Livre II



TIGELLINUS

Il n’avait pas plu depuis fort longtemps, bien qu’on entendît parfois gronder le tonnerre d’un orage sec, et Rome souffrait de la chaleur, de la saleté, de la puanteur et de la poussière. Dans mon jardin de l’Aventin, les feuilles des arbres étaient couvertes de poussière et l’herbe desséchée bruissait comme une paille. Tante Laelia, seule de nous tous, jouissait de la chaleur. Elle qui, en raison de son âge, était perpétuellement tourmentée par le froid, se fit transporter dans le jardin où elle huma l’air avec une expression sagace.

— C’est un vrai temps d’incendie sur Rome, déclara-t-elle.

On aurait cru que sa tête s’était soudain éclaircie. Elle entreprit de narrer pour la centième fois l’histoire de l’incendie qui avait ravagé les pentes de l’Aventin bien des années auparavant. Le banquier de mon père avait racheté les terrains incendiés à un prix fort avantageux et y avait fait bâtir les appartements dont je tirais la totalité du revenu nécessaire à mon statut de chevalier, jusqu’à ma décision de les vendre, l’hiver précédent.

En humant l’air, moi aussi, j’y décelai l’odeur de la fumée, mais je ne m’en souciais guère, sachant que les vigiles étaient en alerte dans les différents quartiers de la ville et qu’il était partout interdit d’y allumer des feux par une telle chaleur. Il n’y avait même pas de vent. L’air immobile était suffocant dès le petit matin.

On entendait retentir l’appel des trompes, quelque part dans le lointain, ainsi qu’une curieuse rumeur, mais ce ne fut qu’en route pour le centre de la ville que je découvris l’incendie qui ravageait tout un côté du grand hippodrome face au Palatin. D’énormes nuages de fumée s’élevaient en tourbillonnant au-dessus des échoppes des marchands de cire, d’encens et de parures. Ces baraques hautement inflammables étaient dépourvues de mur coupe-feu et l’incendie s’y était répandu à la vitesse de l’éclair.

La foule grouillait comme fourmis autour du sinistre. Je crus distinguer des vigiles de trois quartiers au moins, occupés à ouvrir des tranchées pour empêcher la mer de flammes de s’étendre encore. Jamais je n’avais vu d’incendie de cette taille. C’était un spectacle oppressant qui ne parvint toutefois pas à m’inquiéter outre mesure. Je songeai même que les vigiles de notre propre quartier, loin de venir à la rescousse, eussent mieux fait de demeurer sur les pentes de l’Aventin pour y monter la garde.

J’envoyai l’un de mes gens avertir Claudia et la maisonnée et, au passage, allai m’enquérir à la préfecture des causes du sinistre. Une estafette à cheval était partie chercher mon ex-beau-père dans sa maison de campagne, mais, dans l’intervalle, son second semblait avoir la situation bien en main.

Il blâmait la négligence des petits marchands juifs et des gens du cirque qui tenaient boutique près de la porte de Capoue, mais estimait que leurs marchandises extrêmement inflammables seraient vite consumées. De fait, il s’inquiétait beaucoup plus de la nécessité de maintenir l’ordre que des difficultés de la lutte contre l’incendie, car la canaille et de nombreux esclaves s’étaient précipités sur les lieux dans l’espoir de tirer profit de l’occasion en pillant les boutiques du cirque.

Après avoir inspecté la ménagerie, qui souffrait beaucoup de la chaleur, et consulté le vétérinaire sur le moyen de conserver notre provision de viande si périssable, je donnai l’ordre de distribuer des rations d’eau supplémentaires à tous les animaux et veillai à ce que toutes les cages fussent abondamment arrosées. Je conversai avec Sabine en toute amitié car, depuis notre divorce, nous étions en bien meilleurs termes.

Sabine me demanda de me rendre aussitôt auprès du surintendant des eaux afin de m’assurer que la ménagerie continuerait d’être approvisionnée malgré le feu. Je lui affirmai qu’il était inutile de s’en soucier, car les chefs de toutes les maisons nobles y seraient déjà pour les mêmes raisons, désireux de pouvoir continuer à faire arroser leurs jardins en cette période de canicule.

Au service des eaux, on me confirma qu’il n’était pas possible de modifier la distribution sans une décision du sénat ou un ordre impérial. Le rationnement resterait donc le même, puisque le sénat ne s’assemblait pas en été si l’État n’était pas menacé et que Néron était à Antium.

Rasséréné, je gravis le Palatin, passant devant les bâtiments déserts du palais, pour me joindre à la foule des badauds qui s’amassaient sur les hauteurs dominant le grand cirque. C’étaient surtout des esclaves, jardiniers et domestiques de la maison impériale. Nul ne semblait s’en faire outre mesure, alors même que toute la cuvette que nous dominions n’était plus qu’une fournaise ardente et bouillonnante.

L’incendie était d’une violence telle que des tourbillons de chaleur montaient jusqu’à nous et qu’un vent brûlant nous soufflait sans cesse au visage. Quelques esclaves tapaient du pied sans grand enthousiasme pour éteindre les petits foyers qui s’allumaient dans l’herbe sèche, et quelqu’un poussa un juron en constatant qu’une flammèche avait percé un trou dans sa tunique. Mais l’irrigation et l’arrosage des jardins continuaient et personne ne paraissait inquiet. L’unique expression d’intérêt des badauds était pour le spectacle grandiose qui s’offrait à leur vue. Quand, cherchant à distinguer l’Aventin à travers les volutes de fumée, je discernai mon propre quartier, ce fut pour m’apercevoir que l’incendie avait commencé à monter lentement mais sûrement la pente, et menaçait mes domaines. Congédiant ma suite en lui enjoignant de regagner la maison, j’empruntai un cheval dans les écuries de Néron. J’aperçus alors un messager dont la monture était lancée au galop dans la voie Sacrée, du côté du Forum.

Là-bas, les plus prudents fermaient déjà les contrevents de leurs échoppes et seules les boutiques les plus importantes demeuraient ouvertes, les matrones continuant à y faire leurs achats comme à l’accoutumée. Je pus regagner la maison en faisant un détour par les berges du Tibre, croisant en chemin un grand nombre de pillards qui couraient à travers la fumée les bras chargés de butin.

Les ruelles étroites étaient encombrées d’une foule inquiète. Des mères en larmes appelaient leurs enfants, tandis que les chefs de famille, debout sur le pas de leur porte, s’interpellaient anxieusement, ne sachant quel parti prendre. Nul n’est jamais tenté d’abandonner sa demeure et de la laisser vide pendant un grand incendie, car les vigiles seraient bien incapables de maintenir l’ordre.

Bien des gens murmuraient déjà que l’empereur aurait dû revenir d’Antium. Et moi-même, je me mis à penser que des mesures d’urgence s’imposaient. Je ne pouvais que remercier ma bonne fortune du fait que mes ménageries fussent situées un peu à l’extérieur de la ville, de l’autre côté du Champ de Mars.

Quand j’arrivai chez moi, je fis sortir des litières et des porteurs et ordonnai à Claudia et à tante Laelia de gagner le quatorzième district, de l’autre côté du Tibre, en emmenant tous nos gens. Tout ce que l’on pouvait transporter à dos d’homme de nos biens les plus précieux devait partir aussi, car il était impossible de se procurer des véhicules pendant le jour.

Seuls le portier et les esclaves les plus robustes furent laissés en arrière pour s’opposer au pillage. Je leur confiai des armes étant donné le caractère exceptionnel des circonstances. Mais il importait de faire vite, car je prévoyais que les rues étroites de l’Aventin seraient bientôt encombrées de fuyards.

Claudia protesta violemment, déclarant qu’elle devait d’abord faire parvenir un avertissement à ses amis chrétiens et aider les plus âgés et les plus faibles d’entre eux à fuir l’incendie. Ils avaient été rachetés par le Christ et valaient donc bien plus que notre vaisselle d’or et d’argent. Du doigt, j’indiquai tante Laelia.

— Voici une personne âgée qu’il te faut protéger, m’écriai-je. Et tu pourrais au moins accorder une pensée à notre enfant encore à naître.

À cet instant, Aquila et Prisca arrivèrent tout pantelants dans notre cour, ruisselant de sueur parce qu’ils avaient transporté leurs ballots d’étoffe de poils de chèvre. Ils me supplièrent de les autoriser à déposer leurs biens en sécurité dans ma maison, parce que l’incendie menaçait leurs ateliers. Leur myopie imbécile m’irrita fort, car, devant leurs prières, Claudia se convainquit que nous-mêmes n’étions pas encore menacés. Aquila et Prisca ne pouvaient s’aller réfugier de l’autre côté du Tibre dans le quartier juif de la ville, parce que les Juifs les connaissaient de vue et les fuyaient comme la peste.

Tous ces bavardages de femmes nous avaient fait perdre un temps précieux. Je fus contraint de gifler tante Laelia et de pousser de force Claudia dans une litière. Ils finirent tous par se mettre en route. Il était temps, car des chrétiens aux visages noircis par la fumée et aux bras couverts de brûlures arrivèrent en trombe pour demander Aquila.

Les bras au ciel, les yeux écarquillés, ils vociférèrent qu’ils avaient entendu de leurs propres oreilles le ciel et la terre se fendre de part en part et savaient donc que le Christ était sur le point de descendre sur Rome conformément à la promesse qu’il en avait faite. Tous les chrétiens devaient donc jeter ce qu’ils portaient pour courir sur les collines de la ville afin d’accueillir leur Seigneur et son nouveau royaume. Le jour du jugement était venu.

Mais Prisca, femme d’expérience, intelligente et sensible, refusa de croire ce qu’ils racontaient. Elle éleva la voix pour faire taire les nouveaux arrivants, affirmant qu’elle-même n’avait point eu semblable vision, les seuls nuages visibles étant d’ailleurs des nuages de fumée.

Moi-même, je crus bon de leur assurer que le grand malheur qui semblait menacer Rome n’était après tout que l’incendie de deux ou trois quartiers, mais non la destruction de la ville. La plupart de ceux qui étaient effrayés étaient pauvres, aussi avaient-ils l’habitude de prêter l’oreille aux discours de leurs supérieurs. L’étroite bande pourpre qui ornait mon vêtement les convainquit que j’en savais plus qu’eux-mêmes sur la situation.

Je songeai que le moment était venu d’appeler les prétoriens et de décréter l’état d’urgence. Mes connaissances en ce domaine étaient médiocres, mais le simple bon sens me disait qu’il aurait fallu ouvrir une tranchée aussi large que possible en travers de l’Aventin, sans même épargner les maisons, puis allumer des contre-feux pour faire disparaître ceux des bâtiments qui étaient de toute manière condamnés. Que mes calculs épargnassent ma propre demeure est un trait de la nature humaine aisément compréhensible.

Je partis consulter le triumvirat responsable de mon quartier, me déclarant prêt à endosser la responsabilité de toutes les mesures qu’ils prendraient mais, dans leur inquiétude et leur entêtement, ils me crièrent de me mêler de ce qui me regardait car il n’y avait point encore urgence véritable.

Je gagnais le Forum, d’où l’on n’apercevait encore que la fumée qui s’élevait en panaches au-dessus des toits, et je pris honte de mes angoisses et de ma précipitation, car chacun vaquait à ses affaires comme à l’accoutumée. Je reçus l’assurance apaisante qu’on avait sorti les livres sibyllins et que les grands prêtres les étudiaient à la hâte afin de déterminer à quel dieu il convenait de faire les premiers sacrifices pour empêcher l’incendie de s’étendre.

Un taureau d’un noir de jais, le front et le cou ceints de guirlandes, fut mené au temple de Vulcain. Plusieurs vieillards déclarèrent qu’à en juger par des expériences précédentes, il vaudrait mieux faire des offrandes aussi à Proserpine. Ils ajoutèrent avec confiance que les esprits gardiens et les dieux lares de Rome ne laisseraient pas l’incendie s’étendre outre mesure une fois que la consultation des livres sibyllins aurait révélé le comment et le pourquoi de la colère des dieux.

Je pense que le sinistre aurait pu être limité si l’on avait arrêté ce jour-là des mesures précises et énergiques. Mais personne n’osa en endosser la responsabilité. Seul le second de Tigellinus prit sur lui d’envoyer deux cohortes de prétoriens dégager les rues les plus menacées.

Le préfet Flavius Sabinus arriva le soir même et ordonna aussitôt à l’ensemble des vigiles de protéger le Palatin, où des flammes crépitantes dansaient déjà dans les jardins, à la cime des pins. Il demanda des béliers et des machines obsidionnelles mais on les utilisa seulement le lendemain, après l’arrivée de Tigellinus qui, revenu d’Antium et investi de l’autorité de l’empereur, prit fermement les choses en main. Néron lui-même ne désirait pas interrompre son séjour à cause de l’incendie et ne considérait pas sa présence comme nécessaire, malgré les foules terrifiées qui l’appelaient.

Quand Tigellinus constata qu’il serait impossible de sauver les bâtiments du Palatin, il conclut qu’il était temps que Néron revînt pour calmer le peuple. Néron était si inquiet pour ses œuvres d’art grecques qu’il parcourut d’une traite tout le chemin. Des sénateurs et des chevaliers influents revinrent aussi en grand nombre de leur maison de campagne. Mais l’autorité de Tigellinus ne suffit pas à les ramener à la raison et tous ne songeaient qu’à sauver leur maison et leurs objets de valeur personnels. Au mépris de tous les règlements, ils étaient accompagnés d’attelages de bœufs et de chevaux, de telle sorte que l’encombrement des rues fut encore empiré.

Néron installa son quartier général dans les jardins de Mécène sur l’Esquilin et fit preuve d’une résolution inspirée au moment du danger. Flavius Sabinus ne pouvait plus guère que se lamenter. Tandis que je guidais des réfugiés, je fus moi-même environné par les flammes et assez gravement brûlé.

Du haut des tours de Mécène, Néron put se rendre compte par lui-même de l’étendue du désastre et il marqua sur une carte les zones menacées qu’il convenait, selon les conseils de Tigellinus, de faire évacuer sans tarder pour les brûler dès que les contre-feux et les tranchées seraient terminés. La coordination de ces mesures s’étant améliorée, on chassa les patriciens de leurs demeures et les béliers entrèrent en action, anéantissant les dangereux greniers à blé. Ni temples ni bâtiments ne furent épargnés là où devaient passer les contre-feux.

Néron jugeait plus important de sauver des vies humaines que d’épargner des trésors, et il dépêcha des centaines de hérauts chargés de guider les milliers de réfugiés vers les quartiers qu’on espérait préserver. Ceux qui cherchaient à demeurer dans leurs maisons condamnées en furent chassés par des hommes en armes, et le transport du mobilier et des objets encombrants fut interdit dans les ruelles étroites.

Néron en personne, taché de fumée et maculé de suie, accompagné de ses gardes du corps, parcourait la ville en prodiguant des conseils et des appels au calme à son peuple terrifié. Il lui arrivait de prendre un nourrisson dans ses bras pour le tendre à sa mère, tout en invitant les gens qui l’écoutaient à aller chercher refuge dans ses propres jardins, de l’autre côté du fleuve. Tous les bâtiments publics voisins du Champs de Mars furent ouverts pour accueillir les réfugiés.

Mais les sénateurs qui cherchaient au moins à sauver les masques de leur famille et leurs dieux lares ne comprenaient pas pourquoi les soldats venaient les chasser en les frappant du plat de l’épée pour mettre ensuite le feu à leur maison avec des torches.

