Chapitre XI

Le hall de l’hôtel Amigo avait l’ambiance ouatée d’un club anglais. Pourtant, à quelques mètres de là, des hordes nippones et germaniques se ruaient caméras au poing, à l’assaut des vieilles pierres de la Grande Place, joyau touristique bruxellois.

Pamela Balzer, ses longs cheveux noirs cascadant sur ses épaules, ses courbes explosives pudiquement dissimulées sous un sage tailleur, sirotait patiemment un Cointreau, enfoncée dans un des grands fauteuils en tapisserie. Une bonne bourgeoise bruxelloise en train d’attendre son époux. Seules ses interminables et somptueuses jambes, gainées de gris, attiraient le regard.

De son tabouret, au bar, Malko installé devant une Stolichnaya, surveillait la jeune femme.

Milton Brabeck attendait dehors dans la rue des Lombards en face de l’hôtel, au volant d’une Mercedes de location. Chris Jones, dans un autre fauteuil, abrité derrière le Herald Tribune, assurait la protection rapprochée, en savourant un Gaston de Lagrange dont le verre ballon disparaissait entre ses doigts monstrueux. Son Beretta 92, dissimulé dans une serviette de cuir, à quelques centimètres de ses doigts… Quant à Elko Krisantem, il patrouillait les abords de l’hôtel, à la recherche de faciès suspects. Le rendez-vous donné par le mystérieux « Georges » pouvait très bien être un piège. Après ce qui s’était passé à Vienne…

Huit heures cinq. Malko acheva sa vodka d’un coup, vérifia discrètement qu’il pouvait saisir rapidement la crosse de son pistolet extra-plat et commanda une seconde Stolichnaya pour conjurer le sort… Le barman la posait devant lui lorsqu’il vit un homme, de dos, s’arrêter devant Pamela Balzer. Malko sentit son pouls s’accélérer. Le nouveau venu attira un fauteuil à lui et s’assit. C’était bien l’inconnu de la photo. Il avait un visage assez insignifiant, avec un nez en trompette, le front déplumé avec une couronne de cheveux gris entourant une tête ronde, l’air inoffensif. Un petit fonctionnaire. Pamela lui souriait, plutôt crispée. Leur conversation ne dura pas longtemps. Ils se levèrent et traversèrent le hall. Il arrivait à peine à hauteur du menton de la jeune femme, bien qu’il se tienne droit comme un I. Malko suivit à bonne distance et les vit monter dans une Audi 100 noire garée sur le minuscule parking de l’hôtel.

Lorsqu’il sortit à son tour, l’Audi descendait déjà la rue des Lombards, la Mercedes de Milton Brabeck derrière elle. Il n’y avait plus qu’à attendre. Malko remonta dans sa chambre, rejoint par Elko et Chris Jones.

Le téléphone sonna un quart d’heure plus tard.

— Ils sont dans un petit restaurant italien rue des Fossés-aux-Loups, La Familla, annonça l’Américain. Près du boulevard du Régent. Impossible d’y entrer sans se faire remarquer. Ils ne sont pas suivis. Voilà le numéro de l’Audi : 756 484.

— Nous vous rejoignons, annonça Malko.

Laissant Elko Krisantem avec mission de garder leur chambre, il partit avec leur seconde voiture, une autre Mercedes 190. Avant de partir, Malko appela la station de la CIA à Bruxelles pour savoir à qui appartenait l’Audi noire.


* * *

Georges Bear buvait du petit lait. Chaque fois qu’il posait les yeux sur Pamela Balzer, il éprouvait une furieuse brûlure au creux du ventre. Il s’enflammait rarement pour une femme, mais il s’était passé à Vienne, lorsqu’il avait fait l’amour avec elle, quelque chose d’animal, d’irrationnel, d’incontrôlable. Était-ce sa peau soyeuse, ses interminables jambes qu’elle avait nouées dans son dos, ses yeux noirs immenses, il n’en savait rien. Il avait beau se dire que c’était une professionnelle, l’idée de la tenir dans ses bras de nouveau, de caresser sa peau, ses seins, ses fesses, de s’enfoncer en elle lui donnait la chair de poule…

Il repoussa son expresso, nerveux comme une queue de vache et proposa :

— Si on rentrait ?

