Chapitre XVIII

Les cris assourdissants des mouettes accompagnaient sans discontinuer le gros ferry-boat parti de la place Eminonin à Istanbul, juste à côté du pont Galata, à destination de Haydarpaça, sur la rive asiatique. Il ponctuait sa traversée de petits coups de sirène, essayant d’éviter tout ce qui se déplaçait dans tous les sens sur le Bosphore, de la barque de pêche au majestueux pétrolier descendant de la mer Noire.

Une foule bigarrée était tassée sur le pont supérieur. En dépit des deux ponts ultra-modernes enjambant le Bosphore, beaucoup plus au nord, les ferries continuaient à faire le plein : pour 5000 livres[32], on rejoignait l’Asie en dix minutes.

Malko se retourna, admirant le Palais-musée de Topkapi et l’église Sainte-Sophie, derrière lesquels pointaient les six minarets de la mosquée Sultan Ahmet.

— C’est beau, n’est-ce pas ? remarqua Nesrin Zilli.

— Superbe, approuva Malko. Comme vous.

La jeune femme portait une robe en strech blanc décolletée en carré qui faisait loucher tous leurs voisins. Elle était venue le chercher à l’hôtel à neuf heures et il faisait déjà une chaleur accablante.

Malko reporta son attention vers l’avant du ferry. Des dizaines de cargos étaient ancrés dans la baie, en face de Haydarpaça. Certains si loin qu’on distinguait à peine leurs superstructures dans la brume de chaleur. D’autres déchargeaient à quai, sans un espace libre…

Le ferry toucha le quai et ils débarquèrent en face d’un centre commercial pouilleux aux toits de tôle ondulée. Malko, sur les indications de la jeune femme, tourna immédiatement à droite, longeant les docks. Jusqu’à une vaste entrée portant l’inscription : TODD HAYDARPAÇA LIMAN ISLETMESI.

— C’est là, annonça Nesrin Zilli.

Des camions entraient et sortaient sans arrêt. La jeune femme se fit guider par un douanier en uniforme bleu et ils se retrouvèrent dans un petit bureau vitré où il faisait 45°, en face d’un douanier crasseux, moustachu, rougeaud, renfrogné et qui puait l’ail : le responsable du dédouanement, Turan Ucaner. Sur la table, un chawerma[33] entamé enveloppe de papier attirait une nuée de mouches. Les autres se précipitèrent sur Malko… Nesrin Zilli montra son accréditif, expliquant l’affaire du Gur Mariner.

— On m’a déjà posé la question par téléphone, répliqua le douanier. Il n’y a ici aucun bateau de ce nom. Or, tous doivent effectuer une déclaration chez moi.

— Beaucoup de navires sont arrivés durant les quatre derniers jours ? interrogea Malko.

— Des flopées ! lança Turan Ucaner, l’air excédé. Regardez ! Ça n’arrête pas !

De son bureau vitré dominant les docks, on apercevait la rade et les grues en train de décharger. Des containers s’entassaient en piles gigantesques, à perte de vue.

— Vous auriez la liste de ces navires ? demanda Malko.

Pendant une fraction de seconde, il vit le visage du douanier refléter une fureur muette.

— Je crois pas ! finit par dire Turan Ucaner.

— Cherchez bien, insista Malko.

Nesrin Zilli intervint immédiatement, en turc, et le douanier se mit à transpirer encore plus. Farfouillant dans les piles de paperasses. Il exhiba finalement une feuille graisseuse, pleine de ratures et la brandit devant Malko.

— Voilà les mouvements du jour. Vérifiez !

— C’est la semaine que je veux, insista ce dernier.

Encore quelques minutes de palabres et le douanier retrouva enfin un registre noir où tous les mouvements du port étaient répertoriés. Jour par jour, recopiés à la main.

— Il y a une photocopieuse ici ? demanda Malko.

— Non.

C’était net et définitif.

