Chapitre IV

— Il faut absolument identifier les deux hommes qui se trouvaient avec Pamela Balzer au Bristol, martela Jack Ferguson.

— C’est plus facile à dire qu’à faire, remarqua Malko, mais j’ai peut-être une piste.

— Laquelle ?

Malko sortit un bout de papier de sa poche et le tendit au chef de station.

— J’ai trouvé ce numéro de téléphone dans la boîte à gants de la Volvo.

— Qu’est-ce que c’est ?

— J’ai appelé. Il s’agit de la délégation irakienne à l’OPEP.

— Les Irakiens !

L’Américain semblait stupéfait. Il secoua la tête.

— Il n’y a probablement aucun rapport. Cette fille fréquente beaucoup de gens.

Malko, lui, n’était pas étonné.

— Ce double meurtre brutal est bien dans la façon des Irakiens, remarqua-t-il. On n’a jamais vu les Iraniens se livrer à ce genre d’action en Europe où ils n’ont pas de réseaux de soutien.

— Les Iraniens sont aussi à l’OPEP, corrigea Jack Ferguson, têtu. Le passeport de Farid Badr constitue un indice supplémentaire. De toute façon, il faut monter une opération sur cette Pamela Balzer. Vous vous en sentez capable ?

— Ça va être difficile, remarqua Malko. Bien sûr, le contact est établi, mais je doute qu’elle se confie sur l’oreiller, même si je paie de ma personne. Il faut trouver une astuce.

— Un brillant chef de mission comme vous devrait y arriver, commenta Jack Ferguson. J’espère que vous n’avez pas trop abîmé sa voiture.

— Le pare-chocs de ma Rolls risque de vous coûter plus cher que sa portière, commenta sobrement Malko.

— C’est le « Caucasien »[8] qu’il faut identifier, lança l’Américain, celui qui était au bar du Bristol. Il faudrait que le barman en fasse un portrait-robot…

— Que vous ferez placarder, un peu partout en Europe, ironisa Malko. Vous ignorez même sa nationalité. Le meilleur moyen est encore de séduire Pamela et de la faire parler. Je rentre à Liezen car, ce soir, je reçois quelques amis. De toute façon, je ne peux pas la brusquer ou elle va se douter de quelque chose.

Jack Ferguson le regarda, plein de gravité.

— John et Heidi sont morts, dit-il. J’ai envie de les venger.

— Moi aussi, dit Malko. Tout autant que vous.


* * *

La nuit n’avait pas porté conseil à Malko. Après avoir récupéré Alexandra au Sacher, ployant sous le poids de ses emplettes, il avait regagné Liezen et dîné simplement avec deux couples d’amis. Chevreuil et Sachertorte. Ensuite, Alexandra, en guêpière blanche, s’était amusée avec les glaces de leur chambre… Il venait de terminer son petit déjeuner et ouvrait distraitement son courrier, cherchant comment il pourrait lire dans le cœur de la pulpeuse Pamela Balzer. Il eut soudain une idée. Une seule personne pouvait lui venir en aide.

Mandy la Salope !

Entre eux, c’était une vieille histoire, mais pas vraiment une histoire d’amour. Il avait, quelques années plus tôt, arraché Mandy Brown aux griffes de « Russian Louis » Siegel, un gangster de Honolulu, en lui procurant son premier orgasme sur une couche de trois millions de dollars en billets de cent, et elle lui en avait gardé une reconnaissance éternelle. Depuis, Malko avait fait appel deux ou trois fois à elle, dans des circonstances difficiles où Mandy, plus salope et pulpeuse que Dalila, avait fait merveille.

