Livre VI



SABINE

Troxobores, chef d’un peuple de brigands montagnards, se trouvait à l’origine, pour une bonne part, des troubles d’Arménie. Tandis que les légions romaines étaient occupées à les réprimer, il envoya une troupe de ses meilleurs guerriers aux confins de la Cilicie voisine. De là ce corps expéditionnaire fondit sur la côte, pillant les ports et paralysant le trafic maritime. Le vieux roi de Cilicie, Antiochus, était sans défense, car ses propres forces étaient concentrées en Arménie. À la fin, les brigands menacèrent même le port d’Anemurium. Au cours de mon voyage d’Éphèse à Antioche, je rencontrai une division de cavalerie syrienne commandée par le préfet Curtius Severus, qui accourait au secours d’Anemurium. En pareilles circonstances, je considérai comme de mon devoir de me joindre à eux.

Nous subîmes une grave défaite sous les murs d’Anemurium, le terrain favorisant les montagnards de Troxobores. Severus doit en partie en être tenu pour responsable, car il avait cru qu’il serait aisé de semer la terreur dans les rangs d’une bande de brigands qu’il pensait inexpérimentés, simplement en faisant retentir les trompettes et en chargeant au grand galop. Il n’avait pas même pris la peine de reconnaître le terrain et d’éprouver la force des hommes de Troxobores.

Je fus blessé au flanc, à un bras et à un pied. Une corde autour du cou, les mains liées dans le dos, on m’emmena dans les inaccessibles montagnes des brigands. Deux années durant je fus l’otage de Troxobores. Les affranchis de mon père qui vivaient à Antioche étaient disposés à payer la rançon à tout instant, mais Troxobores était un homme rusé et hargneux. Il préférait garder en otage quelques Romains de haute naissance plutôt que de les monnayer.

Le proconsul syrien et le roi Antiochus minimisèrent du mieux qu’ils purent cette rébellion et assurèrent qu’ils l’écraseraient avec leurs propres forces. Ils craignaient, non sans raison, la colère de Claude, s’il venait à apprendre la vérité.

— Nulle montagne d’or ne me sauvera la vie quand je serai le dos au mur, me dit Troxobores. Mais j’aurai toujours la possibilité de te crucifier, ô toi, chevalier romain ! J’aurai une escorte de qualité en descendant dans le séjour souterrain.

Il traitait capricieusement ses otages, passant sans cesse de la bienveillance à la cruauté. Il nous invitait à ses grossiers banquets, nous gavait, nous abreuvait, nous assurait de son amitié en versant des larmes d’ivrogne et le lendemain nous faisait emmurer dans un trou infect où l’on nous nourrissait par une ouverture grosse comme le poing, en nous donnant juste assez de pain pour nous permettre de survivre dans nos excréments. Pendant que nous étions ainsi emprisonnés, deux de mes compagnons de misère se donnèrent la mort en s’ouvrant les veines avec des pierres coupantes.

Mes blessures infectées me tourmentaient. Elles suppuraient et je pensai mourir. Durant ces deux années, j’ai appris à vivre dans l’abjection extrême, dans l’attente permanente de la mort ou de la torture. Ô Julius, mon fils, mon fils unique, quand tu liras cela après ma mort, souviens-toi de certaines cicatrices ineffaçables qui marquaient mon visage. Quand tu étais enfant, je t’ai laissé croire, par pure vanité, que je les avais reçues en guerroyant contre les Bretons. Ces blessures, je me les suis infligées, de nombreuses années avant ta naissance, dans une grotte cilicienne où, perdant honteusement toute maîtrise de moi-même, je me suis précipité tête la première contre la roche dure. Songe à cela, et peut-être seras-tu moins pressé de critiquer ce père avaricieux et désuet, mort quand tu liras ces lignes.

Tous les hommes que Troxobores avait rassemblés au temps de ses victoires, tous ces montagnards qu’il avait transformés en guerriers, il les perdit dès sa première défaite.

Enivré par ses succès, il commit l’erreur d’affronter ses ennemis en terrain découvert. Ses troupes indisciplinées ne pouvaient triompher dans une guerre classique.

Le roi Antiochus traitait avec clémence ses prisonniers. Il les relâchait et les renvoyait dans leurs montagnes en promettant de pardonner à tous les déserteurs de Troxobores. Le plus grand nombre des brigands, considérant qu’ils avaient amassé un butin suffisant, décidèrent que le jeu avait assez duré et retournèrent dans leurs villages pour jouir jusqu’à la fin de leurs jours de ce qui, aux yeux des Ciliciens, constituait une grande fortune. Troxobores faisait pourchasser et tuer ses déserteurs, semant ainsi jusque dans sa tribu la graine des vendettas.

À la fin, même ses plus proches compagnons se lassèrent de ses cruautés et de ses caprices. Ils se saisirent de lui pour le livrer en échange de la vie sauve. Il était temps, car l’armée du roi Antiochus approchait, les esclaves démolissaient le mur de la grotte et dressaient les instruments de notre supplice. Mes compagnons de captivité demandèrent que Troxobores fût crucifié sur une des croix qu’il nous destinait. Mais le roi Antiochus l’avait fait décapiter sans attendre, pour en finir au plus vite avec cette déplaisante affaire.

Mes compagnons et moi nous séparâmes sans regret, car dans les ténèbres de la grotte, dans la faim et la détresse, nous en étions venus à ne plus nous supporter. Tandis qu’ils retournaient à Antioche, j’embarquai à bord d’un vaisseau de guerre romain qui appareillait d’Anemurium pour Éphèse. Pour acheter notre silence, le roi Antiochus nous avait versé une généreuse compensation pour nos souffrances.

À Éphèse, je fus fort bien reçu par le proconsul alors en fonction en Asie. Julius Silanus m’invita dans son domaine campagnard et me fit soigner par ses propres médecins Silanus avait une cinquantaine d’années. Il manquait de vivacité d’esprit mais sa droiture était grande, et l’empereur Caius l’avait autrefois surnommé « l’idiot doré » à cause dises incalculables richesses.

Quand j’abordai le sujet d’Agrippine et de Néron, Silanus m’interdit de jamais faire allusion en sa présence aux troubles digestifs de Claude. Deux hommes très en vue avaient été récemment bannis de Rome pour avoir simplement interrogé un astrologue sur l’espérance de vie de l’empereur. À la suite de cet épisode, le sénat avait exilé les Chaldéens.

Silanus paraissait persuadé de la responsabilité d’Agrippine dans la mort de son frère Lucius, de même qu’il pensait que Messaline avait autrefois causé la perte d’Appius Silanus en rapportant les rêves menaçants qu’elle avait faits à son sujet. Ces soupçons démentiels eurent le don de me mettre en fureur.

— Comment peux-tu nourrir de telles pensées sur la première dame de Rome ? Agrippine est de haute origine. Son frère Caius était empereur, elle est l’épouse d’un empereur et descend du divin Auguste.

Silanus sourit stupidement.

— Même les plus hautes origines ne semblent plus protéger personne à Rome. Souviens-toi du sort de Domitia Lepida, tante de Néron. Quand Agrippine, convaincue de débauches scandaleuses et de haute trahison, fut bannie, Domitia, par pure bonté, s’est chargée d’élever Néron, et elle n’a cessé de lui prodiguer ses soins, même lorsque Agrippine a été en position de la persécuter. Tout récemment, Domitia a été condamnée à mort pour avoir tenté de nuire par la magie noire à Agrippine. Domitia aussi descendait d’Auguste.

« Et, poursuivit Silanus, quand l’âge aura raison de Claude, même s’il faut éviter d’en parler ouvertement, sache que moi aussi je descends du divin Auguste. Je ne serais pas surpris que le sénat préfère un homme de sens rassis à un blanc-bec. Ma réputation est sans tache et je n’ai pas d’ennemi.

Sur ce dernier point, il ne se trompait pas, car sa stupidité était si célèbre que nul ne songeait à le haïr. Mais j’étais ébahi par ses folles prétentions :

— Tu penses vraiment à devenir empereur ?

Julius Silanus rougit violemment.

— Garde cette idée pour toi. C’est au sénat de décider. Mais entre nous, je ne puis honnêtement appuyer Néron. Son père était redouté pour sa cruauté. Un jour, en plein forum, il a arraché un œil à un chevalier romain qui ne lui cédait pas assez promptement le passage.

Silanus m’apprit ensuite que le proconsul Gallio, au terme de sa charge, avait commencé de souffrir de consomption et qu’il avait gagné Rome pour mettre de l’ordre dans ses affaires avant d’aller se soigner sous le climat sec de l’Égypte.

J’imaginais que ce voyage de Gallio avait sans doute d’autres raisons que le soin de sa santé. Mais je ne pouvais lui écrire pour lui exposer les surprenantes espérances de Silanus. Pourtant, il me paraissait nécessaire de faire savoir que Néron ne pouvait escompter sur les appuis provinciaux auxquels songeaient Sénèque et Agrippine.

Après en avoir longtemps délibéré, je résolus d’écrire directement à Sénèque pour lui raconter mes aventures. Je concluais ainsi ma lettre :

Le proconsul Julius Silanus m’a offert une généreuse hospitalité, et insiste pour que je n’entreprenne pas le voyage de retour aussi longtemps que mes blessures ne seront pas complètement guéries. Elles suppurent toujours. Je suis désespéré de constater qu’il ne pense pas autant de bien que moi d’Agrippine et de Néron et se vante d’être un descendant d’Auguste en laissant entendre qu’il a beaucoup d’amis au sénat. Selon ce que tu me conseilleras, je rentrerai à Rome ou je demeurerai ici encore quelques-temps.

La captivité m’avait à la fois engourdi et énervé. Je laissai le temps glisser entre mes doigts sans penser à rien.

J’accompagnais Silanus aux courses de chevaux et gagnais de l’argent en pariant sur ses équipages. Il y avait aussi un excellent théâtre à Éphèse, et si l’on n’avait rien de mieux à faire, on pouvait toujours fréquenter son temple, qui est l’une des sept merveilles du monde.

Peu à peu, je repris des forces, grâce à l’excellence de la chère et de la couche, et aux talents des médecins. Je retrouvai les joies de l’équitation et participai aux chasses aux sangliers organisées par les tribuns de Silanus.

Le médecin grec de Silanus avait étudié son art dans l’île de Cos et quand je l’interrogeai sur ses honoraires, il éclata de rire :

— Éphèse est le pire endroit au monde pour pratiquer la médecine. Les prêtres d’Artémis promettent la guérison à ceux qui sacrifient dans leur temple et il y a aussi des centaines de magiciens de différents pays. Le plus couru à l’heure actuelle est un Juif qui soigne les malades et guérit les fous par simple imposition des mains. On vend dans toute la région des morceaux de ses vêtements censés tout guérir. Il a loué l’école de Tyrannus pour y enseigner son art. Il est aussi jaloux de ses collègues et parle avec mépris des livres magiques et des idoles guérisseuses.

— Les Juifs sont cause de tous les troubles, maugréai-je. Ils ne se satisfont plus d’adorer leurs propres dieux sous la protection de leurs droits spéciaux, ils veulent encore infecter les Grecs de leurs superstitions.

Qu’il est doux, l’automne ionien ! Hélius, affranchi de Silanus et intendant de son domaine d’Asie, multipliait les prévenances à mon endroit, donnant pour moi des spectacles de mime et des pièces de théâtre pendant les festins, et mettant quelque belle esclave dans ma couche lorsque je montrais une mine trop sombre. Les jours dorés et les nuits bleu-noir s’envolaient. Il me semblait ne plus rien désirer que la vie quotidienne des êtres humains : c’était assez d’espérance et d’avenir pour moi. Je m’engourdissais et m’endurcissais.

Dans les premiers jours de la saison d’hiver, une trirème romaine amena à Éphèse un vénérable chevalier du nom de Publius Celer. Il apportait la nouvelle qu’on attendait depuis longtemps : Claude était mort de son affection stomacale. Aphranius Burrus, préfet du prétoire avait conduit Néron au camp des prétoriens où le fils d’Agrippine avait harangué les hommes et leur avait promis la traditionnelle gratification. Sous les acclamations générales, il avait été proclame empereur et le sénat avait unanimement ratifié la décision.

Le proconsul Julius Silanus examina de très près les ordres et les lettres de créance que Celer avait apportés. Ce dernier était un homme plein de vigueur, en dépit de son âge, et il savait manifestement ce qu’il voulait. Un coup d’épée lui avait mis au coin de la bouche une cicatrice qui lui donnait en permanence une expression sardonique.

Il avait pour moi un message de Sénèque qui me remerciait de ma missive et me pressait de rentrer à Rome, car Néron avait besoin de ses vrais amis en un moment où il s’efforçait d’instaurer un nouveau régime plus tolérant. Les crimes, les dissensions et les erreurs du passé étaient oubliés et pardonnés. Les exilés pourraient rentrer à Rome. On espérait qu’avec l’appui du sénat, Néron se montrerait digne d’être appelé bienfaiteur de l’humanité.

