CHAPITRE XVIII

Holy Tong eut un choc en ouvrant la porte à Mme Yao. Il ne l’avait jamais vue aussi belle. Elle portait une robe fendue de lourde soie mauve qui dissimulait les aspérités osseuses de son corps, un gros chignon extrêmement compliqué adoucissait son visage et ses yeux disparaissaient sous le rimmel.

Il n’avait plus eu de ses nouvelles depuis le coup de téléphone lui intimant de ne plus voir Malko. Sa visite était imprévue, surtout dans cette tenue « capitaliste ». Même le parfum y était.

Vite, il referma la porte, tandis qu’elle s’asseyait sur le divan noir, les jambes croisées très haut.

Ils n’avaient pas échangé une parole. Holy, brusquement excité par cette apparition, vint s’asseoir près de sa maîtresse et osa un geste très précis. Dans ces cas-là, tant que le cérémonial de l’acupuncture n’avait pas été accompli, elle resserrait sèchement les jambes avec une expression glaciale.

Cette fois, elle entrouvrit imperceptiblement les genoux, passa ses bras autour du cou de Tong et força sa langue sèche et chaude dans sa bouche pour un baiser comme elle en accordait rarement.

Les mains d’Holy en tremblaient. Il hésitait entre déshabiller Mme Yao et la prendre tout de suite, sur le divan. Il opta pour la seconde solution, craignant que ses bonnes dispositions ne s’épuisent.

D’elle-même, Mme Yao s’agenouilla sur la moquette devant le divan. Une chose que Holy lui avait demandée cent fois, sans jamais l’obtenir. Il en oublia toute retenue. La belle robe mauve craqua et Holy s’affala sur elle, gémissant et grognant.

Holy Tong émergea de sa béatitude. Une crainte mal formulée commençait à se glisser dans son esprit, gâchant en partie sa joie. Mme Yao ne faisait jamais rien sans raison. C’est toujours elle qui se servait de lui, cette fois, elle lui avait permis de se servir d’elle.

C’était délicieux et inquiétant.

Holy avança timidement la main vers le corps de sa maîtresse. Elle ne se déroba pas, au contraire, bombant le ventre comme pour appeler une caresse. Holy repartit comme une fusée Saturne.

Au moment où il l’attirait vers lui, elle demanda d’une voix douce :

— Veux-tu que nous faisions toujours l’amour de cette façon, mon fripon adoré ?

Holy grogna, muet de volupté.

— Cela ne dépend que de toi, mon cœur, insista Mme Yao.

Holy arrêta son geste.

— Que dois-je faire ? demanda-t-il, légèrement inquiet.

— Tu vas tuer l’Américain, fit paisiblement Mme Yao. Holy Tong eut l’impression qu’on le trempait dans l’eau glacée. Il aurait voulu être à des milliers de kilomètres, loin de Mme Yao.

— Tu plaisantes, fit-il faiblement.

Mme Yao se redressa sur le divan, les yeux flamboyants.

— Chien puant, tu ne me toucheras plus jamais. Je te ferai tuer par mes hommes.

Holy, défait, gémit :

— Mais, mon cœur, comment veux-tu que je tue cet homme ? C’est un dangereux agent américain, il se méfie déjà de moi. Et je n’ai jamais tué personne.

— Il n’est pas armé, fit sèchement Mme Yao en s’essuyant. Nous avons fouillé sa chambre à plusieurs reprises. Et si j’en suis réduit à demander cela à un misérable ver de terre comme toi, c’est parce que je n’ai pas le choix. Notre action doit avoir lieu aujourd’hui. Cet homme est dangereux, s’il réfléchit suffisamment. Il doit disparaître.

Holy Tong se tordit les mains :

— Mais mon doux cœur, je n’ai pas plus de force qu’un poulet ! Comment puis-je tuer un homme aussi redoutable ?

— Je peux te donner un pistolet, fit Mme Yao. Toujours nue, elle se leva et prit dans son sac un petit pistolet nickelé. Holy poussa un cri.

— N’aie pas peur, fit Mme Yao, apaisante, je ne te forcerai pas à le tuer ainsi.

