Chapitre IX

Pamela Balzer semblait s’être évanouie ! De plus, entre l’obscurité relative et les centaines d’invités qui n’arrêtaient pas de se déplacer, c’était chercher une aiguille dans une botte de foin. Malko tomba nez à nez avec Chris Jones dans un des salons du château. Milton Brabeck lui aussi avait disparu.

— Vous n’avez vu personne en veste blanche ? demanda Malko. J’ai peur que ce soit un des Irakiens.

Holy shit ! s’exclama le « gorille », j’en ai vu un tout à l’heure, avec un plateau, mais je n’ai pas fait la liaison.

Où ?

— Dans l’aile des cuisines.

Malko regarda autour de lui, réfléchissant. Après le dîner, Pamela s’était levée. Où avait-elle pu aller ? Soit avec des amis, soit aux toilettes qui se trouvaient dans le château. Il fallait reprendre la piste à cet endroit. Et fouiller le parc avant qu’il ne soit trop tard. Il repartit. Chris Jones sur ses talons. Elko avait disparu, avec mission d’inspecter les chambres du haut. Malko tâta machinalement son pistolet extra-plat sous son pourpoint. Son sixième sens lui criait que la présence de cet homme en veste blanche représentait un danger.


* * *

Pamela Balzer ne cherchait pas les toilettes, mais un téléphone. Sa conversation avec Mandy Brown l’avait intriguée, autant que l’étrange avertissement, la veille de son départ de Vienne. Un danger rôdait autour d’elle, sans qu’elle comprenne pourquoi. Elle voulait parler à Tarik Hamadi. Lui demander des explications et surtout le menacer. Ici, elle se sentait en sécurité au milieu de ces centaines de personnes, mais il faudrait bien revenir à Vienne.

Elle ouvrit plusieurs portes sans trouver ce qu’elle cherchait et redescendit, regrettant d’avoir laissé filer Mandy et son fiancé. Elle n’avait en réalité accepté que pour pouvoir donner ce coup de fil.

Sans le vouloir, elle se retrouva au bord de l’esplanade, et emprunta un sentier qui descendait le long de la pelouse et devait rejoindre celui menant au parking. Là, il y avait des voitures équipées de téléphone et si cette salope de Mandy était en train de se faire sauter par Kurt, c’était le moment d’y aller voir. Pamela marchait rapidement, tournant le dos à la fête. Soudain, une silhouette surgit devant elle. Un maître d’hôtel en veste blanche. D’abord, elle se demanda ce qu’il faisait là, puis voulut le contourner, lorsqu’il prononça son nom.

— Miss Balzer !

Elle posa le regard sur lui et reconnut immédiatement un des amis d’Ibrahim Kamel. Un flot d’adrénaline se rua dans ses artères et elle eut du mal à prononcer quelques mots distincts.

— Qu’est-ce que vous faites là ?

Instinctivement, elle recula vers les lumières du château. L’Irakien lui adressa un sourire qui se voulait rassurant.

— Je vous cherchais, Miss Balzer. Mr Tarik voudrait s’entretenir au téléphone avec vous. C’est urgent.

— Où ?

— Nous avons une voiture dans le parking, avec le téléphone.

En une fraction de seconde, Pamela Balzer fut de nouveau certaine que le mystérieux avertissement de Vienne était fondé… Et que cet Arabe était là pour la tuer.

— Allez lui dire que cela peut attendre ! Je l’appellerai demain matin.

Elle pivota et se prépara à revenir vers le château. Maintenant, elle avait vraiment peur. L’Irakien lui emboîta le pas. Dans l’ombre, elle ne pouvait voir s’il avait une arme, mais submergée par la panique, elle lança.

— Foutez-moi la paix ou j’appelle.

Menace vaine. Les musiciens, devant le château, faisaient un vacarme infernal.

Elle accéléra, entendit les pas pressés de l’Irakien et, au moment où elle se retournait, il lui sauta à la gorge.


* * *

Elko Krisantem était en train, lui aussi, de descendre le long de la pelouse, quand il entendit le cri de Pamela. Cela venait de tout près ! Il se précipita dans la direction de l’appel et aperçut, trente mètres plus loin, deux formes enlacées qui luttaient dans l’herbe.

