Gérard de Villiers Les canons de Bagdad

Chapitre premier

— Le voilà ! Laisse-nous.

La voix de Tarik Hamadi vibrait d’excitation. Un collégien voyant apparaître l’objet de sa flamme ! Un sourire radieux découvrit ses dents très blanches, sous la grosse moustache noire, drue et soigneusement taillée. Son poil était si vivace qu’à peine une heure après s’être rasé, ses joues recommençaient à bleuir. Avec ses cheveux abondants coupés court, son front bas, ses traits épais et énergiques, ses yeux froids, à l’expression facilement cruelle, il exerçait, sur ceux qui l’entouraient, une fascination craintive.

Son compagnon lui ressemblait, en plus jeune et plus fin. Il se leva vivement, traversant la grande pièce ronde aux murs de pierre qui avait jadis servi de salle de conférence à Adolf Hitler. Le « nid d’aigle » du Führer, sa résidence favorite, construit au sommet du Kehlstein, à 1 800 mètres d’altitude, en plein cœur de l’Obersalzberg, les Alpes bavaroises, tout près de l’Autriche et au-dessus de Berchtesgaden, avait été transformé en restaurant-salon de thé et accueillait tous les jours des centaines de touristes, attirés aussi bien par la vue superbe que par une attirance un peu malsaine. Autour de Tarik Hamadi, des dizaines d’Américains et d’Allemands dévalisaient la boutique de souvenirs ou admiraient la grande pièce aux murs de granit gris. Rien n’avait changé depuis 1945. Ni les poutres apparentes du plafond, ni la majestueuse cheminée de marbre rouge offerte par Mussolini. Des fenêtres, on apercevait le superbe panorama de l’Obersalzberg bavarois. Le « nid d’aigle » n’avait jamais été touché par les bombes alliées, ni démoli. Seuls ses occupants avaient changé. Pour 24 marks, les visiteurs prenaient des bus orange, huit cents mètres plus bas, à Intereck, et pouvaient admirer pendant 6 kilomètres et demi un site exceptionnel, avant de déguster une bière ou un goulash à la Kehlstein Haus.

Les bus débarquaient leur chargement en face d’un tunnel de 300 mètres en marbre brut qui menait les visiteurs à un luxueux ascenseur aux banquettes de cuir vert pour parcourir les derniers 124 mètres. Les touristes les plus courageux pouvaient, à la place de l’ascenseur, emprunter un raidillon encore couvert de plaques de neige.

Tarik Hamadi adressa un signe à l’homme qui hésitait au sommet des marches séparant la pièce ronde de la salle à manger. Lui aussi avait le type oriental avec un nez immense et une abondante chevelure poivre et sel. De toute petite taille, il tenait une grosse serviette de cuir à la main. Il aperçut Hamadi et descendit les marches. Tarik Hamadi se leva pour l’accueillir et l’étreignit en se penchant, car l’autre lui arrivait tout juste à l’épaule.

— Farid ! Je commençais à m’inquiéter. Tout va bien ?

Farid Badr se laissa tomber sur une chaise avec un soupir.

— Tout va bien, mais ce que c’est haut ! Moi qui ai le vertige… Dans le bus, on a l’impression d’être en hélicoptère. Je meurs de faim.

Tarik Hamadi se leva.

— Viens, j’ai réservé une table. Ici, on ne sert pas à manger.

Les deux hommes traversèrent la salle ronde pour en gagner une plus petite carrée, en contrebas, la « Scharitzkehstube », ou salle Eva Braun, plus intime avec ses boiseries de sapin. Elle était presque vide et Tarik Hamadi s’installa près d’une fenêtre d’où on apercevait, à l’ouest, les dernières neiges du mont Watzmann. Une serveuse en costume bavarois vint aussitôt prendre leur commande. Wienerschnitzel, goulash et Apfelstrudel. Les touristes ne venaient pas pour la gastronomie, mais pour humer les souvenirs sataniques du nazisme. Comment imaginer que cette coquette taverne, typiquement bavaroise, ait servi de salle de conférence à Adolf Hitler ?

À peine la serveuse partie, Tarik Hamadi se pencha avidement vers le nouveau venu.

— Tu l’as ?

Farid Badr inclina affirmativement la tête.

— Montre !

— Ici ?

Tarik Hamadi balaya l’objection d’un haussement d’épaules.

— Il n’y a que des touristes. Tu es sûr de ne pas avoir été suivi ?

— J’ai tout fait pour ça à Munich.

— Et avant ?