Le dîner avait été bien arrosé de Valpolicella et il se sentait soudain très sûr de lui. Pamela n’avait pas beaucoup parlé, il n’avait pas osé lui demander ce qu’elle était venu faire à Bruxelles. Il n’avait qu’une seule idée en tête : se retrouver au fond de son ventre.

— On va chez vous ?

Sa voix était calme, normale. Georges Bear se sentit bêtement embarrassé. Il ne pouvait lui expliquer qu’il était tenu à des mesures de sécurité très strictes. À cause de ses activités.

— Je préférerais ailleurs, fit-il timidement. Vous êtes à l’Amigo ?

— Oui.

— Ils ne diront rien, je les connais.

Il paya et ils sortirent. Le spectacle de ses hanches se balançant devant lui accrut encore son désir. Il faisait presque froid et il dut mettre le chauffage dans l’Audi. Pendant le trajet, il posa la main sur la cuisse de Pamela Balzer et faillit défaillir de bonheur au contact du nylon extra-fin. Elle lui sourit, absente. Malko l’avait briefée et ce n’était pas la première fois qu’elle se retrouvait dans une situation semblable. L’employé de la réception lui tendit sa clef comme si Georges avait été invisible et ils se retrouvèrent dans le petit ascenseur. À travers la fenêtre de la chambre, on apercevait les toits d’ardoise des vieux bâtiments de la Grande Place. À peine Pamela eut-elle ôté la veste de son tailleur que Georges Bear se jeta pratiquement sur elle et l’embrassa, dressé sur la pointe des pieds. Elle lui rendit son baiser, habilement mais sans passion. Georges s’était mis à farfouiller dans son chemisier, glissant maladroitement les doigts entre le soutien-gorge et la peau.

— Attends, fit simplement Pamela.

Rapidement, elle ôta son chemisier et son soutien-gorge, puis défit quelques boutons de la chemise de Georges et entreprit de lui agacer tes pointes des seins d’un ongle habile. Au cours de sa carrière, elle s’était aperçue que les hommes étaient beaucoup plus sensibles à cette caresse qu’à d’autres plus directes. Effectivement, Georges gémit de plaisir en se tortillant contre elle. Ses mains avaient abandonné ses seins pour s’emparer de sa croupe. Il tenta d’en glisser une sous la jupe, mais elle était trop étroite. De nouveau, Pamela l’aida, la faisant glisser à terre.

Georges Bear la fixa, la gorge sèche. Les longues jambes gainées de bas montant jusqu’en haut des cuisses, la poitrine gonflée pointant orgueilleusement et le triangle noir harmonieusement taillé et soyeux de son ventre le rendaient fou. Il ne savait plus où mettre les mains. Pamela effleura l’érection qui tendait son pantalon et il se déroba tant il craignait de jouir au moindre contact. Délicatement, elle le libéra et l’entoura de ses doigts habiles. Il haletait comme si sa dernière heure était venue. Ne pouvant plus résister, il glissa une jambe entre celles de la jeune femme et tenta de la prendre debout. Pamela s’écarta et l’attira gentiment vers le lit.

— On sera mieux là, fit-elle d’une voix douce à mourir.

À peine fut-elle allongée qu’il se rua en elle comme un sauvage, tandis qu’elle relevait automatiquement les jambes pour lui faciliter la tâche. Mais il avait déjà un autre fantasme. Il se retira, la força à se retourner, la mettant à genoux. Il contempla quelques instants sa croupe sublime et s’y enfonça d’un coup, les mains crispées sur les hanches en amphore. Consciente de l’effet qu’elle produisait, Pamela le reçut prosternée, les bras allongés devant elle, la croupe haute. Georges Bear la besogna à toute vitesse, moins d’une minute, et explosa avec un couinement ravi.