Les mesures officielles nécessaires furent prises. Les cités de la province décidèrent de commander un portrait de Néron au plus célèbre sculpteur de Rome. Mais en dépit de sa richesse, et contrairement à la tradition, Julius Silanus ne donna pas de grand banquet en l’honneur du nouvel empereur. Il se contenta d’inviter ses proches dans son domaine campagnard. Nous ne fûmes donc que trente à table.

Après avoir fait une offrande à l’empereur Claude, que le sénat avait déifié, Julius Silanus tourna son gras visage vers Celer et lança d’une voix venimeuse :

— Assez de bavardages. Dis-nous ce qui s’est réellement passé à Rome.

Publius Celer leva un sourcil et eut un sourire sarcastique :

— Serais-tu épuisé par les devoirs de ta charge ? Pourquoi tant de flamme ? À ton âge et avec une constitution comme la tienne, les émotions inutiles sont dangereuses.

Julius Silanus, en effet, respirait bruyamment et se comportait avec la brusquerie d’un homme déçu au plus haut point. Publius Celer voulut donner un tour plus détendu à la conversation :

Pendant les funérailles de Claude, Néron, en sa qualité de fils de l’empereur défunt, a prononcé le discours traditionnel sur le Forum. L’avait-il composé lui-même ou bien Sénèque l’avait-il aidé ? C’est ce que je ne saurais dire, En dépit de sa jeunesse, Néron a manifesté des dons poétiques certains. Ce qui est sûr, c’est que son élocution était claire et ses gestes gracieux. Les sénateurs, les chevaliers et le peuple ont écouté avec recueillement Néron faire l’éloge de la célèbre famille de Claude, vanter les consulats et les triomphes de ses ancêtres, les préoccupations érudites de l’empereur et la paix qu’il avait su instaurer aux frontières. Puis, changeant de ton avec un art consommé, Néron s’est lancé, comme le veut la coutume, dans l’éloge de la sagesse, du génie et du sens de l’État qu’aurait possédés Claude. Un rire irrésistible s’est emparé de l’assistance. Le discours de Néron, à partir de cet instant, n’a pas cessé d’être interrompu par des explosions d’hilarité. On rit même quand il se lamenta de l’irréparable perte qu’il avait subie, qu’il invoqua son chagrin et son cœur lourd. Les funérailles ont tourné à la farce. Plus personne n’essayait de dissimuler l’énorme soulagement que Rome éprouvait, à être débarrassée d’un vieillard cruel, débauché et gâteux.

Julius Silanus jeta sa coupe sur le bord de sa couchette avec tant de violence qu’il m’éclaboussa de vin le visage.

— Claude était mon contemporain, gronda-t-il, et je ne permettrai pas qu’on insulte à sa mémoire. Quand les sénateurs auront repris leurs esprits, ils verront bien qu’un béjaune de dix-sept ans, fils d’une femme affamée de pouvoir, ne peut régner sur le monde.

Celer ne parut guère ému par cet éclat.

— Claude a été divinisé, rétorqua-t-il, et qui pourrait dire du mal d’un dieu ? Dans les champs élyséens, Claude se tient dans la divinité, au-dessus des insultes contre sa personne. Tu n’es pas sans le savoir, proconsul. Gallio, le frère de Sénèque, soutient, par plaisanterie sans doute, que Claude a été hissé dans les cieux par un croc fixé dans la mâchoire, à la façon dont nous traînons le corps des traîtres de Tullianum au Tibre. Mais ces bons mots signifient seulement que le temps de rire sans entraves est revenu à Rome.

Comme Julius Silanus bredouillait de rage, Publius, changeant d’expression, dit avec une nuance de menace dans le ton :

— Mieux vaut que tu boives à la santé de l’empereur et que tu oublies ta rancœur, proconsul.

Sur un geste de Publius, Hélius apporta une autre coupe d’or et la tendit à l’envoyé de Rome qui sous nos yeux mêla d’eau le vin, approcha la coupe de ses lèvres, puis la passa à Silanus, qui avait cabossé la sienne. Comme le veut la coutume, Silanus vida le récipient en deux gorgées. Il n’aurait pu refuser d’offrir des libations pour l’empereur.

Il reposa la coupe et s’apprêtait à poursuivre ses récriminations lorsque, tout à coup, ses tempes gonflèrent, il se prit la gorge, grogna, incapable d’articuler un mot, le visage bleuissant. Nous le fixions, terrorisés. Avant que quiconque eût bougé, il tombait sur le sol. Son gros corps eut un ou deux soubresauts et il rendit son dernier souffle.

Nous bondîmes tous sur nos pieds, muets de frayeur. Seul Publius Celer garda la tête froide.

— Je lui avais bien dit de ne pas s’enflammer. Cette nouvelle inattendue l’avait beaucoup ému et il a pris un bain beaucoup trop chaud avant le festin. Mais considérons cette attaque plutôt comme un présage favorable. Vous avez tous entendu avec quel ressentiment il parlait de l’empereur et de sa mère. Lucius, son frère cadet, s’est donné la mort d’une façon presque semblable autrefois. Apprenant que ses fiançailles avec Octavie étaient annulées par Claude, il est passé de vie à trépas à seule fin de gâcher les propres fiançailles de Claude et d’Agrippine.

Nous nous mîmes à parler tous en même temps. Il était bien connu que lorsqu’un homme obèse s’enflammait outre mesure, son cœur risquait d’éclater et qu’alors son visage noircissait d’un coup. Hélius courut chercher le médecin de Silanus qui avait déjà gagné sa couche suivant les saines règles de vie des habitants de Cos. Il entra dans la pièce en nous lançant des regards effrayés, retourna le corps en réclamant davantage de lumière et jeta un regard circonspect à l’intérieur de la gorge de Silanus. Puis il couvrit la tête de son manteau sans mot dire.

Quand Publius Celer lui posa la question, il admit d’une voix peu assurée qu’il avait souvent mis en garde son maître contre les abus de la table. Il confirma que ce dernier donnait tous les signes d’un arrêt de cœur.

— Ce malheureux incident devra être consigné dans une attestation du médecin, dit Publius Celer. Et aussi dans un rapport officiel que nous signerons tous comme témoins. La mort soudaine d’une personne connue donne toujours prise aux ragots. Il faudra donc préciser que j’ai moi-même goûte le vin avant de le lui passer.

Nous échangeâmes des regards troublés. Nous avions effectivement vu Celer porter la coupe à ses lèvres ; mais si elle avait contenu du poison, il aurait très bien pu feindre de boire. J’ai décrit ce qui s’est passé aussi exactement que j’ai pu, car le bruit a couru par la suite qu’Agrippine avait envoyé Celer dans le dessein précis d’empoisonner Silanus. On ne saurait nier que la mort du proconsul survint à point nommé.

La rumeur prétendit que Celer avait acheté Hélius et le médecin, et mon nom fut aussi mêlé à l’affaire, par des allusions malveillantes à mon amitié avec Néron. Le procès de Celer, par lequel le sénat voulait éclaircir l’affaire, fut repoussé d’année en année et finalement abandonné quand Celer mourut de vieillesse. J’aurais été heureux d’y témoigner pour sa défense. Hélius reçut après cette affaire des charges importantes au service de Néron.

La mort inopinée du proconsul attira tous les regards sur Éphèse et la province d’Asie. Il n’y eut pas de funérailles solennelles pour ne pas inquiéter le peuple. Son corps fut incinéré dans son jardin bien-aimé, dans son domaine campagnard. Quand le bûcher s’éteignit, nous recueillîmes ses cendres. Enfermées dans une urne magnifique, elles furent envoyées à Rome pour être déposées dans le mausolée des Silanus, qui se remplissait rapidement. Publius Celer assura l’intérim le temps qu’il fallut au sénat pour désigner un nouveau proconsul. De toute façon, la charge de Silanus touchait à sa fin.

La succession à la tête de l’empire provoquait déjà un grand malaise dans les esprits éphésiens, et la mort du proconsul ne fit qu’empirer la situation. Les innombrables devins, thaumaturges et trafiquants de livres de magie noire, et surtout les marchands de modèles réduits du temple d’Artémis, profitèrent des incertitudes de l’heure pour susciter des troubles de rue et maltraiter les Juifs.

À l’origine de tout cela, on trouvait évidemment Paul, qui, je venais de le découvrir, semait la discorde à Éphèse depuis deux ans. Quoique je n’en eusse pas conscience sur le moment, c’était lui le magicien dont le médecin de Silanus m’avait parlé. Sur ses instances, ses disciples avaient rassemblé leurs calendriers astrologiques et leurs livres des songes et avaient brûlé l’ensemble, qui représentait bien une centaine de sesterces. Cette démonstration, attaque en règle contre les magiciens rivaux, avait excité le courroux de la superstitieuse plèbe éphésienne. Elle avait aussi soulevé la réprobation des gens cultivés qui n’aimaient pas que l’on brûlât des livres, même s’ils ne se souciaient guère d’horoscope ou d’interprétation des rêves, car ils craignaient que les prochains ouvrages jetés au feu fussent des œuvres poétiques ou philosophiques.

La fureur me prit quand j’entendis mentionner le nom de Paul comme celui du grand agitateur de l’heure. J’aurais volontiers quitté Éphèse sur-le-champ mais Publius Celer, craignant de nouveaux désordres, me demanda de prendre la tête de la cavalerie de la cité et de la garnison romaine.

Il ne fallut pas longtemps pour que le conseil de la cité nous adressât un message lourd d’anxiété nous avertissant que des foules se dirigeaient de toutes parts vers le théâtre grec pour y tenir une réunion illégale. Les bijoutiers avaient attaqué en pleine rue des partisans de Paul, avaient réussi à en retenir deux prisonniers, mais les autres s’étaient échappés et avaient prévenu le thaumaturge chrétien de ne pas se présenter au théâtre. Ce dernier avait également reçu une mise en garde des pères de la cité qui l’invitaient à ne pas prendre part à des mouvements de foule qui pourraient entraîner mort d’homme.

Quand il fut évident que le conseil de la cité perdait la maîtrise de la situation, Publius Celer m’ordonna de rassembler la cavalerie et lui-même, à la tête d’une cohorte de fantassins prit position à l’entrée du théâtre. Souriant, les yeux froids et la bouche sardonique, il m’assura qu’il avait pris toute mesure pour profiter de l’occasion qui se présentait d’inculquer à ce peuple indiscipliné quelques principes d’ordre romain.

Suivi d’un trompette et d’un chef de cohorte, je pénétrai dans le théâtre afin d’être en mesure de donner le signal de l’intervention au cas où la foule deviendrait violente. Sur les innombrables gradins s’entassait une foule bruyante et agitée. Beaucoup de personnes présentes ignoraient jusqu’à l’objet même des débats et n’étaient venues que pour se livrer à l’occupation favorite des Grecs : discuter en criant le plus fort possible. Il me sembla que nul n’était armé. J’imaginais sans peine la panique qui s’emparerait de la foule si nous voulions évacuer le théâtre de force.

Le doyen des bijoutiers s’efforçait de calmer la multitude pour prendre la parole, mais il avait déjà tant crié que sa voix enrouée lui fit défaut quand il commença son discours. Il parvint à dire, à ce que je compris, que ce n’était pas seulement à Éphèse, mais dans toute l’Asie, que l’enseignement de Paul égarait le peuple. Il y avait répandu partout la pernicieuse doctrine selon laquelle les idoles fabriquées n’étaient pas des dieux.

— Nous sommes en grand danger, hurla-t-il de sa voix éraillée, de voir le temple d’Artémis perdre la considération des fidèles. La déesse n’aura plus de pouvoir, elle qu’on adore dans toute l’Asie et dans le monde entier.

La multitude hurla à pleins poumons :

— Grande est l’Artémis d’Éphèse !

Le rugissement dura si longtemps que mon trompette perdant son sang-froid porta l’instrument à ses lèvres, mais je le lui rabaissai d’un revers de main.

Un groupe de Juifs en habits à franges, regroupés à l’écart, poussèrent en avant un chaudronnier en criant :

— Laissez parler Alexandre !

D’après ce que je compris, cet Alexandre désirait expliquer que les Juifs de foi intègre n’étaient pas disciples de Paul et que ce dernier n’avait pas même la pleine confiance de tous les chrétiens d’Éphèse.

Mais quand la foule vit à ses vêtements qu’elle avait affaire à un Juif, on ne voulut pas le laisser parler, et l’on eut raison, car les Juifs orthodoxes étaient tout autant que les chrétiens hostiles aux idoles, aux images fabriquées et à tous les objets semblables. Pour l’empêcher de parler, la foule hurla de nouveau :

— Grande est l’Artémis d’Éphèse !

Cette fois, le hurlement dura, sans exagération aucune, le temps de deux lignes de clepsydre. Publius Celer surgit à mes côtés, l’épée à la main.

— Pourquoi ne donnes-tu pas le signal ? grogna-t-il. Nous pouvons disperser cette réunion en un instant.

— On risque de faire fouler aux pieds des centaines de personnes.

Cette idée parut sourire à Celer. Aussi me hâtai-je d’ajouter :

— Ils ne font que rendre grâce à leur Artémis. Ce serait un sacrilège et une erreur politique de disperser une foule pour cette raison.