— Rien d’inquiétant.

Devant le regard insistant de Tarik Hamadi, Farid Badr ouvrit sa serviette et en sortit un sachet en plastique. Il contenait un petit cylindre rouge, à peine plus gros qu’une pellicule photo 24 x 36, d’où émergeait un câble noir dont la section comportait au moins une dizaine de fils très fins. Tarik Hamadi prit l’objet entre ses doigts, comme s’il s’agissait d’un joyau. Puis, il étendit le bras à travers la table et serra l’épaule de Farid Badr à la broyer.

— Bravo. Et les autres ? Combien y en a-t-il ?

— Quarante. Ils arrivent par la voie prévue.

Tarik Hamadi tournait entre ses gros doigts l’étrange objet, sans se décider à le remettre dans son sachet de plastique.

C’est donc ça un krytron ? Comment se fait-il que nous ne sachions pas en fabriquer ?

Farid Badr, qui avait quelques connaissances scientifiques, lui adressa un sourire indulgent.

— Les Britanniques eux-mêmes ne le savent pas. Ceux-ci sont fabriqués à Wellesley, dans le Massachusetts. C’est de la très, très haute technologie, sous son aspect banal. Pour qu’une réaction nucléaire s’enclenche, il faut apporter une quantité d’énergie initiale. Ce que l’on obtient grâce à une charge d’explosif classique, placée au contact du plutonium. C’est un krytron qui la déclenche en produisant une impulsion électrique de haut voltage en un millième de seconde. Seuls quatre pays en fabriquent : les USA, la France, la Chine et Israël.

— Mais comment as-tu fait ? demanda admirativement Tarik Hamadi à son compagnon.

Avant de lui répondre, Farid Badr récupéra délicatement son krytron et le remit dans sa serviette.

— Ces krytrons sont aussi utilisés dans la technologie des lasers, expliqua-t-il, et dans l’exploration pétrolière. J’ai dû procéder à un petit « montage » pour devenir un acheteur non suspect…

La serveuse apporta le Wienerschnitzel et le goulash. Tarik Hamadi attaqua sa viande avec appétit.

— C’est fantastique, dit-il à mi-voix. Le projet Osirak va enfin voir le jour.

À part Farid Badr, seule une poignée d’intimes du président irakien, Saddam Hussein, savaient ce qu’était le projet Osirak.

Certains faits étaient bien sûr de notoriété publique. On savait que, depuis des années, l’Irak cherchait à fabriquer des armes nucléaires et leurs vecteurs, afin de posséder l’arme absolue contre Israël, l’ennemi honni. Déjà, en 1981, l’aviation israélienne avait détruit un réacteur « expérimental » à Tammouz, mais les travaux avaient continué, en secret.

Tarik Hamadi mangeait à toute vitesse. Il termina bien avant Farid Badr et se pencha au-dessus de la table.

— La Chine nous a enfin livré des centrifugeuses hypersophistiquées dont nous avions besoin pour séparer les isotopes, dit-il à voix basse. Elles sont installées et fonctionnent. Grâce à tes krytrons, nous allons enfin pouvoir assembler et essayer notre premier engin nucléaire.

— Où ? ne put s’empêcher de demander Farid Badr.

— C’est encore un secret, expliqua Tarik Hamadi. En Mauritanie. Ils ont terriblement besoin d’argent. Avec les Africains, si on a de quoi payer, on obtient tout. Cela permettra de procéder aux dernières mises au point avant l’utilisation effective.

— Vous allez en équiper votre missile El Abbas[1] ?

Le visage de l’Irakien se renfrogna.

— Non. Pour trois raisons. D’abord, El Abbas ne peut pas porter une charge suffisante. Ensuite, sa précision est très relative. Et, enfin, ces salauds de sionistes possèdent un système de défense anti-missiles très sophistiqué, capable d’arrêter nos engins.

— Mais alors, comment allez-vous faire ? Vos chasseurs bombardiers sont encore plus vulnérables.

L’Irakien regarda la salle vide autour de lui, comme s’il craignait un espion invisible, et, baissant encore le ton, chuchota sa confidence :

Nous avons pratiquement résolu le problème. Grâce à un balisticien de génie qui travaille avec nous depuis des années. Tu n’as jamais entendu parler d’un certain Georges Bear ?

— Jamais.

— Tu le rencontreras peut-être un jour. Il se trouve à Vienne en ce moment et je vais l’y rejoindre. Il a conçu un canon géant.

— Un canon !

