? Quelle proportion de tous les récents événements fait partie de son plan originel ?

Personne ne répondit.

— Vous voulez savoir ce qu’il m’a dit ? D’accord, mais que ça reste entre nous, alors… Puisque Sammael n’est pas venu, il n’en saura rien. Idem pour les autres, vivants ou morts… La première partie du message est très simple : « Laissez régner le Seigneur du Chaos. » Ce sont les mots du Grand Seigneur

Demandred eut une moue qui aurait pu ressembler à un sourire – une première, songea Mesaana, intriguée. Puis il leur fit part de la suite du message.

Quand il eut fini, Mesaana s’avisa qu’elle tremblait – sans pouvoir déterminer si c’était d’excitation ou de peur. Ça pouvait fonctionner, et combler toutes leurs attentes. Mais pour ça, il fallait de la chance, et elle n’avait jamais été très à l’aise avec cette notion. Le flambeur, c’était Demandred. Et il avait raison sur un point : Lews Therin s’était fabriqué sa propre chance à la manière dont le trésor d’une nation frappe de la monnaie. Et selon elle, Rand al’Thor faisait exactement pareil…

Sauf… Eh bien, sauf si le Grand Seigneur avait un plan en plus de celui qu’il avait exposé à Demandred. Et cette possibilité était plus terrifiante que toutes les autres.


Le miroir au cadre doré renvoyait l’image de la pièce : la troublante mosaïque, sur les murs, les meubles rehaussés d’or, les autres miroirs et les tapisseries. La pièce d’un palais, mais sans fenêtres ni porte. Le miroir reflétait aussi l’image d’une femme en robe rouge sombre qui faisait rageusement les cent pas, son beau visage tordu par un mélange de fureur et d’incrédulité. Oui, d’incrédulité !

Ce miroir reflétait aussi le visage de l’homme, et ça l’intéressait beaucoup plus que tout ce qui concernait la femme. Pour la centième fois, il ne put s’empêcher de toucher son nez et sa bouche afin de s’assurer qu’ils étaient bien réels. Son visage n’était pas jeune, mais bien moins vieux, cependant, qu’au moment où il s’était réveillé pour la première fois du long sommeil, ce trou noir peuplé d’interminables cauchemars.

Des traits ordinaires… Depuis toujours, il détestait être banal. Entendant sortir de sa gorge un ricanement de dément, il le réprima. Il n’était pas fou. Malgré tout, il n’en était pas là.

Durant sa seconde période de sommeil, plus horrible encore que la première, on lui avait donné un nom – avant qu’il se réveille dans ce corps et avec ce visage. Osan’gar. Un nom donné par une voix qu’il connaissait et à laquelle il n’aurait pas osé désobéir. Son ancien nom, affecté avec dédain et accepté fièrement, était à jamais perdu. La voix de son maître en avait décidé ainsi. La femme, elle, se nommait Aran’gar. Et son ancienne identité n’existait plus.

Un choix intéressant, ces noms… Un osan’gar et un aran’gar étaient les poignards qu’on tenait dans la main gauche et la main droite dans une forme de duel qui avait été fugacement populaire lors de la longue période de préparation séparant le jour où la Brèche avait été forée du véritable début de la Guerre du Pouvoir. Les souvenirs d’Osan’gar étaient lacunaires, car il avait perdu tant de choses durant le long sommeil puis le court, mais il se souvenait très bien de ça. Une popularité fugace, parce que les deux duellistes mouraient pratiquement chaque fois. Logique lorsqu’on s’affrontait avec des lames enduites d’un poison lent…

Une silhouette passa rapidement dans le miroir. Osan’gar se retourna sans précipitation inutile. Il devait se rappeler qui il était, et faire en sorte que les autres ne l’oublient pas. Alors qu’il n’y avait toujours pas de porte, un Myrddraal venait d’entrer dans la pièce. Rien d’extraordinaire, en ces lieux. Cela dit, le Demi-Humain était plus grand que tous ceux qu’Osan’gar avait vus.

Il prit son temps, laissant le Myrddraal mijoter dans son jus, mais Aran’gar brisa le silence avant qu’il se soit décidé à parler :

— Pourquoi m’a-t-on fait ça ? Qu’est-ce que je fiche dans ce corps ? Pourquoi tout ça ?

La dernière phrase s’acheva quasiment sur un cri.

Osan’gar aurait juré que les lèvres livides du Myrddraal venaient de dessiner un sourire. Mais c’était impossible, ici ou n’importe où ailleurs. Alors que même les Trollocs avaient le sens de l’humour – certes bestial et violent – les Demi-Humains en étaient totalement dépourvus.

— Tous les deux, vous avez reçu ce qu’on pouvait trouver de mieux dans les Terres Frontalières. (Une voix sifflante qui évoquait une vipère rampant dans une herbe desséchée.) C’est un bon corps, fort et en pleine santé. Bien meilleur que l’autre possibilité…

Les deux assertions étaient exactes. Ce corps que n’eût pas renié une danseuse de daien de l’ancien temps était d’une grande qualité, et le visage au teint ivoire et aux yeux verts, encadré de cheveux noirs, allait parfaitement avec. Et de toute façon, n’importe quoi aurait mieux valu que l’autre possibilité…

Aran’gar parut ne pas voir les choses de cette façon. Son beau visage brûlant de rage, elle semblait sur le point de prendre un risque insensé. Osan’gar l’aurait même juré, car il y avait toujours eu un problème avec elle, à ce niveau-là. En comparaison, Lanfear aurait pu passer pour un parangon de prudence.