Sa spécialité, c’était les Arabes qu’elle rendait fous de son corps tout en courbes, rompu à toutes les perversités. Elle avait failli être une Reine de Saba[9], avait mené un émir au bourreau[10] et avait failli être kidnappée pour de bon par un des frères du sultan de Brunei[11]. À chaque aventure son pécule s’arrondissait. Elle s’était même offert comme légitime époux un lord authentique, à peine pédéraste, qui se contentait de la fouetter de temps en temps quand il avait bien sodomisé sa jument préférée. Tous les fantasmes sont honorables… Malko ouvrit son livre d’adresses et composa un numéro à Londres…

Une voix à faire bander un ayatollah en décomposition susurra aussitôt dans l’appareil.

— Bonjour ! Mandy Brown est absente, mais elle ne va pas tarder à revenir. Please, laissez-moi votre nom et quelques mots gentils…

On aurait dit la voix d’un Escort Service. Malko laissa son nom, demandant à être rappelé. Mandy le faisait toujours… Il avait à peine raccroché qu’Alexandra pénétra dans la bibliothèque. Maquillée, les cheveux relevés avec de fines nattes encadrant son visage sensuel, les yeux ombrés de rose, ce qui en faisait ressortir le vert. Mais surtout, c’est sa tenue qui époustoufla Malko : une robe longue, marron glacé, décolletée en carré, très ajustée à la taille, s’évasant ensuite en un large cercle froufroutant. Un vrai tableau Renaissance. Elle s’arrêta devant Malko, puis tournoya sur elle-même, ce qui lui permit de remarquer que le tissu, avant de s’évaser, moulait étroitement la cambrure de sa superbe croupe dans laquelle il se déversait depuis tant d’années.

— Tu aimes ?

— Qu’est-ce que c’est que cela ? demanda Malko, stupéfait par cette apparition matinale.

— Tiens, regarde !

Elle lui tendit un carton d’invitation qu’il lut. Son Altesse Sérénissime le Prince Malko Linge était convié à une grande soirée costumée dans le château des Saint-Brice, à Amboise, en France, afin de commémorer le cinq centième anniversaire de la venue de Léonard de Vinci en ces lieux. Festivités et bals étaient prévus. Tous les invités devaient être costumés. Il leva les yeux. Alexandra le fixait, l’air coquin.

J’ai l’impression d’être une autre femme, dit-elle, soudain émoustillée.

Quelque chose brûlait dans ses yeux et ses lèvres semblaient d’un coup avoir gonflé. Malko s’approcha, ému à son tour. Son regard plongea dans le décolleté où les seins, poussés en avant par un balconnet pourpre, attiraient la main de l’honnête homme comme le miel attire les mouches. Il les caressa doucement et Alexandra lui adressa un regard trouble.

— Salaud ! fit-elle. Je suis sûre que tu as déjà l’impression de me tromper.

— C’est un peu cela, avoua Malko.

Il pinça la pointe d’un sein et elle gémit. Appuyée à la boiserie, elle le laissa farfouiller sous la grande robe, remonter le long des jambes gainées de bas marron glacé et trouver la peau nue des cuisses. Au-dessus, il n’y avait plus rien… Quand les doigts effleurèrent sa toison, elle murmura à l’oreille de Malko.

— Je ne mettrai rien ce soir-là. Comme ça, si j’ai affaire à un cavalier un peu audacieux, il pourra me baiser debout contre un arbre du parc. Ça doit être délicieux. En plus, tu sais, à cette époque, les hommes portaient des hauts-de-chausses très ajustés. Au moins, on pouvait voir à l’avance ce qu’on allait se mettre dans le corps. Et choisir…

— Salope ! soupira Malko, une main enfouie entre ses cuisses.

Elle était en plein fantasme et le miel coulait d’elle comme de l’eau. Mais il était presque impossible de remonter cette énorme traîne. Le peignoir en velours noir de Malko s’ouvrit, révélant son émoi. Alexandra eut un sourire gourmand.