En se rapprochant, il distingua un homme en veste blanche en train d’étrangler une femme allongée sur le dos qui se défendait de toutes ses forces ! Son lacet était déjà dans sa main. Il déboula silencieusement et, avec délicatesse, le passa autour du cou de l’homme, puis serra d’un coup sec. Il y eut un gargouillis affreux et Selim eut l’impression qu’on lui tranchait la gorge. Il lutta pour se dégager quelques secondes, réalisa que c’était impossible et lâcha le cou de Pamela Balzer. Se demandant qui l’attaquait avec cette férocité… Son adversaire lui envoya un violent coup de genou dans le dos, le catapultant à plat ventre, puis lui tomba sur les épaules et se mit à serrer de plus belle. Selim sentit qu’il n’en avait plus pour longtemps à vivre.

Avec l’énergie du désespoir, il glissa une main vers sa ceinture et tenta de saisir son pistolet. Pamela Balzer s’était relevée et courait comme une folle vers le parking, avec une seule idée en tête : quitter ce piège mortel. Elle se retourna et vit les deux hommes toujours en train de lutter…


* * *

Malko qui se trouvait un peu plus haut, sur la pelouse, avait entendu faiblement le cri de Pamela. Il s’élança en diagonale vers les arbres, Chris Jones sur ses talons. Tandis qu’ils couraient ; un homme en veste blanche, chauve, l’air affolé, émergea d’un groupe d’invités et partit à vive allure vers le bas de la pelouse où les tables étaient encore dressées. Chris Jones poussa un rugissement.

Holy Cow, c’est le type qui voulait buter la petite à Vienne.

Malko hésita, mais le plus urgent était de secourir Pamela Balzer, s’il en était encore temps.

— Suivez-le, lança-il à Chris Jones. Je vais voir ce qui se passe.

L’Américain culbuta presque un des invités en longue robe de cour bordeaux, qui regarda avec ébahissement ce géant tout en noir, un Beretta 92 au poing.


* * *

Selim arriva à dégager sa main droite et brandit son pistolet en direction de son agresseur. Elko Krisantem le vit à temps et se rejeta en arrière. Le coup partit, la détonation l’assourdit, mais le projectile alla se perdre dans les frondaisons du parc.

D’un coup violent sur le poignet, il fit tomber l’arme de son adversaire. Et, presque du même mouvement, il lui rabattit le visage dans l’herbe. Il avait gardé les deux extrémités de son lacet dans la même main. Vexé par cette riposte inattendue, il reprit les deux bouts et serra, mettant du cœur à l’ouvrage. En quelques secondes, Selim se mit à tressauter, ses pieds grattèrent le sol. Il eut un grand sursaut, avant de s’immobiliser, les mains crispées dans l’herbe.

Définitivement.

Elko Krisantem fit coulisser son lacet avec précaution, retourna à demi le corps pour examiner le visage déjà noirâtre et se redressa, regardant autour de lui.

Un homme arrivait en courant. Rentrant vivement son lacet, il prit l’Astra dans sa ceinture, fit monter une balle dans le canon et se planqua derrière un arbre… Quand Malko passa devant lui, il siffla légèrement et sortit de sa cachette.

— Elko ! s’écria Malko, qu’est-ce qui s’est passé ? C’est vous qui avez tiré ?

— Non, dit le Turc, c’est lui. Pourvu que le coup de feu n’alerte pas les organisateurs de la fête !

Il montrait le corps allongé dans l’herbe.

— Il essayait d’étrangler la fille.

— Où est-elle ?

— Partie par là.

Il désignait le fond du parc. Les deux hommes dévalèrent le sentier à toute allure. Passant devant quelques couples qui s’étaient isolés pour continuer un flirt commencé pendant le dîner. Debout contre un arbre, une dame de cour se faisait trousser énergiquement par un faux évêque… Celui qui avait en vain poursuivi Mandy Brown toute la soirée.

Arrivés à la lisière du petit bois qui séparait la pelouse du parking, Malko et Krisantem s’arrêtèrent quelques instants, à côté des tables desservies du festin. La rumeur de la fête, tout en haut de la pelouse, autour du château leur parvenait faiblement. Le coup de feu tiré par l’Irakien ne semblait pas avoir déclenché de panique.

Pamela Balzer avait disparu. Le seul endroit où elle avait pu se diriger était le parking. Au moment où ils allaient se remettre en route, la silhouette gigantesque de Chris Jones surgit des arbres.