Nous voyant hésiter ainsi au seuil de l’une des entrées, le doyen du conseil nous adressa des signes désespérés pour nous inviter à attendre. Il avait encore assez d’autorité pour apaiser peu à peu la foule. Il s’avança pour prendre la parole.

On poussa les chrétiens en avant. Ils avaient été rossés et leurs vêtements déchirés, mais rien de plus. Pour montrer ce qu’ils pensaient d’eux, les Juifs leur crachèrent au visage mais le doyen du conseil demanda à la foule d’éviter les brutalités et leur rappela que la cité d’Éphèse avait été élue pour garder la statue d’Artémis tombée du ciel. Selon lui, les disciples de Paul n’étaient ni des sacrilèges ni des blasphémateurs.

Les plus raisonnables dans la foule, ayant remarqué mon plumet rouge et le trompette de la cavalerie, commencèrent de se glisser hors du théâtre. Un instant, tout demeura en balance. Publius Celer grinçait des dents, car il n’avait pas trouvé de raison d’attaquer, ce qui lui aurait permis, suivant la coutume des guerriers romains, de piller et d’incendier les boutiques des bijoutiers. Les personnes d’éducation qui se trouvaient dans la foule, se remémorèrent certains événements du passé et se précipitèrent vers la sortie. Pour soulager un peu sa déception, Celer laissa ses soldats molester quelques Juifs et quelques rebelles, mais rien de pire n’advint.

Par la suite, il m’en fit amèrement le reproche :

— Nous nous serions tous deux considérablement enrichis, si tu n’avais pas été aussi indécis. Anéantir une rébellion nous aurait valu de figurer en tête du rôle de l’ordre Équestre. Nous aurions pu faire porter la faute de ce soulèvement au laxisme du gouvernement de Silanus. Il faut saisir l’occasion quand elle se présente.

Paul se terra quelques temps, puis s’enfuit de la ville. Je lui fis parvenir une sévère mise en garde par des voies détournées et on apprit qu’il était passé en Macédoine. Alors le calme revint peu à peu et les Juifs trouvèrent d’autres sujets de préoccupation. Un grand nombre d’entre eux étaient des artisans bannis de Rome, qui projetaient, grâce au changement de régime, d’y retourner dès le printemps.

Les tempêtes hivernales se déchaînaient et nul navire dans le port n’était en partance pour Rome. Mais Publius Celer m’avait pris en grippe et, pour éviter de me quereller avec lui, je voulus à tout prix partir. Je finis par trouver une petite nef chargée d’idoles de la déesse qui affrontait le risque d’un voyage pour Corinthe sous la protection d’Artémis. Nous fûmes assez heureux pour éviter les tempêtes septentrionales mais dûmes à plusieurs reprises durant la traversée, chercher un abri dans le port d’une île.

À Corinthe, Hierex Lausus, qui n’avait plus de nouvelles de moi depuis longtemps, avait porté mon deuil. Il était plus gros que jamais et marchait le menton relevé, en parlant d’une voix monocorde. Il avait épousé sa veuve grecque et s’était chargé de l’éducation de deux orphelins. Il me fit fièrement visiter sa boucherie, que l’eau des torrents de montagne venait rafraîchir en été. Il avait également acheté des parts de navires et des esclaves habiles qu’il employait dans sa fonderie de bronze.

Quand je lui racontai les troubles d’Éphèse, il secoua la tête d’un air entendu.

— Nous avons eu notre part de dissensions ici. Tu te souviens que Paul nous avait quittés pour aller rendre compte aux doyens de Jérusalem. Ils ont estimé que son enseignement était trop complexe et ne lui ont pas donné une approbation complète, à ce que nous avons appris. Comme tu peux t’en douter, il prêcha avec encore plus de ferveur après avoir reçu cet affront. Il doit bien avoir hérité l’esprit du Christ pour savoir guérir les hommes, mais les plus modérés des chrétiens préfèrent éviter sa compagnie.

— Tu es donc toujours chrétien ? m’étonnai-je.

— Je crois que je suis meilleur chrétien qu’avant. Mon âme est en paix, j’ai une bonne épouse et mes affaires vont bien. Un porteur de la bonne nouvelle, du nom d’Apollus est venu à Corinthe. Il a étudié les écrits juifs à Alexandrie et a reçu l’enseignement d’Aquila et de Prisca à Éphèse. C’est un orateur plein d’éloquence et il s’est fait beaucoup de disciples. Nous voilà donc avec une secte apollinienne qui se réunit à part, organise ses propres agapes et se tient à l’écart des autres chrétiens. Grâce à l’introduction de Prisca, nous avions reçu Apollus avec un empressement bien excessif, car nous ignorions sa soif de pouvoir. Fort heureusement, nous avons aussi eu la visite de Céphas, le plus important des disciples de Jésus de Nazareth. Il a beaucoup voyagé pour trouver la paix de l’esprit et il a l’intention de se rendre à Rome pour veiller à ce que le retour des Juifs exilés ne rallume pas les vieilles querelles. Je crois plus en lui qu’en quiconque, car son enseignement vient directement de la bouche de Jésus de Nazareth.

Quoique je fusse tout à fait dégoûté des Juifs et des chrétiens, Hierex manifestait tant de respect pour Céphas que je souhaitai le rencontrer. Ce Céphas était autrefois un pêcheur de Galilée qui, il y avait de cela vingt-cinq ans, avait appris de Jésus à pêcher les âmes. Sans aucun doute, ce dut être difficile, car Céphas était un homme du peuple ignorant et parlait fort mal le grec, de sorte qu’il lui fallait se faire accompagner d’un interprète pendant ses voyages. Mais je croyais avoir toutes les raisons au monde de rencontrer un homme qui avait réussi à rendre Hierex pieux, car même Paul, avec toute sa sagesse juive et toute sa foi, n’avait pu accomplir ce miracle.

Céphas vivait chez un des Juifs qui avaient reconnu le Christ, un homme qui vivait du commerce des poissons conservés dans l’huile et qui ne pouvait assurément pas être considéré comme riche. Quand je pénétrai dans sa demeure, à la suite de Hierex, je dus me boucher le nez. Nos pieds foulaient un sable crissant laissé par ses nombreux visiteurs.

La pièce n’était qu’un réduit étroit et mal éclairé. L’hôte de Céphas nous salua d’un air gêné, comme s’il craignait que ma présence souillât sa demeure.

À l’évidence, il appartenait à ce groupe de Juifs qui avaient adhéré à la foi chrétienne sans renoncer aux lois juives et qui évitaient les contacts avec les Grecs chrétiens non circoncis. Sa position était bien plus incommode que celle des Grecs, car les Juifs orthodoxes le haïssaient comme déserteur, et les lois de son peuple ne laissaient jamais sa conscience en repos.

Céphas portait un manteau aux coins ornés de glands, C’était un homme de haute taille, à la longue et épaisse chevelure, à la barbe grisonnante et dont les larges mains indiquaient qu’il avait exercé un métier manuel. Son maintien était dépourvu de toute crainte et il me sembla apercevoir dans son regard quelque éclat de sagacité paysanne quand il posa les yeux sur moi. Il émanait de lui une grande sérénité et il donnait une impression de sécurité.

Je dois avouer que je ne me souviens guère de notre conversation. Ce fut Hierex qui, avec une courtoise prévenance, en fit presque tous les frais. De plus, nous fûmes gênés par le recours obligatoire à l’interprète, un Juif frêle nommé Marcus, beaucoup plus jeune que Céphas. Ce dernier parlait un araméen laborieux, par phrases brèves. Les souvenirs de mon enfance à Antioche me revinrent tandis que je l’écoutais, et je m’efforçai de comprendre ce qu’il disait avant que l’interprète eût traduit. Cela aussi distrayait mon attention. Et de fait, les propos de Céphas me frappèrent moins que son personnage même. Ce qu’il y avait de mieux en lui était ce chaleureux besoin de fraternité qu’il répandait autour de lui.

Céphas s’efforça, d’une manière quelque peu puérile, d’appuyer son enseignement sur les saintes écritures des Juifs. Éludant les flatteries de Hierex, il l’exhorta à réserver ses éloges à Dieu, le père de Jésus-Christ, qui dans sa miséricorde avait permis à Hierex de renaître dans l’espérance éternelle.

Les larmes aux yeux, Hierex reconnut honnêtement que, s’il avait éprouvé une sorte de renaissance dans son cœur, son corps était toujours esclave de besoins égoïstes. Céphas ne le jugea point mais se contenta de le scruter, de ses yeux à la fois doux et perspicaces, comme s’il avait percé à jour toute l’humaine faiblesse de son interlocuteur, en même temps qu’il distinguait une parcelle de véritable aspiration au bien dans cette âme d’esclave.

Hierex pressa Céphas de nous conter comment il avait échappé à la vindicte du roi Hérode et de nous parler des miracles qu’il avait accomplis au nom du Christ. Mais Céphas, qui avait reporté son attention sur moi, ne désirait pas se vanter de ses miracles. Il préférait plaisanter aimablement sur son incapacité à comprendre Jésus avant sa crucifixion. Il nous avoua qu’il n’avait même pas su rester éveillé quand son messie priait pendant la dernière nuit avant son arrestation. Quand Jésus avait été capturé, s’étant trouvé près du feu dans la cour de la prison, il avait nié à trois reprises connaître Jésus, comme ce dernier le lui avait prédit un jour que Céphas prétendait être prêt à partager ses souffrances.

Je compris que la force de Céphas venait de ces histoires simples, qu’il avait depuis tant d’années si souvent répétées qu’il les connaissait toutes par cœur. Avec la naïveté d’un pêcheur illettré, il évoquait à merveille l’enseignement et les propos même de Jésus et il s’efforçait, en toute humilité, d’être un exemple pour les chrétiens qui, à l’instar de Hierex, se gonflaient comme des grenouilles au nom du Christ.

Non, Céphas n’était pas un homme insignifiant et je devinai qu’il était redoutable quand il était en colère. Après m’avoir observé attentivement pendant un moment, il ne fit aucune tentative pour me convertir, ce qui m’offensa quelque peu.

Sur le chemin du retour, Hierex m’exposa ses vues :

— Nous autres chrétiens, nous nous considérons les uns les autres comme des frères. Mais de même que chaque homme est différent, chaque chrétien l’est à sa manière. C’est pourquoi nous avons les partisans de Paul, ceux d’Apollus, ceux de Céphas et puis nous, qui nous contentons d’adorer le Christ et de faire ce que nous estimons être le bien. À cause des sentiments d’envie qu’ils nourrissent, des dissensions internes qui les travaillent, les chrétiens se collettent souvent. Les nouveaux convertis sont les pires quand il s’agit de se chamailler, et les premiers à reprocher aux plus paisibles leur manière de vivre. Depuis que j’ai rencontré Céphas, je me suis pour ma part appliqué à ne pas me conduire comme si j’étais meilleur que quiconque et à l’abri de tout reproche.

Mon séjour forcé à Corinthe me déplut fort et je ne me sentis pas chez moi dans ma propre demeure. Je fis l’acquisition d’un équipage de chevaux superbement sculpté dans l’ivoire pour l’offrir à Néron, car je me souvenais qu’il jouait avec des figurines semblables lorsqu’il était enfant et que sa mère lui interdisait d’assister à des courses.

Les saturnales étaient passées depuis longtemps lorsque enfin, après une traversée agitée, je regagnai Rome. Tante Laelia était devenue une vieille femme voûtée et acariâtre. Elle me reprocha de ne pas lui avoir écrit pendant les trois années qu’avait duré mon absence. Barbus manifesta une joie sincère de me revoir et il me raconta qu’après avoir fait un rêve de mauvais augure à mon sujet, il avait sacrifié à ses frais un taureau sur l’autel de Mithra, afin de conjurer les dangers qui pesaient sur moi. Quand je lui eus conté mes aventures, il fut convaincu que ce sacrifice m’avait permis de sortir vivant de la grotte cilicienne.

Mon premier mouvement fut de me rendre au Viminal pour revoir ce père qui m’était devenu étranger. Mais tante Laelia, qui avait renoncé à récriminer, me prit à part.

— Avant que tu ailles où que ce soit, me dit-elle, mieux vaut que tu saches ce qui s’est passé à Rome pendant ton absence.

Toute frémissante d’excitation mauvaise, elle me raconta que l’empereur Claude avait décidé d’octroyer la toge virile à Britannicus, en dépit de sa jeunesse et ensuite, dans un moment d’ivresse s’était laissé aller à faire allusion au goût d’Agrippine pour le pouvoir. Alors celle-ci lui avait donné des champignons vénéneux. C’était ce qu’on disait très ouvertement à Rome, et Néron ne l’ignorait pas. On rapportait qu’il avait déclaré qu’un plat de champignons pouvait faire d’un homme un dieu. Claude avait été divinisé et Agrippine faisait bâtir un temple pour le culte de son défunt époux, mais peu de candidats se présentaient pour être prêtre dans ce sanctuaire.

— Rome est donc toujours le même égout de ragots, maugréai-je. Cela faisait deux ans que le cancer d’estomac de Claude était connu, même s’il refusait de l’admettre. Pourquoi troubles-tu ainsi la joie de mon retour ? Je connais personnellement Agrippine et je suis un ami de Néron. Comment pourrais-je croire qu’ils aient commis d’aussi effroyables forfaits ?