— Apparemment, tu aimes bien les bals costumés. Mais tu ne vas pas pouvoir me baiser…

Elle le narguait derrière sa cuirasse. Il la retourna, la plaquant contre la boiserie, cherchant la fermeture de la robe qui descendait très bas sur ses fesses. Alexandra s’amusait à les balancer langoureusement pour l’exciter encore plus. Agacé, il la prit par la main et la traîna jusqu’au grand canapé dessiné spécialement par Claude Dalle pour se fondre dans le mobilier ancien de la bibliothèque, recouvert de soie et de velours frappé, où il la jeta. Comme son visage se trouvait à la bonne hauteur, il écarta son slip et son membre jaillit comme un ressort, lui giflant la bouche.

Alexandra recula vivement, avec un sourire ironique.

— À cette époque, cela ne se faisait pas…

Frustré, Malko la renversa en arrière, fourrageant la corolle marron, jusqu’à ne plus voir le visage d’Alexandra. Bientôt, il eut, en face de lui, deux longues jambes gainées de nylon montant très haut sur les cuisses et le ventre offert avec sa toison blonde. Le temps de tomber à genoux sur la moquette, il plongea dans le sexe de sa maîtresse avec un grognement de soulagement.

Alexandra gémit, humide de rosée, croisant ses longues jambes dans le dos de Malko, étouffant sous les épaisseurs de soie.

Ce dernier se retira. Il avait l’impression de violer une inconnue et cela l’excitait encore davantage. Cette fois, c’est Alexandra qui se retrouva à genoux, accotée au divan, les mains crispées sur la soie écarlate. Malko derrière elle. Il contempla de longues secondes la croupe somptueuse, qui émergeait du fouillis de tissu, toujours aussi ferme, puis, sans hésiter se guida là où il avait envie d’aller. Alexandra poussa un hurlement.

— Non, pas comme ça !

Malko appuyait déjà de toutes ses forces sur l’ouverture de ses reins. Dieu sait s’il l’avait souvent sodomisée, mais, chaque fois, c’était le même éblouissement… Alexandra luttait, serrant ses muscles secrets et il dut peser de tout son poids pour s’engouffrer d’un coup dans l’étroite ouverture. Sans se soucier de la porte ouverte.

— Arrête, tu me déchires, supplia Alexandra.

— Ça t’apprendra, dit Malko, à la Renaissance, peut-être qu’on ne pratiquait pas la fellation, mais les femmes bien nées offraient volontiers leurs fesses à leurs amants.

La tenant solidement aux hanches, il se mit à la défoncer, se jetant sur elle avec violence jusqu’à ce qu’il explose en une seconde sublime. Alexandra se releva, le maquillage détruit, les nattes de travers et rabattit sa longue robe, remettant ses seins en place.

— Tu as intérêt à ne pas me laisser seule, à cette soirée, avertit-elle. Ce que tu viens de me faire m’a beaucoup excitée. Je recommencerais volontiers, même avec plusieurs partenaires.


* * *

Une légère brume de chaleur enveloppait l’aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle. Il n’était encore que sept heures trente du matin et le Boeing 747 en provenance de New York venait de se poser pile à l’heure et roulait maintenant vers l’aérogare. Derrière les baies vitrées dominant la piste, un homme en costume clair regardait l’appareil approcher, l’estomac serré. Farid Badr était bien parti de Vienne pour Larnaca modifiant ses plans à la suite de l’incident de Berchtesgaden, mais pour revenir à Paris via Le Caire, sous un nom différent. Évidemment, il ne pouvait modifier ni sa taille, ni son nez. Mais son passeport – faux évidemment – était à toute épreuve…

Il se retourna, cherchant à déceler un danger possible. Son rôle se bornait à une escorte passive. Un de ses complices amenait de New York dans sa valise les quarante krytrons qui manquaient. Il se rendrait dans un hôtel retenu à l’avance et, là, Farid Badr en prendrait livraison dans des conditions de sécurité optima. Il savait que les deux agents de la CIA qui les avaient suivis à Berchtesgaden avaient été liquidés et, donc, que les Américains avaient perdu sa trace. D’autre part, il avait pris le maximum de précautions pour que le FBI et la CIA ne puissent « pister » les krytrons. Le fait qu’ils aient pu sortir des États-Unis était rassurant… Il regarda le 747 approcher. Encore un peu de patience.