— Le type est dans le parking, annonça-t-il. Je l’ai perdu entre les bagnoles.

Malko eut l’impression de recevoir le contenu d’un seau d’eau glacée. Pamela se trouvait dans le parking, elle aussi ! Avec un tueur visiblement décidé à la liquider.

— Pamela Balzer aussi s’y est réfugiée, lança-t-il.

Ils se lancèrent tous les trois à travers le bois, coupant pour gagner du temps. À chaque seconde, Malko s’attendait à entendre un coup de feu. Tout en se demandant quel secret détenait Pamela Balzer pour que les Irakiens mettent autant d’acharnement à la supprimer.

Il déboucha le premier sur la vaste pelouse où étaient garées une centaine de voitures et s’arrêta pour écouter.

Les échos d’une violente discussion lui parvinrent aussitôt.

— Séparons-nous, dit-il à Chris et Elko. Il faut retrouver cet Irakien.

Lui se dirigea vers le lieu de la discussion, louvoyant entre les voitures. En se rapprochant, il reconnut le timbre aigu de Mandy Brown en train d’égrener des injures d’une obscénité raffinée. Interrompue par une voix plus grave qui lança.

— Tu n’es qu’un garage à bites !

Pamela Balzer avait un accent faubourien prononcé, mais savait manier la métaphore… Continuant sa progression, il découvrit les deux femmes, face à face, à côté de sa Mercedes. Mandy Brown était nue, à part ses bas, sa belle robe de cuir sur le bras, le diadème de travers. Ses fesses cambrées faisaient une tache claire dans la pénombre. Pamela, elle, arborait une tenue normale. Malko comprit immédiatement la raison de leur différend en apercevant une silhouette, tassée contre la voiture, en train de se rajuster hâtivement : Kurt de Wittenberg, le « fiancé » de Pamela Balzer.

Muet comme une carpe.

— Et tes Arabes ! hurla Mandy Brown déchaînée, ils ne t’ont pas filé le sida ? Tu te souviens de l’Iranien que tu as plombé, à Londres… Il a failli perdre ses couilles.

Pamela Balzer, devant cet outrage verbal, se rua, griffes en avant avec un rugissement de fauve.


* * *

Ibrahim Kamel, le pouls à 150, s’arrêta quelques instants pour calmer les battements de son cœur. Sa main tremblait tellement qu’il était incapable de tirer. Les pensées s’entrechoquaient dans sa tête. Rien ne se passait comme prévu. Lorsqu’il avait entendu le coup de feu, il avait pensé que Selim avait enfin abattu leur « cible ».

Puis, il avait vu surgir Pamela Balzer, alors qu’il se dissimulait entre les voitures du parking pour échapper à l’homme qui le poursuivait ! Il s’était éloigné tout doucement, parvenant à ne pas la perdre de vue, assistant à ses « retrouvailles » avec son fiancé et l’autre femme. Maintenant, il était en position parfaite pour abattre la jeune call-girl. Il valait mieux se dépêcher : les adversaires lancés à sa poursuite allaient surgir d’un moment à l’autre.

Il prit dans sa poche revolver son énorme Skorpio, l’arma tout doucement et se mit en position de tir, s’appuyant sur le toit d’une voiture pour mieux viser. Ce qui n’était pas aisé, les deux femmes n’arrêtaient pas de bouger…


* * *

Pamela Balzer saisit à pleines mains les cheveux de Mandy Brown, avec l’intention affichée de les lui arracher, touffe par touffe. Mandy n’hésita pas, baissant la tête, elle planta ses dents dans la poitrine de Pamela ! Hurlement… Les deux femmes oscillèrent quelques instants puis tombèrent à terre entre les voitures. À l’instant précis où claquaient plusieurs détonations.