Fort malencontreusement, ce gigantesque incendie donna naissance à un vent violent qui emporta les flammes et les étincelles au-delà de la zone protectrice, de la largeur d’un stade, que l’on avait dégagée. Les vigiles, épuisés par plusieurs jours de lutte, furent incapables de s’opposer à cette nouvelle expansion et beaucoup s’effondrèrent à leur poste, épuisés, pour être brûlés vifs.

On dégagea un nouvel espace pour protéger Subure, mais Tigellinus eut la faiblesse de vouloir préserver les arbres centenaires de son propre jardin, de telle sorte que le feu, qui, au sixième jour, commençait à s’éteindre, trouva là un nouvel aliment et, revigoré, gagna Subure dont les hauts bâtiments à colombages et charpente de bois flambèrent si vite que les habitants des étages n’eurent même pas le temps de descendre dans la rue et furent brûlés vifs, par centaines et peut-être par milliers.

Ce fut alors que la rumeur se répandit que Néron avait fait incendier la ville. C’était une rumeur si folle qu’il se trouva aussitôt des gens pour la croire. D’innombrables témoins avaient vu, il est vrai, les soldats armés de torches mettre le feu à divers bâtiments. La confusion qui régnait sur les esprits était telle, par suite du manque de sommeil et de l’agitation frénétique, qu’il y eut même des gens pour croire le bruit répandu par les chrétiens et se persuader que le jour du jugement était venu.

Personne n’osa évidemment rapporter à Néron les bruits qui couraient. Excellent acteur, il sut garder toutes les apparences du calme et, alors que l’incendie faisait encore rage, convoqua les meilleurs architectes de Rome pour dresser les plans de la reconstruction. Il veilla aussi à faire distribuer des vivres aux nécessiteux. Mais, dans sa tournée d’inspection quotidienne, alors qu’il prodiguait des encouragements et des promesses à ceux qui avaient tout perdu, il entendit s’élever des cris menaçants. Des prétoriens furent lapidés et il y eut même des malheureux, éperdus de douleur, pour reprocher à Néron la destruction de la ville.

L’empereur, ainsi outragé, sut garder bon visage.

— Pauvres gens, la douleur les égare, dit-il avec compassion.

Regagnant les jardins de Mécène, il finit par donner l’ordre d’ouvrir les aqueducs, malgré la sécheresse que cela entraînerait dans les quartiers préservés. Je me hâtai de gagner la ménagerie pour veiller à ce qu’on remplît à temps tous les réservoirs. En même temps, je donnai l’ordre d’abattre tous les animaux si jamais l’incendie gagnait l’amphithéâtre de bois. Une telle éventualité paraissait exclue pour le moment, mais avec mes yeux rougis et mes brûlures cuisantes, j’étais prêt, désormais, à envisager la possibilité d’une destruction totale de la ville. Et je ne pouvais supporter l’idée que les fauves se libèrent pour attaquer les fuyards et les sans-logis.

Ce soir-là, alors que j’avais enfin réussi à m’assoupir profondément pour la première fois depuis bien longtemps, je fus tiré de mon sommeil par un messager de Néron qui me faisait mander près de lui. Je n’étais pas sitôt parti que Sabine s’empressa d’annuler mon ordre et de menacer au contraire de mort quiconque s’aviserait de lever la main contre les animaux.

Tandis que je traversais en direction des jardins la ville illuminée par les flammes, un manteau humide autour de la tête pour me protéger, le sentiment que je vivais la fin du monde s’insinua dans mon esprit fatigué. Je songeai aux effroyables prophéties des chrétiens, mais aussi à celles des anciens philosophes grecs qui avaient soutenu que toute chose avait un jour surgi au feu et périrait de même.

Je croisai un groupe d’ivrognes braillant et vociférant qui, faute d’eau pour étancher leur soif, s’étaient rabattus sur quelque taverne abandonnée de ses propriétaires et entraînaient des femmes avec eux. Les Juifs, en rangs serrés, chantaient des hymnes à leur dieu. Au coin d’une rue, je me heurtai à un illuminé à la barbe puante qui m’étreignit, m’adressa les signes de reconnaissance secrets des chrétiens et m’enjoignit de faire pénitence et de me repentir car le jour du jugement était venu.

À l’une des tours de Mécène, Néron attendait impatiemment ses amis. À ma grande surprise, il avait revêtu la longue robe jaune des chanteurs et sa tête était ceinte d’une couronne de feuillage. Tigellinus se tenait respectueusement à ses côtés, portant pour lui sa cithare.

Néron avait besoin d’un public et avait donc dépêché des messagers à tous les gens haut placés qu’il savait être présents à Rome. Il avait également fait venir un millier de prétoriens qui mangeaient et buvaient, assis sous les arbres bien arrosés des jardins. En contrebas, les quartiers incendiés brillaient comme des îlots incandescents dans les ténèbres, sous des volutes de flammes et de fumée qui semblaient s’élever jusqu’au ciel.

Néron n’attendit pas plus longtemps.

— Sous nos yeux, déclama-t-il, s’étend un spectacle qu’il n’a été donné à nul mortel de contempler depuis la destruction de Troie. Apollon lui-même s’est présenté à moi en songe. Quand je me suis éveillé de ce songe, les dactyles et les spondées me sont jaillis du cœur comme si j’étais pris d’une transe divine. Je vais vous chanter les vers que j’ai ainsi composés sur la destruction de Troie. Je pense que ces strophes résonneront à travers les âges futurs et feront de Néron un poète immortel.

Un héraut répéta ces paroles tandis que Néron montait au sommet de la tour. Il n’y avait guère de place pour la petite foule que nous formions, mais chacun fit naturellement de son mieux pour être tout près de l’empereur. Néron se mit à chanter en s’accompagnant lui-même à la cithare. Sa voix puissante s’éleva au-dessus de la rumeur de l’incendie et frappa les oreilles de ses auditeurs dans les jardins environnants. Il paraissait ensorcelé et chanta, l’une après l’autre, les strophes qu’il avait dictées pendant la journée et que lui tendait son secrétaire d’art lyrique. Mais, à mesure qu’il chantait, Néron composait d’autres vers qu’un second scribe s’affairait sans cesse à noter.

J’avais suffisamment fréquenté le théâtre tragique pour reconnaître des vers qu’il citait librement en les modifiant sous l’effet de l’inspiration et sans s’en rendre compte, ou mettant au contraire à profit la licence de l’artiste en telle matière. Il chanta ainsi plusieurs heures durant. Les centurions avaient fort à faire pour empêcher à coups de bâton les prétoriens épuisés de sombrer dans le sommeil.

Mais les experts ne cessaient de s’extasier. Jamais ils n’avaient entendu chanter de la sorte et devant un décor si grandiose. Ils applaudissaient bien fort à chaque intervalle, déclarant qu’ils parleraient à leurs enfants et à leurs petits-enfants de l’extraordinaire privilège qu’ils avaient eu d’assister à un récital aussi sublime.

Pour moi, je me demandais plutôt, dans un recoin de mon esprit, si par hasard Néron n’était pas devenu fou pour choisir de donner ainsi une représentation par une soirée aussi terrible. Mais je me rassurai en me disant qu’il avait probablement été profondément blessé des accusations portées contre lui et avait choisi de se soulager en traduisant ses sentiments par l’inspiration artistique.

Il ne s’interrompit qu’au moment où la fumée l’y contraignit et se mit alors à tousser et à se moucher. Nous en profitâmes pour le supplier en chœur d’épargner sa voix divine. Le visage écarlate, luisant de sueur mais radieux de son triomphe, il nous promit de reprendre le lendemain soir. Çà et là, à la périphérie de l’incendie, on vit alors s’élever dans les cieux de grands nuages de vapeur car les aqueducs avaient été ouverts et l’eau se déversait dans les ruines fumantes de la cité.

La maison de Tullia, sur le Viminal, était à deux pas et je décidai donc de m’y rendre pour prendre un peu de repos. Je ne m’étais pas encore fait de souci pour mon père, car leur maison n’était pas menacée. J’ignorais même s’il était ou non revenu de la campagne, mais je ne l’avais point reconnu parmi les sénateurs qui avaient écouté Néron.

Je le trouvai seul, gardant sa demeure presque abandonnée, les yeux irrités par la fumée. Il m’apprit que Tullia, avec l’aide d’un millier d’esclaves, avait, le premier jour de l’incendie, emporté à la campagne tous les objets de valeur de la maison.

Jucundus, qui avait atteint au printemps l’âge de la coupe de cheveux et de la toge prétexte, avait couru contempler le spectacle de l’incendie avec ses condisciples de l’école palatine. Une coulée de métal en fusion, jaillissant d’un temple incendié lui avait grièvement brûlé les deux pieds. On l’avait transporté à la maison, et Tullia l’avait emmené avec elle à la campagne. Mon père pensait qu’il resterait infirme.

— Du moins ton fils n’aura-t-il pas à faire le service militaire, ajouta-t-il d’une voix vaguement pâteuse. Il n’aura pas à verser son sang dans les déserts d’Orient, par-delà l’Euphrate.

Je fus étonné de constater que mon père avait abusé du vin, mais je compris qu’il avait été fort remué par l’accident de Jucundus. Il me surprit à le dévisager.

— Que je me remette à boire, pour une fois, n’a aucune importance, me dit-il encore avec colère. Je pense que le jour de ma mort est proche. Je ne me fais pas de souci pour Jucundus. Il avait les pieds un peu trop agiles et s’était déjà aventuré sur des chemins périlleux. Mieux vaut trouver le royaume de Dieu en étant infirme que de perdre son âme. Pour moi, mon cœur est détruit et je suis un infirme de l’âme depuis la mort de ta mère, Minutus.

Mon père avait déjà beaucoup plus de soixante ans et aimait évoquer ses souvenirs et retourner dans le passé. On songe bien plus à la mort à son âge qu’au mien, aussi sur le moment ne prêtai-je qu’une oreille distraite à ses propos.

— Que marmonnais-tu donc à propos des déserts d’Orient et de l’Euphrate ? lui demandai-je.

Mon père but un long trait de vin noir dans une coupe d’or et se tourna vers moi.

— Parmi les amis de Jucundus, à l’école, il y a les fils de rois orientaux. Amis de Rome, leurs parents considèrent l’écrasement des Parthes comme une nécessité. Ces jeunes gens sont plus romains que les Romains eux-mêmes et Jucundus ne tardera pas à les imiter. La question a été soulevée plus d’une fois au sénat à propos des affaires d’Orient. Dès que Corbulon aura amené la paix en Arménie, Rome pourra compter sur ce soutien et la Parthie sera prise en tenaille.

— Comment peux-tu songer à la guerre quand Rome subit un tel désastre ? m’écriai-je. Trois quartiers de la ville sont en ruines et six autres brûlent encore. Des monuments antiques ont disparu dans les flammes. Le temple de Vesta a été rasé par l’incendie, comme le tabularium dans lequel toutes les tablettes de la loi ont été détruites. La reconstruction prendra plusieurs années et coûtera une somme si importante qu’elle défie mon imagination. Comment peux-tu penser qu’une guerre est possible ?

— Pour la raison suivante, dit mon père d’un air songeur. Je n’ai pas de visions ni de révélations, mais je me suis mis à avoir des songes si prémonitoires qu’il me faut bien réfléchir à leur contenu. Mais les songes sont les songes. Pour parler plus logiquement, il me semble que la reconstruction de Rome signifie un alourdissement de l’impôt dans les provinces. Cela ne manquera pas de susciter le mécontentement, car les riches et les commerçants laissent en général les pauvres payer l’impôt. Quand le mécontentement sera trop fort, il se tournera contre l’État et le gouvernement. Interroge les plus grands hommes d’État, ils te diront que la guerre est le meilleur exutoire possible au mécontentement intérieur. Et, une fois la guerre commencée, on trouve toujours de l’argent pour la poursuivre.

« Tu sais fort bien toi-même, poursuivit-il, que des quatre coins de l’empire s’élèvent des voix pour se plaindre de la faiblesse de Rome, déplorer la perte des vieilles vertus guerrières. Il est vrai que nos jeunes gens se moquent des vertus de leurs aïeux et montent des parodies des récits historiques de Tite-Live. Mais le sang de la louve n’en coule pas moins dans leurs veines.

— Néron ne veut pas la guerre, protestai-je. Il était même prêt à renoncer à la Bretagne. Les lauriers artistiques sont les seuls auxquels il aspire.

— Un dirigeant finit toujours par se conformer à la volonté de son peuple, faute de quoi il ne se maintient pas longtemps sur le trône, dit mon père. Certes, les gens ne demandent pas la guerre, mais du pain et les jeux du cirque. Cependant, des puissances occultes s’agitent sous la surface, des puissances qui ont intérêt à la guerre. Jamais encore dans l’histoire on n’avait vu des individus bâtir les immenses fortunes qui sont courantes aujourd’hui. Des affranchis vivent plus somptueusement que les patriciens romains, parce que nulle tradition ne les contraint à penser à la chose publique avant leur propre bien-être. Tu ne sais pas encore, ô Minutus, l’immense pouvoir que représente l’argent, quand il s’associe à plus d’argent encore pour atteindre à ses propres buts.

« À propos d’argent, dit-il brusquement, il est heureusement des choses dont la valeur est plus grande encore. Tu as mis en sûreté la coupe de ta mère, je présume ?

Je me sentis violemment agité car, pendant ma querelle avec Claudia, j’avais complètement oublié la coupe magique. Pour autant que je sache, ma maison devait avoir été détruite depuis longtemps, et la coupe avec elle. Je me levai précipitamment.

— Mon cher père, dis-je, tu es plus ivre que tu ne crois. Le mieux serait que tu oublies toutes ces billevesées, fruit de ton imagination. Va donc te coucher, car il me faut retourner là où le devoir m’appelle. Tu n’es pas la seule victime des harpies, ce soir.

À la manière un peu geignarde des ivrognes, mon père m’implora de ne point oublier les pressentiments qu’il avait eus concernant sa propre mort, qu’il savait prochaine. Je pris congé et me dirigeai vers l’Aventin, contournant les limites de l’incendie. La chaleur me contraignit à traverser le pont menant au quartier juif pour me faire mener à la rame plus loin en amont. Tous les propriétaires de bateau étaient en train de faire fortune en assurant ainsi le passage des réfugiés d’une rive à l’autre du Tibre.

À ma surprise, les pentes de l’Aventin, du côté du fleuve, semblaient encore relativement épargnées. Je m’égarai à plusieurs reprises dans l’épaisse fumée et constatai, entre autres, que le temple de la Lune était réduit à un tas de ruines fumantes, mais, à la limite de la zone incendiée, ma propre maison se dressait, intacte. Unique explication, le vent, qui ailleurs avait fait de si épouvantables ravages, semblait avoir protégé le sommet de l’Aventin, en l’absence de tout contre-feu digne de ce nom. On n’avait en effet démoli que quelques maisons.

La huitième aube de l’incendie se levait sur une scène de désolation. Des centaines de gens s’entassaient dans mon jardin, hommes, femmes et enfants. Enjambant tous ces corps vautrés – il y avait des dormeurs jusque dans les citernes vides – je gagnai la maison où nul n’avait osé pénétrer malgré les portes grandes ouvertes.

Je me précipitai dans ma chambre, y trouvai le coffre fermé à clé et, au fond, dans un tissu de soie, la coupe. Je la saisis et, dans mon épuisement, me sentis soudain parcouru d’un frisson comme si je brandissais un objet réellement capable de faire des miracles. Je fus frappé de l’idée terrible que la coupe secrète de la déesse Fortune, pour laquelle l’affranchi de mon père avait lui aussi manifesté tant de respect, à Antioche, avait protégé ma maison de l’incendie. Puis mes forces me trahirent, cessant de réfléchir, la coupe entre les mains, je me laissai tomber sur mon lit et m’endormis aussitôt d’un sommeil profond.