— Narcisse aussi a été quelque peu poussé vers l’Hadès, poursuivit la tante, sans prêter la moindre attention à mon interruption. On doit porter à son crédit qu’avant de se suicider, il a brûlé tous les rapports secrets de Claude, sur lesquels Agrippine aurait tant voulu mettre la main. Par ce geste, il a sauvé bien des vies. Agrippine a dû se contenter des cent millions de sesterces qu’elle a réclamés pour sa cassette personnelle. Crois-moi si tu veux, je sais qu’il y aurait eu un bain de sang si l’on avait laissé Agrippine agir à sa guise. Heureusement, Sénèque et le préfet Burrus sont des gens raisonnables. Ils ont su arrêter sa fureur. Sénèque avait été nommé consul après avoir écrit, pour plaire au sénat, une satire contre Claude grâce à laquelle nul ne peut plus entendre évoquer la divinité de Claude sans éclater de rire. Sénèque se vengeait de son exil mais les Romains qui, comme moi, sont dans le secret des affaires de l’État, savent que c’était un châtiment mérité après le scandale de sa liaison avec la sœur d’Agrippine. La pauvre fille a elle aussi fini par perdre la vie. Je ne sais pas si l’on doit attendre quelque chose de bon d’un philosophe à la tête des affaires. Les traditions ne sont plus respectées. On voit même des jeunes gens qui portent d’indécentes tenues grecques, à présent que Claude n’est plus là pour les obliger à garder la toge.

Je dus encore subir un long moment le bavardage de tante Laelia avant de pouvoir me précipiter chez mon père. En me frayant un chemin dans les rues, je fus frappé de l’air nouveau de liberté qui y flottait. Les gens osaient rire. Les innombrables statues du Forum étaient couvertes de plaisanteries que l’on lisait à haute voix pour la plus grande joie du public Personne n’effaçait plus les graffiti et, quoique l’après-midi fût à peine entamé, je remarquai dans les rues des jeunes citharèdes à longue chevelure déjà pris de boisson, L’atrium de Tullia était comme autrefois encombré d’une foule de solliciteurs, de clients et aussi, à ma grande fureur, de Juifs, dont mon père n’avait toujours pas réussi à se débarrasser. Tullia interrompit un conciliabule avec deux vieilles femmes célèbres pour leur langue perfide et, à mon grand ébahissement, se leva de son siège pour se précipiter vers moi et m’embrasser tendrement. Ses doigts boudinés étincelaient de bijoux. Elle s’efforçait de dissimuler la peau flasque de son cou sous une large parure de joyaux.

— Il était grand temps que tu reviennes à Rome, ô Minutus. Quand ton père a appris que tu avais disparu, j’ai eu beau lui rappeler sa propre conduite dans sa jeunesse, il été malade d’inquiétude. Je vois que tu te portes fort bien, méchant garçon. Est-ce dans quelque rixe d’ivrognes asiatiques que tu as reçu ces horribles blessures sur le visage ? J’ai craint que ton père ne meure de chagrin à cause de toi.

Mon père avait pris de l’âge mais depuis qu’il était sénateur, son maintien avait encore gagné en dignité. Quand mon regard rencontra le sien, après tout ce temps passé, il me sembla que ses yeux étaient les plus tristes que j’eusse jamais vus chez un homme. Si heureux que nous fussions de nous revoir, nous ne trouvâmes pas les mots pour nous le dire l’un à l’autre. Je me contentai de lui raconter mes mésaventures en insistant le moins possible sur les souffrances de ma captivité. Pour finir, je lui demandai, plutôt par plaisanterie que par intérêt réel, ce que les Juifs lui voulaient encore.

— La procurature de Judée est en ce moment aux mains de Félix, le frère de Pallas, m’expliqua mon père. Tu dois avoir entendu parler de lui, il a épousé la petite-fille de Cléopâtre. Sa cupidité suscite bien des doléances. Ou plutôt, disons que les Juifs sont de fieffés semeurs de zizanie et que maintenant quelqu’un est encore allé quelque part tuer quelqu’un d’autre. Je crois que la Judée tout entière est aux mains d’une bande de brigands. Les pillages et l’incendie se déchaînent là-bas et Félix manifestement ne parvient pas à maintenir l’ordre. Les Juifs manœuvrent pour porter l’affaire devant le sénat. Mais lequel d’entre nous accepterait de porter la main dans ce nid de vipères ? Pallas est beaucoup trop puissant pour courir le risque de l’offenser. Et le sénat a déjà bien assez à faire avec les troubles d’Arménie et de Bretagne.

« Nous allons nous réunir au Palatin, poursuivit mon père. Agrippine souhaite suivre de derrière un rideau les discussions du sénat. La demeure des empereurs est certainement plus commode que cette sinistre curie, où il n’y a pas assez de places assises, dans les jours miraculeux qui voient notre assemblée au grand complet. Dans cette salle, on se gelait les pieds en hiver.

— Et Néron ? Que penses-tu de lui ?

— Je sais que le jour où il lui a fallu signer sa première condamnation à mort, il a dit qu’il aurait préféré n’avoir jamais appris à écrire. Peut-être un jour sera-t-il vraiment l’espoir de l’humanité, comme beaucoup le croient ingénument. Toujours est-il qu’il a redonné une partie de leur pouvoir au sénat et aux consuls. Est-ce par respect pour les pères de la cité ou bien pour ne pas perdre au tribunal un temps qu’il occupe de manière plus divertissante ? C’est ce que je ne saurais trancher.

Pendant que mon père parlait, son esprit était manifestement ailleurs. Il se renfrogna, laissa un moment son regard errer au-delà de moi et parut se désintéresser tout à fait des affaires de l’État. Tout à coup, il me fixa droit dans les yeux.

— Ô Minutus, ô mon fils unique, que vas-tu faire de ta vie ?

— Deux années durant, j’ai vécu dans l’obscurité d’une grotte, plus avili et plus misérable qu’un esclave. Un caprice de la Fortune m’a volé deux ans de vie. Si j’étais encore capable d’une pensée élaborée, alors je souhaiterais de pouvoir un jour racheter ces deux années en étant simplement heureux de vivre en homme, sans mélancolie inutile et sans dégoût pour les douceurs de la vie.

Mon père me montra les murs polis de la pièce, d’un geste qui semblait englober toutes les splendeurs de la demeure de Tullia.

— Il est fort possible que moi aussi, je vive dans une grotte obscure, dit-il avec une sombre détresse dans la voix. Je suis astreint à des devoirs que je n’avais pas demandés. Mais toi, tu es la chair de la chair de ta mère, et tu ne dois pas te perdre. As-tu encore ton gobelet de bois ?

— Les brigands ciliciens n’ont pas pris la peine de m’enlever cet objet dépourvu de valeur. Quand on ne nous donnait pas à boire pendant plusieurs jours, que ma langue gonflait, et que notre haleine puait comme celle des fauves, il m’arrivait de me désaltérer dans le gobelet, en m’imaginant qu’il était plein. Mais il ne l’était pas. Ce n’était que du délire.

Je pris bien soin de ne pas parler à mon père de Paul ni de Céphas, car je souhaitais les oublier aussi complètement que si je ne les avais jamais rencontrés.

— J’aimerais être un esclave, pauvre et insignifiant, pour pouvoir recommencer ma vie. Mais il est trop tard pour moi. Les chaînes se sont déjà incrustées dans mes chairs.

Je n’éprouvais aucun penchant pour ce rêve philosophique d’une vie simple. Sénèque avait éloquemment décrit les bonheurs de la pauvreté et de la paix de l’esprit, mais il préférait en réalité s’exposer aux ennuis du pouvoir, de la richesse et des honneurs en expliquant qu’ils ne pouvaient pas plus atteindre l’homme sage, que ne l’avaient fait la pauvreté et l’exil.

Nous en vînmes pour finir aux question financières. Après avoir consulté Tullia, qui avait ses propres vues sur mon avenir, mon père décida, pour commencer, de transférer un million de sesterces sur mon nom afin de me permettre de vivre sur un pied convenable, en donnant des banquets et en nouant des relations utiles. Il me promit de mettre d’autres sommes à ma disposition, si le besoin se faisait sentir, car lui-même aurait été bien en peine de dépenser tout son argent, quand même l’eût-il désiré.

— Ton père, se plaignit Tullia, manque de ces centres d’intérêt qui conviennent à un homme de son âge. Il ne prend même plus la peine d’aller écouter les lectures d’ouvrages nouveaux, alors que j’ai fait construire un auditorium spécial dans l’idée que tu persévérerais peut-être dans la carrière littéraire. Ton père pourrait collectionner de vieux instruments de musique ou des fresques grecques et devenir célèbre de cette manière. Certaines personnes élèvent des poissons exotiques dans leurs bassins, d’autres entraînent des gladiateurs, il pourrait même s’offrir une écurie de course. C’est l’occupation la plus prestigieuse et la plus chère qu’un homme d’âge mûr puisse s’offrir. Mais non, il est si têtu ! Il ne sait que libérer des esclaves, ou offrir des présents à des gens dépourvus d’influence. Cependant, je suppose qu’il aurait pu trouver des divertissements plus néfastes. Avec des concessions mutuelles, nous avons réussi à trouver un mode de vie qui nous satisfait l’un et l’autre.

Ils manifestèrent le désir de m’avoir à leur table ce soir-là, mais je croyais devoir me présenter au Palatin dans les plus brefs délais, avant que la nouvelle de mon arrivée n’y parvînt par d’autres canaux. Les gardes me laissèrent passer sans vérifier que je n’étais pas armé. Décidément, les temps avaient vraiment changé. À ma grande surprise une foule très nombreuse de chevaliers se pressait sous les portiques. Chacun avait sollicité une audience. Je m’adressai à plusieurs employés du palais, mais Sénèque était trop surchargé de travail pour me recevoir et l’empereur Néron s’était enfermé pour écrire ses poèmes. Nul n’était autorisé à le déranger quand il courtisait les muses.

Qu’ils étaient nombreux, les solliciteurs avides des faveurs du jeune empereur ! Cette découverte m’accablait. Je m’apprêtais à me retirer, lorsque l’un des secrétaires de Pallas vint me chercher pour me conduire chez Agrippine. Elle arpentait ses appartements en renversant les sièges et en donnant des coups de pied dans les précieuses tentures d’orient.

— Pourquoi ne t’es-tu pas présenté directement à moi ? me reprocha-t-elle avec fureur. Aurais-tu, toi aussi, perdu tout respect pour moi ? L’ingratitude est ma seule récompense. Je ne crois pas qu’aucune mère ait fait autant que moi pour son fils et les amis de son fils.

— Ô Augusta, mère de la patrie ! me récriai-je, quoique je ne fusse pas sans savoir qu’elle n’avait nul droit à ces titres officiellement, elle n’était que prêtresse du dieu Claude.

« Comment peux-tu me reprocher mon ingratitude ? Je n’aurais pas même osé rêver de troubler les chagrins de ton veuvage avec mes affaires insignifiantes.

Saisissant ma main, Agrippine la pressa contre son giron plantureux et me souffla au visage des senteurs de violette.

— Quel bonheur que tu sois revenu, ô Minutus Lausus, dit-elle. Tu es un homme d’un commerce fort aimable, en dépit de tes erreurs passées et encore ne furent-elles que l’effet de l’inexpérience. À cette heure, Néron a plus que jamais besoin de ses vrais amis. C’est un garçon indécis, et qui se laisse trop aisément influencer. J’ai peut-être été trop stricte avec lui. On dirait qu’il commence à m’éviter délibérément, alors que dans les premiers temps il montait dans ma litière ou la suivait respectueusement. Tu sais peut-être que le sénat m’a accordé le droit de chevaucher jusqu’au sommet du capitole si je le désire. Néron gaspille des sommes folles pour des amis qui ne lui valent rien, des citharèdes, des acteurs, des cochers et divers auteurs d’ouvrages à sa gloire. On dirait qu’il n’a aucune idée de la valeur de l’argent. Pallas s’inquiète beaucoup. Heureusement qu’il avait mis de l’ordre dans les finances de l’État à l’époque du pauvre Claude, quand le trésor impérial était encore strictement séparé de celui de l’État. Mais Néron ne comprend pas la différence. Et voilà qu’il s’est amouraché d’une esclave. Conçois-tu cela ? Il préfère à sa mère une maigrichonne fillette à la peau blanche. Ce n’est pas un comportement digne d’un empereur. Et ses horribles amis le poussent à toutes sortes d’actes illégaux.

Agrippine, dont la fermeté de caractère ne le disputait qu’à la beauté, qui, d’ordinaire mettait dans tous ses gestes la majesté d’une déesse, Agrippine avait perdu son sang-froid au point de me conter ses doléances avec une franchise qui supposait une trop grande confiance en mon amitié.