Tarik Hamadi montra toutes ses dents, éblouissantes de blancheur, dans un sourire féroce.

— Oui, mais pas n’importe quel canon. Un canon géant au tube de cinquante mètres de long qui peut tirer un projectile d’une tonne à plus de trois cents kilomètres.

— Une charge nucléaire ?

— Oui, ou chimique. Et le système sioniste anti-missiles « Patriot » ne peut pas arrêter un tel projectile. Cela fait plus d’un an que nous travaillons à ce projet. Georges Bear a commandé dans les pays d’Europe les différentes sections de son tube et le mécanisme de recul. Une partie vient d’Autriche, c’est la raison pour laquelle il se trouve à Vienne.

— Vous l’avez déjà assemblé ?

— Sur les cinquante-deux pièces nous en avons déjà quarante-huit. Trois tubes ont déjà été assemblés dans des emplacements secrets, enterrés pour échapper aux bombardements des Sionistes.

Farid Badr avait du mal à dissimuler son scepticisme.

— Tu es sûr que ça va marcher ? Ce n’est pas un rêveur, un fou… ?

— Non. Il avait déjà construit deux exemplaires d’un canon un peu moins puissant. L’un a été installé à La Barbade et a expédié un satellite à 180 kilomètres d’altitude. Et il a conçu, depuis, un canon de 155 à tir rapide très performant, que nous avons utilisé pendant la guerre[2].

— Je voudrais bien en voir tirer un, fit rêveusement Farid Badr.

— Dans quelques semaines, affirma Tarik Hamadi. Il ne reste plus qu’à acheminer la culasse et le mécanisme de recul. Ensuite…

Il laissa sa phrase en suspens, avisant un homme roux qui les observait de la grande salle. Celui-ci fit demi-tour et se perdit dans la foute.

Le ciel était en train de se couvrir et tes touristes commençaient à faire la queue devant l’ascenseur. À cette altitude, les changements de temps étaient très brusques.

Mis en alerte par la présence de l’inconnu en costume local, Farid Badr repoussa son assiette avec un sourire un peu contraint.

— Pourquoi m’avoir donné rendez-vous id ? Je me suis tapé une heure de voiture depuis Munich. On n’aurait pas pu se retrouver au Vierjahrezeiten[3] ? C’est plus confortable et plus discret…

Tarik Hamadi eut un sourire féroce.

— Je l’ai fait exprès. Pour nous porter bonheur. C’est ici qu’il y a cinquante ans, le jour de son anniversaire, Adolf Hitler a juré l’élimination des Sionistes. Ce qu’il appelait la solution finale. Il a en partie échoué, mais nous sommes là pour reprendre te flambeau. Grâce à Osirak, Inch Allah, la Palestine sera bientôt le tombeau des Sionistes et nos frères palestiniens pourront enfin retrouver la terre qui leur a été volée.

Penché en avant, Tarik Hamadi parlait avec une violence contenue. Farid Badr savait qu’il ne s’agissait pas d’une menace à la légère. Occupant un rang très important dans les services secrets irakiens, il était responsable de toutes les opérations clandestines en Europe et ne prenait d’ordres que de deux hommes : le président Saddam Hussein et le général Saadoun Chaker, en charge des activités irakienne tes plus secrètes. Même le fils de Saddam Hussein, Ouadai Hussein, ne savait rien du plan Osirak.

— Mais tu vas prendre le risque de détruire Al Qods[4] ? s’inquiéta Farid Badr.

Tarik Hamadi eut un haut-le-corps indigné et faillit s’étrangler avec son Apfelstrudel.

— Jamais. Le musulman qui commettrait, ce crime serait maudit jusqu’à la fin des siècles. Non, notre projet est d’envoyer un projectile nucléaire sur Tel-Aviv, qui est éloigné de quarante kilomètre » de Al Qods ; grâce à la précision du canon inventé par Georges Bear, c’est possible. Sans risque d’erreur. La déflagration tuera quelques dizaines de milliers de Sionistes. Ceux-ci seront ensuite tellement affaiblis et choqués qu’ils accepteront de rendre les terres qu’ils ont volées. Si ce n’était pas le cas, nous les y contraindrions en leur expédiant d’autres bombes. Avec trois projectiles tirés par nos canons, il ne restera d’Israël que des cendres, tout en protégeant notre bien-aimé Al Qods…

Le silence retomba. Mais Farid Badr, en bon Libanais à l’esprit pratique, voulut savoir :

— Et si les Sionistes ripostent ? Ils en ont les moyens.