— Dans ce cas, nous emportons le livre, conclut Nesrin Zilli.

Malko crut que le douanier allait frapper la jeune femme, puis la peur du MIT fut la plus forte. Turan Ucaner appela un grouillot et lui confia le registre noir. Ils restèrent tous les trois dans le bureau. Le silence n’étant troublé que par le bourdonnement des mouches. Mal à l’aise, le Turc transpirait à grosses gouttes, évitant le regard de Malko.

— Combien gagnez-vous ? demanda soudain celui-ci d’un ton plus conciliant.

Il fallut répéter trois fois la question pour qu’il consente à marmonner qu’avec les primes il se faisait environ un million de livres par mois. Il vivait dans un petit appartement de Harem, non loin de là. Avec une femme et trois enfants. Encouragé par Malko, il finit par devenir prolixe, expliquant qu’il était nerveux parce que fatigué. Il ne dormait pas assez. Seulement, en face, il y avait une mosquée dont le muezzin le réveillait à l’aube et, au-dessus de lui, la permanence d’un parti de droite, celui du colonel Turkesh, où l’on discutait jusqu’à deux heures du matin. Tandis qu’il parlait à Malko, son regard était irrésistiblement attiré par le décolleté de Nesrin Zilli et il se frottait l’entrejambe machinalement…

Le grouillot revint enfin avec les pages photocopiées et Malko remercia chaleureusement le douanier.

Ce n’est qu’une formalité, affirma-t-il. Mais je dois faire mon travail.

En partant, un énorme Scania manqua les écraser. Des chats faméliques rôdaient partout, traquant même les mouches…

Cet homme ment, dit Malko, lorsqu’ils remontèrent en voiture.

Sur quoi ? demanda Nesrin Zilli.

Je ne sais pas. Il était probablement mal à l’aise. Vous êtes certaine que tous les navires sont enregistrés ici.

Certaine.

Alors, nous avons une chance de découvrir la vérité. Grâce à ce document.


* * *

Cela avait pris une bonne demi-heure d’établir une triple liaison d’une part entre le bureau de la CIA à Istanbul, d’autre part, celui de Londres et, enfin, le QG de la Lloyds, également en Grande-Bretagne. Régulièrement, la communication était coupée et rétablie après-cinq minutes de jurons. Deux employés de la CIA lisaient la liste relevée par Malko et la comparaient par l’intermédiaire de leurs homologues à celles des Lloyds, assureurs de tout ce qui flotte.

Malko arriva au dix-huitième navire enregistré à la douane de Haydarpaça.

Voilà, annonça-t-il, le Sunset King, 10 000 tonnes, minéralier, inscription panaméenne. Armateur Shipping World Corp, Panama.

À Londres, on téléphonait d’abord à la Lloyds pour obtenir les coordonnées de l’armateur et ensuite à celui-ci afin de savoir où se trouvait son navire. La réponse arriva dix minutes plus tard.

— C’est OK. Il décharge de la lignite en provenance de Pologne.

Trois heures déjà que l’on s’escrimait à ce travail de Pénélope. Le chef de station tira Malko par la manche.

— Allons déjeuner, il est plus de deux heures.

Ils partirent à pied, à travers les petites rues de Galata, flanqués de Chris Jones et de Milton Brabeck, gagnant le bas de la rue Isticlal. Ils la remontèrent un peu pour aboutir dans le passage Çiçek, rempli de petits restaurants locaux. C’était bruyant, animé et sympa. Les deux « gorilles », eux, étaient recroquevillés. Il fallut les forcer pour qu’ils acceptent de manger. Épluchant les concombres déjà épluchés et reniflant avec méfiance le shish-kebab transformé en charbon.

— Vous êtes accrocheur, lança, à Malko, Malcolm Callaghan. Je pense que les Israéliens se sont fait avoir. Le Gur Mariner est probablement à Alexandrie où sa cargaison va être transférée sur un autre bateau et ensuite, ni vu ni connu…

— C’est possible, dit Malko. Mais ce Turc de la douane n’est pas net.