— Sénèque m’a trahie ! s’exclama-t-elle. Ce maudit hypocrite à la langue perfide ! C’est moi qui l’ai arraché à son exil. C’est moi qui l’ait engagé comme précepteur de Néron. C’est moi, uniquement moi, qui l’ai porté au sommet où il se tient à présent. Tu n’ignores pas qu’il y a des troubles en Arménie en ce moment. Comme Néron s’apprêtait à recevoir une ambassade arménienne, j’ai voulu prendre ma place dans la salle des audiences, la place qui me revient de droit, à ses côtés. Sur l’instigation de Sénèque, Néron est venu au-devant de moi pour m’inviter à retourner sur mes pas, oh ! il l’a fait avec de grandes démonstrations de piété filiale, bien sûr. Mais c’était une insulte publique. Les femmes n’ont pas à se mêler des affaires de l’État mais il y a une femme, et une seule, qui a fait de Néron un empereur.

Je n’imaginais que trop bien quelles auraient été les pensées du légat arménien en voyant une femme apparaître en public aux côtés de l’empereur, et je songeai que Néron avait en l’occurrence montré davantage de jugement que sa mère. Mais je ne pouvais certes pas livrer mes réflexions. Je considérai mon interlocutrice avec terreur, comme on observe une lionne blessée et je compris que j’arrivais à l’instant décisif d’une lutte dont l’enjeu était de savoir qui, des conseillers de Néron ou de ceux d’Agrippine, gouverneraient Rome.

Pour dissimuler le trouble de mon âme, je voulus raconter mes aventures, mais Agrippine n’avait pas la patience de m’écouter. Elle ne manifesta d’intérêt pour mon récit qu’au moment où je parlai de l’arrêt de cœur de Silanus.

C’est ce qu’il pouvait lui arriver de mieux, dit-elle. Sinon quelque jour nous aurions été contraints de le poursuivre pour trahison. De cette famille ne sont issues que des vipères.

Comme elle disait cela, un serviteur survint pour avertir que Néron avait commencé son repas, plus tard qu’à l’accoutumée. Agrippine me donna une petite tape.

— Cours, idiot. Précipite-toi auprès de lui. Et ne permets à personne de t’arrêter.

Si fort était l’ascendant de cette femme sur moi que je courus à moitié et que j’assurai aux esclaves qui tentèrent de me barrer la route que j’étais invité au souper de l’empereur. Néron prenait son repas dans la petite salle des banquets, qui ne recevait en temps ordinaire qu’une cinquantaine de convives. La salle était déjà pleine à craquer quand j’arrivai. Quoiqu’on eût placé trois personnes par lits, il n’y avait pas assez de couches pour tous les invités, dont certains avaient dû se contenter de chaises. Vêtu avec soin et recherche, Néron parlait avec animation et son visage d’une juvénile beauté rayonnait de bonheur. D’abord il me fixa sans mot dire, puis il m’embrassa et ordonna d’apporter une chaise pour moi, tout à côté de lui, à la place d’honneur.

— Les muses étaient dans d’excellentes dispositions, aujourd’hui, m’annonça-t-il puis, se penchant vers moi, il me murmura à l’oreille :

— Minutus, ô Minutus, sais-tu ce que c’est que d’aimer de toute son âme ? Aimer et être aimé. Qu’est-ce qu’un être humain peut désirer de plus ?

Tout en dévorant avec entrain, il donna ses instructions à un homme portant le manteau long des musiciens. C’était, je devais l’apprendre par la suite, Terpnus, le plus célèbre citharède de notre temps. J’étais si ignorant alors ! Durant le repas, Terpnus composa un accompagnement pour les poèmes d’amour que Néron avait écrits dans l’après-midi, après quoi il les chanta dans un silence religieux.

Sa voix était si travaillée et si puissante qu’elle transperçait l’âme et lorsqu’elle s’éteignit, après un dernier accord de cithare, nous applaudîmes éperdument. Je ne saurais dire si les vers de Néron étaient bons ni dans quelle mesure ils plagiaient d’autres poètes, mais chantés par Terpnus, ils me firent une forte impression, et pourtant je ne suis pas particulièrement connaisseur en matière musicale. Avec des affectations de timidité, Néron remercia l’assistance pour ses applaudissements, prit l’instrument des mains de Terpnus et en agaça longtemps les cordes, sans oser cependant chanter, bien qu’on l’en pressât.

— Un jour je chanterai, annonça-t-il. Il faut d’abord que Terpnus m’apprenne à maîtriser ma voix et à l’affermir. Je sais qu’elle a certaines possibilités et si je dois chanter, je veux que ce soit à l’égal des meilleurs. C’est mon unique ambition.

Sur les instances de l’empereur, Terpnus chanta, interminablement. Néron semblait ne devoir jamais se lasser. Il ne cessait de lui demander de nouveaux airs et d’un regard imposait silence à ceux qui, gagnés par l’ennui, entamaient des conversations à mi-voix par-dessus leurs coupes.

À la fin, j’eus moi-même bien du mal à réprimer mon envie de bâiller. Observant les autres convives, je notai que Néron choisissait ses amis sans respect exagéré pour la noblesse des familles ou les hautes fonctions de l’État, et n’obéissait apparemment qu’à son goût personnel.

Dans l’assemblée, le personnage de plus haute naissance était Marcus Othon. Comme mon père, il descendait des rois étrusques. Le sénat avait fait ériger une statue de son père sur le Forum. Lui-même était célèbre pour ses extravagances et ses folles imprudences. Je me souvenais d’avoir entendu dire que ses frasques lui avaient valu d’être battu par son père bien après qu’il lui eût accordé la toge virile.

Je vis aussi parmi les convives Claudius Senecio, dont le père n’était pourtant qu’un des affranchis de l’empereur Caius. Marcus et Claudius étaient tous deux de fort beaux jeunes gens qui pouvaient se conduire bien lorsque l’envie leur en prenait. Enfin j’aperçus aussi Annaeus Serenus, un des riches amis de Sénèque, vers lequel Néron se pencha pour murmurer quelques mots lorsque Terpnus s’interrompant, goba un œuf afin de s’adoucir la voix.

Quand Néron écoutait la musique, il sombrait dans la rêverie, et avec ses traits fins et sa chevelure rousse, il ressemblait à un Endymion de marbre. À la fin, il renvoya la plupart de ses hôtes, n’en gardant qu’une dizaine, au nombre desquels je figurais. Dans sa juvénile ardeur à vivre, il n’était pas encore las et suggéra que nous nous vêtissions pour aller nous divertir dans les rues de la cité.

Lui-même choisit la tenue d’un esclave et dissimula sa tête sous un capuchon. Nous étions tous assez ivres pour que n’importe quoi nous parût amusant. Ainsi donc, hurlant et riant, nous descendîmes les pentes abruptes des rues conduisant au Forum. En passant devant la demeure des vestales, nous chuchotâmes mais Othon lança une plaisanterie obscène bien digne de son absolue impiété.

Dans la rue des orfèvres, nous rencontrâmes un chevalier ivre qui se plaignait d’avoir perdu ses compagnons. Néron lui chercha querelle et l’assomma quand il voulut se battre.

L’empereur était trop fort pour ses dix-huit ans. Othon dénoua son manteau et nous nous en servîmes pour faire rebondir dans les airs le malheureux ivrogne. Quand nous eûmes bien ri, Senecio le poussa dans une bouche d’égout, mais nous l’en tirâmes pour l’empêcher de se noyer. En braillant, donnant des coups de pied dans les auvents baissés des boutiques, et décrochant des enseignes dont nous faisions des ornements de triomphe, nous atteignîmes les puantes ruelles de Subure.

Là, nous chassâmes brutalement tous les clients d’une petite taverne et contraignîmes le propriétaire à nous abreuver. Le vin était ignoble. Nous brisâmes donc les amphores, en répandant leur contenu sur le sol et dans la rue. Pour apaiser les larmes du tavernier, Serenus lui promit de le dédommager. Néron était très fier d’une écorchure qu’il avait reçue au menton et il nous interdit de punir celui qui la lui avait faite, un toucheur de bœufs du Latium, et déclara que ce rustre aux membres grossiers était un homme d’honneur.

Senecio voulut nous emmener dans un bordel, mais Néron dit tristement que sa sévère mère lui interdisait même de fréquenter les prostituées de la plus haute volée. Alors Serenus, avec des airs de conspirateur, nous fit jurer à tous le secret avant de nous entraîner vers une maison sise sur les pentes du Palatin, élégante demeure qu’il avait, nous confia-t-il, acquise et nantie de toutes les commodités pour y abriter la plus belle femme du monde. Néron manifesta beaucoup d’embarras et d’inquiétude :

— Comment oserions-nous la déranger si tard ? demanda-t-il à plusieurs reprises, ajoutant aussitôt après : Crois-tu qu’elle consentira à écouter l’un de mes poèmes ?

Mais tout cela n’était que simagrées car dans cette maison vivait Acté, l’ancienne esclave grecque dont Néron était follement amoureux. Serenus ne feignait d’être son amant que pour permettre à l’empereur de la couvrir de cadeaux par son intermédiaire. Je dois reconnaître que la jeune femme était d’une éclatante beauté. Je présume qu’elle aussi était fort éprise, car elle ne montra que du bonheur d’être éveillée ainsi, aux petites heures du jour, par Néron et sa kyrielle de compagnons d’ivrognerie.

Néron jura qu’elle descendait du roi Attalus et qu’il le démontrerait quelque jour au monde. Pour ma part, je ne l’approuve pas d’avoir jugé nécessaire de nous donner à admirer la jeune fille nue et de nous avoir vanté la blancheur neigeuse de sa peau. Elle paraissait posséder une excellente éducation et toutes sortes de charmes agréables, mais Néron prit seulement plaisir à la faire rougir en nous assurant qu’elle ne saurait rien refuser aux amis de son amant. Il fallait qu’il leur prouvât qu’il était le plus heureux et le plus enviable des jeunes gens de son âge.

Telle fut la nuit inaugurale de ma nouvelle vie à Rome, et ce ne fut pas une vie honorable. Après quelque temps, Néron me promit d’obtenir pour moi quelque charge que je désirais. Il était même disposé à me recommander pour prendre le commandement d’une cohorte de la garde prétorienne. Je déclinai son offre en lui assurant que je ne désirais rien qu’être son ami pour apprendre à ses côtés l’art de vivre. Cette réponse lui agréa :

— Ton choix est sage, ô Minutus. Nulle charge ne mérite qu’on perde du temps pour elle.

Il arrivait parfois que des affaires ne pouvaient être renvoyées ni devant la juridiction du préfet de la ville, ni devant celle du préfet du prétoire et je dois dire pour la défense de Néron que, dans ces occasions où il lui fallait bien siéger, le jeune empereur se montrait consciencieux et juste.

Il savait imposer des bornes à la logorrhée des avocats et, pour éviter que les autres juges ne se rendissent à son avis par flagornerie, il les invitait à lui fournir des conclusions écrites et ne rendait son verdict que le lendemain, après les avoir lues. Sa jeunesse, sa longue chevelure et son goût pour les vêtements élégants ne l’empêchaient nullement d’en imposer au public par la dignité de son maintien.

Je ne lui enviais guère sa position. Il n’est pas facile de garder la tête froide quand, à dix-sept ans, on est porté à la tête de l’empire qui gouverne le monde et que l’on est constamment exposé aux entreprises d’une mère jalouse et avide de pouvoir. Je crois que seule sa passion pour Acté arracha Néron à l’influence d’Agrippine et l’éloigna d’elle. Si déchirante que fut pour lui cette évolution, il ne supportait plus les paroles blessantes que sa mère lançait sans cesse contre la jeune fille. Et en fait, il aurait pu plus mal choisir, car Acté n’interféra jamais dans les affaires de l’État et ne manœuvra jamais pour obtenir quelque cadeau, même si elle était toujours ravie d’en recevoir.

Insensiblement, Acté réussit à subjuguer la folie des Domitiens que Néron portait dans ses veines. Elle avait le plus grand respect pour Sénèque. Et ce dernier favorisait en secret une liaison qu’il considérait comme beaucoup moins dangereuse que celle que son ancien pupille aurait pu nouer avec une jeune fille de haute naissance ou une jeune matrone. Le mariage de Néron et d’Octavie était une simple formalité.

Il ne l’avait épousée que parce qu’elle était la sœur de Britannicus. Ils n’avaient pas encore partagé la même couche, car Octavie était trop jeune. Je dois à la vérité de dire que les traits d’Octavie n’avaient rien de bien charmant C’était une fillette d’un caractère hautain et renfermé, avec laquelle il était difficile d’avoir une conversation à cœur ouvert. Elle n’avait malheureusement pas hérité la beauté piquante de sa mère, Messaline.

Agrippine fut assez sage pour se rendre à l’évidence. Ses plaintes et ses explosions de fureur ne faisaient que l’éloigner chaque jour davantage de son fils. Elle redevint une mère débordante de tendresse, l’accabla de caresses et de baisers passionnés, lui offrit de partager sa chambre pour jouer de nouveau le rôle de sa plus proche et de sa meilleure confidente. Cette attitude suscita chez Néron un torturant sentiment de culpabilité. Un jour qu’il choisissait dans les réserves de tissus et de joyaux du Palatin un présent pour Acté, un remords de conscience le poussa à prendre aussi un bijou pour Agrippine. Blêmissant de rage, celle-ci lui jeta au visage que le trésor du palais lui appartenait déjà, à elle, l’héritière de Claude et que c’était grâce à elle que son fils y avait accès.