Le feu d’artifice tiré de derrière le château avait commencé et éclairait par intermittence le parking de lueurs multicolores. La voiture voisine fut criblée de projectiles et ses glaces explosèrent sous les impacts. Kurt poussa un cri aigu et s’aplatit contre la carrosserie de la Mercedes. Le bruit n’avait pas arrêté les deux furies qui luttaient à terre, emmêlées comme des pieuvres, dans un crissement de tissu déchiré. Toutes à leur pugilat, elles avaient dû croire que les détonations provenaient du feu d’artifice…

Bientôt, il ne resta plus rien du beau costume de Pamela Balzer. Mandy Brown se redressa et, se servant de la lourde robe de cuir comme matraque, se mit à taper comme une sourde sur sa rivale, l’abreuvant d’injures et de coups de pied. L’autre dut se réfugier sous la Mercedes, toute honte bue. Mandy Brown, très digne, se tourna alors vers le fiancé de Pamela, enfila les jambes dans sa robe et demanda d’une voix de duchesse.

— Kurt darling, veux-tu remonter ma fermeture ?


* * *

Malko, son pistolet extra-plat au poing, progressait dans l’ombre, le cœur tapant contre ses côtes. Ce qu’il avait entendu était une rafale de pistolet-mitrailleur. Combien il y avait-il de tueurs dans le parking ? Où était Chris Jones ? Et Milton Brabeck ? Et Elko ? Il s’arrêta pour examiner les lieux et aperçut soudain un homme noyé dans l’ombre d’une voiture, non loin de la Mercedes. Sa veste blanche faisait une tache claire dans la pénombre… Se rapprochant, Malko distingua dans sa main droite un énorme pistolet avec un chargeur recourbé : un Skorpio tchèque, muni d’un chargeur de 32 cartouches…

Sa gorge se noua : il arrivait trop tard ! Les coups de feu qu’il venait d’entendre avaient été tirés sur Pamela Balzer. Pourtant plusieurs éléments ne collaient pas. D’abord, sa mission accomplie, le tueur irakien aurait dû filer. Or, il était toujours là, attendant de toute évidence quelque chose. De plus, Mandy Brown et Kurt de Wittenberg n’auraient pas été aussi détendus devant le cadavre de Pamela Balzer.

Une gerbe de fusées éclata dans le ciel du côté de château et il réalisa que les coups de feu s’étaient noyés dans le bruit des pétards. Mais où était Pamela Balzer ?

Il progressa un peu, en direction de Kamel. Impossible de tirer car l’Irakien était dans l’alignement des deux autres. Kurt de Wittenberg achevait de remonter la fermeture de la robe de cuir noir, tout en caressant les fesses de Mandy Brown. Malko vit soudain un pied se détendre en direction de quelque chose qui tentait d’émerger de dessous la Mercedes.

— Reste là, sale bête, lança-t-elle.

Reconnaissant la toison brune de Pamela Balzer, Malko comprit tout. Sans le savoir, Mandy Brown lui avait probablement sauvé la vie. L’Irakien attendait patiemment qu’elle sorte de son abri pour l’abattre !

Rhabillée, Mandy Brown entraîna son nouvel amant par la main et ils s’éloignèrent. Quelques secondes plus tard, la tête de Pamela Balzer réapparut sous la voiture et elle rampa sur l’herbe, puis commença à se redresser. Malko vit distinctement l’Irakien se raidir, prêt à tirer. Même s’il tirait en même temps, l’autre risquait de cribler Pamela de projectiles avec son Skorpio. Aussi, il hurla de toute la force de ses poumons.

— Pamela ! Couchez-vous !

Ibrahim Kamel se retourna comme un chat, aperçut Malko et, une fraction de seconde plus tard, le staccato du Skorpio déchira le silence. Les projectiles arrosèrent toute la zone où se trouvait Malko. Heureusement, celui-ci s’était abrité après avoir lancé son appel…

Le silence retomba. Affolée, Pamela Balzer était repartie sous la Mercedes.


* * *

Ibrahim Kamel sortit un second chargeur de sa poche et fit tomber le vide dans l’herbe, tous ses sens en éveil. Jurant entre ses dents sans interruption. Où était ce salaud de Selim ? Il ne s’était pas attendu à rencontrer une telle résistance. La présence de ses adversaires signifiait en tout cas qu’il devait remplir sa mission à tout prix. Sinon, c’était la potence. Le général Saadoun Chaker ne connaissait pas d’autre punition pour les erreurs. Prétendant que cette méthode évitait les récidives…

Il eut beau faire le plus doucement possible, le nouveau chargeur fit un « clic » sonore en s’enclenchant, qui s’entendit parfaitement dans le calme de la nuit. Heureusement que les détonations s’étaient confondues avec les pétarades du feu d’artifice. L’Irakien se redressa et décida de se rapprocher de la Mercedes.