L’Américain haussa les épaules, amusé.

Aucun Turc n’est net ! Avec les salaires de misère et l’inflation, ils sont obligés de trafiquer pour survivre. Ici, il y a deux pays en un : le Danemark, pour les nantis, et le Pakistan, pour les autres.

On apporta le café. Chris Jones but le sien d’un coup. Soudain, Malko le vit devenir violet, se lever brusquement et se mettre à recracher une boue noirâtre sur les occupants de la table voisine, toussant comme un malheureux. Milton Brabeck lui assena une tape dans le dos à lui faire cracher ses poumons et, comme un des arrosés protestait, du plat de la main, il l’envoya de l’autre côté du passage sur un éventaire de tomates.

Dix secondes plus tard, les couteaux sortaient.

C’étaient des Anatoliens qui ne plaisantaient pas avec l’honneur…

Protégeant Chris Jones qui toussait toujours, ignorant qu’il faut boire le café turc lentement à cause du dépôt au fond de la tasse, Milton sortit son 357 Magnum et le brandit vers la verrière. Prudents, les Anatoliens reculèrent et on put enfin engager le dialogue… Grâce aux qualités de médiateur du Chef de station, les choses s’arrangèrent. Dix minutes plus tard, tout le monde sablait le raki. On eut du mal à se quitter.

— Il faut que j’appelle l’hôtel, dit Malko.

Elko Krisantem continuait ses recherches téléphoniques pour joindre son contact. Un peu plus loin, se trouvait une rangée de cabines rouges en face du vieux lycée français. Un petit vieux-assis sur un tabouret vendait des jetons de 100 livres. Malko appela le Marmara et Elko Krisantem annonça :

— Nous avons rendez-vous à quatre heures…

Il ne restait plus qu’à retourner au consulat américain. Ils y furent accueillis par l’adjoint de Malcolm Callaghan qui prévint d’emblée :

— Nous avons trouvé quelque chose. D’après le registre des douanes turques, un cargo de 11 000 tonnes est arrivé à Istanbul il y a trois jours. Le Seawolf, immatriculé au Libéria. Nous avons pu joindre son agent maritime, en nous faisant passer pour des clients éventuels. Or, il nous a été précisé que le Seawolf est actuellement au Bengladesh, désarmé, et qu’il va être découpé au chalumeau pour la ferraille !

Himmel Herr Gott, murmura Malko, fou de joie.

— Bingo ! lança en écho Malcolm Callaghan.

— Se peut-il que ce douanier turc se soit fait avoir ? demanda Malko.

— C’est possible, répondit le jeune agent de la CIA. Si le navire a de faux papiers en règle, il n’y a pas de problème, c’est impossible à vérifier.

— Nous retournons à Haydarpaça, dit Malko. Avec Elko Krisantem.


* * *

Devant la taille respectable de deux « gorilles », le douanier de garde à Haydarpaça se découvrit une grande disponibilité… Mais lorsque Turan Ucaner vit les quatre hommes pénétrer dans son bureau, il arbora l’expression de quelqu’un à qui on annonce qu’il a le sida.

— Bonjour, dit Malko, je reviens pour vous demander une précision.

L’autre bredouilla. Brutalement, il avait oublié tout son anglais. Puis il croisa le regard de Chris Jones et parvint à dire « please » de façon presque convenable.

— Voilà, expliqua Malko, je veux tout savoir sur le Seawolf, arrivé il y a trois jours. Ce qu’il a débarqué et où il se trouve maintenant.

Il crut que l’autre allait avoir une syncope. Sans la présence des trois autres, il lui aurait sûrement sauté à la gorge.

— Ça va être long ! bredouilla-t-il, les papiers sont partis.

Ce fut le moment que choisit Elko Krisantem pour lui glisser à l’oreille, affectueusement.