À mon tour, je m’exposai au courroux d’Agrippine en refusant de répondre à ses questions sur les opinions politiques et les frasques des amis de Néron. On aurait dit que cette femme qui avait si longtemps tenu tête à l’adversité, se ressentait tout à coup des épreuves subies et perdait toute maîtrise d’elle-même en découvrant qu’elle ne parviendrait pas à gouverner Rome à travers son fils. Dans la colère, son visage se crispait, effrayant de laideur, ses yeux étincelaient comme ceux de la Méduse et elle se répandait en imprécations d’une insoutenable obscénité. Pour moi, elle s’était tout à fait déconsidérée.

Je pense que la cause première de la rupture entre Néron et Agrippine procédait de l’excès même de l’amour qu’il lui portait et qui allait bien au-delà de l’affection décente qu’un fils doit à sa mère. Agrippine l’avait très délibérément séduit. À la fois dégoûté et attiré par elle, il ne la quittait que pour se réfugier dans les bras d’Acté ou pour se défaire de son fardeau de haine dans quelque bataille de rue. Cependant, l’éducation morale qu’il avait reçue de Sénèque lui avait appris à se maîtriser au moins extérieurement. Dans sa folle jalousie, Agrippine avait commis l’erreur décisive de perdre son sang-froid.

Agrippine ne conservait qu’un soutien, mais extrêmement puissant. Il avait nom Pallas. L’affranchi grec se prétendait descendant des mythiques rois d’Arcadie. Après avoir servi l’État sous trois empereurs, il était devenu si rusé et si méfiant qu’il ne parlait jamais à ses esclaves pour qu’on ne déformât pas ses propos et qu’il ne donnait ses ordres que par écrit. À mes yeux, la rumeur d’une liaison entre Agrippine et lui n’avait pas de sens. N’était-ce pas Pallas qui avait conseillé à Claude de l’épouser ? Mais il ne faisait pas de doute que l’amitié que la première dame de Rome lui témoignait devait le flatter.

Pallas considérait toujours Néron comme un enfant stupide et il saisissait toutes les occasions de lui montrer combien sa propre expérience était indispensable à l’État.

Quand Néron émit le vœu de diminuer les impôts pour plaire aux provinces et à la plèbe, Pallas feignit d’abord d’accepter sans hésitation cette idée puis incidemment, d’une voix acerbe, demanda comment l’empereur prévoyait de trouver l’argent dont le sénat avait besoin. Et, chiffres irréfutables à l’appui, il démontra que l’État ferait faillite si les impôts baissaient. Si talentueux que fût par ailleurs Néron, il n’avait pas la tête aux chiffres et considérait le calcul comme une activité d’esclave indigne d’un empereur.

Pallas était un homme courageux. Un quart de siècle plus tôt, il avait risqué sa vie en allant à Capri dévoiler à Tibère la conspiration de Séjan. Son immense fortune était évaluée à trois cents millions de sesterces, et son influence était à la mesure de sa richesse et de sa position. Enfants de Claude, Britannicus et Octavie suscitaient son respect et il n’avait pas été directement impliqué dans la misérable fin de Messaline. Quand il avait accepté de prendre en charge les finances de l’État, il avait arraché à Claude la promesse de ne jamais être obligé de rendre compte des mesures qu’il prendrait. Le jour même où Néron avait pris le pouvoir, Pallas lui avait arraché une promesse identique en échange du paiement sur les deniers de l’État, de la récompense promise à la garde prétorienne.

Mais c’était un homme vieilli et fatigué et les finances de l’État n’avaient pas connu l’évolution qu’aurait nécessitée la gigantesque expansion de Rome. Pallas conservait les anciennes traditions avec une obstination rigide. De tous côtés, on me répétait cela. Mais lui se croyait toujours indispensable. Quand il avait un différend avec Néron, il n’hésitait jamais à brandir la menace de sa démission et du chaos, qui, à l’en croire, s’installerait alors dans l’État.

— Demande-donc à ta mère, si tu ne me crois pas, concluait-il toujours.

Sénèque, sentant son pouvoir menacé, prit au nom de Néron la décision fatidique. Avec l’aide des plus sagaces banquiers de Rome, il dressa un plan détaillé des profondes réformes de l’impôt nécessaires à la santé des finances de l’État, en accord avec l’esprit du temps. Après consultation de Burrus, il fit occuper le Palatin et le Forum par les prétoriens.

— Es-tu l’empereur, oui ou non ? dit-il à Néron. Convoque Pallas et donne-lui son congé.

Néron éprouvait tant de respect et de crainte pour Pallas qu’il reculait devant cette idée.

— Je pourrais peut-être lui envoyer un ordre écrit, comme il fait lui-même toujours ?

Mais Sénèque voulait endurcir la volonté de Néron. Si difficile que ce serait pour le jeune empereur de regarder Pallas droit dans les yeux, il lui faudrait annoncer la nouvelle en personne. De son côté, Pallas avait eu vent de ce qui se tramait, mais il méprisait trop le précepteur philosophe pour prendre au sérieux la rumeur de son renvoi.

En cet instant fatidique où il allait affirmer son jeune pouvoir, Néron désira être entouré de ses amis, avoir leur approbation et leur soutien moral et je fus donc témoin de ce déplaisant épisode. Quand Pallas reçut le message de l’empereur, des gardes avaient déjà été placés à sa porte pour empêcher l’affranchi de prévenir Agrippine. Mais il faut reconnaître que, lorsqu’il comparut devant Néron, ce fut avec une majesté princière. Pas un muscle ne bougea sur son vieux visage ridé quand Néron, avec des gestes élégants, discourut en son honneur, sans oublier les rois arcadiens et en le remerciant du fond du cœur pour les services rendus à l’État.

— Je ne puis plus longtemps supporter de te voir ainsi, vieilli avant l’âge et ployant sous le faix de tes responsabilités, comme tu t’es toi-même si souvent décrit, dit Néron en exhorde. Par faveur spéciale, je t’autorise à te retirer immédiatement dans ton domaine de campagne. En ce lieu dont le luxe aimable est connu de tous, tu pourras jouir en paix jusqu’à la fin de tes jours de la richesse que tu as accumulée sans commettre jamais la moindre indélicatesse, la moindre faute qui eût souillé ta réputation.

— J’espère, parvint seulement à répondre Pallas, que tu me permettras de prononcer le serment de purification sur le Capitole, comme le mérite ma position.

Néron répondit que, lui ayant promis de ne lui demander aucun compte, il ne pouvait certes pas exiger ce serment d’un serviteur de l’État si digne de confiance mais, puisque Pallas désirait alléger ainsi sa conscience, alors bien sûr, Néron n’y verrait pas d’objection. Bien au contraire, ce serment mettrait fin à certaines rumeurs qui circulaient avec obstination.

Nous approuvâmes bruyamment, avec des rires, des applaudissements vigoureux et des cris. Néron se rengorgea comme un jeune coq, souriant de satisfaction dans sa robe impériale pourpre. Pallas se contenta de poser son regard froid sur chacun de nous, tour à tour. Je n’oublierai jamais ses yeux et le mépris glacial que j’y lus, pour nous tous, les meilleurs amis de Néron. Depuis lors, j’ai dû reconnaître qu’une fortune de trois cents millions de sesterces n’est nullement une compensation disproportionnée en regard de vingt-cinq années vouées à l’administration des gigantesques finances de l’Empire romain. Sénèque en a accumulé tout autant, et en cinq ans seulement, pour se dédommager de son exil. Et je ne parlerai pas de ma propre fortune, dont tu découvriras l’importance quand je ne serai plus, ô Julius, mon fils. Pendant des années, je n’ai même pas pris la peine de l’évaluer, même approximativement.

La présence des prétoriens sur le Forum et en d’autres lieux publics suscita bientôt la curiosité des foules et la nouvelle de la chute de Pallas fut accueillie par une joie universelle. Est-il annonce plus délectable pour la populace que celle de la disgrâce d’un homme riche et influent ? Bientôt bouffons et saltimbanques, installés aux carrefours, imitaient grotesquement Pallas et rivalisaient de chansons malicieuses.

Mais quand le vieux serviteur de l’État descendit du Palatin, suivi en cortège par ses huit cents affranchis et secrétaires, la foule se tut et libéra le passage, comme pour un roi oriental, avec une suite en costumes précieux, étincelants d’or, d’argent et de joyaux. Nul n’est plus ostentatoire dans sa vêture qu’un ancien esclave. C’est pourquoi l’affranchi Pallas avait ordonné à ses propres affranchis de mettre leurs plus beaux atours.

Lui-même portait une simple tunique blanche quand il monta au Capitole pour se rendre d’abord à la Monnaie, au temple de Junon Moneta puis au Trésor, au temple de Saturne. Devant chacune des statues divines, il prononça le serment de pureté qu’il renouvela dans le sanctuaire de Jupiter.

Dans l’espoir de désorganiser l’administration des finances, Pallas avait emmené avec lui ses affranchis qu’il avait depuis des années formés à ce travail. Il escomptait que Néron serait rapidement contraint de le rappeler. Mais Sénèque avait prévu la manœuvre. Cinq cents esclaves connaissant fort bien leur affaire avaient été loués aux banquiers. Ils se mirent immédiatement au travail dans les bureaux de Pallas au Palatin. Et bon nombre des subordonnés de ce dernier retournèrent volontiers à leur tâche aussitôt qu’il eût quitté la ville. Sénèque lui-même s’attribua le droit de trancher des questions financières les plus importantes et fonda une banque d’État qui prêta d’énormes sommes à l’Égypte et aux rois bretons. L’argent ne dormait plus, mais rapportait des dividendes à Sénèque.

Pendant plusieurs jours, Néron n’osa affronter sa mère. Pour sa part, Agrippine, considérant qu’elle avait été mortellement insultée, s’enferma dans ses appartements du Palatin et appela auprès d’elle Britannicus, sa suite et son tuteur, pour manifester qu’elle reportait sur lui son affection. Parmi les compagnons de Britannicus figuraient Titus, le fils de Vespasien, et le neveu de Sénèque, Annaeus Lucanus qui, en dépit de sa jeunesse, était trop bon poète pour plaire beaucoup à Néron. Car si ce dernier prisait fort la compagnie des taquineurs de muse et organisait volontiers des tournois de poésie, il ne supportait pas qu’on le surpassât.

Quoique persuadé d’avoir bien joué dans l’affaire de la démission de Pallas, Néron était rongé d’inquiétude au sujet de sa mère. En guise de pénitence, il consacra tout son temps à apprendre de Terpnus l’art vocal. Pour amplifier sa voix, il s’abstenait des fruits et des mets nuisibles à cet organe et allait même jusqu’à supporter sur sa poitrine une feuille de plomb, en se tenant couché sur le dos. L’audition de ses exercices était fastidieuse et pour dire la vérité, leur ridicule nous semblant rejaillir sur nos personnes, nous nous efforcions d’éviter que les vieux sénateurs et les ambassadeurs ne pussent les entendre.

Sur ces entrefaites, d’excellentes nouvelles arrivèrent d’Arménie, qui redonnèrent confiance à Néron. Sur le conseil de Sénèque et de Burrus, il avait rappelé de Germanie le général Corbulon, car l’occupation par les Parthes de l’État tampon d’Arménie était une raison suffisante d’entrer en guerre, suivant la politique traditionnelle de Rome.

Tout en s’opposant pour le commandement suprême, Corbulon et le proconsul de Syrie avaient abouti, par une suite de marches forcées victorieuses, jusqu’aux rives de l’Euphrate et avaient fait preuve de tant de résolution que les Parthes avaient jugé plus avisé de quitter l’Arménie sans déclarer la guerre. Le sénat décréta une fête d’actions de grâces à Rome, accorda le droit au triomphe à Néron et fit accrocher des couronnes aux faisceaux des licteurs.

Ces mesures étaient avant tout destinées à calmer l’effervescence générale, chacun craignant que la politique de Néron conduisît à la guerre. Les rumeurs de conflit avaient gravement perturbé les affaires et la baisse d’activité au temple de Mercure avait fortement lésé le commerce.

À la fin de l’année, on célébra les saturnales avec une ardeur jamais vue. Les habitants de Rome surenchérissaient les uns sur les autres sur la valeur des cadeaux qu’ils échangeaient et les vieillards et les miséreux, qui pour se conformer à la tradition, ne pouvaient offrir que des figurines d’argile et des pains de fête, étaient tournés en ridicule. Au Palatin, une immense salle avait été réquisition née pour y entasser les présents envoyés à Néron, car les riches patriciens de province s’étaient creusé l’esprit pour lui trouver les plus extravagants cadeaux. L’intendance du palais était occupée à enregistrer les dons, leur valeur et le nom de l’envoyeur, car Néron estimait indispensable à la dignité de son rang d’offrir en retour à chacun un objet de plus grande valeur. Des cortèges bouffons sillonnaient les rues, les cithares se faisaient entendre de tout côté, on braillait et chantait, des esclaves paradaient dans les vêtements de leurs maîtres et ceux-ci les servaient humblement aux tables de banquet et leur obéissaient en tous points. En ces derniers jours de l’année, Saturne rendait égaux les esclaves et les maîtres.