Je dormis jusqu’au lever des étoiles, quand les cris de joie et les chants des chrétiens m’éveillèrent. Abruti de sommeil, je criai à Claudia de faire moins de bruit. Je croyais m’éveiller un matin semblable aux autres, mes clients et mes affranchis m’attendant comme à l’accoutumée. Ce ne fut qu’en me précipitant dans la cour que je me souvins de la catastrophe et de tout ce qui s’était passé.

Les lueurs dont le ciel était illuminé montraient que l’incendie faisait encore rage, mais le pire semblait terminé. Distinguant mes propres esclaves parmi la foule, je les félicitai du courage qu’ils avaient manifesté en demeurant sur place au péril de leur vie pour défendre ma maison. J’exhortai les autres esclaves présents à se hâter de retourner auprès de leurs maîtres, s’ils ne voulaient pas passer pour fuyards et être punis.

Je parvins ainsi à réduire quelque peu les rangs de la foule qui s’entassait dans mes jardins, mais plusieurs petits boutiquiers et artisans qui avaient perdu tout ce qu’ils possédaient m’implorèrent de les laisser demeurer provisoirement, car ils n’auraient su où se réfugier. Ils avaient leurs enfants et leurs vieillards avec eux et je n’eus pas le cœur de les renvoyer parmi les ruines fumantes.

On apercevait encore un pan entier du temple, sur le Capitole, sa colonnade intacte qui se détachait sur le ciel rouge. Là où les ruines avaient eu le temps de refroidir, des pillards risquaient leur vie pour aller ramasser les métaux précieux qui pouvaient avoir fondu. Ce jour-là, Tigellinus fit barricader par des soldats l’accès aux quartiers brûlés afin d’éviter les désordres, et les propriétaires eux-mêmes ne furent plus autorisés à retourner sur les ruines de leur propre maison.

À la ménagerie, mes employés avaient été contraints de se servir de leurs lances et de leurs arcs pour maintenir à distance respectueuse la populace qui lorgnait nos citernes et nos entrepôts. Plusieurs daims et antilopes avaient été volés dans leurs enclos pour être abattus et dépecés, mais personne n’avait osé s’en prendre au bison.

Comme tous les thermes avaient été détruits par l’incendie, Néron couronna son deuxième récital poétique par un bain dans une des fontaines sacrées. L’aventure n’était pas dépourvue de risque, mais il se fia à ses capacités de nageur et à ses forces physiques, jugeant les eaux du Tibre trop sales pour lui. Le peuple réprouva cet acte, accusant Néron de souiller les dernières eaux potables après avoir mis le feu à la ville. Certes, l’empereur était à Antium quand l’incendie s’était déclaré mais, parmi les fauteurs de troubles qui souhaitaient agiter le peuple, qui se souciait de tels détails ?

Je n’ai jamais autant admiré la force et la capacité d’organisation de Rome qu’en ces jours sombres, quand je fus témoin de la promptitude des secours aux sans-logis et de la détermination des travaux de déblaiement puis de reconstruction. Des villes voisines comme des plus lointaines arrivèrent des vêtements et des ustensiles ménagers. On érigea des bâtisses provisoires pour les réfugiés. Les bateaux céréaliers qui se trouvaient vides furent réquisitionnés pour transporter les décombres jusqu’aux marais d’Ostie.

Le prix du grain fut abaissé à deux sesterces, le plus bas prix de toute l’histoire. Ma fortune personnelle n’en fut pas affectée, car le sénat avait garanti aux négociants un prix plus élevé. D’anciennes cuvettes furent comblées et des éminences nivelées. Néron s’attribua tous les terrains compris entre le Palatin, le mont Coelius et l’Esquilin où il souhaitait se faire élever un nouveau palais, mais quant au reste, on traça de larges avenues et des places bien dégagées, au mépris des plans anciens de la ville. Des prêts de l’État furent accordés à tous ceux qui étaient disposés à bâtir conformément au nouveau règlement, tandis que ceux qui ne s’en estimaient pas capables dans un laps de temps déterminé perdirent le droit de le faire par la suite.

Toutes les maisons devaient être bâties de pierres et comporter un maximum de trois étages. Chaque maison donnait sur la rue par une arcade ombragée et devait posséder une citerne. La distribution de l’eau fut modifiée, de manière à empêcher les riches de la gaspiller sans frein pour leurs bains et leurs jardins comme ils l’avaient fait jusqu’alors.

Comme il était naturel, ces diverses mesures réglementaires, pourtant bien nécessaires, ne manquèrent pas d’alimenter le mécontentement, et pas seulement chez les patriciens. Le peuple voyait d’un mauvais œil ces nouvelles artères larges et ensoleillées qui, si elles étaient plus saines, n’offraient point d’ombre ni de fraîcheur en été et, contrairement aux vieilles ruelles étroites et sinueuses, ne comportaient nulle cachette pour les amoureux. Si ces derniers étaient désormais contraints de demeurer la nuit entre quatre murs, les mariages forcés prématurés allaient, craignait-on, se multiplier dangereusement.

Les cités et les riches particuliers des provinces s’empressèrent bien sûr de faire parvenir des dons en argent pour la reconstruction de Rome. Mais cela n’alla pas très loin et il fallut se résigner à accroître encore les impôts, au point de conduire cités et citoyens au bord de la faillite.

La reconstruction de grands cirques, de temples et de théâtres selon les plans magnifiques de Néron menaçait d’ailleurs de ruiner le monde entier. Quand, pour couronner le tout, il rendit publics ses propres projets grandioses et que l’on vit l’immense étendue des terrains qu’il se réservait en plein centre de la ville, le mécontentement se donna libre cours. L’empereur allait saisir tout le terrain qu’avaient occupé les greniers à blé détruits à coups de bélier par les vigiles ; il n’en était que plus facile de croire qu’il avait lui-même déclenché l’incendie pour mettre la main sur les terrains de sa Maison dorée.

Quand s’approcha l’automne, tandis que de gigantesques orages emportaient le plus gros des cendres, d’innombrables attelages de bœufs amenaient jour et nuit des pierres jusqu’à Rome. Le perpétuel vacarme des activités de construction rendait la vie intolérable et, pour accélérer le travail, les jours de fête traditionnels ne furent pas célébrés. Habitué aux distractions, aux ripailles gratuites, aux jeux du cirque et aux processions, le peuple jugea que son existence était devenue sinistre et scandaleusement pénible.

Le souvenir des destructions, la crainte du feu et sa menace perpétuelle, demeurèrent comme des épines au flanc de chaque citoyen. Les patriciens les plus haut placés ne dédaignaient pas de raconter comment des soldats pris de boisson les avaient chassés de leur demeure avant d’y mettre le feu sur ordre de l’empereur alors que l’incendie ne la menaçait nullement.

D’autres disaient que les sectes chrétiennes n’avaient pas caché leur joie et avaient entonné des hymnes et des actions de grâces pendant l’incendie. Les gens ordinaires faisaient mal la différence entre Juifs et chrétiens. Et l’on répétait avec indignation que le quartier juif, de l’autre côté du Tibre, avait été épargné par les flammes, tout comme d’autres quartiers habités par les Juifs dans la ville même.

Le superbe isolement des Juifs, leurs synagogues, alors indépendantes, et l’autonomie de leur Conseil, qui avait seul le droit de les juger, avaient toujours irrité le peuple. Les Juifs n’étaient même pas tenus d’avoir une effigie de l’empereur dans leurs maisons de prière et d’innombrables contes circulaient à propos de leurs pratiques magiques.

Si l’on accusait, parfois ouvertement, parfois en secret, Néron d’être à l’origine de l’incendie, le peuple savait bien qu’il était hors de question de châtier l’Imperator. Et si chacun prenait un malin plaisir à l’accuser, l’immensité du malheur qui s’était abattu sur Rome exigeait une expiation plus réelle.

C’était parmi les nobles et antiques familles qui avaient perdu leurs souvenirs du passé et les masques de cire de leurs morts que se recrutaient les plus violents accusateurs de l’empereur. Ils jouissaient du soutien des nouveaux riches qui craignaient, quant à eux, de dissiper en impôts leur fortune récente. Le peuple, au contraire, éprouvait une certaine gratitude devant la promptitude des secours qui avaient allégé ses souffrances sans qu’il lui en coûtât rien.

Il était de tradition, dans la plèbe, de considérer l’empereur, tribun de la plèbe à vie, comme le défenseur des droits plébéiens face à la noblesse. Sa personne était inviolable. Et l’on ne vit pas sans un certain plaisir les riches dépouillés de leurs biens par l’empereur perdre certains de leurs privilèges. En revanche, la haine des Juifs et de leur statut particulier ne datait pas de la veille.

On disait que les Juifs avaient prophétisé l’incendie. On n’oubliait pas non plus que Claude les avait jadis bannis de la ville. On ne tarda donc pas à soutenir que les Juifs avaient eux-mêmes allumé l’incendie pour prouver le bien-fondé de leurs propres prophéties et tirer parti des malheurs du peuple.

C’étaient bien évidemment des rumeurs dangereuses et plusieurs Juifs distingués se tournèrent donc vers Poppée pour lui expliquer et, par elle, faire comprendre à Néron, la grande différence qui existait entre les Juifs et les chrétiens. Ce n’était pas une tâche facile : Jésus de Nazareth était incontestablement juif lui-même et l’idée qu’il était le Christ, ainsi que son enseignement, s’étaient répandus par l’intermédiaire des Juifs. L’élite chrétienne de Rome était encore composée de Juifs, même si les chrétiens, dans leur majorité, n’étaient plus circoncis.

Poppée se considérait comme pieuse. Elle respectait le temple de Jérusalem et connaissait les légendes sacrées concernant Abraham, Moïse et d’autres saints hommes. Mais les Juifs avaient jugé plus prudent de ne pas trop s’étendre sur le sujet du Messie dont la venue est prophétisée dans leurs Écritures. Les explications nouvelles qu’ils lui donnaient la plongèrent dans le trouble, et elle me fit venir dans ses appartements de l’Esquilin pour me demander de lui expliquer où ils voulaient en venir.

— Ils te demandent de régler leurs querelles intestines, plaisantai-je.

Mais les Juifs s’indignèrent.

— Il n’y a pas matière à plaisanter, déclarèrent-ils. Le christ des chrétiens n’est pas le Messie des Juifs. Maudits soient ceux qui le reconnaissent pour le Christ. Nous ne voulons rien avoir à faire avec eux, qu’ils soient circoncis ou non. Ce sont ces chrétiens qui ont prophétisé la venue du jour du jugement et ont chanté des actions de grâces pendant l’incendie. Leurs crimes ne sont pas les nôtres.

— Les chrétiens ne sont pas des criminels, m’empressai-je de déclarer. Ils sont pleins d’humilité et peut-être pas très intelligents. Plus bêtes que vous, sans doute. Mais les Juifs ne croient-ils pas au jugement dernier et au royaume millénaire ?

Les Juifs me regardèrent tristement, puis se concertèrent avant de reprendre la parole.

— Nous ne parlons pas de telles matières avec les chiens, dirent-ils. Tout ce que nous souhaitons, c’est donner l’assurance que la culpabilité des chrétiens n’a rien à voir avec les Juifs. Nous les croyons capables de tout.

Je jugeai que la conversation prenait un tour déplaisant.

— Je vois à tes yeux troublés, ô Poppée, qu’une migraine te menace, me hâtai-je de dire. Résumons brièvement les choses. Les Juifs nient toute relation avec les chrétiens. Ils se considèrent eux-mêmes comme pieux. Ils pensent du mal des chrétiens et du bien d’eux-mêmes. Voilà toute l’affaire.

Mais, voyant la colère des Juifs, je poursuivis :

« On rencontre peut-être, parmi les chrétiens, d’anciens criminels et des forbans repentis dont les péchés ont été pardonnés. On dit que leur roi est venu chercher les pécheurs et pas les orgueilleux. Mais, en général, les chrétiens sont dociles et paisibles, ils nourrissent les pauvres, aident les veuves et réconfortent les prisonniers. Je ne leur connais pas de méchanceté.

La curiosité de Poppée était éveillée :

— Qu’est-ce que cette culpabilité dont ils parlent ? demanda-t-elle. Il y a dans tout cela quelque chose de louche que je ne comprends pas.

— Tu auras forcément entendu les rumeurs absurdes qui courent dans le plèbe à propos du désastre qu’a connu notre cité, dis-je d’un ton sarcastique. Je pense que les Juifs cherchent à expliquer aujourd’hui, de manière oblique et non sans retard, qu’ils n’ont pas mis le feu à Rome. Ils considèrent que cette accusation portée contre eux serait aussi absurde que celle qu’on a entendu porter contre l’empereur.

Mais mes sarcasmes furent perdus. Poppée redoutait bien trop les sortilèges des Juifs. Son visage s’éclaira aussitôt.

— Je comprends ! s’écria-t-elle. Allez en paix, vous êtes de saints hommes. Je ne laisserai personne vous soupçonner de mauvaises actions. Vous avez bien fait de m’informer de votre refus de reconnaître les chrétiens pour des Juifs.

Les Juifs la saluèrent du nom de leur dieu « Alléluia » et s’en furent.

— Tu comprends que c’est par envie qu’ils haïssent les chrétiens ? dis-je quand ils furent partis. Ces derniers ont fait beaucoup d’adeptes parmi les Juifs, privant ainsi Jérusalem et les synagogues de nombreuses offrandes.

— Si les Juifs ont des raisons de haïr les chrétiens, me répondit-elle, c’est que ces gens doivent être, et dangereux, et nuisibles. Tu as dit toi-même que c’étaient des criminels et des forbans.

Et elle refusa d’entendre d’autres explications car il ne restait plus de place dans sa tête ravissante. Je pense qu’elle alla trouver Néron aussitôt pour lui expliquer que la dangereuse secte des chrétiens avait mis le feu à Rome et ne se composait que de criminels endurcis.

Néron fut trop heureux de l’entendre et enjoignit à Tigellinus de chercher d’éventuels fondements à cette accusation. Il convenait de laisser les Juifs en dehors de l’enquête, car leur foi ne présentait que d’apparentes similitudes avec les dangereux enseignements des chrétiens.

Ce genre d’enquête aurait normalement dû être confié au préfet de la cité, mais Néron avait placé plus de confiance en Tigellinus. Sans compter que la foi chrétienne était née en Orient et que la plupart de ses adeptes étaient des immigrés de ces régions. Tigellinus se moquait des questions religieuses. Il se contentait d’obéir aux ordres et dirigea son enquête vers les milieux plébéiens de Rome.

La tâche était aisée. En une seule journée, ses sbires mirent la main sur trente suspects qui ne firent pas mystère de leurs convictions chrétiennes et furent bien surpris d’être aussitôt arrêtés et jetés dans les geôles prétoriennes. On leur demanda alors d’un air menaçant s’ils avaient mis le feu à Rome au cours de l’été précédent, ce qu’ils nièrent farouchement. On leur demanda alors s’ils connaissaient d’autres chrétiens. En toute innocence, ils fournirent tous les noms dont ils pouvaient se souvenir. Les soldats n’eurent plus qu’à aller chercher ces hommes et ces femmes à leur domicile où ils ne firent aucune difficulté pour se laisser emmener.