— Dépêche-toi, oruscu cocuglu[34]

Le Turc sursauta sous l’injure. Il marmonna quelques mots dans sa langue où revenait « aynasiz »[35].

— Non, précisa Elko Krisantem, nous ne sommes pas des flics. Juste des enquêteurs pour une compagnie d’assurances. Maintenant, si tu veux te retrouver au MIT suspendu par les pouces, jusqu’à ce que tu puisses te gratter sous les genoux sans te baisser, fais ta mauvaise tête.

Chris Jones s’épongea le front et, sûrement par inadvertance, posa le talon de son 45 sur les orteils du douanier, en pivotant légèrement… Le hurlement du Turc fut interrompu par les suaves excuses du « gorille ».

— Oh, I am so sorry !

Après avoir farfouillé fiévreusement dans sa paperasse, Turan Ucaner sortit enfin une feuille crasseuse qu’il mit sous le nez de Malko, goguenard.

— Voilà. Le Seawolf. Il est arrivé il y a trois jours, reparti hier soir. Destination Alexandrie. Il n’a pas touché le quai, il est resté en rade.

— Qu’a-t-il débarqué ?

Un pouce noirâtre se posa sur une ligne vierge.

— Rien. Il était là parce qu’il avait des problèmes de machines. Il a effectué une réparation et est reparti après avoir payé la taxe. Pas de manifeste de chargement puisqu’il n’a rien débarqué.

Le douanier triomphait dans une haleine d’oignons. Malko déçu et intrigué n’insista pas. Il ramassa ses papiers et lança à la cantonade qu’il avait beaucoup de travail. Les quatre hommes se retrouvèrent dans la chaleur humide des docks et refranchirent le portail.

— Il ment ! explosa Elko.

— Évidemment qu’il ment, renchérit Malko. Les Irakiens ont trouvé une astuce géniale : changer le nom du bateau pour la douane et très probablement décharger en douce. Ou alors, ils n’ont rien fait et sont repartis pour Alexandrie où ils doivent se trouver maintenant.

— Comment va-t-on le savoir ? demanda Chris Jones dépassé par ces subtilités orientales.

— En nous intéressant à Turan Ucaner, fit Malko.


* * *

Vingt minutes ne s’étaient pas écoulées que la silhouette ventrue de Turan Ucaner apparut, franchissant le portail de l’entrepôt sous douane. À pied, sans sa casquette. Il traversa le parking des poids lourds, se dirigeant vers la rangée de bistrots alignés en face du terminal des ferries. Il pénétra chez Aslan Kardesler, traversa la terrasse bâchée et alla droit vers la cabine téléphonique.

Malko, en planque dans la voiture, eut un sourire froid.

— Elko, voilà la réponse à votre question. Maintenant, nous savons qu’il y a un loup. Peut-être est-il trop tard déjà, mais il faut aller rendre visite à l’ami d’Hakan Sungur. En priant pour qu’il soit efficace.

Quand ils démarrèrent, le douanier était toujours au téléphone… Ils attrapèrent un ferry de justesse qui les débarqua près du pont Galata. Elko les guida dans Ankara Caddesi qui montait vers le quartier de Babiani, le « Fleet Street » d’Istanbul. Il les fit s’arrêter à l’entrée d’un enchevêtrement de ruelles escarpées, grimpant vers le Grand Bazar.

— Il vaudrait mieux que Chris et Milton gardent la voiture, avertit-il. Ici, ils pourraient faire peur à notre ami.

Les deux « gorilles » ne se formalisèrent pas… Elko et Malko s’enfoncèrent à pied dans un dédale de ruelles bruyantes, animées, sordides. Des fils électriques pendaient, enchevêtrés sur les façades des immeubles noircis par la pollution. Les vieilles maisons aux balcons de bois semblaient prêtes à s’écrouler ; des porteurs écrasés sous d’énormes ballots de tissu, harassés, escaladaient des ruelles raides comme des échelles, trébuchant sur les trottoirs défoncés. C’était aussi le quartier de la confection, avec des centaines de boutiques. Ici, il n’y avait plus de circulation automobile. Certaines rues avaient été carrément transformées en parking par quelques malins. Elko s’orientait parfaitement. Juste avant d’arriver au bazar, il tourna dans un sok[36] en pente raide.