Au Palatin, Néron présidait le banquet traditionnellement offert aux jeunes nobles de Rome. Le tirage au sort le désigna comme roi des saturnales, titre qui lui donnait le droit de nous commander toutes les folies qui lui passeraient par la tête. Nous étions déjà suffisamment enfoncés dans l’ivresse pour que les plus faibles eussent vomi contre les murs, lorsque Néron décida que Britannicus chanterait pour nous. La volonté de l’humilier était évidente et Britannicus dont les lèvres s’étaient mises à trembler, savait qu’il ne pouvait se dérober aux caprices du roi des saturnales. Nous nous apprêtâmes à rire à ses dépens mais Britannicus nous prit à contre-pied. Saisissant la cithare, il entonna d’une voix déchirante le plus mélancolique des chants, celui qui commence par : « Ô Père, ô Patrie, ô royaume de Priam. »

Nous l’écoutâmes, figés dans un silence de mort, chacun évitant le regard de l’autre. Quand Britannicus eut achevé l’hymne de l’agonie de Troie, une tristesse muette s’appesantit un long moment sur l’immense salle des banquets. Nul ne se serait avisé de l’applaudir, car ses lamentations montraient de manière éclatante qu’il estimait avoir été illégalement privé du pouvoir. Mais nul non plus ne se sentit le cœur à rire, tant était poignant le chagrin qu’exprimait la chanson.

Cette brillante démonstration des talents de chanteur de Britannicus constituait une désagréable surprise pour Néron mais, dissimulant ses sentiments, il loua avec beaucoup d’éloquence la belle voix du jeune homme. Britannicus se retira un peu plus tard, prétextant un léger malaise. Je suppose que le tumulte de son âme lui faisait craindre une attaque d’épilepsie. Ses compagnons se levèrent aussi et plusieurs jeunes gens élevés dans des principes sévères profitèrent de l’occasion pour prendre congé. À tort ou à raison, Néron interpréta leur départ comme une manifestation d’opposition à sa personne et donna libre cours à sa fureur.

— Ce chant appelle à la guerre civile, s’écria-t-il. Souvenez-vous ! Popée n’avait que dix-huit ans et le divin Auguste dix-neuf lorsqu’ils ont pris la tête de leurs légions dans les guerres civiles. Mais si Rome préfère un épileptique hargneux à un chef comme moi, alors je renoncerai à gouverner et me retirerai à Rhodes. Je ne plongerai jamais l’État dans la guerre civile. Mieux vaudrait s’ouvrir les veines ou prendre du poison que d’infliger pareil malheur à la patrie.

Tout ivres que nous fussions, nous fûmes saisis de frayeur en entendant ces paroles. Plusieurs convives se retirèrent encore. Ceux qui demeurèrent, dont j’étais, louèrent Néron de ses pensées généreuses tout en lui assurant que Britannicus était éloigné de l’espérance même de lui succéder.

— D’abord, un empire à deux têtes : c’est ce dont me menace ma mère, expliqua Néron. Puis la guerre civile. Qui sait quelles listes Britannicus compose dans le secret de ses pensées ? Peut-être vous tous y figurez-vous déjà.

Ces paroles rendaient à nos oreilles un son inquiétant. Elles avaient le désagréable accent de la vérité. Nous nous efforçâmes pourtant d’en rire et lui rappelâmes que le roi des saturnales pouvait se livrer à toutes les facéties qui lui convenaient, si cruelles fussent-elles. Ainsi rappelé au jeu, il se mit à nous charger de corvées humiliantes. Quelqu’un dut aller s’emparer des chaussures des vestales. Senecio reçut l’ordre de réveiller et d’amener parmi nous la vieille patricienne qui avait joué de son influence pour l’introduire au Palatin, malgré ses basses origines.

Fatigué de ces simples fredaines, Néron décida de tenter l’impossible. Bon nombre d’entre nous se retirèrent quand il s’écria :

— Mes lauriers à qui m’amènera Locuste.

Les autres semblaient savoir de qui il s’agissait mais moi, dans ma candeur, je demandai :

— Qui est Locuste ?

Personne ne semblait vouloir me répondre.

— Locuste, dit Néron, est une femme qui a beaucoup souffert et qui sait cuisiner des plats de champignons pour les dieux. J’aurai peut-être du goût pour la nourriture des dieux après avoir été si ignoblement insulté ce soir.

— Donne-moi tes lauriers, m’écriai-je sans prendre garde à ces derniers mots. Tu ne m’avais pas encore attribué de corvée.

— Oui, oui, ô Minutus Lausus, mon meilleur ami, c’est à toi que revient la tâche la plus difficile. Minutus sera notre héros des saturnales.

— Et après nous le chaos ! s’exclama Othon.

— Non, non, le chaos sera en notre temps, se récria Néron. Pourquoi ne pas goûter aussi au chaos ?

À cet instant, la vieille patricienne entra, demi-nue et saoule comme une bacchante, en jetant autour d’elle des branches de myrtilles, tandis que Senecio tentait en vain de la modérer. Comme elle n’ignorait rien de ce qui se passait à Rome, je lui demandai où je pourrais trouver Locuste. Ma question ne l’étonna point, elle pouffa à la manière des petites filles, en se dissimulant la bouche, avant de me conseiller de demander mon chemin dans le quartier de Coelius. Je me retirai aussitôt. La cité était illuminée comme en plein jour et je n’eus pas de peine à dénicher la bicoque de Locuste. Je cognai l’huis, elle s’ouvrit, et à ma grande surprise, je me trouvai nez à nez avec un garde prétorien courroucé qui ne voulut pas me laisser entrer. La vue de l’étroite bande pourpre des chevaliers qui bordait ma tunique ne le fit pas fléchir.

— La femme Locuste est sous surveillance, expliqua-t-il. De graves accusations pèsent contre elle. Elle ne doit voir personne. À cause d’elle, j’ai manqué toutes les fêtes des saturnales.

Il ne me restait plus qu’à me précipiter au camp de la garde pour intervenir auprès de son supérieur, qui fort heureusement n’était autre que Julius Pollio, frère de mon ami d’enfance Lucius Pollio. Julius était tribun dans la garde prétorienne et ne s’opposa pas aux ordres du roi des saturnales. Au contraire, il saisit l’occasion qui lui était donnée d’approcher Néron.

— Je suis responsable de cette femme, dit-il. Il faut donc que je vienne avec elle pour la surveiller.

Locuste n’était pas encore vieille, mais son visage ressemblait à une tête de mort et ses jambes avaient été si déchirées par la torture que nous dûmes appeler une litière pour la transporter au Palatin. Tout le long du chemin elle ne prononça pas un mot, le regard fixe, une expression amère sur le visage. Il y avait quelque chose d’effrayant et de répugnant en elle.

Néron et les derniers invités restés avec lui s’étaient transportés dans la petite salle de réception. Tous les esclaves avaient été renvoyés. À ma grande surprise, Sénèque et Burrus avaient également rejoint le petit groupe, vers le milieu de la nuit. Je ne sais si Néron lui-même les avait mandés ou si c’était Othon qui les avait prévenus, effrayé par les dispositions d’esprit de l’empereur. Il ne restait plus trace de la gaieté des saturnales. Chacun évitait soigneusement le regard de l’autre et une certaine anxiété régnait dans la salle.

Quand Sénèque aperçut Locuste, il se tourna vers Néron !

— Tu es l’empereur. La décision t’appartient. Qu’il en soit comme le veut le destin. Mais permets-moi de me retirer.

Il se couvrit la tête d’un coin de son manteau et s’en fut, Burrus hésitait. Néron l’apostropha :

— Dois-je me montrer plus faible que ma mère ? Me serait-il interdit de poser à l’amie de ma mère quelques questions sur la nourriture des dieux ?

— Tu es l’empereur, répliqua tristement Burrus. Tu sais mieux que quiconque ce que tu fais.

À son tour, il nous quitta, la tête baissée et son bras infirme ballottant sur son flanc.

Les yeux écarquillés et exorbités, Néron jeta un regard circulaire sur l’assistance.

— Allez-vous-en, tous ! ordonna-t-il. Laissez-moi seul avec l’amie très chère de ma mère. Nous avons de graves questions culinaires à discuter.

Par courtoisie, j’entraînai Julius Pollio dans la grande salle des banquets vide et lui offris du vin et de la nourriture restés inentamés.

— De quoi est donc accusée cette Locuste ? m’enquis-je. Qu’a-t-elle à faire avec Agrippine ?

Julius me lança un regard ébahi.

— Ignores-tu vraiment que Locuste est la plus talentueuse fabricante de poisons de Rome ? Elle a été condamnée il y a plusieurs années en vertu de la loi Julia mais grâce à Agrippine, la sentence n’a jamais été exécutée. Après avoir été soumise à la question, comme tous les empoisonneurs, elle a simplement été assignée à résidence dans sa maison. Je suppose qu’elle avait tant à dire que les magistrats qui la questionnaient en ont été effrayés.

J’étais muet d’étonnement. Julius Pollio cligna de l’œil, but une gorgée de vin et reprit :

— Tu n’aurais donc pas même entendu parler du plat de champignons qui a fait de Claude un dieu ? Nul n’ignore à Rome que Néron a accédé au sommet de l’empire grâce à l’intelligente collaboration d’Agrippine et de Locuste.

— Je voyageais dans les provinces à l’époque et je n’ai jamais fait très attention aux rumeurs venues de Rome, répliquai-je, tandis que les pensées se bousculaient dans ma tête. D’abord je songeai que Néron voulait du poison pour mettre fin à ses jours, comme il avait menacé de le faire. Et puis une autre hypothèse m’apparut clairement.

La présence de Sénèque et de Burrus s’expliquait si Néron, offensé par le comportement de Britannicus, souhaitait interroger Locuste, sans doute dans le dessein d’accuser Agrippine d’avoir empoisonné Claude. Il pourrait ainsi la mater en menaçant de porter l’affaire sur la place publique, ou même, après un procès secret, la bannir. Mais il me semblait impossible qu’il l’accusât publiquement. Cette idée me rassurait, car je ne croyais toujours pas qu’Agrippine avait vraiment fait tuer Claude. Son cancer de l’estomac m’était connu deux ans avant sa mort.

Après avoir ainsi médité, j’observai :

— Je crois qu’il vaudrait mieux que nous gardions le silence sur ce qui est arrivé cette nuit.

Julius Pollio éclata de rire.

— Ce ne sera pas difficile en ce qui me concerne. Un soldat obéit aux ordres sans discuter.

Je dormis mal cette nuit-là, et mes rêves furent autant de sinistres présages. Le lendemain, je partis pour le domaine campagnard de mon père, aux environs de Caere, accompagné du seul Barbus. Il faisait très froid et nous étions dans les jours les plus sombres de l’hiver. Mais dans la paix silencieuse de la campagne, je conçus l’espoir de pouvoir enfin accomplir un projet qui me tenait depuis longtemps à cœur : écrire un livre sur mes mésaventures ciliciennes.

Je ne suis pas poète, je m’en étais rendu compte. Je ne pouvais donner une narration historique de la rébellion sans éclairer sous un jour défavorable le rôle du roi de Cilicie et celui du proconsul de Syrie. Me remémorant certains récits d’aventure grecs que j’avais lus pour tuer le temps dans la demeure de Silanus, je décidai de composer une semblable histoire de brigands, dans un grossier style comique. Je grossirais les aspects ridicules de ma captivité et j’en minimiserais les souffrances. Pendant plusieurs jours, je me plongeai si complètement dans mon ouvrage que j’en oubliais et le temps qui passait et le lieu où je me trouvais. Je croyais qu’en me moquant ainsi par écrit de toutes les misères que j’avais subies, je m’en libérais.

L’encre des dernières lignes était à peine sèche que me parvint de Rome une nouvelle étonnante. Au cours d’un repas de réconciliation de la famille impériale, Britannicus avait été frappé d’une grave crise d’épilepsie. On l’avait transporté jusqu’à sa chambre et il était mort peu après, à la surprise générale, car d’ordinaire il se remettait très promptement de ses attaques.

Fidèle à la tradition de ses aïeux qui s’abstenaient de rendre publics les douloureux événements, Néron avait le soir même fait brûler le corps de Britannicus sur le Champ de Mars, sous une violente averse d’hiver. Puis les ossements, sans oraison funèbre ni procession, avaient été transférés au mausolée du divin Auguste. Parlant ensuite sur ce décès devant le sénat et le peuple, Néron avait fait appel à la patrie, dont le soutien était son seul espoir pour l’avenir, à présent que son frère n’était plus là pour l’aider à gouverner l’empire.

On est toujours trop heureux de croire ce qu’on souhaite être la vérité. Mon premier sentiment fut donc un énorme soulagement. La brusque disparition de Britannicus résolvait dans mon esprit tous les conflits politiques latents, de la meilleure façon qui fût pour Rome et pour Néron. Agrippine ne pourrait plus utiliser Britannicus quand elle reprocherait son ingratitude à son fils. Le fantôme menaçant de la guerre civile se dissipait en nuées.