À la tombée de la nuit, un millier de chrétiens avaient ainsi été emprisonnés, représentant dans leur immense majorité des membres des plus basses classes. Les soldats racontaient qu’il leur avait suffi de pénétrer au cœur des foules et de poser une question pour que ces fous se laissent arrêter sans résistance : « Y a-t-il des chrétiens parmi vous ? »

Le très grand nombre de gens qu’il lui fallait interroger créait des difficultés et des soucis à Tigellinus. Comme il ne disposait, de toute manière, que d’une place insuffisante, il s’efforça d’éclaircir un peu les rangs des prisonniers. Au début, il fit relâcher tous ceux qui, se disant juifs, pouvaient apporter la preuve qu’ils étaient circoncis. Il tança fermement deux membres de l’ordre Équestre, arrêtés avec le reste de la foule, puis les fit relâcher de manière, selon lui, parfaitement justifiée, parce qu’il n’était pas question d’accuser un chevalier romain d’avoir mis le feu à la cité.

Plusieurs autres citoyens aisés, inquiets de se retrouver mêlés à une telle tourbe, déclarèrent qu’ils étaient convaincus d’être victimes d’une erreur et offrirent des présents au préfet en le priant de bien vouloir éclaircir ce malentendu. Ceux-là encore, Tigellinus les relâcha volontiers, car il estimait que les plus coupables étaient forcément les criminels déjà marqués au fer et les esclaves fugitifs. Il souhaitait en fait éliminer la pègre romaine qui, depuis l’incendie, menaçait la nuit la sécurité des citoyens. Telle était l’idée qu’il se faisait des chrétiens.

Au début, le calme régna parmi les détenus qui invoquaient le nom du Christ, bavardaient et ne parvenaient pas à comprendre de quoi on pouvait bien les accuser. Mais quand ils constatèrent qu’on commençait à effectuer une manière de tri au hasard et que certains étaient libérés, et quand les premiers interrogés leur eurent appris qu’on demandait à tous s’ils avaient mis le feu à Rome ou savaient qui l’avait fait, ils prirent peur et se méfièrent les uns des autres.

Quand on entreprit de séparer les circoncis des autres, les détenus pensèrent que les adeptes de Jacob, les partisans de Jérusalem, étaient probablement responsables de tout cela. Ces gens étaient toujours restés entre eux, à l’écart des chrétiens, farouchement attachés à leurs coutumes et persuadés de la supériorité de la religion juive sur toutes les autres. De violentes disputes éclatèrent entre les disciples de Céphas et ceux de Paul. En conséquence, les détenus restants se mirent à se dénoncer les uns les autres. Même ceux qui gardaient leur calme se laissèrent aller à l’esprit de vengeance et se mirent à dénoncer. Sans compter ceux qui, par raisonnement, parvinrent à la conclusion que mieux valait accuser le plus possible de gens, voire des personnages haut placés.

« Plus nous serons nombreux, songeaient-ils, plus il sera difficile de faire notre procès. Paul a été relâché. Tigellinus se rendra compte de son erreur quand il verra que nous sommes très nombreux et qu’il a parmi nous des gens influents. »

La nuit durant, on continua donc de cette manière à procéder à l’arrestation de familles entières, à tel point que les prétoriens y suffirent à peine.

Ce fut un bien triste réveil pour Tigellinus, au matin d’une nuit qu’il avait passée, à son habitude, dans l’ivrognerie et la débauche. Ses yeux découvrirent le spectacle d’une foule immense de gens bien vêtus, humblement assis à même le sol et regroupés par familles. On lui montra de longues listes de dénonciations en lui demandant s’il convenait de fouiller les demeures et de procéder à l’arrestation de gens aussi haut placés que des sénateurs et des consuls.

D’emblée, il rejeta tout cela, déclarant que les criminels chrétiens avaient par pure malveillance dénoncé les gens honorables qu’ils pouvaient connaître. Il parcourut donc le champ de manœuvre des prétoriens, son fouet à la main, interrogeant çà et là d’un air menaçant :

— Êtes-vous chrétien ?

Tous ceux qu’il interrogea ainsi reconnurent volontiers, souvent même avec le sourire, qu’ils croyaient au Christ.

C’étaient des gens d’allure si respectable et innocente qu’il n’osa pas lever le fouet contre eux et se convainquit de l’existence de quelque monumentale erreur. Avec l’aide de ses assistants, il calcula qu’il restait encore vingt mille personnes de toutes les origines à arrêter. Punir un tel nombre de gens semblait fou.

Les rumeurs concernant l’arrestation massive des chrétiens s’étaient entre-temps répandues à travers Rome. Tigellinus fut bientôt assiégé par des hordes envieuses et mal intentionnées, prêtes à lui jurer qu’elles avaient vu de leurs yeux vu les chrétiens s’assembler sur les hauteurs pendant l’incendie pour chanter des actions de grâces et appeler le feu du ciel sur la ville.

Dans le praetorium régnait la pagaille la plus complète. Les gens que l’on avait relogés d’urgence sur le Champ de Mars mirent à profit l’occasion pour s’introduire dans les maisons qu’ils savaient chrétiennes et pour piller les boutiques des Juifs et des chrétiens confondus.

Une populace déchaînée, que les vigiles laissaient faire, arriva en traînant des Juifs et des chrétiens ensanglantés pour les livrer à la justice maintenant que les responsables de l’incendie avaient été démasqués. Tigellinus avait conservé suffisamment de calme pour tancer vertement la foule et lui interdire de se faire justice elle-même, quelle que fût la rage compréhensible qui l’animait. L’empereur saurait, promit-il, punir les coupables comme ils le méritaient.

Puis il envoya les prétoriens rétablir l’ordre dans la ville. Tout au long des violences de la matinée, les chrétiens furent plus en sûreté entre les murs du praetorium qu’ils ne l’auraient été chez eux.

Dès l’aube, des réfugiés terrifiés commencèrent à affluer chez moi, sur l’Aventin, dans l’espoir que mon rang et mes fonctions constitueraient pour eux une manière de sauvegarde. Les voisins adoptèrent une attitude menaçante, lançant des pierres et des injures par-dessus les murs de mes jardins. Je n’osai armer mes esclaves, de peur que les chrétiens ne fussent, de surcroît, accusés de résistance armée, et je me contentai donc de renforcer la garde des portes. J’étais placé dans une situation fort désagréable. Heureusement, Claudia avait fini par se laisser convaincre de partir accoucher dans ma propriété de campagne de Caere.

Le souci que je me faisais pour elle me poussait à ne pas me montrer trop dur envers ses chrétiens bien-aimés, de peur de compromettre son accouchement. Ayant réfléchi aux diverses possibilités, j’allai donc leur parler, les exhortant à quitter la ville au plus vite, puisqu’il était évident que quelque chose de terrible s’y tramait contre eux.

Mais ils protestèrent. Personne ne pourrait prouver quoi que ce fût contre eux. Bien au contraire, ils tentaient de vivre à l’écart du vice et du péché. Dans leur faiblesse bien humaine, peut-être avaient-ils péché contre Jésus-Christ, mais jamais ils n’avaient rien fait de répréhensible contre l’empereur ou l’État. Ils souhaitaient donc engager des avocats pour défendre leurs frères et leurs sœurs injustement emprisonnés, auxquels eux-mêmes souhaitaient porter à boire et à manger pour soulager leur détresse. Nous ignorions encore, à ce moment-là, le caractère massif des arrestations qui avaient été opérées.

Pour me débarrasser d’eux, j’allai jusqu’à leur promettre de l’argent et l’asile de mes propriétés de Praeneste et de Caere. Mais ils n’acceptèrent qu’après m’avoir fait promettre d’aller en personne trouver Tigellinus pour plaider la cause des chrétiens emprisonnés. J’avais été préteur moi-même, et serais donc d’un plus grand secours que les avocats des pauvres. Ils finirent par s’en aller à contrecœur, parlant entre eux avec animation. Mon jardin se retrouva désert.

Entre-temps, les chrétiens détenus sur le champ de manœuvre s’étaient organisés et regroupés autour de leurs chefs qui, s’étant concertés, avaient décidé d’oublier leurs querelles intestines pour placer leur espoir dans le Christ seul. Il ne manquerait pas de venir à leur secours. Tous étaient effrayés par les cris de douleur qui provenaient des cellules et berçaient leur angoisse en récitant des prières et en chantant des hymnes d’espoir.

Il y avait parmi eux plusieurs citoyens qui connaissaient les lois et allaient de l’un à l’autre pour les rassurer en leur parlant du précédent impérial dans l’affaire de Paul. Le plus important, désormais, dirent-ils, était que personne ne reconnaisse avoir mis le feu, même menacé des pires tortures. Ces faux aveux seraient épouvantables pour tous les chrétiens. Les prophètes avaient annoncé les persécutions et les souffrances que connaîtraient les adeptes du Christ. Ils pouvaient donc se proclamer chrétiens et rien d’autre.

Quand j’arrivai au prétoire, je fus effaré de voir que tant de gens avaient été arrêtés. Au début, cela me rassura, car même un fou n’aurait pu croire que tous ces gens étaient des incendiaires. Ma rencontre avec Tigellinus se produisait au meilleur moment, car il était en pleine confusion et ne savait plus que faire. Il se précipita d’ailleurs vers moi, m’accusant d’avoir trompé Néron à propos des chrétiens car aucun d’entre eux ne semblait un criminel endurci.

Je rejetai cette accusation avec la dernière emphase et lui affirmai que jamais je n’avais parlé des chrétiens à l’empereur.

— Je n’ai d’ailleurs rien à leur reprocher, poursuivis-je, ils sont parfaitement inoffensifs et leur pire défaut est de se quereller entre eux sur des questions de doctrine, mais ils ne se mêlent jamais de la chose publique, ni même des jeux. Ils ne fréquentent même pas les théâtres. C’est pure folie d’accuser ces gens d’avoir incendié Rome.

Tigellinus m’adressa un sourire inquiétant et, déroulant une de ses listes, y lut mon nom à haute voix.

— Tu es effectivement bien placé pour le savoir, me dit-il avec mépris, puisque tu as été dénoncé comme chrétien. De même que ton épouse, et toute ta maisonnée dont on ne me fournit toutefois pas les noms.

J’eus l’impression qu’une chape de plomb s’abattait sur mes épaules et je demeurai sans voix. Mais Tigellinus éclata de rire et me donna un coup de son rouleau.

— Tu ne crois tout de même pas que je prends de telles choses au sérieux ? me demanda-t-il. Je te connais et je connais ta réputation. Et quand bien même je pourrais te soupçonner, il n’en irait pas de même de Sabine. Ton dénonciateur anonyme ne sait même pas que vous êtes divorcés. Non, non, ce sont des criminels endurcis qui, par pure malignité, entendent démontrer que des Romains parmi les plus nobles ont été entraînés dans leurs superstitions.

« Cependant, poursuivit-il, la conspiration apparaît tout de même comme très importante. Ce qui me surprend le plus, c’est qu’ils sont tous prêts à reconnaître volontiers qu’ils adorent le Christ comme un dieu. Je pense qu’on les a ensorcelés. Et je dois mettre un terme aux manigances des sorciers. Quand ils verront que les coupables sont punis, je suis sûr qu’ils prendront peur et renonceront à leur folie.

— Tu serais peut-être bien inspiré, dis-je prudemment, de détruire les listes que tu détiens. Et d’ailleurs, qu’entends-tu par « les coupables » ?

— Tu as sans doute raison, déclara Tigellinus. Crois-moi si tu veux, mais il y a des sénateurs et des consuls sur ces listes de chrétiens. Il vaudrait mieux tenir ces listes secrètes si nous ne voulons pas humilier devant la plèbe certains de nos Romains parmi les plus nobles. Je crois que je ne vais rien dire à Néron de toutes ces folies.

Il me dévisagea d’un air pénétrant, un éclat moqueur dans ses yeux impitoyables. Je compris qu’il allait conserver ces listes pour faire chanter les gens, car il était évident que tous les citoyens importants seraient prêts à payer n’importe quelle somme pour éviter une telle souillure. De nouveau, je lui demandai ce qu’il avait voulu dire en parlant des coupables.

— J’ai plus d’aveux qu’il ne m’en faut, se vanta-t-il.

Voyant que je refusais de le croire, il m’entraîna vers les caves pour m’y montrer, les unes après les autres, ses victimes demi-mortes qui gémissaient.

— Je n’ai évidemment fait torturer que les criminels marqués au fer et les esclaves fugitifs, ainsi qu’un ou deux autres qui semblaient cacher quelque chose, m’expliqua-t-il. Une bonne raclée a suffi à convaincre la plupart mais, comme tu le vois, il a fallu recourir au fer rouge et aux tenailles dans certains cas. Ils sont assez résistants, ces chrétiens. Quelques-uns sont morts sans rien avouer, en appelant simplement le Christ à leur secours. D’autres ont parlé dès qu’on leur a montré les instruments.

— Et qu’ont-ils avoué ? demandai-je.

— Qu’ils avaient incendié Rome sur ordre du Christ, bien sûr, répondit Tigellinus avec insolence en me regardant droit dans les yeux.

Puis, voyant ma réprobation, il ajouta :

« Ou n’importe quoi. Un ou deux ont vaguement reconnu avoir mis le feu à des maisons en prêtant main forte aux soldats. À vrai dire, voilà tout ce que j’ai obtenu comme preuve d’une quelconque conspiration criminelle. Mais plusieurs hommes qui semblaient en tout point dignes de confiance ont reconnu sans difficulté qu’ils estimaient que leur dieu avait mis le feu à Rome pour punir la ville de ses péchés. Cela n’est-il pas suffisant ? Et d’autres encore m’ont dit qu’ils s’étaient attendus à voir leur dieu descendre du ciel pendant l’incendie pour juger tous ceux qui ne reconnaissent pas la divinité du Christ. Ce genre de chose présente toutes les apparences d’une conspiration contre la chose publique. Il convient donc de punir les chrétiens de leur superstition, soit qu’ils aient mis le feu de leurs propres mains, soit qu’ils aient approuvé ce cruel désastre.

Du doigt, j’indiquai une jeune fille que des lanières de cuir maintenaient sur un banc de pierre tout ensanglanté. Sa bouche saignait et ses membres et sa poitrine avaient été tellement déchirés avec les tenailles qu’elle agonisait d’avoir perdu tant de sang.

— Et cette innocente jeune fille, qu’a-t-elle bien pu avouer ? demandai-je.

Tigellinus frotta ses paumes l’une contre l’autre en évitant mon regard.

— Essaie donc de me comprendre un peu, dit-il. Toute la matinée, j’ai dû travailler sur d’affreux bonshommes. Il fallait bien que je retire un certain plaisir de tout cela, moi aussi. D’ailleurs, j’étais curieux de ce qu’elle pouvait avoir à avouer. Bah ! je n’en ai rien tiré, sinon qu’un grand homme n’allait pas tarder à m’apparaître qui me précipiterait dans le feu pour prix de tout ce que j’ai fait. Une petite acharnée. Décidément, ils n’ont que le feu à la bouche, tous ces gens, comme s’il exerçait sur eux une attirance irrésistible. Il y a des gens qui prennent plaisir à assister à un incendie. Sinon, Néron aurait choisi une autre soirée pour chanter à la tour de Mécène.

Je fis semblant de regarder la jeune fille de plus près, malgré les nausées que ce spectacle me donnait.

— Mais, Tigellinus, lançai-je d’un ton décidé, cette jeune fille me paraît juive.

Horrifié, Tigellinus me saisit le bras.

— Pas un mot à Poppée, surtout ! me dit-il. Comment, au nom de toutes les puissances infernales, suis-je censé reconnaître les Juives des autres ? Ce n’est pas comme les hommes, qui portent sur le corps un signe de reconnaissance. Elle est indiscutablement chrétienne, en tout cas, et n’a jamais voulu renoncer à sa folie alors même que je lui promettais la vie sauve si elle abandonnait ses superstitions. Elle doit avoir été ensorcelée.