Au moment où il bondissait il eut l’impression de recevoir une montagne sur les épaules. Il se retrouva aplati sous une masse de muscles et d’os, serrant toujours son Skorpio. Quelque chose comme une hache s’abattit sur son poignet, en brisant tous les petits os. Ibrahim Kamel poussa un hurlement de douleur et faillit perdre connaissance. Il sentit qu’on le relevait par le col de sa veste. Comme il tentait maladroitement de fuir, celui qui avait atterri sur lui le prit par les cheveux et commença à lui cogner systématiquement le visage sur le capot d’une Volvo. L’acier suédois étant ce qu’il est, ce sont les os d’Ibrahim Kamel qui cédèrent les premiers.

Cette fois, il perdit conscience pour de bon et glissa à terre, sans entendre une voix qui lançait :

— Chris, arrêtez !

— J’ai arrêté, fit paisiblement le « gorille ».

Il avait allongé Ibrahim et fouillait systématiquement ses poches, en prenant le contenu. Il trouva un passeport qu’il examina à la lueur des phares.

— Nous avons affaire à un diplomate ! ricana-t-il. C’était sûrement une mission de bons offices…

Le visage du « diplomate » ressemblait à une soupe de haricots rouges. Chris Jones récupéra encore un petit Walther planqué dans un holster de cheville et se redressa.

— Qu’est-ce qu’on en fait ?

— Attendez, dit Malko.

Il s’approcha de la Mercedes et lança à voix basse.

— Pamela, vous pouvez sortir !

Il dut tirer par la main la jeune call-girl pour qu’elle consente enfin à émerger de sa cachette. Dépoitraillée, le maquillage à vau-l’eau, sanglotante, complètement détruite. Elle fixa Malko avec stupéfaction.

— Qu’est-ce que vous faites ici ?

— Je vous expliquerai plus tard, dit Malko. Vous connaissez cet homme ?

Il l’avait entraînée vers Ibrahim Kamel. Pamela poussa un cri et commença à vomir.

— Vous l’avez tué, mon Dieu !

— Pas encore, commenta Chris Jones, sinistre.

— Vous le connaissez ? répéta Malko.

— Oui, c’est Ibrahim, un Irakien ami de…

Elle s’arrêta net et demanda.

— Mais en quoi…

— C’est moi qui vous ai prévenue à Vienne, dit Malko, sinon, ils vous auraient déjà liquidée.

Une silhouette surgit soudain de la pénombre et la voix basse et essoufflée de Milton Brabeck les apostropha.

— Bon sang ! Je vous ai cherchés partout. Qu’est-ce qui se passe ?

— Rien, fit Chris Jones. Juste une conversation amicale.

Malko poussa Pamela pratiquement dans les bras de Milton Brabeck.

— Milton, vous ne la quittez pas d’une semelle. Restez dans le château. Faites attention, il y en a peut-être d’autres…

— Couche-toi sur elle, c’est le meilleur moyen de la protéger ! lança Chris Jones qui retrouvait son humour dans les circonstances graves.

Milton Brabeck s’éloigna, tenant solidement Pamela Balzer par un coude. La jeune call-girl était trop sonnée pour opposer la moindre résistance. Pour une seule soirée, c’était trop : se faire piquer son fiancé et manquer d’être abattue…

Ibrahim Kamel commençait à gémir. Malko ouvrit le coffre de la Mercedes.

— Mettez-le là-dedans, dit-il.

Chris Jones fit rouler l’Irakien comme un paquet et referma le coffre. Malko était déjà au volant.

— On a pas mal de questions à lui poser, fit Chris Jones. Et il a intérêt à répondre.

Ibrahim Kamel était assis par terre, la tête appuyée au pare-chocs de la Mercedes, sanguinolent et agressif. Malko avait trouvé non loin du château une clairière au bout d’un sentier qui devait, en temps normal, servir aux amoureux. Pour ce qu’ils voulaient faire, c’était parfait. Chris Jones lui tendit un papier trouvé dans les poches de l’Irakien.

— Regardez.

Il y avait juste quelques mots et des chiffres : vol 078, en provenance de New York. Arrivée 7 heures 30. Portique numéro 8. Roissy 2.