Réalisant que pour ces quelques secondes d’extase, il était prêt à faire pas mal de conneries.


* * *

Georges Bear s’était rhabillé. Pamela Balzer, allongée sur le lit, l’observait. Elle avait conservé ses bas et ses chaussures. Même partiellement assouvi, Georges ne pouvait la regarder sans sentir son ventre s’embraser de nouveau. Il se pencha et l’embrassa sur la bouche.

— Combien de temps restez-vous à Bruxelles ? demanda-t-il.

Il n’osait pas la tutoyer.

— Je ne sais pas encore, fit Pamela en s’étirant. Mais dis-moi, je ne sais même pas ton nom…

— Georges, dit-il. Georges Bear. Comme « ours ».

— Qu’est-ce que tu fous ? demanda-t-elle négligemment.

— Oh ! du business. Je voyage pas mal, fit-il. D’ailleurs, je dois aller à Rotterdam ces jours-ci. Vous pourriez venir avec moi. Pour deux jours. On coucherait à Amsterdam, c’est très beau.

Une jambe presque levée à la verticale, Pamela tira sur un de ses bas.

— Peut-être, il faut me téléphoner.

Quelque chose dans sa pose fit soudain flipper Georges Bear. Il y avait si longtemps qu’il n’avait pas éprouvé ce sentiment de plénitude en faisant l’amour ! Il s’assit sur le lit, le souffle court et se remit à caresser le corps de Pamela.

— J’ai encore envie de vous, murmura-t-il.

Comme elle ne le rembarrait pas, il se déshabilla à toute vitesse et vint se glisser contre elle, déjà en érection. Le contact de la peau soyeuse et ferme acheva de le mettre en transe. Une idée le taraudait depuis sa première rencontre avec Pamela.

— Retournez-vous, demanda-t-il d’une voix étranglée, je voudrais vous caresser le dos.

Pamela s’exécuta sans broncher. En fait de dos, Georges se mit à lui pétrir les fesses, allant parfois jusqu’à glisser un doigt inquisiteur entre elles, s’enhardissant même jusqu’à frôler l’ouverture de ses reins. Il se pencha à son oreille et murmura d’une voix rauque.

— Vous savez ce que je voudrais ?

Elle tourna vers lui ses immenses yeux d’un noir liquide à l’expression trouble.

— Il faut toujours faire ce dont on a envie.

Sachant très bien où il voulait en venir. Tous les hommes étaient pris du même fantasme en la voyant.

Georges Bear s’allongea sur elle. Pamela se cambra un peu pour qu’il puisse la prendre. Il ne fit que quelques allers-retours dans son sexe. Son excitation était telle qu’il craignait de jouir prématurément. Il se retira et quand elle sentit qu’il cherchait maladroitement à la sodomiser, d’elle-même, Pamela prit ses globes fessiers à deux mains, les écartant pour lui faciliter le passage…

Georges Bear n’aurait jamais rêvé d’un tel geste de soumission ! Du coup, presque sans tâtonner, il s’enfonça dans l’ouverture offerte, avec la brutalité d’un néophyte. Pamela cria et, secrètement, il en fut terriblement fier.

— Arrête, ne bouge plus !

Sa voix était dure, différente, mais il ne le réalisa pas. Il obéit, non pour lui faire plaisir, mais parce qu’au moindre mouvement, il allait exploser… Ce n’est que lorsque les battements de son cœur se furent un peu calmés qu’il commença à en profiter. Cela dura à peine quelques secondes : la sensation de ce fourreau étroit autour de sa verge, ces fesses fermes et rondes sous ses mains, le menèrent à l’extase encore plus rapidement que la première fois…

Il retomba, ivre de satisfaction, et demeura emmanché en elle jusqu’à ce que son sexe diminue de volume.

— C’était merveilleux ! glissa-t-il à son oreille.

— Pour moi aussi, assura Pamela.