Fort heureusement, après cet affreux épisode, Tigellinus avait décidé d’interrompre les tortures et de ramener ses victimes à la vie afin qu’elles pussent affronter le châtiment que l’empereur réservait aux incendiaires. Nous regagnâmes sa propre salle d’interrogatoire où on lui apprit que le sénateur Pudens Publicola de la gens valérienne venait d’arriver en compagnie d’un vieux Juif et exigeait de lui parler.

Désagréablement surpris, il se gratta le crâne et m’adressa un regard d’impuissance.

— Pudens est un vieil imbécile qui ne ferait pas de mal à une mouche, dit-il. Pourquoi serait-il en colère contre moi ? Aurais-je arrêté un de ses clients par erreur ? Reste avec moi pour m’aider, car tu en sais long sur les Juifs.

Le sénateur Pudens entra. Sa vieille tête chenue tremblait de rage. À ma surprise, c’était Céphas qui l’accompagnait, sa vieille crosse de berger à la main, son visage barbu rouge d’indignation. Un jeune homme était avec eux, pâle de frayeur, le jeune Cletus, que j’avais déjà eu l’occasion de voir servir d’interprète à Céphas.

Tigellinus se leva pour accueillir respectueusement le vieillard, mais Pudens se jeta sur lui et fit mine de lui donner un coup de son pied chaussé de pourpre tout en lui criant des injures.

— Maudit maquignon, fornicateur et pédéraste ! vociféra-t-il. Que crois-tu donc manigancer ? Qu’est-ce que ces fausses accusations contre les chrétiens ? Jusqu’où crois-tu pouvoir impunément pousser l’insolence ?

Tigellinus tenta humblement d’expliquer que jamais il n’avait mélangé sa vie privée avec ses fonctions de préfet du prétoire. Il n’était certainement pas le seul pédéraste de Rome et ne rougissait pas d’avoir fait le commerce des chevaux pendant son exil.

— Aussi, cesse de m’injurier, mon cher Pudens, dit-il. Songe à ta dignité et aussi pense que tu t’adresses à moi dans l’exercice de mes fonctions publiques et non dans ma vie privée. Si tu as des accusations à porter, je t’écouterai avec patience.

Céphas leva alors les bras et se mit à son tour à parler d’une voix forte, en araméen, sans m’accorder un regard, faisant mine de ne pas me reconnaître. Tigellinus se tourna vers moi.

— Qui est ce Juif ? demanda-t-il. Et que dit-il ? Et à qui s’adresse-t-il ? J’espère qu’il ne s’agit pas de sorcellerie et qu’on a pris la précaution de le fouiller pour s’assurer qu’il ne porte ni charmes ni amulettes dangereuses.

Tirant sur le bras de Tigellinus, je le contraignis à m’écouter.

— C’est le chef des chrétiens, lui expliquai-je. Le célèbre Céphas. On raconte qu’il a ressuscité des morts et accompli des miracles qui font de Simon le magicien un enfant à côté de lui. Il est sous la protection du sénateur Pudens depuis qu’il l’a guéri d’une maladie.

Tigellinus brandit deux doigts à l’image d’une paire de cornes pour faire barrage aux mauvais esprits.

— C’est un Juif, dit-il fermement. Je n’aurai donc nulle affaire avec lui. Dis-lui de cesser ses sorcelleries et de s’en aller en emportant sa crosse magique. Sinon, je vais me fâcher.

Le sénateur Pudens avait eu le temps de se calmer.

— Le très respecté Céphas, déclara-t-il, est venu en personne répondre de toutes les accusations que tu as inventées contre les chrétiens. Il demande que tu relâches les autres pour le prendre lui à la place. Il est leur berger. Tous les autres, du plus humble au plus grand, ne sont que ses ouailles.

Tigellinus eut un brusque mouvement de recul et son visage brun pâlit sous le hâle.

— Emmène-le, dit-il en hésitant, les lèvres tremblantes. Sinon, je vais le faire fouetter. Dis-lui qu’il ferait d’ailleurs mieux de quitter la ville pour de bon. Sur ordre de l’empereur, j’enquête sur la conspiration fomentée par les chrétiens pour détruire Rome. Certains incendiaires ont déjà avoué, mais je dois reconnaître qu’un grand nombre de chrétiens respectables ignoraient tout de cet affreux projet. Peut-être que ce vieux magicien à la crosse sinistre l’ignorait aussi.

Pudens l’avait écouté bouche bée, la peau flasque de son menton tremblant d’indignation. Puis il secoua la tête.

— Chacun sait, dit-il d’un ton de reproche, que l’empereur lui-même a fait mettre le feu à Rome pour se procurer les terrains qu’il convoitait entre le mont Coelius et l’Esquilin pour ses délirants projets architecturaux. Mais Néron se trompe gravement s’il croit pouvoir faire retomber la responsabilité sur le dos de ces innocents. Puisse-t-il échapper à la colère du peuple si jamais tout cela était révélé.

Tigellinus jeta les yeux tout autour de la pièce comme pour s’assurer que les murs eux-mêmes ne pouvaient nous entendre.

— Tu es vieux, Pudens, dit-il d’un air menaçant. Tu n’as plus la tête très claire. Même en plaisantant, garde-toi bien de colporter de tels ragots. À moins que tu ne te sois fait chrétien toi-même et ne te sois laissé entraîner dans cette aventure parce que tu as perdu tes facultés de jugement ? Sois prudent. Ton nom figure parmi les listes de dénonciations. Évidemment, je ne crois pas un mot de ces accusations : un sénateur ne peut être chrétien.

Il s’efforça de rire, mais garda les yeux fixés sur Céphas, sursautant chaque fois que ce dernier esquissait un geste. Se rappelant son rang et sa position, Pudens se rendit compte qu’il était allé trop loin.

— Je t’accorde qu’il y a peut-être des fanatiques et des zélotes parmi les chrétiens, dit-il, et peut-être même de faux prophètes. Un loup déguisé en agneau aura peut-être réussi à se glisser parmi eux. Mais Céphas répondra pour eux tous lors du procès. Espérons seulement qu’il ne soit pas amené, par l’esprit, à prononcer des paroles qui terrifieront jusqu’à Néron lui-même.

Tigellinus retrouva lui aussi un semblant de calme.

— Je ne suis animé d’aucun mauvais sentiment à ton égard, répondit-il. Je suis toujours prêt à rencontrer les gens à mi-chemin. Mais il se trouve que ton magicien juif ne peut répondre pour les autres dans cette affaire. Il jouit des mêmes droits et privilèges particuliers que tous les autres maudits Juifs. Néron m’a expressément interdit de mêler un seul Juif à cette affaire, car Hercule lui-même ne serait pas de force à démêler les Juifs fidèles des hérétiques dans les écuries d’Augias de leurs querelles religieuses. J’estime quant à moi que Rome serait une ville bien supérieure si elle était débarrassée des Juifs. Mais c’est une opinion personnelle qui n’a rien à voir en l’occurrence. Je dois obéir à l’empereur.

J’exposai brièvement la position juridique de Tigellinus à Cletus qui la traduisit pour Céphas dont le visage s’empourpra de nouveau. Il tenta de se maîtriser et parla d’abord calmement, mais la colère l’emporta et il se remit à fulminer d’une voix tonnante. Cletus tenta de traduire, j’intervins moi-même tandis que Pudens exposait sa propre position. Nous vociférâmes ainsi tous ensemble sans comprendre un mot de ce que disaient les autres.

Pour finir, Tigellinus éleva les deux mains et réclama le silence.

— Assez ! s’écria-t-il. Par respect pour tes cheveux blancs, ô Pudens, et pour m’attirer les faveurs de ce puissant magicien, je suis prêt à libérer dix ou vingt, disons une centaine de chrétiens qu’il désignera lui-même. Il peut sortir sur le champ de manœuvre pour choisir. J’ai trop de chrétiens sur les bras, de toute façon, et serai trop heureux d’être débarrassé d’une partie d’entre eux d’une manière intelligente.

Mais Céphas rejeta cette suggestion raisonnable, non sans y avoir réfléchi quelques instants. Il s’entêta, soutenant que c’était à lui d’être arrêté tandis que tous les autres seraient relâchés. C’était là une demande insensée, mais, en y réfléchissant, je compris que c’était au contraire la plus sensée de son point de vue à lui. S’il choisissait une ou deux centaines de prisonniers parmi cette foule immense, cela ne pourrait que faire empirer les soupçons qui séparaient les uns des autres les divers chrétiens, au moment même où les porte-parole des différentes tendances commençaient à s’entendre.

Nos négociations étaient bloquées et, malgré la crainte que lui inspirait la magie de Céphas, Tigellinus ne tarda pas à perdre patience en constatant que son autorité était remise en question. Il se précipita hors de la pièce et nous l’entendîmes enjoindre aux gardes de chasser du camp à coups de fouet ce Juif présomptueux.

— Sans violence inutile, ajouta-t-il. Et ne vous avisez pas de lever le petit doigt sur le sénateur Pudens Publicola !

Mais Tigellinus eut du mal à faire obéir ses prétoriens, car ceux d’entre eux qui avaient entendu parler Paul pendant sa détention en avaient conçu un respect durable pour les chrétiens. Ils mirent en garde leurs camarades, et Tigellinus lui-même – qu’épouvantait la magie de Céphas – ne savait trop comment les contraindre. Le centurion du prétoire lui-même le mit en garde : mieux valait de pas lever la main contre un aussi saint homme.

Pour finir, Tigellinus fut contraint de promettre un mois de solde supplémentaire à quiconque chasserait Céphas du camp et l’empêcherait d’y pénétrer de nouveau. De cette manière, il parvint à rassembler cinq rudes gaillards qui s’encourageaient mutuellement en clamant que l’au-delà ne les effrayait pas. Après avoir avalé d’un trait une mesure de vin, ils pénétrèrent dans la salle d’interrogatoire et entreprirent d’en faire sortir Céphas à grands coups de fouet.

Pudens ne put intervenir, car même un sénateur ne peut aller contre un ordre militaire. Il ne put qu’injurier Tigellinus et l’abreuver de menaces. Le préfet du prétoire, lui, se tenait à bonne distance et encourageait ses prétoriens de la voix.

Les lanières armées de plomb s’abattaient sur la tête et les épaules de Céphas, mais le grand vieillard se contenta de se redresser en souriant et de bénir les soldats en les invitant à frapper plus fort car c’était pour lui une joie de pouvoir souffrir pour le Christ.

Afin de faciliter la tâche de ses bourreaux, il retira son lourd manteau et, pour éviter qu’il ne soit tout éclaboussé de sang, le tendit au sénateur Pudens. Ce dernier eût été heureux de le tenir mais, naturellement, je ne pouvais le laisser faire eu égard à son rang et je m’en saisis donc.

Fous de peur, Tes soldats abattaient leur fouet de toutes leurs forces et il leur arrivait même de se blesser mutuellement par accident. Le sang ruisselait sur le visage de Céphas et dans sa barbe grise. Sa tunique fut vite réduite en lambeaux et le sang éclaboussa le sol et les murs, de telle sorte que Pudens et moi-même nous écartâmes. Mais plus les soldats le battaient, plus Céphas souriait avec ravissement, poussant même de petits cris de plaisir et demandant au Christ de bénir ceux qui lui procuraient une telle joie.

Témoin de cette scène cruelle, Tigellinus était plus que jamais convaincu que Céphas était un redoutable sorcier, pire encore qu’Apollonios de Tyane, puisqu’il était insensible à la douleur. Il ordonna donc en criant aux soldats de laisser là leurs fouets pour emporter Céphas hors du prétoire.

Ils avaient peur de le toucher mais toute cette affaire commençait à entamer leur honneur de soldat. Encouragés par les rires et les cris de leurs camarades, ils poussèrent des jurons sonores et s’emparèrent de Céphas, lui faisant perdre l’équilibre. Sans les frapper ni leur faire de mal, il leur opposa la résistance farouche d’un taureau.

Ils parvinrent à lui faire franchir l’arche de marbre et arrivèrent sur les marches. Là, il leur échappa et promit de marcher de son plein gré jusqu’à la porte du champ de manœuvre s’ils voulaient bien le fouetter tout le long du chemin. Les soldats le laissèrent volontiers, affirmant que leurs bras étaient paralysés par sa force et que leur flagellation avait perdu tout mordant.

Les détenus chrétiens se précipitèrent joyeusement à la rencontre de Céphas, criant son nom et s’agenouillant de part et d’autre de son chemin en signe de respect. Il leur dit d’être fermes dans l’épreuve et, souriant avec joie, il éleva les bras en criant le nom du Christ. Les prisonniers reprirent confiance et courage et, tandis qu’ils voyaient Céphas tout sanglant quitter le champ de manœuvre sous les coups de fouet, ils perdirent leur méfiance à l’encontre les uns des autres.

Céphas était décidé à demeurer à l’extérieur du portail, sans manger ni boire, mais Pudens parvint à le convaincre de rentrer et le confia aux membres de sa suite qui le ramenèrent discrètement chez le sénateur. Pour se faire, il laissa à Céphas l’usage de sa propre litière, alors que le vieil homme aurait préféré rentrer à pied mais dut reconnaître qu’il titubait sous le coup de l’émotion et de la perte de sang. Puis Pudens revint sur ses pas pour négocier avec Tigellinus d’une manière plus raisonnable et plus romaine.

Quand Tigellinus vit que les prisonniers se pressaient dans la cour du prétoire, il recouvra brusquement la raison et ordonna aux soldats de les refouler vers le champ de manœuvre tout en enjoignant aux chrétiens les plus proches de nettoyer les taches de sang qui maculaient le plancher et les murs de la salle d’interrogatoire.

Les détenus s’entre-regardèrent d’un air ébahi car ils n’avaient ni brosse ni récipient. Tigellinus éclata de rire.

— Léchez pas terre si vous le voulez, dit-il, ça m’est bien égal ! Tout ce que je veux, c’est que ce soit propre.

Les chrétiens s’agenouillèrent donc et épongèrent soigneusement jusqu’à la dernière goutte de sang à l’aide de leurs vêtements et de leurs foulards, car, à leurs yeux, ce sang consacré à leur dieu leur rappelait les souffrances du Christ.

En homme avisé, Pudens songea à sauver ce qui pouvait l’être et en appela bravement à Tigellinus pour qu’il respectât sa promesse de libérer une centaine de chrétiens choisis parmi les prisonniers. Tigellinus ne demandait qu’à lui faire ce plaisir par égard pour sa famille et accepta donc très volontiers.

— Quant à moi, je ne vois même pas d’inconvénient à ce que tu en choisisses deux cents si tu veux, dit-il. Parmi ceux qui nient avoir participé à l’incendie de la ville.

Pudens se dirigea rapidement vers le champ de manœuvre pour ne pas lui laisser le temps de se raviser, mais Tigellinus réfléchit quand même suffisamment vite pour lancer :

— Cela fera cent sesterces dans ma bourse personnelle pour chaque chrétien libéré !

Il savait que Pudens n’était pas riche et parvenait tout juste à assembler un revenu suffisant à son rang de sénateur. L’empereur Claude avait un jour acquitté la différence sur sa bourse personnelle afin d’éviter à Pudens d’être radié du sénat pour pauvreté. Tigellinus estimait donc ne pas pouvoir lui demander une plus forte somme.

Parmi les prisonniers si nombreux, Pudens choisit les hommes qu’il savait proches de Céphas et les femmes qui avaient laissé de jeunes enfants à la maison ou avaient quelque autre cause d’être pressées de retrouver leur foyer et leur maisonnée. Il jugea inutile de faire libérer les jeunes filles car il supposait qu’elles ne pourraient pas être accusées d’incendie volontaire, comme d’ailleurs l’ensemble des femmes qu’aucun tribunal ne condamnerait jamais avec des preuves aussi frêles.