— Intéressant, dit Malko, braquant une torche électrique sur l’Irakien. C’est vous qui avez mené l’attaque de Roissy ?

Ibrahim Kamel ne répondit pas, avalant son sang.

— Laissez-moi lui parler gentiment, proposa Chris Jones.

Il s’approcha, sans attendre le OK de Malko, envoya brutalement son 45 fillette dans l’entrejambe de l’Irakien. Ce dernier poussa un hurlement dément et se roula par terre, les mains crispées sur son ventre, mangeant de la terre. Chris Jones alla mettre le moteur en route, puis revint vers l’Irakien, lui releva la tête et lui fourra la bouche tout contre le tuyau d’échappement de la Mercedes, emplissant ses poumons de gaz d’échappement.

— On va te gazer comme un Kurde ! lança-t-il. Allez, ouvre bien tes éponges.

— Arrêtez ! ordonna Malko.

Il avait toujours été contre la torture. Même appliquée à un tueur comme cet Ibrahim. Il y avait de fortes chances que ce soit l’assassin de Roissy. Lui aussi utilisait un Skorpio.

Chris Jones lâcha sa victime avec un regret visible. Aussitôt, Ibrahim Kamel, après avoir vomi, se dressa comme un serpent et hurla :

— Je suis diplomate ! Je vais porter plainte ! Vous ne pouvez rien contre moi. J’appartiens à la délégation irakienne de l’OPEP.

— Ah bon, fit Malko, et c’est votre travail d’abattre cette jeune femme.

Silence. Chris Jones rongeait son frein. Brutalement, il redressa l’Irakien et lui lança.

— Tu veux encore un peu dialoguer avec la tôle du capot ?

L’autre, qui avait déjà le nez brisé, des dents en moins, la bouche éclatée, sans compter toutes les petites fractures, devint « amok » d’un coup. Éructant des injures, menaçant Chris Jones.

— Vous ne pouvez rien contre moi ! répéta-t-il. Regardez mon passeport. Conduisez-moi à la police.

Chris Jones ne broncha pas. Avec un calme dangereux, il demanda d’une voix douce.

— C’est pas toi, par hasard, qui aurais buté notre copain, à Berchtesgaden ?

Il y eut quelques fractions de seconde interminables, puis l’Irakien éructa en ricanant, sûr de son impunité.

— Si, c’est moi, sale Sioniste ! Et il a gueulé quand je lui ai ouvert la gorge. Il gueulait encore quand il s’est écrasé sur les rochers. Et la fille, elle a gueulé quand je l’ai baisée, et j’ai pris mon pied. Et vous crèverez comme tous les Sionistes.

» Bientôt, Israël n’existera plus, Al Qods sera libre !

Il en bégayait, en proie à une vraie crise de nerfs. Devant l’expression de Chris Jones, blanc comme un linge, il tendit le doigt vers lui.

— Connard ! Tu ne peux rien contre moi, je suis diplomate.

— Ça c’est vrai, fit Chris Jones, d’une voix blanche.

Malko n’eut pas le temps d’arrêter son geste. Le « Beretta 92 » ne tonna qu’une fois. Son projectile fit sauter toute la partie gauche de la boîte crânienne d’Ibrahim Kamel et le choc le projeta dans l’herbe, à plat dos. Foudroyé, la moitié du cerveau répandu.

Le silence retomba, tandis que Malko continuait à entendre la détonation se répercuter dans ses tympans.

I am sorry, fit piteusement Chris Jones, j’ai pas pu résister. Cet enculé disait la vérité. On aurait été obligés de le remettre dans un avion pour son putain de pays.

Malko ne répliqua pas. Ibrahim avait frappé par l’Épée et avait péri par l’Épée. Vieille vérité de la Bible. Il ne leur aurait rien dit. C’était un fanatique protégé par les lois des pays qu’il venait détruire. Malko comprenait Chris Jones. Dans les Services, les comptes ne se réglaient pas devant les tribunaux.

Seulement, il ne savait toujours pas qui étaient les deux hommes du bar du Bristol. Et on en était à sept morts…

— Retournons là-bas, dit-il. Il faut récupérer Pamela Balzer.

Avant de partir, il remit en place les papiers du mort. Y compris la note concernant l’arrivée du vol de New York. Les Services français en tireraient les conclusions qui s’imposaient.