— Ils n’en auront pas le temps, trancha Tarik Hamadi. Ils ignorent tout de ces merveilleux canons. Même si c’était le cas, nous aurions des milliers de martyrs mais Israël n’existerait plus. La Nation arabe tout entière nous aiderait alors à reconstruire notre pays.

Là, Farid Badr se dit qu’il versait dans le lyrisme oriental. Certes, la plupart des pays arabes approuveraient la « vitrification » d’Israël, mais de là à ce qu’ils aident l’Irak… Saddam Hussein était craint mais pas vraiment aimé. Quand il n’était pas franchement haï, par ses voisins comme la Syrie, l’Iran, ou l’Arabie Saoudite. L’héroïsme guerrier de Tarik Hamadi venait de sa certitude de diriger l’opération Osirak bien à l’abri derrière dix mètres de béton. Le courage n’excluant pas la prudence… En tout cas, Farid Badr avait touché dix millions de dollars via une banque d’Atlanta, pour la fourniture des krytrons et se lavait les mains de la suite des événements.

Laissant son Apfelstrudel, Farid Badr consulta sa montre.

Il va falloir redescendre, dit-il. Je retourne à Paris dès ce soir à 20 heures. Tu pourras me joindre au Plaza Athénée.

Tarik Hamadi aimait bien Paris, parlant français parfaitement. Et il s’y sentait en sécurité pour y traiter cette affaire : grâce à de longues relations commerciales avec l’État français, l’Irak y était plutôt bien traité. Comme à Londres d’ailleurs, où les Services britanniques fermaient les yeux sur bien des choses, par haine de l’Iran. Sans les Anglais, l’Irak n’aurait jamais pu construire l’usine d’obus chimiques dont Saddam Hussein était si fier. L’essai sur sa minorité kurde en rébellion avait été concluant : rien ne survivait à un arrosage bien préparé et c’était d’un prix très abordable. Évidemment, cela n’avait pas l’impact d’une bombe nucléaire. Or, le rêve de Saddam Hussein était clair : il voulait, définitivement, effacer Israël de la carte.

L’Irak était l’ennemi héréditaire de l’État hébreu. Peuplé à 80 % de Chiites, ayant sur son territoire la plupart des lieux saints du chiisme, dont le Mausolée de Karbaia, la croisade anti-Sioniste de Saddam Hussein trouvait un écho profond, dans son pays aux habitants encore frustes et illettrés. À leurs yeux, c’était vraiment le Jihad, la guerre sainte. Les Irakiens se moquaient des Palestiniens dont ils n’épousaient la cause que pour des raisons politiques.

État relativement moderne, l’Irak n’était pas intégriste, en dépit de ses Chiites. En son for intérieur, Tarik Hamadi se moquait bien de Al Qods et des incantations religieuses des croyants fanatisés.

La vitrification éventuelle d’Israël était le deuxième volet d’une vaste opération tendant à propulser l’Irak au rang incontesté de puissance dominante du Moyen-Orient. Avant, il fallait remplir les caisses de Saddam Hussein saignées à blanc par la longue guerre avec l’Iran. Il y avait un plan pour cela, encore ultrasecret. Le retour de la Palestine dans le giron arabe avec, en prime, Al Qods ferait passer au second plan l’Arabie Saoudite, gardienne de la Mecque, donnant à l’Irak une autorité morale qui lui manquait.

L’Arabe qui rendrait Al Qods aux croyants serait placé sur un piédestal pour l’éternité…

Tarik Hamadi appela la serveuse et sortit une liasse de marks. Pour le projet Osirak, l’argent coulait à flots. Alors qu’il ramassait sa monnaie, un bourdonnement se fit entendre de dessous sa veste.

Il sortit de sa poche intérieure un émetteur-radio miniaturisé, pas plus épais qu’un étui à cigarettes et en étira la petite antenne, avant de le coller à son oreille.

Son visage changea d’expression. Il écouta quelques instants, murmura des mots inaudibles même pour son voisin et rangea l’appareil. Ses yeux noirs ressemblaient à deux morceaux d’anthracite.

— Tu as dû être suivi, dit-il d’une voix altérée à Farid Badr. Mes hommes de protection ont repéré un couple suspect. Des gens de la CIA ou des Sionistes.