Il se contenta de réconforter ses propres amis, les assurant qu’étant des hommes respectés ils allaient certainement être libérés bientôt. On ne se bousculait pas autour de lui, et il y en eut même, parmi ceux qu’il avait choisis, pour décliner son offre et demander à demeurer avec leurs coreligionnaires pour partager leurs épreuves.

Il choisit pourtant plus de deux cents personnes et se mit à marchander avec Tigellinus qui finit par se contenter d’une somme forfaitaire de dix mille sesterces pour le contingent entier.

Ému par tout cela, je demandai à mon tour si je pouvais moi aussi racheter quelques personnes que j’avais reconnues pour des adeptes de Paul. Songeant à l’unité des Juifs, j’estimais qu’il valait mieux éviter les propos malicieux que ne manquerait pas de susciter un quelconque traitement de faveur au bénéfice de Céphas et de ses adeptes.

Ces derniers considéraient l’enseignement de Paul comme inutilement compliqué, tandis que ceux qui suivaient Paul se glorifiaient au contraire d’une compréhension des mystères divins supérieure à celle des autres. Et je me réjouissais à l’avance de pouvoir me vanter auprès de Claudia d’avoir secouru des chrétiens dans le malheur sans motif d’intérêt personnel.

Tigellinus ne me demanda même pas d’argent, car il aurait besoin de mon aide pour une présentation impartiale des superstitions chrétiennes devant le tribunal. Mais aussi parce qu’il avait conçu un certain respect pour moi en constatant que je ne semblais pas avoir peur de Céphas et que j’étais demeuré auprès de lui pendant l’entrevue. Il m’exprima sa gratitude en quelques mots bourrus.

Pour lui-même, il était encore victime d’une saine terreur, car les soldats qui avaient saisi Céphas avaient complètement perdu l’usage de leurs bras. Ils se plaignaient pitoyablement de cette paralysie qu’ils devaient, disaient-ils, aux ordres du préfet qui leur avait enjoint de toucher un puissant magicien. Je crois qu’ils exagéraient délibérément leur mal pour obtenir plus d’argent. Du moins n’entendis-je jamais dire par la suite qu’ils eussent souffert de conséquences durables.

Tigellinus estimait désormais qu’il était prêt à soumettre l’affaire à Néron. Il me demanda de l’accompagner puisque je manifestais une certaine connaissance du sujet et que je semblais même connaître personnellement quelques chrétiens. Il était convaincu que c’était là mon devoir, car j’avais contribué à tromper Néron en donnant de faux renseignements à Poppée. Il estimait aussi que la compassion dont j’étais manifestement animé à l’égard des chrétiens équilibrait tout le mal qu’il croyait avoir découvert par ses interrogatoires. De cette manière, la présentation des faits serait plus impartiale.

Nous partîmes à cheval pour l’Esquilin car, pour accélérer les travaux de reconstruction de la ville, maintenant que les rues avaient été élargies, attelages et montures étaient désormais autorisés pendant la journée. Néron était d’une humeur charmante. Il venait de faire un bon repas en compagnie de sa suite, avait bu du vin, puis s’était rafraîchi par un bain froid, de manière à pouvoir continuer à manger et à boire jusqu’au soir – comme il avait coutume de le faire à l’occasion.

Il était immensément satisfait d’avoir trouvé ce qu’il jugeait une excellente méthode politique pour détourner l’attention du peuple vers les criminels chrétiens, faisant ainsi taire les rumeurs désobligeantes. Il ne se troubla nullement en apprenant de Tigellinus le nombre énorme de chrétiens détenus, car il persistait à croire qu’il s’agissait seulement d’une canaille criminelle.

— Il s’agit seulement de trouver un châtiment à la mesure de leur épouvantable crime, dit-il. Plus le châtiment sera sévère, plus le peuple se convaincra de la réalité de leur crime. En même temps, nous songerons à organiser des jeux et des spectacles comme le peuple ne s’en est jamais vu offrir. Nous ne pouvons utiliser l’amphithéâtre de bois, dont les caves servent encore de logements d’urgence pour les réfugiés. Quant au grand cirque, il est en cendres. Il faudra donc se servir de mon cirque sur le Vatican. On y sera un peu à l’étroit, bien sûr, mais on peut y organiser le spectacle et prévoir un festin dans mes jardins sous le Janicule.

Je ne savais trop ce qu’il avait à l’esprit, mais fus assez audacieux pour lui faire remarquer qu’il serait d’abord nécessaire d’organiser le procès public des coupables et qu’il ne serait pas facile d’accuser d’incendie volontaire un grand nombre de gens sur la base des preuves dont on disposait.

— Pourquoi public ? demanda Néron. Les chrétiens sont des criminels et des esclaves fugitifs qui ne jouissent pas de la citoyenneté. Nul besoin d’un collège de cent hommes pour juger des gens pareils. Un simple décret du préfet suffira.

Tigellinus expliqua alors qu’un nombre surprenant de ceux qu’il avait arrêtés étaient des citoyens et qu’on ne pouvait les accuser de rien, sinon d’avoir reconnu qu’ils étaient chrétiens. Il expliqua aussi qu’il allait avoir du mal à garder plus de cinq mille personnes sur le champ de manœuvre du prétoire plusieurs jours durant.

Les citoyens arrêtés semblaient de surcroît posséder des fortunes suffisantes pour prolonger la procédure en faisant appel devant l’empereur, quand bien même ils auraient été condamnés par les tribunaux ordinaires. L’empereur devait donc décider à l’avance si le fait de se reconnaître chrétien était une raison suffisante pour être condamné.

— As-tu bien dit cinq mille ? demanda Néron. Personne n’a jamais utilisé tant de gens à la fois dans un spectacle, pas même pour un triomphe. Je pense qu’un seul spectacle suffira. Nous ne pouvons organiser un festin sur plusieurs jours. Cela ne ferait que retarder encore les travaux de construction. Pourrais-tu leur faire traverser la ville sur-le-champ pour les mener jusqu’à mon cirque ? Cela donnera au peuple un avant-goût du spectacle et l’occasion de donner libre cours à sa colère pour des crimes aussi affreux. Quant à moi, je ne verrais pas d’inconvénient à ce qu’il mette en pièces quelques-uns d’entre eux en chemin, à condition qu’il n’y ait pas trop de désordre.

Je compris que Néron ne se rendait pas encore très bien compte de l’affaire ni de ses proportions.

— Tu ne comprends donc pas ? lui dis-je. La plupart d’entre eux sont des gens respectables et honorables, il y a parmi eux des adolescents, filles et garçons, que personne ne pourrait soupçonner du moindre mal. Beaucoup portent la toge. Tu ne peux sérieusement envisager de permettre à la plèbe d’outrager la toge romaine.

Le visage de Néron se rembrunit et il me coula un regard malveillant, tandis que son cou épais et son gras menton se durcissaient.

— Tu doutes manifestement de mes pouvoirs de compréhension, Manilianus, me dit-il, m’appelant ainsi par mon nom de famille pour manifester son désagrément.

Mais il éclata presque aussitôt d’un grand rire, car il venait d’avoir une autre idée.

« Tigellinus n’aura qu’à les faire dévêtir avant la marche à travers Rome, suggéra-t-il. La plèbe s’amusera plus encore et personne ne saura qui est respectable et qui ne l’est pas.

Puis il secoua la tête.

« Leur apparente innocence, poursuivit-il, est toute de surface. Ma propre expérience m’a appris à me méfier de ceux qui cachent leur méchanceté sous le masque de la piété et de la vertu. Tout ce que j’ai appris de la superstition chrétienne mérite les pires châtiments. Voulez-vous entendre de quoi il s’agit ?

Il nous regarda d’un air inquisiteur. Je savais que mieux valait garder le silence quand Néron désirait parler, aussi lui demandâmes-nous de continuer.

« La superstition chrétienne est si honteuse et si horrible que seul l’Orient pouvait lui donner naissance. Les chrétiens pratiquent une magie repoussante et menacent d’incendier un jour le monde tout entier. Ils se reconnaissent en échangeant des signes secrets et s’assemblent le soir, derrière des portes closes, pour manger de la chair humaine et boire du sang. Pour ce faire, ils s’emparent des enfants que leurs confient des gens sans méfiance et ils les sacrifient pendant leurs réunions secrètes. Quand ils ont mangé et bu, ils s’adonnent à la fornication de toutes les manières, naturelles et contre nature. Ils s’accouplent même à des animaux, du moins à des moutons, d’après les rapports que j’ai reçus.

Il jeta un regard triomphal tout autour de lui. Je pense que Tigellinus fut très contrarié d’avoir ainsi été prévenu par Néron avant d’avoir pu rendre compte du résultat des interrogatoires qu’il avait menés. Ou peut-être voulut-il parler pour affirmer qu’il maîtrisait bien la situation – quoi qu’il en soit, il prit la parole.

— On ne peut tout de même pas leur faire un procès pour fornication, dit-il. Je connais des gens pas très loin d’ici qui s’assemblent derrière des portes closes pour forniquer ensemble.

Néron éclata de rire.

— C’est tout différent, dit-il. Du moment que ces gens sont tous d’accord entre eux et s’assemblent pour la seule recherche du plaisir. Encore qu’il est inutile de mentionner ces choses en présence de Poppée, elle n’est pas aussi tolérante qu’on pourrait le souhaiter. Mais les chrétiens, eux, font tout cela comme une espèce de complot, en l’honneur de leur dieu et dans l’espoir d’obtenir des avantages sur les autres hommes. Ils croient que tout leur est permis à eux et que le jour où ils arriveront au pouvoir, ils pourront juger tous les autres. C’est là une idée qui pourrait être politiquement dangereuse si elle n’était pas ridicule.

Nous ne nous joignîmes pas à son rire un peu forcé.

— Les caves du cirque du mont Vatican sont beaucoup trop petites pour cinq mille personnes, dit alors Tigellinus. Je continue de penser qu’il est inutile de mêler des citoyens à cette affaire. Je propose que tu m’autorises à libérer tous ceux qui s’engageront honnêtement à renoncer à la superstition chrétienne et qui sont, pour le reste, des citoyens honorables.

— Mais alors il n’en restera pas beaucoup à punir, protesta Néron. Ils profiteront évidemment tous de cette chance si elle leur est offerte. Tous ont trempé dans le complot de la même manière, même s’ils n’ont pas participé à l’incendie proprement dit. Si j’estime qu’ils sont vraiment beaucoup trop nombreux, ce qui m’étonnerait étant donné l’horreur du crime, je les autoriserai à tirer au sort entre eux. C’est bien ce qu’on fait à la guerre, quand une légion a subi une défaite déshonorante. Ce fut ainsi que Corbulon a été autorisé à procéder à la décimation de ses troupes en Arménie, par tirage au sort. Il tomba aussi bien sur des héros que sur des lâches. Je suggère que tu organises un tirage au sort pour faire libérer un chrétien sur dix. Le châtiment des autres suffira probablement à les effrayer et la superstition chrétienne disparaîtra de Rome à tout jamais.

Tigellinus fit alors remarquer que personne ne l’avait encore accusé de faire preuve d’une mansuétude exagérée dans son office.

— Mes vues sont purement pratiques, dit-il encore. Exécuter cinq mille personnes de manière artistique, comme tu souhaites le faire, n’est pas faisable en un seul jour dans ton petit cirque, même si nous devions hérisser les jardins de croix. Moi, je m’en lave les mains. Évidemment, si tu ne veux rien d’artistique mais seulement une exécution de masse, alors on peut l’organiser mais je doute fort que la plèbe y prenne grand plaisir. Il n’y a rien de plus monotone et de plus ennuyeux qu’une succession d’exécutions tout au long de la journée.

Nous demeurâmes tous sans voix devant le cynisme de ces déclarations. Nous nous étions tous imaginé qu’il s’agissait d’exécuter une vingtaine de chrétiens pendant que tous les autres donneraient une manière de spectacle. Pétrone secoua la tête et s’empressa de dire :

— Non, mon Seigneur, ce serait de mauvais goût.

— Je ne veux pas qu’on t’accuse et moi peut-être avec, d’ignorer les droits des citoyens, reprit Tigellinus. Il faut frapper le fer quand il est chaud. L’affaire est assez urgente. Je dispose d’une dizaine d’aveux complets qui ne suffiraient pas pour un procès public, et d’ailleurs tous ceux qui ont avoué ne peuvent plus être montrés en public.

Nous lui adressâmes des regards qui durent le troubler car il s’empressa d’ajouter :

« Beaucoup sont morts en cherchant à s’évader. Ce sont des choses qui arrivent fréquemment.

De nouveau, j’eus le sentiment qu’une chape de plomb s’abattait sur mes épaules, mais il fallait que je prenne la parole.

— Écoute, ô Imperator ! m’écriai-je. Je connais les chrétiens, leurs coutumes et leurs habitudes. Ce sont des gens paisibles qui restent entre eux sans se mêler des affaires de l’État et qui évitent le mal. Je ne sais d’eux que de bonnes choses. Peut-être sont-ils bêtes de croire qu’un certain Jésus de Nazareth, qu’ils appellent le Christ et qui fut crucifié quand Ponce Pilate était procurateur en Judée, va revenir les libérer du péché et leur donner la vie éternelle. Mais la bêtise en elle-même n’est pas un crime !

— Mais c’est exactement cela, dit Néron avec impatience, ils se figurent que leurs pires crimes seront pardonnés parce que tout leur est permis. Si ce n’est pas là un enseignement dangereux, j’aimerais que tu me dises ce qui est dangereux pour l’État !

Quelqu’un déclara alors d’une voix hésitante qu’on s’exagérait peut-être le danger que représentaient les chrétiens. Peut-être suffirait-il d’en punir un certain nombre pour que les autres prennent peur et renoncent à leur superstition.

— À vrai dire, ils détestent l’humanité, triompha Tigellinus. Ils croient que le Christ apparaîtra et te condamnera toi, ô Seigneur, ainsi que moi dans mon immoralité, et que nous brûlerons tous les deux comme châtiment de nos mauvaises actions.

Néron haussa les épaules et éclata de rire. Il faut dire à son crédit qu’il ne s’offusquait point des critiques dirigées contre ses faiblesses personnelles et traitait avec humour et générosité les auteurs de vers malicieux contre sa personne.

Mais il leva bien vite les yeux quand il entendit Tigellinus lancer, s’étant tourné vers moi :

— N’est-ce pas toi, Minutus, qui disait que les chrétiens n’aiment même pas le théâtre ?

— Détestent-ils le théâtre ? demanda Néron en se levant lentement, car c’était là plus qu’il n’en pouvait supporter. Dans ce cas, ce sont réellement les ennemis du genre humain qui méritent tous les châtiments. Nous les accuserons d’être des incendiaires et des ennemis du genre humain. Personne ne se dressera alors pour les défendre.

Je me levai à mon tour, les genoux tremblant violemment.

— Seigneur, protestai-je avec obstination, il m’est arrivé à l’occasion de participer à un repas sacré des chrétiens. Je puis témoigner sous serment qu’il ne s’y passe rien de répréhensible. Ils buvaient du vin, mangeaient du pain et d’autres aliments ordinaires. Puis ils disaient que ces aliments représentaient la chair et le sang du Christ. Après le repas, ils s’embrassaient, mais cela n’a rien de répréhensible.

D’un geste, Néron balaya mes paroles comme on chasse une mouche importune.

— Tu m’ennuies, Manilianus, dit-il. Nous savons tous que tu n’es pas précisément un génie, malgré tes qualités. Les chrétiens se seront joués de toi.