Osan’gar tenta de saisir le saidin. Canaliser ici risquait d’être dangereux, mais moins que de laisser Aran’gar faire quelque chose de vraiment stupide. Hélas, il tenta de saisir le saidin… et ne trouva rien. Pas à cause d’un bouclier. Ça, il l’aurait senti, et il aurait fini par trouver un moyen de le contourner ou de le briser, à condition que la puissance soit raisonnable. Non, il avait l’impression d’être isolé du Pouvoir. Choqué, il s’en pétrifia sur place.

Aran’gar ne réagit pas comme lui. Alors qu’elle venait sans doute de découvrir la même chose que lui, ça ne l’affecta pas du tout d’une manière identique. Avec un feulement de félin, elle se jeta sur le Myrddraal, toutes griffes dehors.

Une attaque désespérée, évidemment. Sans même bouger, le Demi-Humain prit la femme par la gorge et leva le bras jusqu’à ce que ses talons décollent du sol. Alors que son feulement devenait un gargouillis, Aran’gar saisit à deux mains le poignet du Myrddraal. Serrant toujours le cou de l’imprudente, celui-ci tourna son visage sans yeux vers Osan’gar :

— Vous n’avez pas été amputés, mais vous ne canaliserez pas tant qu’on ne vous en aura pas donné l’autorisation. Et vous ne me frapperez jamais. Je suis Shaidar Haran.

Osan’gar voulut déglutir, mais sa bouche semblait remplie de poussière. À l’évidence, cette créature n’avait aucun rapport avec ce qu’on lui avait fait, quoi que ce fût. Si les Myrddraals étaient dotés de pouvoirs, ça n’allait pas jusque-là. Pourtant, celui-là savait ce qui s’était passé.

Osan’gar n’avait jamais aimé les Demi-Humains. Ayant participé à la création des Trollocs – en hybridant le bétail humain et animal –, il restait fier de son travail, qui nécessitait de grandes compétences. Mais les Myrddraals, résultats hasardeux et rares de sombres manipulations, l’avaient toujours mis mal à l’aise, dans le meilleur des cas.

Shaidar Haran regarda de nouveau la proie qu’il serrait dans son poing. Le visage rouge vif, la femme ne battait presque plus des jambes.

— Tu t’adapteras, reprit le Myrddraal, s’adressant à Aran’gar. Le corps se plie à l’âme, mais l’esprit, lui, se plie au corps. D’ailleurs, tu es déjà en train de t’adapter. Bientôt, il te semblera que tu n’as jamais eu d’autre corps. Bien entendu, tu peux aussi refuser ton sort. Dans ce cas, une autre femme prendra ta place, et tu seras livrée à mes frères, toujours incapable de canaliser, évidemment. (Les lèvres du Demi-Humain se plissèrent bizarrement une nouvelle fois.) Dans les Terres Frontalières, mes frères manquent de divertissement…

— Elle ne peut pas parler, dit Osan’gar. Tu es en train de la tuer. Ignores-tu qui nous sommes ? Demi-Humain, lâche-la ! Obéis-moi !

Car enfin, cette créature devait se plier à la volonté d’un Élu.

Le Myrddraal observa pourtant un long moment le visage presque bleu d’Aran’gar, avant de la reposer sur le sol et de desserrer sa prise.

— J’obéis au Grand Seigneur et à personne d’autre.

Toujours cramponnée au poignet du Demi-Humain, Aran’gar toussa et faillit s’étrangler avec l’air qu’elle aspirait. Si son bourreau l’avait lâchée, elle serait tombée comme une masse.

— Te soumettras-tu à la volonté du Grand Seigneur ?

Une simple question, sans rien d’une exigence, et pourtant…

— Je… Oui…, souffla Aran’gar.

Quand Shaidar Haran l’eut lâchée, elle tituba et se massa la gorge. Osan’gar fit mine de venir à son aide, mais elle le foudroya du regard puis le menaça du poing avant qu’il ait pu la toucher. Les mains levées, il recula. Voilà une hostilité dont il n’avait aucun besoin ! Mais c’était un bon corps… et une excellente plaisanterie. Alors qu’il s’était toujours rengorgé de son sens de l’humour, cette blague-là était extraordinaire.

— N’éprouvez-vous aucune gratitude ? demanda le Myrddraal. Tous les deux, vous étiez morts, et vous voilà de nouveau vivants. Pensez à Rahvin, dont l’âme est au-delà de tout salut, au-delà même du temps. Vous avez une chance de servir de nouveau le Grand Seigneur, et de vous faire pardonner vos erreurs.

Osan’gar s’empressa de déclarer qu’il débordait de reconnaissance, brûlait d’envie de servir et désirait plus que tout être absous de ses fautes. Rahvin, mort ? Que s’était-il passé ? Au fond, ça n’avait aucune importance. Un Élu de moins, ça ferait plus de pouvoir pour les survivants, quand le Grand Seigneur serait libre. Bien sûr, il était humiliant de s’abaisser devant une créature en un sens tout autant « née » de lui que les Trollocs, mais Osan’gar gardait un souvenir cuisant de la mort. Pour lui échapper, il était prêt à se prosterner devant un ver de terre.

Malgré la colère qui brillait encore dans ses yeux, Aran’gar n’avait pas tardé à comprendre. Elle aussi, elle se souvenait…

— Il est temps pour vous de retourner dans le monde afin de servir le Grand Seigneur, dit Shaidar Haran. À part lui et moi, nul ne sait que vous êtes vivants. Si vous réussissez, vous aurez la vie éternelle et dominerez tous vos semblables. En cas d’échec… Mais vous n’échouerez pas, c’est sûr.

Le Demi-Humain sourit bel et bien. Le rictus même de la mort…


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