* * *

L’inspecteur divisionnaire Paul Bouvier de la DST alluma sa troisième gauloise de la journée. L’uniforme d’employé de l’aérogare lui allait parfaitement, bien qu’il soit emprunté. Dessous, il dissimulait un 357 Magnum Manurhin, redoutable revolver. Deux autres de ses collègues, habillés en bagagistes, attendaient avec lui sur le tarmac en dessous du hall d’arrivée. Bouvier et les deux autres étaient chargés de suivre à vue la valise contenant les krytrons, jusqu’à ce qu’elle passe sur le tapis roulant. Ensuite une seconde équipe prendrait le relais, rejoignant les gens du FBI qui voyageaient avec le suspect convoyant les détonateurs nucléaires. Sauf contrordre, rien ne devait filtrer de cette surveillance. Il fallait savoir à qui le convoyeur – un Tunisien voyageant sous le nom de Ahmed Farouk – allait les remettre. Cinq voitures et deux motos étaient prévues pour la filature éventuelle. Ils avaient aussi pensé au cas où le suspect reprendrait immédiatement un avion. Deux policiers de la PAF surveillaient les ordinateurs des différentes compagnies à qui le nom du suspect avait été communiqué. Un astérisque lumineux indiquerait la direction à suivre…

Paul Bouvier bâilla, il avait faim et les croissants du bar étaient infects. Dire qu’on était au pays de la gastronomie…

Enfin, dans une demi-heure, au plus tard, il pourrait se restaurer.


* * *

Chris Jones s’étira, et jeta un coup d’œil critique à son voisin, Milton Brabeck, en train de renouer une cravate à fleurs d’un goût douteux…

— T’es pas beau quand t’es pas rasé, remarqua-t-il.

Milton Brabeck lui expédia un regard furieux.

— Toi, t’as l’air de sortir d’une essoreuse.

Il regarda avec méfiance par le hublot les bâtiments tristounets en ciment gris.

— Tu crois que l’eau est saine ici ?

Chris Jones haussa les épaules, fataliste.

— Y aura toujours du Coca… Remarque s’ils le fabriquent ici, il est peut-être pollué.

— Il paraît qu’il y a des Mac Donald partout, maintenant, avança Milton, plein d’espoir. On ne mourra pas de faim.

À eux deux, Milton et Chris, anciens du Secret Service, et maintenant force de frappe de la CIA, avaient la puissance de feu d’un porte-avions d’escorte et une absence totale de scrupules en ce qui concernait les ennemis des États-Unis. Légèrement à droite de Gengis Khan, ils considéraient tout ce qui n’était pas le Middle West pur et dur comme un pays de perdition. Chris Jones ne traversait New York qu’en se bouchant le nez… Quant au reste du monde, c’était une zone dangereuse, infestée de microbes, de miasmes, de bacilles, de virus où un Américain normal ne devait se risquer qu’avec une combinaison d’astronaute… La moindre gorgée d’eau européenne leur tordait les tripes pour plusieurs jours et le mot « ris de veau » sonnait à leurs oreilles comme une obscénité.

— Les vrais hommes ne mangent pas les intestins, affirmait Chris, péremptoire.

Ce dernier remit discrètement son Beretta 92 automatique dans son holster. Équipé d’un viseur laser, c’était une arme redoutable. Il avait encore un petit Colt « Cobra » accroché à la cheville et des chargeurs un peu partout. Milton Brabeck était resté fidèle à un monstre : le 357 Magnum fabriqué par Colt avec un canon de quatre pouces.