* * *

Milton Brabeck n’était pas couché sur Pamela Balzer, mais c’était tout comme. Il avait trouvé une petite chambre au troisième étage du château, avait mis une chaise devant la porte, son pistolet dessus et s’était assis sur le lit où la call-girl cuvait sa crise de nerfs… Soudain, celle-ci se redressa et voulut se lever.

— Laissez-moi partir ! supplia-t-elle.

Elle se sentait entraînée dans un monde de folie. L’instinct de survie qui l’avait protégée jusque-là lui disait de fuir. Échevelée, avec ses immenses yeux noirs très écartés, son nez frémissant et sa grande bouche, elle aurait fait perdre la tête à un jésuite.

Milton Brabeck secoua la tête, énergiquement.

— Pas question ! Ici, je peux vous protéger. Pas dehors.

— Il faut que je retrouve mon ami, Kurt.

L’idée que cette salope de Mandy Brown était en train de se tirer avec le fiancé qu’elle avait eu tant de mal à décrocher la rendait malade. Milton, gentiment, la remit sur le lit.

— Le Prince va arriver. Vous lui demanderez.

Sérieux comme un gardien de phare. La musique des trompettes leur parvenait faiblement, créant une atmosphère un peu irréelle. Les quatre cents invités de la fête ne se doutaient sûrement pas du drame qui se déroulait au milieu d’eux.

Pamela mesura rapidement la situation. Physiquement, elle ne pouvait pas lutter contre Milton Brabeck… Mais il y avait d’autres moyens… Tranquillement, elle se rapprocha et murmura d’une voix rauque à souhait.

— Et si nous passions le temps agréablement…

Milton eut beau se débattre contre cette pieuvre parfumée, il n’était pas de force. Son haut-de-chausse noir était déjà descendu sur ses cuisses en dépit de sa résistance farouche, lorsque Malko et Chris Jones pénétrèrent dans la chambre.

Chris Jones eut un ricanement désabusé.

— On ne peut plus se fier à personne…

Milton Brabeck réussit à se débarrasser de Pamela et se redressa, rouge comme une pivoine. La jeune femme, remettant un sein dans son décolleté déchiré, lança froidement.

— Il a essayé de me violer…

Malko congédia les deux « gorilles » d’un regard et, resté seul avec la jeune femme, attira une chaise près du lit. Pamela Balzer lui adressa un regard haineux et cracha :

— Où est cette pute de Mandy ?

— Je n’en sais rien, dit Malko. Quand nous aurons fini de bavarder, vous aurez tout le loisir de vous mettre à sa recherche.

— Elle est venue ici, avec vous, n’est-ce pas ? Pour me cuisiner…

— Exact, reconnut Malko.

— Allez-vous faire foutre tous les deux ! lança Pamela avec une sincérité évidente.

— Pamela, dit Malko, vous êtes inconsciente. Je vous ai déjà sauvé deux fois la vie. La troisième tentative de vous supprimer risque d’être la bonne.

Les grands yeux noirs se fixèrent sur lui, soudain remplis d’angoisse.

— Que voulez-vous dire ?

— Ibrahim Kamel était venu ici pour vous tuer avec son second, celui qui a voulu vous étrangler. Ils travaillent pour les Services Spéciaux irakiens. Ceux-là ne sont plus à craindre, mais il en viendra d’autres. Je ne peux pas jouer le « baby-sitter » éternellement. Ils veulent vous tuer.

— Mais pourquoi !

Il y avait autant de désespoir que d’incompréhension dans sa voix. Malko se dit qu’elle commençait à craquer. Il se leva.

— Pamela, dit-il, tant pis pour vous. Je vous laisse. Vous êtes libre. Mais vous avez intérêt à vous cacher, à ne jamais revenir à Vienne. Sinon, ils vous liquideront et, à mon avis, ils vont vous poursuivre jusqu’au bout du monde. Parce que vous représentez un danger pour eux.

— Quel danger ?

— Vous détenez une information vitale.

Elle haussa les épaules.

— Vous dites n’importe quoi, je ne connais rien de leurs affaires. C’est vrai, je fréquente quelques Irakiens, mais c’est à titre… privé. Je ne fais aucune affaire avec eux.

— Vous avez quand même prêté votre voiture pour transporter des meurtriers, remarqua-t-il.