Un quart d’heure plus tard, quand il traversa le hall de l’Amigo, il avait toujours une braise brûlante au creux du ventre et elle n’était pas prête de s’éteindre. Pamela avait déchaîné en lui quelque chose qui balayait tout le reste. Il pensa à la drogue et se dit que c’était une bonne comparaison. On devait se sentir comme ça après son premier « fix ». Incroyablement bien et définitivement en enfer.


* * *

Chris Jones, gêné par la pluie, avait du mal à suivre de près l’Audi 100 noire, l’avenue Louise étant presque déserte. Juste avant le bois de la Cambre, l’Audi tourna à droite dans le quartier résidentiel de Uccle. Des villas cossues et des résidences modernes au milieu de grands parcs. L’Audi tourna autour de l’Observatoire, enfila la rue François-Folie et pénétra dans une grande résidence. Chris Jones continua, stoppa vingt mètres plus loin et revint sur ses pas en courant.

Il aperçut un parc dominé par une énorme résidence et l’entrée d’un parking souterrain. Il s’y engouffra en courant et s’arrêta pour observer les lieux. Une voiture manœuvrait au fond. Guidé par la lueur des phares, il la rejoignit au moment où elle se garait dans un box. C’était l’Audi noire. Dissimulé derrière un pilier de ciment, Chris Jones aperçut le compagnon de Pamela en sortir et se diriger vers une porte communiquant avec les appartements de la résidence. Chris attendit un peu, puis emprunta le même itinéraire. La porte s’était refermée. Heureusement, il avait avec lui un petit trousseau fourni par la TD[17]. Il lui fallut exactement quarante secondes pour ouvrir la serrure de sécurité et refermer derrière lui. La minuterie était encore allumée et l’ascenseur en service.

Montant un étage à pied, il déboucha dans un petit hall coquet. Personne. L’ascenseur s’arrêta. Il n’y avait plus qu’une chose à faire : prendre l’escalier de secours et vérifier à quel étage l’ascenseur avait stoppé.

Chris Jones le trouva au huitième. Deux portes sur le palier. L’une portait une plaque : Docteur J. Broeck – Généraliste. L’autre était anonyme. L’Américain redescendit, ressortit par l’entrée de l’immeuble normale et nota le numéro de la résidence : 28. Il avait au moins l’adresse de l’inconnu.

L’adresse et le numéro de la voiture allaient pouvoir mener à quelque chose.


* * *

Pamela Balzer fumait nerveusement, Malko assis sur le bord de son lit.

— Oui, il ne m’a dit que son nom, répéta-t-elle, excédée. Il ne pensait qu’à me sauter. Bien sûr qu’il va me rappeler…

— Il ne vous a rien dit de précis sur ses activités ?

— Non, il est dans le business, il voyage beaucoup. Il habite seul, mais n’aime pas faire venir de gens chez lui.

— Et ce voyage à Rotterdam ?

— Rien non plus.

Rotterdam, c’était le plus grand port d’Europe. Pas vraiment une destination de vacances… Pamela écrasa sa cigarette dans le cendrier et explosa.

— J’en ai marre ! Maintenant que vous l’avez récupéré votre type, je veux me tirer !

— À Vienne ? demanda Malko. La dernière expérience ne vous a pas suffi…

— Non, dit-elle. À Bombay, là où j’ai encore des amis. Je reviendrai plus tard. J’ai peur.

Malko posa gentiment la main sur la sienne.

— Il faut rester. Ici, vous ne risquez rien. Nous vous protégeons jour et nuit. Ensuite, vous irez à Bombay ou à New York, nous vous aiderons.

Il se leva pour partir, mais Pamela le retint.

— Restez. J’ai peur seule.

Il demeura près d’elle quelques minutes. Chris Jones était revenu avec l’adresse de Georges Bear. Ils progressaient. Il restait maintenant à découvrir pourquoi les Irakiens tenaient tellement à conserver le secret sur leurs relations avec Georges Bear.


* * *

— Envoie le chauffeur à la Cosmos Trading Corporation, ordonna Tarik Hamadi d’une voix blanche de fureur, qu’il dise à Mr Georges de me retrouver à l’endroit habituel dans une heure.