Dieu merci, le commandant de bord n’avait pas été averti qu’ils gardaient leur artillerie avec la complicité des services de sécurité new-yorkais. Même sans armes, ils étaient encore redoutables, avec des avant-bras comme des jambons de Virginie, et les cent quatre-vingt-dix centimètres de muscles et d’os super-entraînés.

— Tu crois qu’on va enfin pouvoir se payer cet enfoiré ? demanda Chris à voix basse.

Il désignait un Arabe fluet et moustachu en train d’arracher son attaché-case du rack. L’homme qu’ils avaient pris en charge à New York. Si on les avait laissés faire, quelques minutes d’interrogatoire musclé auraient fait gagner bien du temps…

Chris Jones se leva et son crâne heurta le plafond. Terrifiée, sa voisine, une vieille dame, regardait ses mains épaisses comme des battoirs à linge. Il lui adressa un sourire complice.

Careful, mam’[12]. Ces « frenchies » sont des cochons…

Elle devait avoir dans les soixante-dix ans et le regarda, ébahie… Les passagers commençaient à sortir. Chris et Milton se dépêchèrent, repoussant dans les travées ceux qui voulaient les éloigner de leur « cible ». Curieusement, personne ne protesta. Au moment d’arriver à la passerelle, Milton tapa dans le dos de Chris et lança devant l’hôtesse.

— Tiens, tu as oublié ton Penthouse !

Chris Jones devint rouge comme une pivoine et bredouilla une injure en repoussant le magazine. Dès qu’ils furent engagés dans la passerelle, il interpella Milton d’un ton furibond.

— Tu te rends compte de l’image que tu donnes de moi ! Où as-tu trouvé ce truc ?

— C’est notre enculé qui le lisait, fit suavement Milton Brabeck. Tu devrais le garder pour les planques. Quoique, ici, ce ne sont pas les petites qui manquent.

— Il y a aussi le sida, compléta Chris Jones, sinistre.

Débouchant dans l’aérogare, ils regardèrent autour d’eux, cherchant leurs collègues français pour se faire dédouaner leurs flingues ; détendus. Pour une fois, c’était un boulot peinard avec de belles notes de frais.


* * *

Le déchargement des bagages du 747 en provenance de New York avait commencé dès que l’appareil s’était immobilisé en face de l’aérogare, avant même que les passagers ne commencent à emprunter le couloir d’accès, collé à la porte avant droite de l’appareil.

L’inspecteur divisionnaire Paul Bouvier, appuyé à un fourgon, regardait les bagagistes sortir les containers de la soute, puis les amener en face du tapis roulant, d’où les valises montaient vers la salle des bagages. Beaucoup de Noirs et de Maghrébins : ce n’était pas un travail très rémunérateur… Non loin de lui, ses deux collègues, en bagagistes, faisaient semblant de pousser un chariot, tournant autour de l’appareil. Les trois hommes étaient armés et sur leurs gardes. Difficile de communiquer avec le bruit, et leurs walkie-talkies étaient brouillés par les émissions radio de la tour de contrôle.

Les valises commençaient à monter lentement, disparaissant dans la trappe. Les trois policiers avaient reçu une description précise de celle qui les intéressait : une Samsonite bleue avec des roulettes. Le FBI avait discrètement collé dessus, au départ de New York, une bande de plastique rouge en travers afin de faciliter la tâche des policiers français.

Dix minutes s’écoulèrent. Les bagages disparaissaient régulièrement sur le tapis roulant. Paul Bouvier bâilla. Il en avait ras-le-bol de ce genre de tâche passive : c’étaient ses collègues d’en haut qui allaient s’amuser. Soudain, son attention fut attirée par un bagagiste barbu, visiblement nord-africain. Vêtu d’une combinaison blanche, il triait les bagages en regardant leurs étiquettes, afin de mettre de côté ceux qui étaient en correspondance. Un petit tas qui s’amoncelait sur un chariot.