Holy avait remis son kimono et repris un peu de courage. Il dit le plus fermement qu’il le put :

— Je ne tuerai pas cet homme. Je ne peux pas. Calmement, Mme Yao fit claquer la culasse de son pistolet. Holy aperçut l’éclair jaune de la cartouche qui montait dans le canon.

— Qu’est-ce que tu fais ? balbutia-t-il.

Les yeux jaunes se plissèrent méchamment :

— Je vais te tuer. Je dirai que tu as tenté de me violer. Alors que j’étais venue me faire soigner. Je suis honorablement connue à Hong-Kong. J’ai le droit d’avoir un pistolet, car je transporte souvent la recette de mon cinéma.

Elle leva l’arme, braquée sur Holy Tong.

Affolé, il tomba à genoux. Mme Yao posa le canon sur sa tempe. Quand il sentit le métal froid contre sa peau, Holy se liquéfia littéralement.

Encerclant les genoux de sa maîtresse, il supplia :

— Ne me tue pas, j’exécuterai l’Américain.

Le canon ne s’éloigna pas, mais la Chinoise demanda :

— Je peux compter sur toi ?

— Oui, oui, sanglota Holy Tong.

Comme à regret, elle remit son arme dans son sac et s’assit sur le divan. Elle avait repris son expression cruelle. Holy Tong se releva. La tête lui tournait et il se demandait si tout cela n’était pas un cauchemar.

Devant ses yeux de chien battu, Mme Yao eut un sourire cruel :

— Si cette fois-ci tu me trahis, je t’arracherai tes parties viriles et je te les ferai manger…

Holy baissa les yeux et gémit :

— Mais comment vais-je faire ? Je ne sais pas me servir d’une arme…

— Mais si, mais si, fit Mme Yao, tu as de merveilleuses armes. J’ai tout prévu. Voici ce que tu vas faire : Si tu m’écoutes, rien ne t’arrivera et je serai très gentille avec toi…

Holy Tong écouta les explications de sa maîtresse pendant près d’une demi-heure.

Quand Mme Yao se leva pour partir, il était tellement assommé qu’il ne songea pas au moindre geste érotique. Dès qu’il fut seul, il prit son nécessaire à opium et se prépara une pipe. Seule la drogue lui permettrait de passer cette effroyable journée. Il maudissait le jour funeste où il avait voulu se rendre important auprès de Cheng Chang. Il y a un proverbe chinois qui dit : « La parole que tu n’as pas prononcée est ton esclave, celle que tu as dite devient ton maître. » Maintenant le vin était tiré, il fallait le boire.

Holy Tong était revenu de sa mystérieuse absence. Tuan avait ouvert à Malko comme si de rien n’était.

Ce dernier n’arrivait pas à trouver le calme. L’action contre le Coral-Sea devait avoir lieu dans deux heures. Sans qu’il ne puisse rien faire pour l’empêcher.

Il retrouva presque avec plaisir le douillet cabinet de travail de Holy Tong. Toute l’horreur de l’histoire qu’il vivait semblait être restée à l’extérieur. Il se déshabilla et s’étendit sur le divan.

Soudain un fait inhabituel le frappa. Holy Tong ne disait pas un mot. D’habitude, Malko arrivait tout juste à lui dire bonjour. Aujourd’hui, il s’était immédiatement absorbé dans la préparation de ses aiguilles d’or, les piquant sur un coussin de velours rouge, dans un ordre mystérieux :

— Vous n’êtes pas dans votre assiette ? demanda Malko. Holy eut un sursaut si brusque qu’il laissa tomber une des aiguilles.

Le Chinois la ramassa et jeta un coup d’œil affolé à Malko :

— Si, si, fit-il. Mais j’ai eu beaucoup de travail. Beaucoup de travail.

Malko sourit avec indulgence :

— Ce sont encore vos belles Chinoises qui vous ont fait trop vous dépenser. Qui avez-vous encore séduit ?

— Oh ! personne, répliqua Holy avec nostalgie. Personne. Je ne suis plus qu’un vieux bonhomme.