— C’est ici, annonça-t-il.

C’était l’impasse Ali Baba !

Une douzaine de Mercedes flambant neuves s’alignaient le long du trottoir, gardées par des moustachus patibulaires. Elko pénétra dans une courette, frappa à une porte et ils se retrouvèrent dans une échoppe minuscule encombrée d’objets d’art, d’argenterie et de pièces détachées de voitures. Un gros type pas rasé leva sur eux un œil torve.

No private sale ! grommela-t-il.

Elko murmura quelques mots en turc… Le nom de Hakan Sungur fit merveille… Le café arriva instantanément, on dégagea des sièges et ils s’enfermèrent tous les trois dans le bureau.

— Vous cherchez une Mercedes ? s’informa d’un air gourmand Faruk Yacisi. J’en ai plusieurs, presque neuves, les papiers sont en cours de fabrication. Il y en a même une qui a été volée à la sortie de l’usine de Stuttgart, mais elle vaut cent millions de livres…

— Je ne cherche pas de Mercedes, expliqua Malko, mais le chargement d’un cargo…

C’est Elko qui expliqua le fond de l’histoire. Faruk Yacisi laissa tomber :

— Moi, je « traite » avec les douaniers de Edirne… Je ne connais personne à Haydarpaça, mais j’ai un copain qui fait du business avec eux, Lalim Kalafat. Il faut aller le voir de ma part. Il est dans le Grand Bazar, à Sandal Bedestini.

— Vous pensez qu’on peut décharger un cargo clandestinement ? demanda Malko.

Faruk Yacisi eut un sourire rusé.

— Avec de l’argent, on débarque n’importe quoi. Ce ne serait pas la première fois. Avant, c’étaient des armes ou des cargaisons d’alcool à destination des pays arabes. Il faut bien que les douaniers vivent. Maintenant, il n’y a plus d’armes, c’est trop dangereux.

Il griffonna sur un papier quelques mots et le tendit à Elko.

— Allez-y. Avant de l’interroger, donnez-lui cinq cents dollars. Ça l’aidera à réfléchir. Les affaires sont dures en ce moment.


* * *

Une atmosphère pesante régnait dans un petit bureau mal climatisé du quatrième étage du consulat irakien à Istanbul. Trois membres des Services irakiens, dont le responsable à Istanbul, Saddam Madani, écoutaient le rapport d’un de leurs agents, qui venait les avertir d’un grave danger.

Ils pouvaient parler librement : si toutes leurs lignes téléphoniques étaient écoutées par le MIT, les murs du hideux bloc de béton gris, qui abritait le nouveau consulat, tout au nord d’Istanbul, avaient été sondés par leurs experts : ils n’abritaient pas de micros.

Saddam Madani crayonnait sur un bloc, évaluant la situation. Levant les yeux, il demanda d’une voix calme.

— Y a-t-il un danger immédiat ?

L’autre hésita longuement avant de répondre.

— C’est encore impossible à dire. Mais les Américains sont sur la bonne piste et ils sont aidés par le MIT. Nous ignorons s’ils se sont laissé convaincre, mais l’agent qui a débarqué à Istanbul nous a déjà beaucoup nui. De plus, il est aidé par un Turc d’origine.

— Tu es sûr de ce douanier turc ?

L’Irakien eut un geste vague.

— Il n’a pas intérêt à trahir, mais…

Autrement dit, on pouvait s’attendre au pire. Saddam Madani se remit à crayonner, puis leva la tête vers les bidonvilles qui hérissaient les collines pelées, de l’autre côté de l’autoroute E5. Les Turcs les avaient humiliés en les forçant à déménager dans ce coin pourri. Hélas, il n’y avait rien à faire.