— Exactement, dit Tigellinus. Notre Minutus est bien trop crédule. Les magiciens chrétiens lui ont brouillé la vue. J’ai moi-même rencontré des difficultés considérables pendant les interrogatoires. Extérieurement, ils se montrent dociles et doux, ils semblent respectables et s’attirent les faveurs des pauvres en leur offrant à manger. Mais quiconque cherche à percer leurs mystères s’expose aux coups de leur magie.

Nous parvînmes seulement à convaincre Néron que deux ou trois mille prisonniers suffiraient à son spectacle et il autorisa Tigellinus à libérer ceux qui renonceraient à leur superstition, à condition qu’il en restât suffisamment pour le procès.

— Entre-temps, suggéra-t-il, imaginons quelque chose qui amusera la plèbe. Et toi, Tigellinus, veille à ce qu’il y ait des jeunes gens en bonne santé, filles et garçons, et pas seulement des esclaves marqués au fer.

En regagnant le camp des prétoriens en compagnie de Tigellinus, je croyais encore que Néron envisageait quelque farce théâtrale honteuse comme châtiment de la plupart des chrétiens qui seraient relâchés ensuite, après quelques exécutions pour satisfaire la plèbe.

Tigellinus ne disait rien. Il caressait ses propres projets, dont j’ignorais encore tout.

Nous sortîmes sur le champ de manœuvre. Les prisonniers étaient épuisés par le soleil car la journée d’automne était chaude. Ils avaient reçu des aliments et de l’eau fournie par la ville, mais en quantité insuffisante pour leur nombre. Certains que tourmentaient la faim et la soif demandèrent à être autorisés à pourvoir à leurs propres besoins, comme la loi et la coutume leur en donnaient le droit.

Apercevant un homme respectable vêtu d’une toge, Tigellinus lui adressa amicalement la parole.

— As-tu participé à l’incendie volontaire de Rome ? lui demanda-t-il, puis, sur une réponse négative, il poursuivit : As-tu jamais été puni dans le passé pour quelque crime honteux ?

Quand il eut reçu une réponse satisfaisante, il s’écria tout joyeux :

— Parfait ! Tu as l’air d’un homme honorable. Tu es libre si tu me promets de renoncer au pernicieux enseignement du Christ. J’imagine que tu disposes bien d’une centaine de sesterces pour couvrir les frais de ton arrestation ?

Mais il fut désagréablement surpris (et, à vrai dire, je fus surpris moi aussi) de s’entendre répondre, par tous ceux qu’il interrogea de la sorte, qu’il leur était impossible de renier le Christ qui les avait sauvés de leur péchés et appelés dans son royaume. Pour le reste, ils déclarèrent qu’ils seraient heureux de rentrer chez eux et de payer cinquante, cent, voire cinq cents sesterces pour rembourser à l’État les frais qu’ils lui avaient occasionnés.

En désespoir de cause, Tigellinus se contenta de faire la sourde oreille après avoir marmonné la question « Tu abjures le Christ, n’est-ce pas ? » pour conclure : « Très bien, tu peux partir, tu es libre. » Il cessa même d’exiger le paiement d’un pot-de-vin, désireux de voir partir au plus vite les plus respectables de ceux qu’il avait fait arrêter. Nombre d’entre eux étaient d’ailleurs si obstinés qu’ils revinrent secrètement et se dissimulèrent parmi les autres chrétiens.

Entre-temps, il fit répandre par les prétoriens le bruit que les responsables de l’incendie allaient être conduits sous escorte à travers les ruines, le long de la voie Sacrée, jusqu’à l’autre rive du Tibre où ils seraient enfermés dans le cirque de Néron, sur le Vatican. Il fit savoir aux gardes qu’il ne verrait aucun inconvénient à ce que quelques prisonniers puissent s’échapper en chemin pour se mêler à la foule. Quelques-uns des vieillards et certaines des femmes les plus faibles firent remarquer que le trajet était fort long, mais Tigellinus plaisanta. Il ne pouvait, hélas ! mettre des litières à la disposition de tous pour cette petite promenade.

Une populace hurlante se massa le long du trajet pour jeter de la terre et des pierres aux chrétiens, mais leur procession s’avéra si inimaginablement longue que les pires trublions se lassèrent bien avant que la fin du triste défilé fût en vue. J’allais et venais quant à moi le long du cortège sur ma monture, veillant à ce que les prétoriens fissent leur devoir et protégeassent les prisonniers des violences de la foule.

Certains de ces malheureux avaient reçu de tels coups qu’ils s’effondraient et demeuraient prostrés au milieu de leur propre sang répandu. Mais, quand nous atteignîmes la voie Sacrée et que le ciel s’empourpra tandis que les ombres s’allongeaient, un calme étrange s’empara de la foule massée sur le trajet. Ce fut comme si la ville entière était brusquement plongée dans un silence de mort. Les prétoriens jetaient des regards inquiets dans toutes les directions, car le bruit s’était répandu que le ciel allait s’ouvrir et le Christ en descendre dans toute sa gloire pour porter secours à son peuple.

Épuisés de faim, de soif et de manque de sommeil, bien des chrétiens s’asseyaient au bord de la route quand leurs jambes refusaient de les porter. La foule avait cessé de les importuner. Ils appelaient les autres, les suppliant de ne pas les abandonner en arrière mais de leur permettre de partager la joie du Christ. Alors, les plus entreprenants parmi les chrétiens louèrent certains des chariots qui servaient au transport des décombres et des pierres de taille et y chargèrent ceux qui étaient tombés. Le cortège fut bientôt suivi d’un centaine de chariots, de telle sorte que personne ne fut laissé en arrière. Tigellinus ne fit rien pour s’y opposer, mais s’écria en jurant que les chrétiens faisaient montre d’une persévérance dans la bêtise qu’il n’eût jamais crue possible.

Mais il commit l’erreur de mener la procession par l’île d’Esculape et la partie juive du Vatican. Le crépuscule était déjà tombé et, quand la populace qui suivait le cortège vit les Juifs, elle recommença à s’agiter, entreprit de les malmener et de pénétrer par effraction dans les maisons pour les piller. Tigellinus fut contraint d’ordonner à la quasi-totalité de l’escorte de s’occuper du maintien de l’ordre, de telle sorte que ce fut livrés à eux-mêmes que les chrétiens trouvèrent le chemin du cirque.

J’entendis les hommes et les femmes qui ouvraient la marche s’interroger sur le fait de savoir s’ils suivaient le bon chemin. Il y en eut quelques-uns pour s’égarer dans l’obscurité des jardins d’Agrippine mais, vers l’aube, tous avaient fini par gagner le cirque. On a prétendu que pas un seul d’entre eux ne s’était enfui, ce que j’ai du mal à croire. La nuit venue, tandis que l’émeute faisait rage dans le quatorzième district de la ville, quiconque le désirait aurait pu sans mal regagner discrètement sa maison.

Naturellement, il n’y avait pas assez de place pour recevoir un si grand nombre de gens dans les caves et les écuries, et beaucoup d’entre les prisonniers durent s’étendre sur le sable de l’arène. Tigellinus les autorisa à se confectionner des paillasse en se servant dans le grenier à foin et il fit ouvrir l’eau des écuries.

Remarquant des enfants qui avaient perdu leurs parents et des jeunes filles que les prétoriens avaient fait mettre à l’écart de la foule pour les violer – de manière à satisfaire ainsi la loi romaine qui interdit de faire subir à des vierges un châtiment physique – je leur enjoignis d’un ton sévère, au nom du Christ, de rentrer chez eux. Je savais que c’était la seule façon de me faire obéir d’eux. Je ne fus d’ailleurs pas le seul à invoquer ainsi le nom du Christ. J’entendis les prétoriens qui surveillaient la distribution d’eau donner maladroitement leurs ordres au nom du Christ, comprenant que c’était là le seul moyen de mettre un peu d’ordre.

Abattu, je rejoignis Tigellinus et nous retournâmes rendre compte à Néron sur l’Esquilin.

— Où étais-tu passé ? demanda impatiemment Néron en m’apercevant. Pour une fois que j’avais besoin de toi. Dis-moi, quels animaux sauvages possèdes-tu dans ta ménagerie ?

Je lui dis que le choix était très limité car nous avions été contraints de réduire le nombre des animaux en raison de la pénurie d’eau et de fourrage qui avait résulté de l’incendie. Pour les chasses, lui dis-je naïvement, il me reste seulement des bisons hyrcaniens et des chiens. Sabine, elle, possédait évidemment ses lions.

— Mais, ajoutai-je sombrement, avec les nouvelles charges écrasantes que représente la taxe sur les eaux, je crois que nous ne serons pas en mesure d’accroître le nombre de nos pensionnaires.

— Depuis le début de mon règne, dit Néron, on m’accuse de mollesse. On prétend que j’élargis encore le gouffre qui sépare le peuple de ses anciennes vertus romaines. Eh bien, pour une fois, ils auront ce qu’ils veulent, d’aussi mauvais goût que cela puisse me sembler personnellement. De toute manière, l’horreur du crime des chrétiens et leur obstination dans la haine du genre humain justifient tous les châtiments. On les livrera donc aux fauves. J’ai déjà passé en revue la légende pour trouver quelques idées de tableaux. Cinquante vierges pourront figurer les Danaïdes dont cinquante jeunes hommes seront les partenaires. Dircé, elle, fut liée aux cornes d’un taureau.

— Mais, protestai-je, depuis le début de ton règne les pires criminels eux-mêmes n’étaient plus livrés aux fauves ! Je croyais que nous en avions fini avec ces coutumes barbares. Je n’ai donc pas les moyens d’organiser ce genre de spectacle. Je manque de fauves. Non, non, il n’en est pas question !

Le cou de Néron s’enfla de rage.

— Rome se trompe si elle croit que j’ai peur de voir du sang répandu sur le sable, s’écria-t-il. Tu feras ce que je t’ai dit. Celles que tu choisiras pour représenter Dircé seront liées aux cornes des bisons. Tes chiens pourront en tailler en pièces une bonne centaine.

— Mais, Seigneur, répondis-je, ils sont dressés à n’attaquer que des fauves. Ils ne mordront pas des humains.

Puis, après quelques instants de réflexion, j’ajoutai prudemment :

« Bien sûr, nous pourrions armer les prisonniers et leur faire donner la chasse au bison avec les chiens. Même des chasseurs expérimentés laissent leur vie dans ce genre de chasse. Tu en as fait toi-même l’expérience.

Néron fixa les yeux sur moi, puis parla d’une voix dangereusement douce.

— T’opposerais-tu à mes souhaits, Manilianus ? demanda-t-il. Je crois t’avoir clairement fait comprendre le genre de spectacle que je désire te voir organiser demain.

— Demain ! me récriai-je. Mais tu n’y penses pas, Seigneur ! Je n’aurai jamais le temps.

Néron recommença à me dévisager.

— Rien n’est impossible à Néron, dit-il d’un ton suffisant. Demain commencent les ides. Le sénat s’assemble à l’aube et je l’informerai de la découverte des incendiaires. Dès que le sénat tout entier aura eu le temps de se rendre au cirque, le spectacle commencera. Dans un cas comme celui-ci, ma décision constitue à elle seule un verdict juridiquement valide et il n’y aura donc pas de procès. Mes amis érudits ici présents sont tous d’accord là-dessus. C’est seulement par égard pour le sénat et pour mettre un terme définitif à certaines rumeurs malveillantes que je ferai cette déclaration devant les sénateurs avant de les inviter au cirque où ils pourront constater de leurs propres yeux que Néron n’a pas peur du sang.

— Je n’ai pas les fauves nécessaires, dis-je sèchement, m’attendant à recevoir une coupe lancée à toute volée ou un coup de pied dans le ventre.

Ces gestes étaient dénués d’importance car, dès l’instant que Néron aurait pu donner libre cours à sa rage en se livrant à quelque violence physique, il se calmerait rapidement et ne se montrerait plus intraitable.

Mais au contraire, il se fit plus calme que jamais et continua de me dévisager en pâlissant de colère.

— Ne fut-ce pas moi qui te nommai un jour intendant général de la ménagerie ? demanda-t-il froidement. Ces animaux sont-ils les tiens ou les miens ?

— La ménagerie t’appartient sans conteste, ô César, bien que j’aie dépensé de fortes sommes sur ma cassette personnelle pour l’entretien, l’érection et la réparation des bâtiments, ce que je puis prouver, lui répondis-je. Mais les animaux sont ma propriété personnelle. En vérifiant les comptes de l’État et tes comptes personnels, il te sera facile de voir que j’ai toujours vendu les animaux nécessaires aux jeux et que, pour la présentation d’animaux dressés, j’ai perçu des honoraires proportionnels à la qualité du spectacle. Mes animaux ne sont ni à vendre ni à louer pour l’usage que tu te proposes d’en faire aujourd’hui. Ni toi, ni même le sénat, ne pouvez me contraindre à donner ma propriété privée pour satisfaire le caprice impitoyable que tu as conçu. Les lois romaines protègent la propriété, n’est-il pas vrai ?

Les avocats et les sénateurs présents hochèrent du chef à regret. Brusquement, Néron me décocha un sourire parfaitement amical.

— Figure-toi que nous discutions justement de ton cas, mon cher Minutus, me dit-il. Je t’ai défendu de mon mieux, mais tu es vraiment trop compromis dans la superstition chrétienne. Tu la connais vraiment trop bien. Et puis aussi, pendant l’incendie, cet été, tu as dérobé un cheval de valeur, une bête irremplaçable, dans mes écuries du Palatin. Et tu ne l’as jamais restitué. Je ne t’en avais encore jamais parlé parce que Néron est le contraire d’un pingre, quelque mal qu’on veuille penser de lui. Mais n’est-il pas étrange que ta maison, et elle seule, ait été épargnée sur l’Aventin ? On raconte aussi que tu t’es remarié sans m’en parler. N’aie pas peur. Il peut y avoir bien des raisons de tenir un mariage secret. Mais il est vrai que je me fais un certain souci quand j’entends dire qu’un de mes amis a épousé une chrétienne. Tu reconnais toi-même avoir participé à leurs repas secrets. J’espère bien qu’ici, entre amis, tu vas être en mesure de te disculper rapidement de telles accusations.

— Tu sais ce que c’est que les ragots, protestai-je avec l’énergie du désespoir. On attendrait de toi, oui, de toi surtout, Seigneur, que tu méprises de tels commérages dépourvus de tout fondement. Je n’aurais pas cru que tu prêtais l’oreille à de telles choses.

— Mais c’est toi qui m’y contrains, Minutus, dit Néron d’un ton suave. Moi qui suis ton ami, tu me places dans une position difficile. Politiquement, il est nécessaire d’infliger aux chrétiens un prompt et terrible châtiment. À moins que tu ne préfères m’accuser moi d’avoir incendié Rome, comme certains sénateurs, envieux de nature, le font derrière mon dos ? Tu t’opposes au châtiment que je veux infliger aux chrétiens. Tu dois bien comprendre que ta répugnance est de nature politique. Je n’y puis rien voir d’autre qu’une démonstration de ta volonté de t’opposer à moi. Tu ne souhaites tout de même pas me contraindre, moi, ton ami, à te condamner pour ton christianisme, non pas aux fauves, bien sûr, mais du moins à être décapité comme ennemi du genre humain et de l’empereur ? Tel serait probablement l’unique recours légal de l’État pour s’emparer de ton bien. Voues-tu réellement aux chrétiens et à tes animaux un amour plus grand que celui que tu me portes ou que celui que tu portes à ta propre vie ?

Il sourit, content de lui, sachant qu’il m’avait pris au piège. Pour la forme, je marquai encore une vague hésitation, mais je réfléchissais aussi vite que je le pouvais. Je dois dire à ma décharge que je songeais plus à Claudia qu’à moi-même. À Claudia et à mon enfant encore à naître – toi, ô Julius.