Malko tiqua : Holy était toujours intarissable sur ses exploits amoureux. Décidément, quelque chose allait de travers. Du coin de l’œil, il surveilla le Chinois. Les préparatifs semblaient normaux. Holy se concentrait assis à la yoga, les yeux fermés, comme d’habitude.

Puis, d’un geste sec, il arracha la plus longue des aiguilles et ordonna :

— Allongez-vous et ne bougez plus.

Malko obéit. La tête sur le côté, il vit soudain la main du Chinois reflétée dans une petite glace posée sur le bureau. Cette main tremblait.

En un éclair, une des phrases de Holy lui revint en mémoire. Un jour, il s’était vanté auprès de Malko de ne jamais trembler, même après une nuit blanche, passée au Kim Hall.

L’aiguille était à un centimètre des reins de Malko. Brusquement celui-ci se retourna et saisit le poignet du Chinois, immobilisant la main qui la tenait.

— Pourquoi tremblez-vous, monsieur Tong ? demanda-t-il, soudain sérieux.

Derrière les lunettes sans monture, les yeux du Chinois dansaient une sarabande effrénée. De vraies boules de loto. Une petite rigole de sueur coula entre les sourcils. Malko affermit sa prise. Tout cela était bien bizarre.

— Je ne tremble pas, fit Holy Tong, la voix étranglée, laissez-vous faire, sinon, je vais vous faire mal.

Il avait terminé sa phrase d’un ton aigu, presque hystérique. Malko plongea ses yeux dorés dans les siens. Cette fois, il était sérieusement en alerte. Le Chinois tremblait comme une feuille de thé… Pas seulement la main, mais tout le corps. Mollement, il tenta de repousser Malko sur le divan. Celui-ci, sans crier gare, saisit l’aiguille par le milieu et l’enleva de sa main.

Holy poussa une sorte de gémissement :

— Rendez-moi mon aiguille ! Mais il ne tendit pas la main.

Malko examina l’aiguille d’or : elle semblait parfaitement normale. L’espace d’une seconde, il se dit que l’ambiance de Hong-Kong déteignait sur lui, que la dépression nerveuse commençait… Puis il observa le Chinois.

Il était verdâtre.

Malko pointa l’aiguille vers le poignet du Chinois.

— Qu’est-ce qu’elle a, cette aiguille ?

Tong poussa un cri, et fit un bond en arrière, renversant le tabouret. À peine relevé, il mit le bureau entre Malko et lui. Il ruisselait de panique. Cette fois, Malko n’avait plus de doutes. Jamais il n’aurait soupçonné le Chinois, si inoffensif !

Tout en l’observant, il enfila rapidement son pantalon, après avoir posé l’aiguille près de lui. Puis, l’ayant reprise, il se dirigea vers le Chinois.

Tong se recroquevilla contre le mur, comme un lapin pris dans les phares d’une voiture, mais ne chercha pas à fuir. Quand la pointe fut à un centimètre de son cou, Malko demanda :

— Tong, dites-moi la vérité ou je vais vous piquer avec cette aiguille.

La mâchoire inférieure du Chinois se décrocha. Sa voix était imperceptible :

— Lâchez-la, lâchez-la.

— Pourquoi ?

— Pourquoi ?

Il avança encore de quelques millimètres.

— Elle est empoisonnée, murmura Holy Tong.

Puis il glissa en petit tas contre le mur, sanglotant convulsivement. Il pleurait, la tête dans ses mains. Malko posa avec précaution l’aiguille d’or sur le bureau. Avec un frisson rétrospectif.

Il n’y avait plus dans le bureau que le bruit des sanglots de Tong. Malko se releva, tremblant d’excitation : il avait enfin en face de lui autre chose qu’un fantôme de la Bank of China. Ceux qui avaient donné l’ordre à Tong de le tuer étaient les mêmes qui avaient fait assassiner Po-yick.

Le Chinois se débattit mollement. Pour qu’il se sentît en état d’infériorité, Malko lui ôta ses lunettes et le fit asseoir par terre, devant lui. Cette fois, il était décidé à savoir. À n’importe quel prix. Il se pencha sur Holy Tong.