Mais au plus profond de moi, un doute secret me rongeait, que je voulais encore ignorer. Je m’attardai à Caere, peu soucieux de rentrer à Rome. J’appris que Néron avait partagé l’immense fortune héritée de Britannicus entre ses amis et les membres influents du sénat. Il semblait avoir distribué de fabuleux cadeaux, comme pour acheter les bonnes dispositions de chacun. Je n’avais quant à moi nul désir de recevoir une part sur les richesses de Britannicus.

Quand enfin je retournai à Rome, au début du printemps, Néron avait retiré à Agrippine sa garde d’honneur et lui avait ordonné de quitter le Palatin pour la maison décrépie de la vieille Antonia, la mère défunte de Claude. Là Néron lui rendait parfois visite, mais toujours accompagné, de façon qu’elle fût obligée de se contenir.

Agrippine avait fait bâtir un sanctuaire à Claude sur la colline du Coelius, mais Néron l’avait fait raser sous le prétexte qu’il avait besoin du terrain pour d’autres projets, de grandioses plans de construction d’un nouveau palais. De la sorte, le titre de prêtresse de Claude auquel avait droit Agrippine, perdait tout son sens. Tante Laelia m’apprit que la mère de Néron se retrouvait aussi solitaire qu’aux temps difficiles où Messaline était encore vivante.

Titus, le fils de Vespasien, avait lui aussi été malade après le repas au cours duquel son ami Britannicus avait été frappé par le destin. Je résolus de me rendre à son chevet, car même si je l’avais évité depuis que je fréquentais Néron, je connaissais très bien son père.

Encore pâle et amaigri par sa maladie, Titus me jeta un regard incrédule en me voyant arriver les bras chargés de cadeaux. Ma visite était pour lui totalement inattendue. Bien plus que chez son père, les origines étrusques des Flaviens étaient visibles à son visage carré, à son menton et à son nez. Il suffisait pour s’en convaincre de le comparer aux statues étrusques et, pour moi qui revenait de Caere, la ressemblance était étonnamment frappante.

— J’ai séjourné à Caere depuis la fin des saturnales, lui expliquai-je. J’ai écrit un récit d’aventures dont je tirerai peut-être une pièce. J’ignore donc ce qui s’est passé à Rome pendant tout ce temps. Mais certains bruits infâmes me sont venus aux oreilles. Mon nom a même été associé à la mort soudaine de Britannicus. Tu dois me connaître assez pour ne pas croire ce qu’on dit de mal à mon sujet. Raconte-moi la vérité. Comment est mort Britannicus ?

Titus me considéra d’un regard dépourvu de crainte.

— Britannicus était mon unique ami. Un jour, je lui élèverai une statue d’or parmi les dieux du Capitole. Dès que je serai suffisamment rétabli, je rejoindrai mon père en Bretagne. Durant ce banquet, j’étais assis aux côtés de Britannicus. Néron ne nous permettait pas, à nous qui ne portions pas la toge virile, de prendre notre repas couchés. La soirée était froide et l’on nous servit des boissons chaudes. Le serviteur qui s’occupait de Britannicus lui a volontairement présenté une boisson si chaude qu’il s’est brûlé la langue en la goûtant. Britannicus a réclamé un peu d’eau froide qu’on lui a versée : il a bu et, aussitôt, il a perdu l’usage de la parole et de la vue. Je me suis saisi de sa coupe et j’ai avalé une gorgée de liquide. J’ai été pris de vertige, tout s’est mis à danser devant mes yeux. Heureusement, j’en ai été quitte en tombant gravement malade, ce que je n’avais jamais été jusqu’alors. Je serais peut-être mort moi aussi, si je n’avais pas vomi.

Je n’en croyais pas mes oreilles :

— Alors tu penses vraiment qu’il a été empoisonné et que tu as toi aussi bu du poison ?

Titus posa sur moi son regard d’enfant sérieux.

— Je ne le crois pas. Je le sais. Ne me demande pas qui est le coupable. Ce n’était pas Agrippine, en tout cas, car elle a été bouleversée quand elle a vu ce qui se passait.

— Si c’est vrai, alors, il ne me reste plus qu’à croire qu’elle a vraiment empoisonné Claude comme l’affirme toujours la rumeur.

Ses yeux en amande me considérèrent avec pitié.

— Tu ignorais même cela ? Même les chiens de Rome hurlaient à la mort autour d’Agrippine quand elle est descendue sur le Forum après que les prétoriens aient proclamé Néron empereur.

— Alors le pouvoir est une réalité bien plus terrible que je n’aurais cru !

— Le pouvoir est un fardeau bien trop lourd pour les épaules d’un seul homme, si habile fût-il. Aucun des gouvernants de Rome ne l’a porté sans être écrasé par lui. J’ai eu tout loisir de réfléchir à ces questions durant ma maladie et certes je préfère toujours penser du bien des gens que du mal. Toi aussi je t’estime, pour être ainsi venu me demander la vérité. C’est une démarche honorable. Je sais que le Tout-Puissant a créé les hommes comédiens, mais je doute que sois venu te renseigner pour le compte de Néron sur ce que je pense de la mort de mon meilleur ami. Je connais Néron, aussi. Il est persuadé à présent qu’il a réussi à acheter ses amis pour qu’ils oublient, et lui-même préfère oublier. Mais si tu étais venu pour m’attaquer, j’avais un poignard à portée de la main.

Tirant une dague de sous un coussin, il la jeta, au loin, comme me prouver sa confiance. Mais elle n’était pas absolue. Il avait trop d’assurance, paraissait trop aguerri pour cela. Nous sursautâmes tous deux comme des conspirateurs lorsqu’une jeune femme magnifiquement vêtue entra à l’improviste dans la chambre, suivie d’une esclave qui portait un panier. La jeune femme était mince, avec des épaules musclées comme celles de Diane, ses traits étaient à la fois fins et durs et sa chevelure était apprêtée à la mode grecque, avec de courtes boucles. Ses yeux verts me jetèrent un regard inquisiteur. Son visage me semblait si familier que je la fixai en retour, éberlué et stupide.

— Tu ne connais pas ma cousine, Flavia Sabina ? s’enquit Titus. Chaque jour, elle m’apporte des aliments conformes aux prescriptions du médecin et elle supervise elle-même leur cuisson. Veux-tu te joindre à moi, en ami ?

J’avais affaire à la fille du préfet de Rome, Flavius Sabinus, frère aîné de Vespasien. Pour qu’elle me fût si familière, j’avais dû l’apercevoir dans quelque banquet ou procession de fête. Je la saluai respectueusement, mais ma langue se dessécha dans ma bouche et je contemplai comme ensorcelé son visage énergique.

Sans paraître le moins du monde gênée, elle disposa pour nous une collation spartiate. Il n’y avait pas même un pot de vin dans le panier. Je mangeai par politesse, mais les mets refusaient de franchir le seuil de ma gorge quand mon regard se posait sur la jeune fille, et je songeai qu’aucune femme n’avait jamais, au premier coup d’œil, produit sur moi une telle impression.

Les raisons de tant d’émotion m’échappaient. Flavia Sabina ne manifestait pas le moindre intérêt à mon endroit. Hautaine et sereine, enfermée dans son mutisme, la fille du préfet de la cité faisait sentir dans chacun de ses gestes qu’elle était consciente de son rang. Pendant le repas, je fus tourmenté par la sensation de plus en plus vive que tout cela n’était qu’un rêve. Nous avions beau ne boire que de l’eau, j’étais légèrement ivre.

— Pourquoi ne prends-tu pas ta part de ce repas ? lui demandai-je enfin.

— Je l’ai certes préparé, rétorqua-t-elle d’une voix moqueuse, mais je ne suis pas là pour te tenir compagnie. Je n’ai nul désir de partager avec toi le pain et le sel, Minutus Manilianus. Je te connais.

— Comment peux-tu me connaître quand moi je ne te connais pas ?

Sans plus de cérémonie, elle posa un index fuselé au coin de mon œil gauche.

— Ainsi donc je ne t’ai pas fait grand mal à l’œil, dit-elle. Si j’avais été plus exercée, j’y aurais enfoncé mon pouce. J’espère que mon poing t’a marqué quelques jours, au moins.

— Vous vous êtes battus quand vous étiez enfants ? interrogea Titus, étonné.

— Non, non, j’ai été élevé à Antioche, répondis-je, pensif.

Brusquement, un souvenir me revint en mémoire et je rougis de confusion.

— Ah, tu t’en souviens, à présent ! s’écria-t-elle. Tu étais ivre et insensé, au milieu d’une bande de voyous et d’esclaves. C’était le milieu de la nuit et vous vous livriez à mille folies dans les rues. Nous avons deviné qui vous étiez et père n’a pas voulu te traîner devant un tribunal pour une raison que tu ne connais que trop bien.

Je me rappelais fort bien cet incident. Une nuit d’automne, pendant une des escapades de Néron, j’avais essayé d’agripper une jeune fille et de l’attirer contre moi, mais son petit poing avait si durement frappé mon œil que j’étais tombé à la renverse. Mon arcade sourcilière était restée bleue pendant une semaine entière. Son compagnon s’était jeté sur nous et Othon avait été brûlé au visage avec un flambeau. J’étais tellement ivre ce soir-là que tout l’épisode s’était quelque peu perdu dans ma mémoire.

— Je ne t’ai pas fait de mal, dis-je dans une piètre tentative d’excuse. Je me suis agrippé à toi quand nous nous sommes heurtés dans l’obscurité. Si j’avais su qui tu étais, je me serais empressé de te présenter mes excuses le lendemain.

— Tu mens. Et n’essaie plus jamais de t’agripper à moi.

Cela pourrait tourner beaucoup plus mal la prochaine fois.

— Je m’en garderai bien, rétorquai-je, essayant de plaisanter. Désormais, du plus loin que je t’apercevrai, je m’enfuirai à toutes jambes. Tu m’as durement maltraité.

En vérité, loin de m’enfuir à toutes jambes, je raccompagnai Sabine jusqu’à la demeure paternelle. Ses yeux verts pétillaient de rire et son bras nu était lisse comme le marbre.

Une semaine plus tard, mon père, suivi d’un cortège de deux cents clients et esclaves, s’en fut présenter ma demande à Flavius Sabinus.

Tullia et tante Laelia avaient d’autres projets en tête, mais ces fiançailles n’étaient en aucune façon une mésalliance. La fortune de mon père contrebalançait la pauvreté de la gens flavienne.

À la requête de Sabine, nous nous mariâmes suivant l’ancien contrat, quoique je n’eusse nulle intention d’entrer dans quelque collège sacerdotal. Mais Sabine insista, disant qu’elle voulait être mariée pour la vie et qu’elle rejetait toute idée de divorce. Naturellement, je fis comme elle me demandait. Après notre mariage, il ne me fallut pas longtemps pour découvrir que je la laisserais agir à sa guise en bien d’autres domaines.

Le repas de noces fut somptueux. Sur la caisse de mon père et au nom du préfet de la cité, on invita non seulement tous les chevaliers et tous les sénateurs, mais encore tous les citoyens de Rome. Néron nous honora de sa présence. Il prit la tête du cortège et chanta, sur une musique de flûte, un hymne de mariage obscène. Mais à la fin, sans plus d’embarras, il agita poliment la torche, comme le veut la tradition.

Je retirai le voile écarlate qui coiffait Sabine et détachai de ses épaules le manteau jaune. Mais quand je voulus défaire les nœuds très serrés de sa ceinture de toile, elle se laissa tomber sur la couche et me lança :

— Je suis une Sabine. Prends-moi comme elles furent prises.

Mais je n’avais pas de cheval et je n’étais pas doué pour les brutalités auxquelles elle aspirait. Je ne compris même pas ce qu’elle me demandait, car mon amour pour Claudia ne m’avait enseigné que la tendresse et les concessions mutuelles.

Sabine était déçue mais elle ferma les yeux, serra les poings et me laissa faire comme je désirais ce que le voile rouge exigeait que je fisse. À la fin, elle jeta ses bras puissants autour de mon cou, me donna un bref baiser et, me tournant le dos, s’enfonça dans le sommeil. Je me persuadai que nous étions tous deux aussi heureux que pouvaient l’être deux époux épuisés par les festivités de leurs noces, et je m’endormis avec un soupir satisfait.

Ce ne fut que beaucoup plus tard que je découvris ce que Sabine attendait de notre union charnelle. Les cicatrices de mon visage l’avaient induite en erreur et notre première rencontre dans la rue l’avait fait rêver. Mais elle se trompait en pensant que je lui donnerais ce à quoi elle aspirait.

Je ne nourris nul ressentiment contre elle. Elle fut plus déçue par moi que moi par elle. Comment et pourquoi elle devint ce qu’elle est devenue, c’est ce que je ne saurais dire. Vénus est une déesse capricieuse et ses caprices sont souvent cruels. Au point de vue de la famille, Junon est plus digne de confiance, mais dans ce qui touche aux autres aspects du mariage, elle est bien ennuyeuse à long terme.

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