Une interminable seconde, les yeux d’or de Malko restèrent vrillés à ceux de la Chinoise. Puis, elle se leva lentement et vint vers lui. Sa démarche était aussi ondulante que celle d’un grand félin, mais son visage n’avait absolument aucune expression. Il la détailla. Elle était vêtue à l’Européenne avec un ensemble de soie orange très bien coupé. Les tailleurs chinois sont les meilleurs du monde quand ils le veulent.
Malko s’inclina légèrement, lui prit la main et l’effleura de ses lèvres.
— Je crois que nous nous sommes déjà rencontrés, dit-il. Que me vaut le plaisir ?
Elle marqua une imperceptible hésitation devant sa galanterie, puis laissa tomber d’une voix basse et un peu éraillée, en complète contradiction avec son apparence distinguée :
— Je veux vous parler. C’est important.
Il n’eût pas été galant de lui offrir sa chambre. Malko proposa :
— Que diriez-vous du Den, en bas ? On m’en a dit le plus grand bien.
Elle haussa les épaules.
— Si vous voulez.
Son indifférence à tout était presque palpable. Elle précéda Malko dans l’escalator. Elle marchait la tête haute, le buste en avant, les reins cambrés. Une vraie bête de race.
Le Den, la boîte de nuit de l’hôtel, était divisé en petits boxes fermés par des palissades de faux bambous. Malko et sa compagne s’assirent assez loin de l’orchestre. Il commanda tout de suite une bouteille de Moët et Chandon, offerte au poids de l’or, puis dit :
— Je n’ai pas eu l’honneur de vous être présenté par le colonel Whitcomb : je suis le prince Malko Linge.
Elle haussa les épaules, signifiant qu’elle s’en moquait comme de son premier soutien-gorge. De près, son visage régulier était terriblement dur.
— Je m’appelle Mina, répondit-elle, les yeux dans le vague.
Ils ne parlèrent plus jusqu’au moment où on apporta le champagne. Dès que leurs deux coupes furent pleines, Malko leva la sienne :
— À quoi devons-nous boire ?
Comme à regret, elle prit aussi la sienne, avec ce qui pouvait passer pour un sourire :
— Au succès de notre conversation.
Elle trempa ses lèvres dans le liquide glacé, en but une gorgée et remarqua :
— C’est bon !
Il remplit de nouveau sa coupe. L’orchestre avait commencé à jouer. C’étaient des Philippins, qui jouaient à la chinoise des airs américains.
— Là où je travaille, dit la Chinoise, en jouant avec sa coupe vide, on ne sert pas de champagne.
Malko remplit sa coupe :
— Où travaillez-vous ?
— Au Kim Hall. Je suis entraîneuse.
Elle vida sa coupe presque aussitôt. Ses yeux morts avaient enfin pris de l’expression et ses joues avaient rosi.
— Vous parlez bien anglais, remarqua-t-il. Pourquoi n’essayez-vous pas de trouver autre chose ?
Elle le regarda presque avec haine et jeta, méprisante.
— Je suis entrée en fraude à Hong-Kong, il y a un an. J’ai de faux papiers. Pour les payer j’ai dû coucher pendant quinze jours avec tous les hommes qui me l’ont proposé. Tous, vous m’entendez.
« On me tolère. Mais si j’essayais de prendre le travail d’une fille qui est en règle, on me dénoncerait. Vous savez ce que cela veut dire ?
Malko secoua la tête négativement.
— On risquerait de me reconduire à la frontière, chez les communistes.
Elle se tut un instant. Il vit que ses lèvres tremblaient.
— Hong-Kong est un piège, dit-elle. Après, on ne peut pas aller plus loin. Vous vous souvenez de l’homme qui avait réussi à se glisser sur le ferry de Macao, il y a quelques années. À Macao, on n’a pas voulu le débarquer. À Hong-Kong, on ne voulait pas non plus le laisser descendre. Cela a duré trois mois. Personne n’a faibli.
— Qu’est-il devenu ?
— Il s’est suicidé. Pour ne pas devenir fou. On l’aurait laissé vieillir sur place. Dans deux ou trois ans les communistes seront à Hong-Kong. Pour tous ceux qui n’auront pas pu partir avant, le rideau se baissera définitivement. Je ne veux plus être là à ce moment.
— Comment pouvez-vous quitter Hong-Kong ? Ses yeux lancèrent un éclair.
— Si je pouvais quitter Hong-Kong, seule, je ne serais pas ici ce soir. C’est mon seul jour de repos. Pour partir d’ici, il faut pouvoir aller ailleurs, avoir un passeport. Moi je n’ai pas de passeport, rien à part un faux extrait de naissance. Je peux tout juste aller à Macao. Nous sommes des dizaines de milliers dans le même cas.
— Pourquoi avez-vous réclamé le corps de Cheng Chang ? demanda Malko. Vous n’êtes pas sa veuve.
Elle haussa les épaules.
— J’étais obligée de le faire.
— Pourquoi ?
— Je ne vous le dirai pas.
— Comment m’avez-vous retrouvé ? Elle haussa les épaules.
— Aucune importance. Je veux que vous me disiez qui vous êtes et pourquoi vous vouliez le corps de Cheng Chang.
Elle avait posé sa question brutalement, comme un homme.
— Pourquoi ?
— Je pourrais peut-être vous aider.
C’était trop gros pour être un piège. Mais il n’y comprenait plus rien.
— Pourquoi voulez-vous m’aider ? demanda-t-il.
— Pour un passeport anglais ou américain.
— Que savez-vous ?
Elle secoua la tête avec un ricanement amer.