— Qui vous a donné l’ordre de me tuer ?

Le Chinois fut pris d’une nouvelle crise de sanglots. Malko le contemplait, perplexe. La douleur de Tong n’était pas feinte… Mais ce désespoir n’expliquait pas les remords. Il y avait autre chose. Malko répéta sa question sans élever le ton.

— Je ne peux pas vous le dire, bredouilla Holy Tong. Partez, partez.

Malko voulut tenter la douceur :

— Je ne vous en veux pas, dit-il gentiment, mais dites-moi qui est derrière tout cela, que nous puissions arrêter cette série de meurtres.

L’autre secoua la tête avec désespoir. Sa pomme d’Adam montait et descendait. Soudain, il paraissait très vieux et très vulnérable.

— Vous ne pouvez pas comprendre, murmura-t-il.

Il laissa retomber sa tête sur son menton, les yeux clos. Effectivement, Malko ne comprenait plus.

Le vieux Chinois lui faisait pitié. Pourtant il avait bel et bien tenté de l’assassiner. Et ce meurtre était le dernier d’une longue série. Dire qu’il avait fouillé Hong-Kong et Macao à la recherche de la vérité, alors qu’il voyait Holy Tong presque tous les jours. Mais comment soupçonner cet inoffensif vieil obsédé sexuel. Il n’avait vraiment rien d’un Fu-Manchu…

— Partez, répéta Holy Tong. Mais faites attention dehors. Ils sont deux…

— Deux quoi ?

Les paroles du Chinois étaient presque inintelligibles.

— Deux hommes, murmura-t-il, ils devaient emmener votre corps.

La vision de la dépouille torturée de Po-yick passa devant les yeux de Malko. Il devait savoir. Surmontant sa répugnance, il ramassa l’aiguille d’or et revint vers Holy Tong. Il lui releva la tête, le tirant par ses derniers cheveux gris et lui mit l’aiguille sous le nez.

— Tong, dit-il, si vous ne me dites pas qui vous a donné cette aiguille, je vous pique avec.

Malko s’attendait à un sursaut, à des supplications. Mais le Chinois ne bougea pas. Il ouvrit seulement les yeux et Malko éprouva un choc. Ils étaient vides, sans aucune expression. Holy Tong était déjà mort, plus rien ne pouvait l’atteindre, il avait touché le fond du désespoir. Pour une raison que Malko ignorait. Celui-ci avait déjà rencontré un cas identique une fois, au cours de ses missions : un médecin nazi au bord de la folie[14]. On n’avait plus aucune prise sur un homme dans cet état, puisqu’il ne tenait plus à la vie. D’ailleurs la voix de Tong confirma la pensée de Malko :

— Tuez-moi, si vous voulez, dit-il. Cette aiguille contient un poison instantané.

Malko regarda l’aiguille. Aucune trace n’était visible.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.

— Je ne sais pas.

— Qui vous l’a donnée ?

— Je ne peux pas vous le dire.

De nouveau le mur. Et il n’avait pas la ressource de mettre Holy vivant dans un cercueil… Totalement désarmé, il s’accroupit près du Chinois.

— Holy, ils ont tué une petite fille de quatorze ans, hier, uniquement parce qu’elle me connaissait. D’une manière horrible.

Holy semblait réfléchir. Tout à coup, il murmura :

— Allez au Victoria Pier. Là d’où part le Star Ferry. Il y a un ferry spécial qui va partir. Il faut l’arrêter.

— Le Coral-Sea ? demanda Malko. Le Chinois inclina la tête.

— Oui.

Les paroles de Po-yick étaient gravées dans sa mémoire. Elle avait rendez-vous à six heures. Pour attaquer les Américains.

Malko regarda sa montre. Il lui restait une demi-heure pour redescendre à Victoria City.

Il faillit téléphoner à Whitcomb, puis se ravisa. Le temps de mettre en route une réaction officielle, il serait trop tard.