Pour se calmer les nerfs, l’Irakien se mit à arpenter le bureau qu’il occupait au troisième étage de l’ambassade d’Irak, un cube de béton gris au 38 avenue de Floride dans le quartier d’Uccle, à quelques centaines de mètres du domicile de Georges Bear. Ils s’étaient tous installés à Bruxelles pour diverses raisons. D’abord la nullité des Services de Renseignements belges, qui ignoraient à peu près tout ce qui se passait sur leur territoire. Ensuite, la discrétion dont faisaient preuve les banques et les milieux d’affaires locaux. La proximité d’Anvers et de Rotterdam ajoutait un plus aux deux raisons précédentes. Enfin, l’extrême droite était encore très puissante et très structurée en Belgique, avec de nombreux réseaux souterrains d’amitiés dans les forces de l’ordre. Quand on combattait Israël, cela pouvait servir.

Une nouvelle fois, il se fit passer la bande enregistrée des communications téléphoniques de Georges Bear qu’on lui avait apportée avec son petit déjeuner. Ses hommes avaient placé une « bretelle » sur sa ligne, par prudence. Georges Bear était un collaborateur fidèle, mais on n’était jamais assez prudent. La précaution s’était avérée utile…

Tarik Hamadi avait découvert le pot aux roses : cette salope de Pamela Balzer était à Bruxelles alors que Fatima Hawatmeh la guettait à Vienne ! Et surtout, ce sournois de Georges Bear l’avait revue… Sans lui en parler… L’Irakien essaya d’estimer les dégâts. Les conversations surprises ne laissaient aucun doute : c’était purement sexuel de la part de Bear. Quel imbécile il avait été de vouloir lui faire plaisir lors de son passage à Vienne. Par contre, la présence de Pamela Balzer ne devait sûrement rien au hasard. Il avait découvert trop tard, en perdant deux de ses hommes, quelle était maintenant sous la protection et entre les mains des Services américains et israéliens. Elle avait mené ses nouveaux amis droit à Georges Bear ! Tarik Hamadi en avait des sueurs froides. Un mois plus tôt, c’eût été un désastre. Maintenant ce n’était plus qu’un très grave contretemps, à condition de réagir. Vite. Son premier réflexe avait été d’envoyer deux « liquidateurs » chez Bear. Seulement, il ne pouvait toucher un cheveu de sa tête sans l’autorisation de Saddam Hussein lui-même. Et pour l’obtenir, il faudrait expliquer ses deux bévues. Ce qui pouvait avoir des conséquences très fâcheuses pour lui. En forme de potence…

Mieux valait laver son linge sale en famille.

Il regarda les frondaisons du Bois de la Cambre se disant que, s’il ne pouvait toucher à Georges Bear, par contre, rien ne lui interdisait de liquider Pamela Balzer et l’agent de la CIA. Tant que les agents américains n’avaient pas été en contact direct avec Georges Bear, les dégâts étaient limités.

Il composa un numéro en Autriche, à l’OPEP, et donna quelques ordres à mots couverts en arabe. Fatima Hawatmeh allait rabattre sur Bruxelles.

Vingt minutes s’étaient écoulées. Il avait hâte d’aller à son rendez-vous.

Sa Mercedes diplomatique noire l’attendait en bas ; il s’installa à l’arrière, pensif. Qui étaient ses adversaires ? Ibrahim Kamel avait été abattu, son Selim étranglé. Donc le Service Action d’un grand Service était impliqué. Il y avait une nouvelle complication en vue : Pamela Balzer savait forcément qu’il avait voulu la faire tuer. En avait-elle parlé à Georges Bear ?

Son chauffeur prit la rue Langeveld pour rejoindre la chaussée de Waterloo et de là le petit lac au sud du Bois de la Cambre. À cette heure, le matin, il n’y avait jamais personne. Il aperçut l’Audi noire avec Georges Bear au volant. Ce dernier le rejoignit aussitôt dans la Mercedes. Visiblement soucieux.