Le regard de la jeune femme chavira.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Le jour où on vous a emprunté votre Volvo…

Il lui raconta ce qui s’était passé à Berchtesgaden et comment il était remonté jusqu’à elle. Cette fois, elle se décomposa.

— J’ignorais toute cette histoire, je vous le jure, dit-elle d’une voix suppliante. Je ne veux pas mourir. Qu’est-ce que je dois faire ?

Malko plongea dans son regard affolé.

— Dites-moi ce que vous savez et vous ne serez plus en danger.

— Quoi ?

— Un soir de la semaine dernière, vous vous trouviez à Vienne, au bar de l’hôtel Bristol, en compagnie de deux hommes. Un Arabe et un Européen. Qui sont-ils ?

Avant de répondre, Pamela Balzer passa lentement la main sur la trace violacée de son cou, là où Selim avait serré de toutes ses forces. Pesant le pour et le contre. Son regard demeurait vrillé à celui de Malko. Elle eut un sourire désabusé.

— Lorsque je vous aurai répondu, vous partirez et je me ferai tuer, remarqua-t-elle amèrement.

— Non, dit Malko. Je vous le jure.

Elle soupira, rejetant la tête en arrière.

— Bien, je vais vous faire confiance. Celui que vous appelez l’Arabe est un diplomate irakien, Tarik Hamadi. Il est second secrétaire à l’ambassade d’Irak à Bruxelles. Je le vois de temps en temps quand il vient à Vienne rendre visite à ses amis de l’OPEP.

— Où l’avez-vous connu ?

— À Londres où il était en poste.

— C’est un de vos « clients » ?

— Oui, fit-elle après une certaine hésitation. Mais c’est un homme très délicat, très charmant.

— C’est lui qui a emprunté votre voiture ?

— Oui.

— Que vous a-t-il dit ?

— Qu’il en avait besoin pour un rendez-vous discret, qu’il ne voulait pas utiliser sa voiture diplomatique. C’était soi-disant pour rencontrer une femme.

— Et la seconde personne qui se trouvait au bar.

— Je ne le connais pas. Il est arrivé de Bruxelles avec Tarik. Nous avons passé la soirée tous les trois. Ensuite Tarik m’a laissée avec lui. Il est venu chez moi.

Autrement dit le « diplomate » arabe avait loué les services de Pamela pour son ami. On progressait.

— Dites-moi tout, insista Malko. Les moindres détails sont utiles. C’est à cause de cet homme qu’à mon avis on a voulu vous tuer. Mais, moi-même, je ne comprends pas pourquoi.

— C’est un Américain, expliqua Pamela. Il s’appelle Georges. Un homme d’une cinquantaine d’années, très courtois, très gentil. Il y avait longtemps qu’il n’avait pas fait l’amour et le faisait mal. Mais je crois que je lui ai beaucoup plu. Parce qu’il m’a demandé mon numéro de téléphone.

— Vous le lui avez donné ?

— Non. Je lui ai dit de passer par Tarik. Je ne veux pas être harcelée par des maniaques…

— Et puis ?

— Il m’a quittée à l’aube, quand Tarik est venu le chercher. Il m’a juste demandé de lui téléphoner.

— Où ?

— Il m’a laissé un numéro, à Bruxelles.

— Lequel ?

— Je ne le connais pas par cœur. Il est noté dans mes papiers chez moi, à Vienne.

— Vous en avez parlé à Tarik ?

— Non.

Malko eut l’impression qu’on lui ôtait un grand poids de l’estomac. Il se leva.

— Très bien, nous repartons pour Vienne.

C’est probablement pour ce numéro de téléphone que les deux tueurs irakiens étaient partis aux trousses de Pamela Balzer. Car le mystérieux Georges avait dû le mentionner au « diplomate » irakien. Il fallait le trouver avant qu’il ne soit trop tard.

— Attendez ! lança Pamela. Quand je vous l’aurai donné, que se passera-t-il ?

— Je ne sais pas encore, dit Malko, mais au moins, nous vous protégerons.

— Où est mon fiancé ?

— Je n’en sais rien. Avec Mandy Brown probablement, nous allons sûrement les retrouver en bas. Venez.

La course contre la montre était commencée. Si les Irakiens apprenaient que la CIA pouvait remonter à « Georges », ils n’hésiteraient sûrement pas à supprimer ce dernier.

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