Paul Bouvier se tendit soudain. La Samsonite bleue venait de surgir du chariot. Presque aussitôt, le manutentionnaire s’en empara et la mit à part, avec celles qui repartaient en correspondance. Paul Bouvier recula derrière un pilier et sortit l’antenne de son walkie-talkie : c’était une information capitale à transmettre à ses collègues. Tandis qu’il essayait d’établir la liaison, troublée par des parasites, il surveillait le bagage du coin de l’œil, une voix lui parvint, au milieu des crachotements.

— Ici Papa Leader ? Qu’est-ce qui se passe ?

— Nom de Dieu !

Paul Bouvier n’en croyait pas ses yeux. Le bagagiste barbu venait de prendre la Samsonite et s’éloignait avec !

— Bouvier, Bouvier ! Qu’est-ce qu’il y a ?

Le contrôleur en oubliait le code. L’inspecteur divisionnaire cria dans l’appareil :

— Incident ! Incident ! Un bagagiste s’est emparé de l’objet. Demande assistance.

Il écrasa l’antenne pour la faire rentrer, remit l’appareil dans sa poche et se rua en direction du bagagiste. Celui-ci longeait le bâtiment de l’aérogare sans se presser, traînant la valise. Spectacle habituel dans un aéroport. Paul Bouvier se retourna, aperçut ses deux collègues qui n’avaient rien remarqué et hurla dans leur direction.

— Venez ! Venez !

Un 727 était en train de se garer et le grondement de ses réacteurs couvrit largement sa voix. Tout en courant, il se mit à gesticuler. Enfin, les deux hommes l’aperçurent, démarrant aussitôt pour le rejoindre.

Il atteignit le bagagiste trois mètres plus loin, crochant dans son épaule pour le forcer à stopper. L’homme se retourna ; Bouvier aperçut une barbe fournie, deux yeux très noirs, un faciès émacié et dur, des dents qui se chevauchaient.

Hurlant de toute la force de ses poumons, il vociféra, montrant la valise.

— Qu’est-ce que tu fous avec ça ?

Le bagagiste ne répondit pas. D’un violent coup de tête, il brisa le nez de l’inspecteur divisionnaire et se mit à courir avec sa valise. Paul Bouvier assommé, ivre de douleur, demeura quelques instants immobile, le sang dégoulinant de son nez, puis se lança à la poursuite de son agresseur. C’est à peine s’il remarqua un fourgon portant le sigle de la TWA arrêté un peu plus loin, au pied d’une passerelle.

Le bagagiste courait dans sa direction. Un homme émergea soudain de la cabine. Calmement, il visa le policier qui courait avec un gros pistolet prolongé par un silencieux. La dernière vision de Paul Bouvier fut ce petit trou noir et le visage calme et implacable de l’inconnu. Il n’eut même pas le temps de prendre son arme de service. Un choc à la tête. Il s’arrêta, tituba, porta la main à son front mais ne put achever son geste. Un second projectile venait de lui traverser la gorge, lui déchirant la trachée artère. Sa vue se brouilla, il ouvrit la bouche pour crier, vomit un jet de sang et tomba à genoux, puis s’étendit de tout son long sur le ventre.

Le bagagiste avait déjà fait le tour du fourgon et jeté à la volée la Samsonite à l’intérieur.

Il revenait vers l’avant quand les deux autres policiers de la DST surgirent en courant ; ils n’avaient pas entendu les détonations, étouffées par le silencieux et le bruit des réacteurs, mais avaient vu tomber leur collègue. Le premier, un jeune de vingt-quatre ans, arracha son pistolet de son holster tout en courant, tandis que l’autre luttait avec la courroie de sécurité qu’il avait oublié de déboucler. C’était la première fois en sept ans qu’il se servait de son arme. Le premier eut le temps d’appuyer sur la détente avant de recevoir une balle dans l’œil droit. Calme comme au champ de tir, l’inconnu de la fourgonnette visa de nouveau et son second projectile arracha une partie du maxillaire du policier. Ce dernier était déjà mort et tomba en boule à quelques mètres de la camionnette.