Saddam Madani rompit de nouveau le silence en se tournant vers un autre de ses collaborateurs :

— Et de ton côté ?

— Ça suit son cours, mais cela prendra encore trois jours. Il faut attendre que tout soit en place.

Saddam Madani alluma une cigarette et fit ses calculs. Trois jours c’était vite passé. Dans cette histoire, le MIT était court-circuité et les Israéliens nageaient complètement. Il restait cette équipe de la CIA accrochée à leurs basques. Si on les supprimait, Washington n’aurait pas le temps de mettre en place de nouveaux agents.

Il posa son regard sur un autre de ses collaborateurs, Hassim Filiz, chargé des contacts avec les « collaborateurs extérieurs ».

— Hassim ! ordonna-t-il. Active tes amis. Prépare le dossier pour agir le plus vite possible.

Hassim Filiz inclina la tête et se leva, quittant la pièce. Quelques instants plus tard, il prit sa voiture garée derrière les barbelés entourant le consulat et gagna la E5, passant devant l’hôpital de la Sécurité sociale. Il lui fallut plus d’une heure pour redescendre sur Istanbul et s’enfoncer dans les ruelles autour du Grand Bazar.

Il entra dans une petite épicerie et passa dans l’arrière-boutique. Le propriétaire était un Kurde rallié à l’Irak, autrement dit un traître, tenu par les Services irakiens. Si ceux-ci le dénonçaient à ses coreligionnaires, il ne vivrait pas deux heures. On lui offrit du café.

— Tu sais où trouver les gens de l’autre jour ? demanda-t-il à son interlocuteur.

— Pourquoi ?

— Un contrat.

— Ils ont peur en ce moment.

— C’est très bien payé. Dix millions de livres.

Avec le SMIC turc à 300 000 livres et 30 % de chômage, c’était une offre à prendre en considération. Le Kurde, méfiant, demanda pourtant :

— C’est un homme politique ? Un général ?

Yabouci[37].

Le Kurde en fut soulagé. Un étranger, c’était forcément moins dangereux…

— Je vais voir, promit-il.

— Fais vite, adjura Filiz. C’est pour aujourd’hui. Sinon l’offre ne tient plus…

— C’est de la folie, protesta le Kurde. Il faut des repérages, une préparation.

— Tout est fait, trancha Filiz. Nous fournissons le dossier. Je reviens te voir dans une heure, je vais chercher l’argent.

Il se leva sans laisser à son interlocuteur le temps de protester. Sachant très bien que ceux dont il avait besoin se terraient dans un rayon de cent mètres. Après l’exécution du rédacteur en chef du Cumuriyet, ils n’avaient pas intérêt à faire des vagues. Il y avait encore de rares équipes de tueurs à gages à Istanbul, mais ils étaient hors de prix et frileux. La fin des années noires avait asséché le terrorisme et tous s’étaient reconvertis dans des métiers moins dangereux. Sauf ceux qui ne pouvaient pas faire autrement… Il avait bon espoir que son offre soit acceptée…


* * *

Un étroit passage, se greffant sur Kalpakcilar, l’allée des bijoutiers du Grand Bazar menant à la porte Beyazit, donnait sur Sandai Bedestini, le souk de l’argenterie. Une sorte de cour carrée, ouverte, bordée de boutiques offrant pratiquement les mêmes objets – chandeliers, légumiers, couverts, plateaux – copiés d’après les merveilles de Topkapi. Un escalier de bois branlant menait à une galerie, au premier étage, desservant les ateliers, où se fabriquaient à longueur de journée ces objets artisanaux vendus au poids.

Le vacarme effroyable des artisans tapant comme des sourds pour repousser l’argent ne semblait pas incommoder les dizaines de chats massés dans un renfoncement, autour d’une poubelle qui disparaissait littéralement prise d’assaut par les plus affamés.