* * *

Les cuisses bronzées de Heidi Ried, largement découvertes par une mini de cuir jaune, attiraient nettement plus l’attention que les cheveux roux de son compagnon, John Mac Kenzie. Les deux jeunes gens, installés à une des tables en plein air de la terrasse du Kehlstein Haus, ne se distinguaient pas des autres touristes profitant des derniers rayons de soleil. La vue était toujours aussi somptueuse, mais l’air commençait à fraîchir avec l’arrivée des nuages. Un gros corbeau au bec jaune vint se poser sur la table du couple, happa un morceau de fromage et s’envola à tire d’aile.

Ach ! So gemütlich[5] !

Le couple bavards à côté d’eux en frissonnait d’attendrissement. Les oiseaux n’arrêtaient pas de se servir sans vergogne dans les assiettes des clients. John posa sa main sur celle de Heidi.

— Tu n’as pas froid ?

— Non, ça va. J’espère quand même que ces salauds vont bientôt sortir. Qu’est-ce que tu veux faire ?

— Il me faut une photo de cet homme, celui qu’a retrouvé Farid, fit John d’une voix égale, sans cesser de sourire, comme s’ils bavardaient légèrement. Nous ignorons qui il est.

— Tu ne peux pas le suivre ?

— Trop dangereux.

Heidi et John travaillaient tous les deux pour la Division des Opérations de la Central Intelligence Agency. John Mac Kenzie à plein temps après une formation chez les Bérets verts, Heidi Ried comme « stringer », Autrichienne, elle avait été recrutée par la « station » de Vienne. Son job de publiciste à Vienne lui offrait une excellente couverture et personne ne soupçonnait son appartenance à la CIA. Ses deux métiers la passionnaient et elle ne s’était pas encore stabilisée sentimentalement. Sa dernière aventure avait été avec un Italien qui la baisait comme un dieu en l’attachant à un lit de cuivre.

Cela n’avait amusé Heidi que quelques mois. Hyper-féminine, portant toujours des hauts transparents, à travers lesquels on voyait la dentelle de ses soutiens-gorge, des jupes droites et des escarpins à talons aiguilles, elle fascinait les hommes. Son visage de madone légèrement salope, éclairé par de grands yeux gris, les faisait tomber comme des mouches. John Mac Kenzie sourit en regardant sa poitrine : le froid faisait se dresser la pointe de ses seins moulés par son léger pull.

— Je vais voir où ils en sont, proposa-t-il.

— Non, j’y vais, dit-elle. Tu y as déjà été une fois.

Elle se leva et entra dans la salle passant devant le bar où braillaient quelques ivrognes. Elle traversa la salle à manger et eut un coup au cœur. Personne ! Elle se souvint avec soulagement de la salle Eva Braun… Elle se dirigea alors vers le stand de souvenirs, en passant devant la grande cheminée, y acheta un paquet de cartes postales puis revint sur ses pas. Cette fois, elle aperçut les deux hommes avant de ressortir.

John Mac Kenzie semblait frigorifié quand elle le retrouva, le soleil ayant été définitivement caché par les nuages. Il se leva aussitôt.

— Viens, dit-il. Nous allons faire la queue près de l’ascenseur. Comme ça, on ne peut pas les louper. J’essaierai de les shooter quand ils remonteront dans le car.


* * *

— Il ne faut pas qu’ils sachent qui tu as rencontré, scanda Tarik Hamadi d’un ton rageur. Sinon, c’est une catastrophe. Ils vont m’identifier et…

Farid Badr remarqua.

— Ils t’ont déjà vu.

Le regard de Tarik Hamadi le cloua à son siège. D’une voix glaciale, l’Irakien laissa tomber.

— Ils n’auront pas le loisir de le répéter.

— Qui t’a prévenu, tout à l’heure ?

Le responsable des services irakiens eut un sourire pâle et plein de cruauté.

— Je ne me déplace jamais seul. Mes hommes sont montés à pied depuis Intereck pour ne pas laisser de traces. Ils ont tout ce qu’il faut pour faire face à cette situation. Ne t’alarme pas. Nous allons attendre un petit peu.

— Pour quoi faire ?

Tarik Hamadi tendit le bras vers le massif montagneux où les nuages s’amoncelaient, descendant rapidement vers le Nid d’aigle.

— Dans un quart d’heure, nous allons être dans la brume. Les choses seront plus faciles.

— Et s’ils s’en vont avant ?

— J’ai d’autres hommes en bas, à l’arrivée des bus à Intereck. Ils agiront de la façon la plus brutale. Veux-tu un autre café ?