— Nom de Dieu de merde, merde, merde, merde.

Le troisième policier de la DST s’était arrêté pour dégager son arme. Horrifié, il vit le tueur l’ajuster soigneusement. Il n’entendit pas la détonation, mais eut l’impression qu’on lui donnait un énorme coup sur la tête. Il ne sut jamais qu’une balle blindée venait de lui arracher un morceau de boîte crânienne avec un peu de cerveau. Le visage inondé de sang, il tomba en tournant sur lui-même, la main encore crispée sur la crosse de son arme qui n’avait pas servi.

Toujours aussi calme, le tueur rentra dans le fourgon blanc qui démarra aussitôt, s’éloignant en direction des pistes.


* * *

Farid Badr guettait son complice. Il le vit franchir les guichets de l’immigration, le cœur battant, et se diriger vers les bagages. De la terrasse surélevée où il se trouvait, le Libanais avait une vue excellente. Il commença à observer tous les gens présents, cherchant à détecter une présence policière. Plusieurs personnes attendaient en sa compagnie.

Une femme le bouscula légèrement et il se retourna. La terreur se répandit en lui à la vitesse d’une déflagration nucléaire. Son regard photographia deux mains croisées, levées à la hauteur du visage comme pour prier, ornées de plusieurs bagues. Quelque chose qui ressemblait à un stylo dont on aurait ôté l’embout était serré entre les doigts, avec le trou noir dirigé contre le Libanais. Derrière, il aperçut, un peu flous, deux yeux noirs maquillés de bleu, de minces sourcils et des cheveux noirs.

— Non !

Pouf. La légère détonation se perdit dans le brouhaha. Farid Badr rejeta la tête en arrière, éprouva une douleur fulgurante à l’œil droit et son cerveau, transpercé par le projectile de 6.35, cessa de fonctionner…

La femme décroisa paisiblement les mains, laissant tomber à terre le stylo-pistolet, et se détourna, s’éloignant sans se presser. Personne ne s’aperçut tout de suite que le Libanais était tombé à terre. Lorsqu’un de ses voisins se pencha sur lui, la meurtrière s’était depuis longtemps perdue dans la foule…


* * *

God damn it !

Chris Jones jura entre ses dents. Des rubans rouges renforcés par un cordon de CRS isolaient la scène du triple meurtre où des marques à la craie détouraient les trois cadavres. Les gens de l’Identité judiciaire travaillaient déjà d’arrache-pied. L’un d’eux se rapprocha du directeur de la PAF[13].

— On a retrouvé les douilles ! précisa-t-il. Du 9mm parabellum, fabriqué en Tchécoslovaquie. Il n’a tiré que six fois, toujours dans la tête. Un sacré professionnel… Ils n’ont pas eu une chance. D’après les témoins, l’arme pourrait être un Skorpio tchèque.

Une voiture avec un gyrophare déboucha en faisant hurler sa sirène et stoppa. Il en sortit le directeur de la Police nationale accompagné de son chef de cabinet. Il alla s’incliner devant les cadavres puis se fit expliquer les événements.

— Le fourgon TWA ? Vous avez fait des recherches ? interrogea-t-il aussitôt.

— On l’a retrouvé, précisa le Commissaire divisionnaire chargé de l’aéroport. À deux kilomètres d’ici, le long du grillage d’enceinte. Abandonné. Il avait été volé ce matin.

— Et ses occupants ?

— Disparus. Des complices les attendaient sûrement de l’autre côté. Personne n’a rien vu.