Pour finir, je cédai.

— Nous pourrions évidemment vêtir certains prisonniers de peaux de bête – ours et loups. Les chiens les attaqueraient peut-être en sentant l’odeur des fauves. Mais tu ne me laisses guère de temps, ô Seigneur, pour organiser un beau spectacle.

Sous l’effet du soulagement, tout le monde éclata de rire et il ne fut plus fait allusion à mes relations avec les chrétiens. Peut-être Néron avait-il seulement souhaité m’effrayer par ses menaces implicites et explicites. Mais il me tenait car, de toute manière, les comptes de ma ménagerie n’auraient pas résisté à un examen attentif, puisque j’avais fait rembourser mes dépenses à la fois par le trésor de l’État et par la cassette privée de Néron.

Puisque Néron se serait procuré mes animaux quelque attitude que j’adopte, je pense que je n’ai rien à me reprocher. Quel bien cela aurait-il fait aux chrétiens ou à moi-même que je me laisse couper la tête ? Quand je pris cette décision, j’ignorais évidemment celle de mon père dans cette déplorable affaire.

Toute résistance eût été inutile. Quand les étoiles se levèrent, Néron avait déjà fait annoncer le spectacle par ses hérauts aux quatre coins de la ville et avait convié le peuple à un festin dans son cirque du Vatican.

J’avais une telle hâte de courir jusqu’à la ménagerie que nous eûmes tout juste le temps d’évoquer les principales attractions du spectacle. Il me fallait encore choisir les fauves et les faire transborder de l’autre côté du Tibre. Ce n’était pas une petite affaire, on peut m’en croire. Je fis aussitôt sonner l’alarme à la ménagerie et la fis éclairer comme en plein jour en allumant des torches et de grandes vasques d’huile.

Les bêtes devinrent évidemment plus nerveuses encore que les gens une fois qu’elles eurent été réveillées par les lumières vacillantes et la clameur générale. Le fracas des chariots et des traîneaux attelés de bœufs, mêlé aux beuglements des bisons, aux barrissements des éléphants et aux rugissements sourds des lions, faisait un vacarme qu’on entendait jusqu’au Champ de Mars où les réfugiés se précipitèrent à l’extérieur de leurs abris provisoires croyant que l’incendie avait éclaté de nouveau.

Outre nos propres véhicules, je réquisitionnai les gros traîneaux à bœufs qui amenaient jour et nuit des pierres depuis les carrières situées à l’extérieur de la ville. Je fis vider leur chargement sur place. Tigellinus mit une cohorte de prétoriens à ma disposition. Je m’attirai leur bonne volonté en distribuant du vin et de l’argent, car je les savais fatigués par une journée entière de faction. J’obtins ainsi qu’ils travaillent le plus vite possible.

Le pire obstacle auquel je me heurtai fut évidemment Sabine qui, quittant la couche d’Épaphroditus, se rua sur moi en m’inondant de reproches.

— Es-tu devenu fou ? vociféra-t-elle. Que fais-tu ? Que signifie tout cela ?

Elle ne souhaitait sous aucun prétexte autoriser ses lions dressés à participer au spectacle de Néron, car toute la patience de son long dressage serait réduite à néant dès que ces fauves auraient déchiré et mis en pièces un être humain de leurs griffes.

— Fort heureusement, Épaphroditus était plus raisonnable et il comprit le caractère d’urgence de la situation. Il aida lui-même à la mise en cage de trois lions non dressés qui étaient arrivés d’Afrique deux mois auparavant. Pire que tout, les fauves avaient déjà reçu leur repas du soir et étaient bien trop satisfaits et repus. Plusieurs vieux esclaves qui avaient conservé le souvenir des grandes parades d’animaux féroces qu’organisait Claude quinze ans auparavant secouèrent la tête d’un air soucieux en déclarant que les fauves ne seraient pas d’un grand secours.

Nous n’avions pas de cage pour transporter les bisons hyrcaniens, car il existait un tunnel menant de la ménagerie à l’amphithéâtre de bois. Il fallut donc les capturer et les ligoter dans l’enclos où ils paissaient. Quand on songe qu’il y avait environ une trentaine de ces animaux gigantesques et que leur capture dut se faire en partie dans l’obscurité, tandis qu’ils chargeaient en tous sens et se heurtaient les uns les autres sous l’effet de la panique, je crois qu’on m’accordera quelque mérite d’avoir accompli cette tâche avant l’aube.

Pour donner l’exemple, il me fallut intervenir personnellement après que deux prétoriens eurent été tués à coups de corne et deux autres piétinés si gravement qu’ils demeurèrent infirmes à vie. Je fus moi-même foulé au pied par un de ces monstres, mais n’en gardai que quelques contusions, ayant à peine ressenti la douleur dans la précipitation qui m’habitait. Je reçus également un coup de patte d’un ours qui me paralysa à demi le bras, mais je songeai seulement à me réjouir de la vigueur de mes fauves.

J’avais fait tirer du lit les tailleurs et les cordonniers de toute la ville. Nous possédions une quantité suffisante de peaux, car la mode était passée de les utiliser comme couvre-lit et comme tapisserie depuis que le raffinement grec avait progressé dans les intérieurs patriciens. Cela m’avait causé des pertes financières considérables, mais je ne pus que remercier la Fortune qui avait ainsi rempli mes réserves.

Quand le jour se leva, il trouva le cirque de Néron plongé dans un chaos indescriptible. Les gens du théâtre arrivaient avec leurs costumes, les soldats s’affairaient à ériger des poteaux et les esclaves à bâtir des abris et des huttes de feuillage. Des maisons entières étaient bâties à la hâte sur le sable de l’arène et je fis hâler un bloc de pierre jusqu’au milieu du cirque.

De violentes querelles s’allumaient partout entre tous ceux qui vaquaient à une tâche particulière, chacun estimant qu’elle était la plus importante de tous les préparatifs. Mais la pire peste était encore les chrétiens, vautrés un peu partout ou qui erraient au hasard, gênant les mouvements de tous ceux qui travaillaient.

Le cirque était absolument bondé. Je fus contraint d’utiliser toutes les caves et toutes les écuries pour y mettre mes fauves, non sans en avoir fait renforcer les parois, car le cirque n’avait jusqu’alors servi qu’à des courses. Les chrétiens les plus vigoureux furent mis au travail et les autres regroupés sur les gradins. Il n’y avait pas assez de lieux d’aisance pour un si grand nombre de détenus et il fallut les faire nettoyer à la hâte tous les recoins innombrables qu’ils avaient souillés. Malgré quoi il fallut encore faire brûler partout de l’encens et utiliser de grandes quantités de parfums dans la loge impériale et dans les loges des sénateurs. Je reconnais que mes fauves étaient en partie responsables de la puanteur, mais je m’étais à tel point accoutumé à leur odeur que je ne la remarquais plus.

Dans la confusion générale, les chrétiens commençaient à se sentir mal à l’aise et se réunissaient par groupes pour prier et chanter les louanges du Christ. Certains d’entre eux se mirent à sauter sur place ou à danser en proie à l’extase, les yeux révulsés. D’autres encore tenaient des discours dans des langues incompréhensibles. Ce que voyant, les prétoriens commencèrent à murmurer que c’était la première mesure raisonnable que Néron prenait depuis le début de son règne que d’éliminer une telle sorcellerie.

Mais les plus intelligents des chrétiens eux-mêmes ne se doutaient pas encore du sort qui les attendait et assistaient aux préparatifs avec étonnement. Certains d’entre eux, qui me connaissaient de vue, venaient naïvement à moi à travers la cohue pour s’enquérir du temps que durerait encore leur détention et de la date de leur procès. Ils estimaient avoir diverses mesures importantes à prendre et se demandaient quand ils pourraient retourner à leurs occupations. Je tentai vainement de leur expliquer que le verdict avait déjà été prononcé et qu’ils feraient mieux de s’apprêter à mourir courageusement en l’honneur du Christ tout en offrant un spectacle mémorable au sénat et au peuple romains. Mais ils secouaient la tête, refusant de me croire.

— Tu dis cela pour nous effrayer par jeu, dirent-ils. De telles choses sont impossibles à Rome.

Ils ne me crurent toujours pas quand ils durent se dépouiller de leurs vêtements pour que les tailleurs et les cordonniers entreprissent de les coudre à l’intérieur des peaux de bêtes. Il y en eut au contraire pour rire et donner des conseils aux artisans. Jeunes gens et jeunes filles poussaient des grognements et faisaient mine de se décocher des coups de griffes après avoir été cousus dans des peaux de panthère et de loup. La vanité humaine est si forte qu’ils se querellaient pour avoir les plus belles peaux quand ils eurent compris qu’ils seraient contraints de les porter. Malgré les aboiements constants de mes meutes, ils ne comprenaient toujours pas la raison de ces déguisements.

Quand les gens du théâtre entreprirent de sélectionner sans vergogne les prisonniers les plus beaux et les plus séduisants pour leurs propres numéros, je m’avisai d’avoir à veiller sur mes propres intérêts et fis choisir les trente femmes les plus belles pour leur faire jouer le rôle de Dircé. Tandis que les Danaïdes et leurs cavaliers passaient leurs costumes, je rassemblai donc un nombre suffisant de femmes de seize à vingt-cinq ans et les fis regrouper dans un coin de l’arène où nul histrion malhonnête ne pourrait venir me les enlever.

Je pense que les chrétiens commencèrent à comprendre la vérité quand, les premiers rayons du soleil atteignant l’arène, les soldats entreprirent de crucifier les pires criminels. Les soldats craignaient de manquer de croix, car j’avais utilisé une bonne part des poutres et des planches pour renforcer les parois des stalles et des écuries. Mais il eût de toute manière été inutile d’ériger les croix si proches les unes des autres qu’elles eussent entièrement masqué le spectacle de l’arène aux yeux des spectateurs.

Tigellinus partit en toute hâte pour le sénat. Je décidai alors que quatorze croix seulement, une pour chacun des quartiers de la ville, seraient érigées dans l’arène. De part et d’autre des entrées, il y avait encore de la place pour quelques croix mais, pour le reste, il faudrait se contenter de clouer autant de criminels qu’on voudrait aux palissades qui cernaient le champ de course.

Néron avait prévu d’offrir un festin à la plèbe dans les jardins d’Agrippine, le soir venu. Mais il fallut aussi prévoir quelque chose pendant le spectacle, car le cirque était trop éloigné de la ville proprement dite pour que les gens puissent rentrer se restaurer chez eux à midi. Grâce à l’excellente organisation des cuisines impériales, d’innombrables paniers de victuailles commencèrent à arriver aussi vite que les hommes pouvaient les porter. Il y avait une corbeille pour dix spectateurs et des paniers spéciaux, contenant du vin et des poulets rôtis pour les sénateurs, ainsi que deux mille corbeilles pour l’ordre équestre.

Je songeai qu’il n’était pas nécessaire de crucifier tant de chrétiens à la palissade qui entourait l’arène en utilisant un aussi grand nombre de clous coûteux. Je craignais d’ailleurs que les cris des suppliciés ne troublent les tableaux, bien que, du moins au début, et peut-être sous le seul effet de la surprise, ils fussent étonnamment silencieux. Ce n’était pas la jalousie qui me faisait parler : les contorsions des crucifiés deviennent vite monotones quand les malheureux sont trop nombreux. Je ne craignais donc pas que l’attention de la foule fût détournée de mes animaux au profit des innovations de Tigellinus.

Mais quand mille personnes hurlent de douleur, le vacarme est tel que les meilleurs grognements d’ours, voire les plus terribles rugissements de lions sont noyés, pour ne rien dire des explications et commentaires des hérauts. J’estime donc avoir agi avec correction en rassemblant quelques-uns des chefs chrétiens pour leur demander de faire le tour des suppliciés en les priant de crier moins fort quand le spectacle serait commencé et, dans tous les cas, d’invoquer dans leurs cris le nom du Christ, afin que les spectateurs comprissent pourquoi on les châtiait.

Les chefs spirituels, dont plusieurs étaient déjà cousus à l’intérieur de peaux de bête, comprirent parfaitement leur tâche. Ils allèrent parler à ceux qui gémissaient, leur assurant que c’était un grand honneur qui leur était ainsi fait puisqu’on leur permettait de mourir sur la croix comme Jésus de Nazareth lui-même. Comme leurs épreuves seraient brèves en comparaison de la vie éternelle et du salut qui les attendaient dans le royaume de Jésus-Christ ! Le soir même, ils seraient au paradis.

Ces hommes parlaient d’une manière si convaincante que je ne pus m’empêcher de sourire. Mais quand, avec une ferveur plus grande encore, ils se mirent à déclarer aux suppliciés que cette journée était celle de la plus grande joie car il était donné aux innocents de souffrir pour la gloire du Christ, de se faire ses témoins et de monter au ciel, je me surpris à me mordre les lèvres.

C’était comme si ces chefs spirituels enviaient véritablement le sort de ceux qui avaient été crucifiés. Pour moi, ils ne pouvaient parler sincèrement. D’un ton brusque, je leur fis donc remarquer qu’ils pouvaient parfaitement, s’ils le désiraient, échanger leur sort et la mort rapide qui les attendait contre la lente agonie des crucifiés.

Or, leur aveuglement était tel que l’un d’entre eux, arrachant aussitôt sa peau d’ours, me supplia de lui accorder l’honneur de la crucifixion. Je ne pus que m’incliner et ordonnai aux prétoriens de le crucifier dans un des espaces restés libres.

Mécontents de ce surcroît de travail, les prétoriens le frappèrent à plusieurs reprises car leurs bras engourdis leur faisaient mal d’avoir planté tant de gros clous à coups de lourds marteaux. Je ne vis aucun inconvénient à leur geste car la loi prescrit de flageller les crucifiés avant de les clouer en croix, mesure de clémence qui abrège leur agonie. Nous n’avions malheureusement pas eu le temps de le faire pour les autres. Les plus compatissants des prétoriens s’étaient contentés de les piquer par-ci par-là avec leur lance pour leur faire perdre du sang.

Il me faut pourtant dire mon admiration pour les capacités d’organisation qui caractérisent les Romains et grâce auxquelles l’ordre apparemment absurde de Néron put être exécuté à la lettre. Quand, dans le matin lumineux, la plèbe commença d’envahir le cirque, tous les gradins étaient propres, les bâtiments étaient prêts dans l’arène, tous les participants au spectacle portaient leur costume, l’ordre des événements avait été fixé, les rôles distribués et les crucifiés s’agitaient en gémissant avec retenue.

Les hurlements des meutes et les mugissements des bisons semblaient prometteurs aux oreilles de la foule. Tandis que les plus impatients se précipitaient pour se disputer les meilleures places, ceux qui entraient calmement se voyaient remettre une miche de pain frais, du sel et, s’ils le souhaitaient, une cruche de vin.

Plein de fierté pour Rome, je me lavai et me changeai à la hâte, endossant ma toge bordée de rouge. J’avalai une coupe de vin, savourant à l’avance le succès que j’escomptais et qui semblait certain, à en juger par la rumeur joyeuse qui montait de la foule tendue dans l’expectative. Avalant une deuxième coupe de vin, je me rendis compte que les chrétiens eux-mêmes étaient en partie responsables de ma joie car, loin de se lamenter, ils s’exhortaient chaleureusement les uns les autres à se réjouir d’accéder prochainement au royaume du Christ.

Tandis que les fumées du vin me montaient agréablement à la tête, j’étais bien loin de me douter de ce qui se passait au même moment à la curie. Aujourd’hui encore, quand j’y pense, je suis saisi d’un tel chagrin qu’il me faut entamer un nouveau livre pour être en mesure de te rapporter ces événements funestes sans trembler.

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