Elko poussa la porte d’une échoppe sur la vitrine de laquelle on pouvait lire en lettres tarabiscotées : LALIM KALAFAT. GUMUS[38]. Un jeune homme somnolait à la caisse. À la vue de clients éventuels, il envoya un enfant chercher le patron, à l’atelier au-dessus du magasin, tandis que le vendeur commençait à aligner ses trésors et à les peser. Il y avait peu de clients et cette cour était une oasis de calme au milieu du fourmillement du Grand Bazar. Lalim Kalafat arriva en même temps que trois cafés.

Un bonhomme haut comme trois pommes, avec une moustache grise plus grande que lui, un nez cyranesque et un regard de singe malin. Au nom de Faruk Yacisi, son visage s’éclaira d’une lueur cupide. Apparemment, le trafiquant de voitures ne lui envoyait que de bons clients. Assis sur un tabouret en face d’un monceau d’argenterie, Elko détailla leur problème en turc. Dès qu’il eut terminé, Malko, sans laisser le temps de réfléchir à l’Arménien, poussa sur le comptoir cinq billets de cent dollars.

Lalim Kalafat, en bon Arménien, ne put s’empêcher de mettre la main dessus… Et son visage, plutôt rébarbatif pendant le récit, devint nettement plus chaleureux.

— Je connais Turan Ucaner. C’est un spécialiste du rucvet, comme tous les douaniers d’ailleurs. Mais rien d’important ne peut se faire sans lui, à Haydarpaça. Il va bientôt prendre sa retraite, alors il met les bouchées doubles. Tout le monde ferme les yeux parce qu’il est très mal payé et que tout coûte très cher.

— Vous pensez qu’il aurait pu couvrir le débarquement clandestin d’un cargo ? interrogea Malko.

Lalim Kalafat eut un rire frais.

— Bien sûr. Il suffit de ne pas le mentionner dans son registre de douane. Et de donner un rucvet aux dockers. Mais pour une opération de ce type, il a dû être très bien payé. Il ne parlera pas facilement.

— Que pouvez-vous faire ?

Les doigts de l’Arménien caressèrent les billets de cent dollars, avec la douceur qu’on met à effleurer la peau d’une femme aimée.

— Puisque vous êtes un ami de Faruk Yacisi, je vais essayer de savoir ce qui s’est passé en allant là-bas, quand je ferme, vers sept heures.

— Vous pouvez venir à l’hôtel Marmara ensuite ?

L’Arménien hocha tristement la tête.

— Impossible. Je dois revenir ensuite ici. J’ai des ouvriers qui travaillent tard à l’atelier en haut pour finir une commande urgente. Vous pouvez passer à partir de onze heures, ce soir. C’est juste au-dessus de la boutique.

— Alors, à tout à l’heure, dit Malko.

En sortant du Grand Bazar, Elko Krisantem rayonnait.

— Finalement, remarqua-t-il, on a eu raison de ne pas tuer tous les Arméniens. Ils sont vraiment malins…

Jadis, pour Krisantem, comme pour beaucoup de Turcs, tuer un Arménien, c’était comme écraser une mouche sur une vitre. Malko salua intérieurement ce ralliement aux Droits de l’Homme.

Chris et Milton étaient cuits à point dans la voiture quand ils les rejoignirent… Ils mirent presque une heure pour retrouver le pont Galata, dans un embouteillage indescriptible.

Au Marmara, il n’y avait d’autre solution que de se mettre au parking souterrain de l’hôtel. On y accédait par une rue pentue comme une échelle. Malko qui avait repris le volant pénétra dans le parking, descendant la rampe hélicoïdale. Il n’y avait de place qu’au second sous-sol. Il enclenchait la marche arrière lorsque trois hommes jaillirent d’une voiture garée à quelques mètres. Encagoulés, des baskets, des tenues sombres. Tous armés de pistolets mitrailleurs. Ils s’avancèrent, prenant la voiture sous leur feu.

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