— Que se passe-t-il ? interrogea-t-il. J’avais beaucoup de travail ce matin. Si vous voulez que tout soit prêt…

— Il se passe des choses graves, annonça Tarik Hamadi. Vous avez revu la fille de Vienne, Pamela Balzer.

Pris par surprise, Georges Bear bafouilla comme un collégien en faute. Jamais l’Irakien ne lui avait parlé de cette façon brutale. Il ne comprenait pas sa fureur. Après tout, c’est par lui qu’il avait connu la call-girl.

— Oui, avoua-t-il, elle m’a téléphoné pour me dire qu’elle venait à Bruxelles. Nous avons dîné ensemble hier soir.

— Vous l’avez…

Georges Bear ne répondit pas. Gêné et stupéfait.

Devant son embarras, Tarik Hamadi se décida à lui dire la vérité.

— Écoutez, il y a un gros problème avec cette fille, expliqua-t-il. Elle a été retournée par les Américains. La CIA ou le FBI, je ne sais pas.

Au mot de FBI, Georges Bear sentit une coulée glaciale le long de sa colonne vertébrale, revoyant les deux hommes qui avaient un jour de 1979 débarqué dans ses bureaux pour l’accuser d’avoir vendu 60 000 obus de 155 mm à l’Afrique du Sud sous embargo. Un peu plus tard, la Cour Fédérale du Vermont l’avait condamné à quatre mois de pénitencier.

Dégoûté, en faillite, il avait quitté les États-Unis, son pays.

Il se raisonna et lança à Tarik Hamadi.

— Le FBI ne peut rien contre moi ! Je ne suis même plus américain et ils n’ont aucun pouvoir en Belgique.

— Bien sûr, reconnut Tarik Hamadi, mais ils peuvent vous balancer aux Israéliens. Et vous savez ce qui arrivera, n’est-ce pas… Un accident, comme au Caire.

Un an plus tôt, un ingénieur anglais qui travaillait pour les Irakiens était bizarrement passé par la fenêtre de son hôtel pour s’écraser quinze étages plus bas. Un « accident » signé Mossad… Georges Bear regarda Tarik Hamadi, buté.

— Vous êtes sûr que cette fille travaille avec eux ? Elle ne m’a posé aucune question.

— Vous l’avez emmenée chez vous ?

— Non.

Tarik Hamadi soupira intérieurement, tout en ne se faisant guère d’illusions. Pamela n’était pas seule à Bruxelles. Il se procurerait la liste des hôtes de l’Amigo et en aurait le cœur net. Pourvu que Fatima Hawatmeh arrive vite ! S’il éliminait cette équipe de la CIA, il gagnait assez de temps…

— Ne revoyez Pamela Balzer sous aucun prétexte, ordonna-t-il. Et, de toute façon, il va falloir vous exfiltrer d’urgence.

— Tout de suite ? sursauta Georges Bear.

— Vous avez envie de terminer avec une balle dans la tête ? Le jour où ils sauront ce que vous faites pour nous, vous êtes mort.

— Mais ils ne sont pas concernés directement, protesta Georges Bear.

L’Irakien haussa les épaules.

— Ils nous considèrent comme leurs pires ennemis. C’est comme ça.

Georges Bear ne répondit pas, plongé dans ses pensées. Il n’osait pas avouer à son interlocuteur que le démon de midi l’avait frappé en plein cœur, qu’il était tombé amoureux fou de Pamela Balzer et qu’il n’avait pas la moindre envie d’aller en Irak.

— Comment voulez-vous m’exfiltrer ? demanda-t-il néanmoins.

— Par Rotterdam. Le plus vite possible.

— Bien, fit Georges Bear, je vais prendre mes dispositions.

Il avait déjà la main sur la portière. Tarik Hamadi le retint.

— Je vais vous donner une protection. À partir d’aujourd’hui, deux de mes hommes ne vous lâcheront plus.

Georges Bear sortit de la Mercedes sans répondre et regagna son Audi, en proie à des sentiments contradictoires.