Donc, il fallait agir directement. Prostré, Holy Tong ne bougeait plus. Il serait toujours temps de s’occuper de lui. En voiture, il lui fallait un quart d’heure pour parvenir au pier. Il se précipita hors du bureau, dévala le perron et claqua la grille.

Sa voiture avait disparu.

Il l’avait garée juste devant la villa. Il pensa à un vol. Mais c’était quand même une trop grande coïncidence. En plus, on ne volait pas de voitures à Hong-Kong. Puis il se rappela ce que lui avait dit le Chinois : on l’attendait pour ôter son corps ! On avait déjà fait disparaître sa voiture…

Il regarda autour de lui : une voiture japonaise était arrêtée un peu plus loin. Les rayons du soleil couchant empêchaient de distinguer à travers le pare-brise qui se trouvait à l’intérieur.

Malko hésita, puis partit en courant dans la direction opposée. Dans ce quartier, il ne trouverait jamais de taxi, sa seule chance était d’atteindre le funiculaire qui aboutissait à côté du Hilton.

Il se retourna au moment de tourner le coin de Mount Road, et eut un petit choc au cœur : la voiture avait démarré et venait dans sa direction. La gare du funiculaire se trouvait à cent mètres, heureusement.

Essoufflé, Malko dévala l’escalier qui menait au quai. Une voiture du funiculaire était là, dans la petite gare déserte. Un couple d’amoureux flirtaient sur la petite plate-forme dominant Hong-Kong. Pas un Blanc en vue et, d’ailleurs, à quoi cela eût-il servi ?

Malko paya ses soixante cents et s’assit sur une des banquettes en bois de l’antique véhicule. Il était le seul voyageur. Le funiculaire ne servait vraiment qu’aux heures de pointe, mais c’était une curiosité folklorique de Hong-Kong comme le Jardin du Baume-du-Tigre. Le receveur, sec comme une vieille mangue, lui donna un ticket et se rendormit debout.

Une sonnerie aigrelette annonça le départ. Puis, aussitôt, un bruit de pas précipités, dévalant l’escalier. Au moment où les portes allaient se fermer, deux Chinois sautèrent à l’avant du wagon.

Malko les dévisagea. Ils étaient vêtus de blue-jeans délavés et de tricots de corps. Leurs cheveux étaient trop longs et ils ressemblaient aux centaines de chômeurs qui traînaient dans Wang-chai, proposant des filles ou de l’opium. Ils regardèrent Malko puis échangèrent quelques mots. C’était, sans nul doute, ceux qui devaient transporter son cadavre.

Avec une petite secousse, le funiculaire s’arrêta. Une vieille femme monta. Comme pour jouer, les deux types sautèrent de leur compartiment et rejoignirent celui où se trouvaient Malko et le contrôleur. Celui-ci marmonna quelque chose qui ne devait pas être gentil. Tassée sur son siège la vieille regardait la cloison de bois.

Il y eut une rapide conversation entre les deux jeunes Chinois. Puis, comme pour jouer, l’un d’eux commença à pousser Malko. Celui-ci se garda bien de répondre à la provocation. L’autre, les cheveux plantés bas sur le front, un mufle de bouledogue, continua.

Encore quelques minutes et le wagon ralentit puis s’arrêta à une station déserte. La vieille femme descendit. De nouveau, le Chinois donna un coup d’épaule à Malko. Celui-ci se déplaça légèrement. Le funiculaire glissait maintenant entre deux à-pics de vingt mètres.

Le contrôleur, qui avait suivi le manège sans comprendre, fit une remarque en chinois aux deux voyous.

Ensuite, tout se déclencha très vite.

Celui qui avait provoqué Malko agrippa le vieil homme par le col de sa veste et le poussa vers la porte ouverte. Le vieux hurla, tenta de se rattraper au marchepied, glissa dans le vide. Malko aperçut une main ridée et décharnée sur la barre de cuivre, puis plus rien.

Au moment où le contrôleur disparaissait dans le vide, le second Chinois arracha la courroie de la sacoche contenant l’argent de la perception, avant de se retourner sur Malko.