— Ne faites pas l’idiot. Donnant donnant. Maintenant une fille en slip et soutien-gorge lamé or dansait dans une cage aux barreaux dorés au milieu de la scène, sur un jerk digne de Harlem. Malko hésitait :
— Vous êtes sûre de savoir quelque chose d’important ? Sa belle bouche s’ouvrit en un rictus cruel :
— J’ai l’impression. Je pourrais en tout cas vous mener à quelqu’un qui en sait long.
Il se voyait mal fabriquer un faux passeport. Dick Ryan allait sauter en l’air s’il lui demandait cela. Le State Department était à cheval sur les principes.
— Qui croyez-vous que je sois donc, demanda-t-il, pour pouvoir vous procurer un passeport ?
— Je m’en fous. Si vous voulez savoir quelque chose, je veux un passeport. Ou alors, il y a un autre moyen.
— Quoi donc ?
— Que vous m’épousiez.
Il n’y avait aucune douceur dans sa voix. Elle aurait pu aussi bien lire les cours de la bourse. C’était inattendu. Il se força à sourire :
— Je ne pensais pas vous avoir inspiré une passion aussi soudaine, l’autre jour, à la morgue.
Elle eut une grimace d’agacement :
— Ne faites pas l’idiot. Je veux vous épouser seulement pour partir d’ici, avoir un passeport. Dès que nous serons aux États-Unis, je vous quitterai, je vous le promets. Dans les cinq minutes et vous n’entendrez plus jamais parler de moi. Il vous sera facile d’obtenir un divorce.
— Mais que ferez-vous ?
Elle eut un sourire las qui découvrit ses dents impeccables. Le premier de la soirée.
— Je serai putain, comme ici. Je ne sais rien faire d’autre. Et c’est un métier qu’on peut faire partout. Mais au moins je n’aurai plus peur qu’on m’arrête ou qu’on m’envoie en Chine. Je ne veux plus jamais avoir peur. Plus jamais.
Elle serrait le cristal de son verre à le briser, l’air farouche. Malko était perplexe : que savait-elle vraiment ?
— Pourquoi vous adressez-vous à moi ? demanda-t-il. Ces renseignements sont précieux pour beaucoup de gens.
— Vous êtes le seul à pouvoir me donner ce que je veux, répliqua-t-elle brutalement. Les Anglais ne donneront jamais un passeport à une putain chinoise, et de l’argent, je peux en gagner avec mon corps tant que je veux.
Autour d’eux, on dansait et on flirtait. La fille en or continuait à se remuer dans sa cage. Le Den était plein de touristes qui n’osaient pas sortir de l’hôtel à cause des bombes. Tous escortés de taxi-girls chinoises.
— Je dois réfléchir, dit Malko. Tout cela ne dépend pas de moi. Mais, je vous promets que, si je le peux, je vous ferai sortir de Hong-Kong.
Elle le regarda, avec, pour la première fois, quelque chose d’humain dans les yeux.
— Vrai ?
— Vrai.
— Vous avez des yeux de chat, remarqua-t-elle. Jaunes comme les chats.
Elle prit sa coupe de champagne et la vida d’un coup.
À eux deux, ils avaient bu la bouteille de Moët et Chandon. De quoi faire vivre pendant un an une famille de Kowloon. Mina semblait passablement éméchée. Comme l’orchestre attaquait un slow, elle prit Malko par la main et l’entraîna sur la piste.
Il eut l’impression qu’un serpent chaud et doux s’enroulait autour de lui. Comme si elle n’avait pas d’os, que des courbes rondes.
— Je vais vous montrer comment je gagne mes dollars, murmura-t-elle à son oreille.
— Effectivement, elle lui montra. Toujours le visage hautain et impassible.
— Pouce, dit Malko au bout d’un slow. Je suis convaincu. L’attentat à la pudeur n’était pas loin. Elle relâcha son étreinte et ils continuèrent à danser normalement. Quand ils revinrent à la table, Mina regarda la montre de Malko. Il était près de deux heures du matin. Le temps avait passé vite.
— Partons maintenant, dit-elle, sinon nous n’aurons pas le temps de faire l’amour et je dois me lever tôt demain matin.
— Mais je n’ai pas l’intention de faire l’amour avec vous, protesta doucement Malko.
Elle le regarda, moitié étonnée, moitié ironique :
— Vous n’aimez pas les putains ?
Il lui prit la main et la baisa :
— Vous êtes une femme ravissante, dit-il et je ne connais pas ce mot. Peut-être plus tard quand nous nous connaîtrons mieux. Venez, je vais vous raccompagner.
Le hall du Hilton était désert. Ils prirent un taxi qui les conduisit à l’embarcadère et ensuite un walla-walla qui les déposa de l’autre côté, en face du Peninsula. La Volkswagen était au garage et il ne tenait pas à se perdre dans le dédale de Kowloon City. Mina ne prononça pas une parole de tout le voyage, laissant tremper sa main dans l’eau.
C’est elle qui donna l’adresse au chauffeur de taxi. Le véhicule s’arrêta, dix minutes plus tard, devant un immeuble lépreux hérissé de linge à sécher, selon la mode chinoise.
— Vous pouvez me voir au Kim Hall tous les soirs, dit-elle. Décidez-vous vite.
Elle avait repris toute sa dureté. Malko lui baisa la main. Elle la lui laissa un peu plus longtemps que nécessaire.
— C’est dommage que je sois une putain. Personne ne m’a jamais traitée comme vous ce soir.
Ce furent ses derniers mots. Elle disparut dans l’entrée sombre de l’immeuble.
Dans le taxi, il récapitula les événements. Décidément, Max l’ordinateur n’avait pas tout prévu. Une chose le choquait. Cheng Chang ne semblait pas avoir été un professionnel du Renseignement. Pourtant il avait été sans conteste en possession d’une information vitale. Comment et par qui ?
Malko connaissait maintenant deux veuves. Que lui réservait la troisième ?