Les révélations de Tarik Hamadi l’effrayaient. Et, en même temps, il était décidé à revoir Pamela Balzer quels que soient les risques.

C’était simple : il ne pensait plus qu’à elle et à ce qu’il avait ressenti la veille. Brutalement, son vieux rêve d’ingénieur, qu’il était sur le point de réaliser, lui sembla presque sans intérêt comparé à la conquête de la sublime call-girl.


* * *

Tarik Hamadi, revenu dans son bureau, tirait sur son cigare, la gorge nouée par l’angoisse. Il avait bien senti la réticence de Georges Bear lorsqu’il lui avait parlé d’exfiltration. Cet imbécile était accroché par Pamela Balzer ! Cela lui donnait une raison supplémentaire de la liquider.


* * *

Le télex dévidait en crépitant des mètres de copie arrachée au fur et à mesure par le chef de la station de la CIA à Bruxelles, Morton Baxter. Jack Ferguson était là aussi, arrivé de Vienne le matin même, mâchonnant un cigare éteint. Baxter leva un œil atone sur Malko, mal à l’aise.

— C’est de la dynamite que vous avez déterrée. Et dire que cela se passe sous mon nez…

Un ange passa et fit demi-tour, horrifié par tant d’incompétence.

— Qui est Georges Bear ? demanda Malko.

— D’abord l’Audi noire : elle est enregistrée au nom d’une société. La Cosmos Trading Corporation, 57 rue de Stalle à Bruxelles. On s’est penché sur le problème et on a découvert qu’en réalité cette société est domiciliée dans le Delaware depuis 1986. Le FBI nous a communiqué ce matin le nom des principaux actionnaires. Le plus important s’appelle Georges Bear. L’ami de Pamela. Il habite bien à l’adresse où Chris Jones l’a « logé ».

— C’est notre homme.

— Et que fait-il ?

— Tenez, lisez.

Malko prit le morceau de télex qu’on lui tendait et lut :

Georges Bear, né le 5 mars 1932 dans l’Ontario.

Officier artilleur dans l’armée canadienne. Travaille ensuite à partir de 1960 sur un projet de canon géant qui réussit à envoyer un satellite à 180 km d’altitude. À la suite de cette expérience, il obtient la nationalité américaine. Il travaille alors à son super-projet : un canon géant de cinquante mètres de long, capable d’expédier à 400 kilomètres des charges chimiques ou nucléaires avec une vitesse initiale de trois fois la vitesse du son. En dépit de son précédent succès, le gouvernement américain, qui a choisi la voie des missiles, coupe les crédits au projet. Pour survivre, Georges Bear met alors au point un canon de 155 ultra-moderne à très longue portée et commence à le vendre un peu partout dans le monde. C’est le début de ses ennuis : il conclut un marché avec l’Afrique du Sud alors sous embargo, leur livre des canons et des munitions. Le FBI s’intéresse à lui. Il est arrêté, jugé et condamné à une peine de prison qu’il purge dans un pénitencier en Pennsylvanie. Il en sort après quatre mois et quitte les États-Unis, abandonnant la nationalité américaine. On le retrouve en Autriche où, en 1984, il livre à l’Iran 200 canons de 155 mm et 150 000 obus spéciaux, le tout pour 600 millions de dollars. Le marché est brutalement interrompu à la suite de la découverte de 56 canons dans le port yougoslave de Kardeljevo. Depuis, on perd sa trace.

Malko reposa le document, qui éclairait d’une lumière nouvelle tout ce qui s’était passé depuis quelques semaines. Après avoir collaboré avec l’Afrique du Sud et l’Iran, Georges Bear avait trouvé un nouveau client : l’Irak.

— Apparemment, il a changé son fusil d’épaule, remarqua-t-il. Les Irakiens ne sont pas rancuniers.

— Ils sont pragmatiques, conclut Morton Baxter. Mais il faut qu’il rende de sacrés services à l’Irak pour qu’ils lui aient pardonné sa collaboration avec l’ennemi héréditaire.