Le représentant du FBI attaché à l’ambassade américaine à Paris traduisait pour Chris Jones et Milton Brabeck au fur et à mesure. Les visages des trois Américains étaient plutôt sombres. Comme ratage, c’était pas mal. Les quarante krytrons étaient dans la nature et trois morts de plus s’ajoutaient aux deux de Berchtesgaden…

— Nous tenons le convoyeur, précisa le représentant de la PAF.

— Qui est-ce ?

— Un Tunisien, dont nous n’avons pas encore la véritable identité. Il voyageait avec un passeport iranien. Le consulat d’Iran prétend qu’il s’agit d’un faux, mais il paraît authentique.

— Vous l’avez interrogé ?

— Succinctement. Il dit ignorer le contenu de la valise. Il pensait qu’il s’agissait de drogue. Il a reçu dix mille dollars pour le transport. Il les a encore en liquide sur lui.

— Que devait-il faire de la valise ?

— La remettre à Farid Badr qui devait le contacter à l’hôtel Concorde.

Chris Jones secoua la tête. Farid Badr ne contacterait plus personne. Avec une balle dans la tête, on avait du mal à parler et à bouger.

— Pouvons-nous le voir ? demanda le représentant du FBI.

— Bien sûr.

Le petit convoi officiel remonta l’escalier extérieur menant à la passerelle. On commençait à enlever les trois cadavres des policiers. Milton Brabeck secoua la tête et glissa à l’oreille de Chris Jones.

— Si on avait été en bas, ces trois types seraient encore vivants.

— T’en sais rien ! répliqua le second « gorille ». Ces types avaient tendu un piège vachement sophistiqué. Si ça se trouve, il y avait un autre gars en couverture qui n’est pas intervenu…

Il n’avait pas fini de parler qu’un CRS arriva en courant, un attaché-case à la main.

— Nous avons trouvé ceci près de l’avion, posé sur le sol, annonça-t-il.

Le Divisionnaire regarda l’objet et l’ouvrit, imprudemment d’ailleurs. Le petit groupe resta médusé d’horreur. À l’intérieur, il y avait un pistolet-mitrailleur MP 5 équipé d’un silencieux, fixé par des attaches. L’extrémité du canon correspondait à un trou sur le côté. Un ressort sur la poignée commandait le tir… Un tueur inconnu s’en était débarrassé sans s’en être servi…

— Tu as vu ! soupira Milton. Si on avait été en bas, nous serions à côté des trois autres… On n’aurait même pas eu le temps d’attraper le sida.

Chris Jones ne sourit même pas. Ils atteignirent la terrasse isolée de la foule. Un policier avait fouillé Farid Badr sans rien trouver dans ses poches, sauf une clef du Concorde… Il tendit au Directeur général de la Police une sorte de stylo.

— Voilà l’arme du crime.

Le représentant du FBI l’examina aussi. C’était très simple. Un stylo un peu ventru dont on aurait ôté le bout. Il le dévissa et la douille de cuivre apparut. Du 6,35. Il suffisait de tirer une tige et il était armé. En appuyant sur l’agrafe de ce faux stylo, on déclenchait le percuteur. Un seul coup pratiquement sans recul. Tiré à bout portant, cela suffisait. Comme disent les Israéliens, il ne faut pas un obus de 155 pour tuer un homme.

— C’est fabriqué au Pakistan, commenta l’agent du FBI. Aucun numéro, aucune chance de remonter la piste. Il y en a des milliers en circulation.

Le silence retomba. Le commando chargé de récupérer les krytrons avait bien travaillé, éliminant toute piste possible. L’homme mort qui se trouvait à leurs pieds détenait le secret de l’opération. Le comparse entre les mains de la police française ne leur en apprendrait pas plus.

Le représentant du FBI tira Chris Jones par la manche.

— Allons à l’ambassade. Je crois qu’on a un certain nombre de télex à envoyer. Ça va gueuler à Whashington.

Les deux « gorilles » le suivirent, la tête basse, persuadés d’avoir démérité. Ils auraient presque préféré être morts.

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