Farid Badr refusa, la gorge nouée par l’angoisse. Tarik Hamadi dissimulait la sienne sous un air triomphant, mais au fond n’en menait pas large. Farid avait raison : il avait été stupide de donner ce rendez-vous à Berchtesgaden par pure sentimentalité, alors qu’un hôtel à Munich eût été plus sûr. Si le président de l’Irak apprenait qu’Osirak avait échoué à cause d’une fantaisie de sa part, il serait pendu après avoir eu les yeux arrachés. Anxieusement, il surveillait les nuages qui descendaient du Hoch-Kalter, envahissant peu à peu le terre-plein rocheux qui prolongeait la Kehlstein Haus cernée d’à-pics vertigineux.

Déjà, la grande croix, ornée d’un gigantesque edelweiss à la place du Christ, marquant le point le plus élevé – 1834 mètres – disparaissait dans la brume. Les derniers touristes se hâtaient de regagner le restaurant et l’ascenseur, poursuivis par des nuages effilochés. Quelques gouttes de pluie commençaient à tomber et la baraque de souvenirs fermait ses volets. Il regarda sa montre et repoussa sa chaise. Maintenant, ses hommes devaient être en place.

— Allons-y, dit-il. Suis-moi.

Ils traversèrent la grande salle ronde, déjà pratiquement vide, puis le restaurant. Le couloir et le petit hall en face de l’ascenseur étaient noirs de monde : des touristes faisant patiemment la queue. Tarik Hamadi fendit la foule, se dirigeant vers le restaurant en plein air et le terre-plein. Toutes les tables étaient vides, les derniers oiseaux s’envolaient et les serveuses finissaient de nettoyer. Devant lui, la masse cotonneuse et blanchâtre cachait même la grande croix. L’air était presque froid, bien qu’on soit en juin.

Il descendit les marches de la terrasse et se dirigea vers le terre-plein, sans se retourner, Farid sur ses talons.

Ils furent avalés par le brouillard et disparurent en quelques secondes comme des fantômes.

John Mac Kenzie fut pris à contre-pied. Il avait bien vu Tarik Hamadi et son ami sortir du restaurant et s’était retourné aussitôt. Lorsqu’il fit semblant de gagner les toilettes pour les repérer de nouveau, les deux hommes avaient disparu ! Il lui fallut une seconde pour comprendre qu’au lieu de faire la queue pour prendre l’ascenseur, ils redescendaient à pied ! John se pencha aussitôt à l’oreille de Heidi.

— Reste là, je vais voir où ils sont allés. C’est peut-être une feinte.

Il fendit la foule et sortit du Kehlstein Haus juste à temps pour voir les deux silhouettes se fondre dans la brume recouvrant maintenant le promontoire rocheux. Théoriquement, le sentier pour redescendre se trouvait derrière le bâtiment à l’opposé, mais il pouvait en exister d’autres. Impossible de prendre le risque. À son tour, il s’enfonça dans les nuages cotonneux et gris. Lorsqu’il se retourna au bout de quelques mètres, il ne pouvait déjà plus apercevoir le Kehlstein. Et les nuages continuaient à s’amonceler…

John Mac Kenzie avançait silencieusement, tendant l’oreille, essayant de percer la brume opaque qui le cernait. Mais peu à peu il perdit le sens des distances et de l’orientation. La grande croix dressée sur son socle de pierre surgit soudain devant lui et il la contourna. Plus trace des deux hommes. Comment deviner le sentier qu’ils avaient choisi dans cette purée de pois ?

Il s’aperçut de son erreur. Même s’ils descendaient à pied, ils reprendraient un des bus orange, au départ de l’ascenseur ; il suffisait donc de les y attendre. Dans ce brouillard, il risquait tout simplement de tourner en rond et de les perdre.

Deux silhouettes surgirent soudain de la brume droit devant lui. Il les prit d’abord pour des touristes retardataires, puis il vit les visages basanés et moustachus, l’expression de leurs yeux, et surtout les jumelles infrarouges qui pendaient au cou de l’un d’eux, permettant de percer le brouillard.

Abaissant son regard, il découvrit que chacun d’eux tenait un poignard, à l’horizontale. Ils avaient des tenues de sport, blousons de nylon, jeans, baskets et un sac attaché à la ceinture. Il voulut reculer, mais aussitôt deux bras puissants se refermèrent autour de son torse, l’immobilisant et le soulevant du sol.

Il voulut se débattre, mais un des deux hommes qui se trouvaient devant lui le contourna et lui prit le bras gauche, le tordant violemment, le droit restant maintenu par son agresseur invisible.

Derrière lui, une voix douce lança en arabe :

— Vas-y, Ibrahim. Sers-le.

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