Sa cupidité le perdit. Se suspendant aux courroies de sécurité, Malko bondit, les pieds en avant, frappant le voyou en pleine poitrine. Déséquilibré, il jaillit hors du wagon, comme happé par le vide. Ils longeaient un mur de pierre : il y eut un bruit horrible d’écrasement et le corps disloqué du Chinois retomba entre les rails.

Le second plongea la main dans la jambe de son blue-jeans et se redressa avec un rasoir.

De nouveau, le funiculaire glissait entre deux à-pics vertigineux. Le Chinois avançait lentement sur Malko, le rasoir à la hauteur de son ventre, les jambes écartées.

Brusquement, Malko sauta par-dessus la banquette, dans l’autre compartiment. Surpris, son adversaire ne réagit pas assez vite. Le rasoir entailla le bois, faisant jaillir une énorme écaille. Déjà Malko franchissait une autre banquette : le frein à main était à l’avant, c’était sa seule chance.

Animé de l’énergie du désespoir, il sauta la dernière banquette et se rua sur le frein de secours. Le temps de faire sauter la goupille rouillée et le voyou était sur lui. Malko surveillait son reflet dans la vitre. Son pied partit atteignant l’autre sur le poignet. Le rasoir vola en l’air.

Malko tournait le lourd volant comme un fou.

Peu à peu le wagonnet ralentissait. Le Chinois sauta sur son dos, lui passa le bras autour du cou et commença à serrer.

Dans un dernier grincement le wagonnet s’arrêta complètement. Le Chinois, surpris, relâcha sa prise. Aussitôt Malko lui porta un violent coup de coude à la gorge. L’autre tomba par terre avec un gargouillement inquiétant. Malko se pencha à la porte : le funiculaire venait de dépasser Kennedy Station, la dernière halte avant l’arrivée.

Par la route en lacet, il en avait pour dix bonnes minutes. La voie la plus rapide était de descendre entre les rails. Il se laissa glisser sur la voie, et commença sa périlleuse descente. Les traverses de bois glissaient comme si elles avaient été huilées. Plusieurs fois, il faillit perdre l’équilibre.

Hors de souffle, il dévala dans le terminus de Garden Street. Les voyageurs le dévisageaient, interloqués. Un Blanc qui courait comme un fou entre les rails… Malko ne s’attarda pas. Bousculant les gens, il déboucha sur la placette où plusieurs taxis attendaient : sa montre indiquait six heures moins cinq. Il tendit un billet de cinquante dollars au chauffeur du premier.

— Six o’clock at the Star ferry.

Le billet fit l’effet du rouge sur le taureau. Le Chinois dévala Garden Road comme s’il avait eu tous les lanciers du Bengale à ses trousses, manqua de peu un tram vert au croisement de Queen’s Road, grilla le feu rouge de Connaught Road et accéléra encore.

Il était six heures pile quand il stoppa au pier. Il fallut à Malko quelques secondes pour s’orienter.

Deux ferries étaient en partance. Celui de droite enlevait déjà sa passerelle. Malko vit une grande banderole rouge en chinois tendue sur deux piquets. C’était certainement celui dont avait parlé Holy Tong. Il fonça pour être arrêté par deux policiers chinois.

— Spécial, sir, firent-ils avec un sourire.

Ils lui montrèrent l’autre ferry. D’ailleurs, il y avait déjà un mètre d’eau entre le quai et celui-ci. Malko n’avait jamais couru si vite. Il s’engouffra sur le ferry normal de Kowloon, fit le tour du pont, courant vers l’avant. Du même élan, il monta sur le bastingage. Le second ferry défilait devant lui à deux mètres. Il sauta.

Ses pieds glissaient sur le métal de la coque mais il parvint à se raccrocher au bastingage et à se hisser sur le pont. Heureusement. Tous les passagers étaient à l’arrière, en train de crier et de chanter. Malko se dissimula derrière une des cloisons amovibles utilisées pour les transports de voitures, afin de reprendre son souffle.

Il venait de comprendre soudain tout le mécanisme de l’opération. C’était diabolique et il lui restait cinq minutes pour faire échouer la tentative.

S’il réussissait, cela valait bien une aile entière de son château…

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