— Il aurait repris son projet de super-canon ? demanda Malko. Ce serait donc lié à l’affaire des krytrons ?

— Une fois qu’on a des bombes atomiques, remarqua l’Américain, il faut les transporter.

— Les Irakiens possèdent des avions et des missiles.

— Trop vulnérables, objecta Morton Baxter. La couverture radar israélienne est une des meilleures du monde et nous avons mis un Awacs à leur disposition. Ils ont en permanence des intercepteurs prêts à décoller du désert du Neguev. Capables d’arrêter n’importe quel chasseur bombarbier.

— On peut expédier des obus nucléaires avec du 155, remarqua Malko.

L’Américain secoua la tête.

— En aucun cas, les Irakiens ne sont capables de miniaturiser à ce point des armes nucléaires. Ensuite, leurs 155 ne portent qu’à 80 kilomètres.

— Et si Georges Bear les aidait à fabriquer des missiles ?

Nouvelle moue dubitative.

— Ils en ont déjà. Les Soviétiques leur ont fourni des SCUDS qu’ils ont améliorés en portée et en précision. Ce sont des vecteurs qui portent à plus de trois cents kilomètres.

— Ça suffit largement pour frapper Israël…

— Oui, mais ces missiles sont repérables par le système anti-missiles israélien « Patriot ». Ils ne passeraient pas car ils sont relativement lents et pas très modernes.

— Donc, cela doit être le super-canon, conclut Malko. Qui leur permettrait de frapper Israël avec des charges nucléaires, grâce à leur progrès dans ce domaine. Ce qui explique que les Irakiens se soient donné tant de mal pour dissimuler leurs liens avec Georges Bear.

Le chef de station lui adressa un regard pénétrant.

— C’est probable, mais il faut en être certain. Et découvrir coûte que coûte à quel stade ils en sont. La Cosmos Trading Corporation a des bureaux à Bruxelles. Là doit se trouver le secret de sa collaboration avec l’Irak. Il faut le découvrir. Nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes…

— C’est-à-dire sur moi, remarqua avec perfidie Malko.

— Et sur nos amis Chris et Milton, corrigea Morton Baxter. Cette affaire est une priorité absolue.

— Si on kidnappait ce Georges Bear ? suggéra Chris Jones. On pourrait l’enfermer quelque part et le cuisiner sérieusement…

La suggestion ne fut pas accueillie avec enthousiasme… Le chef de station bruxellois eut un haut-le-corps.

— Il y a des limites à ce que nous pouvons faire. Nous ne sommes pas des sauvages et les Belges sont très susceptibles. Je vous conseille plutôt de vous intéresser au siège de la Cosmos Trading Corporation. Chris Jones n’a pas son pareil pour ouvrir les serrures…

Chris baissa modestement les yeux, mais Malko corrigea :

— Derrière les serrures, il y aura certainement des gens… Qui ne se laisseront pas faire.

Morton Baxter prit l’air dégagé.

— Si ce ne sont pas des Belges, vous pouvez y aller.

Milton Brabeck se rembrunit.

— On peut pas leur demander leur passeport avant de les flinguer…

— Physiquement, corrigea suavement Malko, il doit y avoir quelques différences visibles à l’œil nu entre un Irakien et un Flamand. C’est ce que voulait probablement dire Mr Baxter.

— Exactement, confirma le chef de station, soulagé de trouver autant de compréhension chez ses collaborateurs. Mais ne déclenchez quand même pas une guerre ouverte.

— Si on la gagne, marmonna Chris Jones entre ses dents, quelle importance…

Malko réfléchissait toujours au problème.

— Je continue à « traiter » Georges Bear par l’intermédiaire de Pamela Balzer. Il y aura peut-être des retombées intéressantes. Une question : allez-vous révéler aux Israéliens l’identité et le rôle de Georges Bear ?

— La décision ne dépend pas de moi, répondit prudemment le chef de station, mais de Langley. Ou peut-être même de la Maison-Blanche. En attendant, nous gardons nos petits secrets.

— Et nous essayons de connaître ceux de Georges Bear.

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